De l'Enseignement obligatoire

 

 

Discussion entre

M. Gustave de Molinari, Professeur d'économie politique au musée de l'industrie belge

et M. Frédéric Passy

 

"Toute expérience de stabilité qui ne repose pas sur le progrès du peuple sera trompée infailliblement."

Channing, Oeuvres sociales, p. 131.

 

"C'est de la religion que de croire à l'élévation de toutes les classes de citoyens comme au moyen le plus effectif d'assurer au pays un bonheur et une tranquillité durables. En douter, c'est presque un crime."

Id. Id. p. 137.

 

 

 

Avant-propos

 

Ce volume n'est autre chose, comme l'indique son titre, que la reproduction d'un certain nombre d'articles publiés, pendant le cours de l'année 1858, dans l'Économiste Belge, par le directeur de ce journal, M. G. de Molinari, et par moi. Les personnes qui ne sont pas absolument étrangères au monde économique savent à quelle occasion ces articles ont été publiés : quelques mots suffiront pour l'apprendre aux autres.

Au mois septembre 1857, un Congrès international de Bienfaisance se réunit à Francfort. Les discussions de ce Congrès eurent un assez grand retentissement. La presse de tous les pays en rendit compte. Les journaux économiques ou religieux notamment s'en occupèrent avec intérêt ; et les résolutions principales de la Diète éphémère de la charité furent un moment, malgré leur caractère tout officieux, l'objet d'une attention que n'obtinrent pas toujours, au-delà du Rhin tout au moins, les résolutions officielles de la Diète constitutionnelle de l'Allemagne. Dans le nombre, et parmi les plus remarquées, était un voeu en faveur de l'instruction obligatoire.

Selon moi, ce voeu était dangereux, et contraire aux lois les plus essentielles de la morale comme aux principes les mieux établis de la science économique. Je crus devoir le dire ; et je le fis dans un article que j'envoyai à l'Économiste Belge. Contrairement à ce que je pensais en faisant cet envoi, M. de Molinari n'était pas du même avis. Il inséra cependant mes observations avec un empressement plein de courtoisie ; mais il les fit suivre de quelques lignes de réserves. Je maintins mon opinion ; il maintint la sienne : puis, pour répondre aux objections de quelques-uns de ses lecteurs ou pour mériter plus complètement l'approbation des autres, il prit le parti de la développer, ce qu'il fit en effet dans plusieurs numéros de son journal. A une exposition en forme je dus opposer une argumentation moins sommaire que mes indications primitives. Le champ de la discussion s'étendit ainsi peu à peu devant nous ; et nous fîmes tour à tour, pour et contre le système de l'obligation, une série d'articles plus considérables que ceux que comportent habituellement le cadre de l'Économiste. Ce sont des articles qu'avec l'assentiment de mon honorable adversaire je réunis aujourd'hui.

Mes raisons pour le faire sont bien simples. C'est la gravité du sujet d'abord ; c'est l'étendue de la discussion ensuite ; c'est enfin, - je le dis sans vanité comme sans fausse modestie, et sans me faire illusion sur la part qui me revient dans ce résultat, - l'attention peu ordinaire avec laquelle, de divers côtés, cette discussion a été constamment suivie. Non-seulement, pendant tout le cours de cette longue et sévère polémique, les lecteurs de l'Économiste, occupés pourtant de tant de questions brûlantes, n'ont pas témoigné un instant que leur patience fût à bout ; mais des signes nombreux ont montré, avec évidence, q'un intérêt sérieux et durable était excité. M. G. de Molinari avait à peine pris la plume que l'un des hommes les plus distingués de la Belgique, M. Ch. Le Hardy de Beaulieu [1], émettait le voeu de voir la question soumise aux Sociétés d'Économie politique de Paris, de Madrid et de Bruxelles. Ce voeu a été entendu, et les trois savantes Sociétés ont fait, de l'instruction obligatoire, l'objet de discussions animées et approfondies. En même temps, des publicistes nombreux prenaient, en différents pays, en Suisse, en France, en Belgique, parti pour l'une ou pour l'autre opinion. La Belgique, surtout, se montrait préoccupée du débat, et prête à le porter dans l'enceinte législative [2] ; et en ce moment encore des brochures pour et contre sont chaque jour livrées à l'active publicité de ce pays d'incessante et libre discussion.

Dans ces circonstances, nous pouvions penser que notre tâche n'était pas terminée ; et, puisqu'après la juridiction spéciale du public économiste, la cause était débattue de nouveau devant le tribunal suprême du commun public, il convenait que ce que quelques-uns avaient entendu, tous pussent le lire. Scripta manent, verba volent, dit-on. Les pages d'un journal, quelque sérieux qu'il soit, sont comme les paroles, tout au plus comme ces feuilles éparses qui sortaient de l'antre de la Sibylle, et qu'il fallait saisir au passage pour en déchiffrer quelques lignes. Elles échappent avant qu'on ait eu le temps d'en pénétrer et d'en coordonner le sens. Un livre reste ; et si quelqu'un, ennemi des opinions vagues et des jugements superficiels, veut se former à loisir, sur un sujet contesté, une conviction réfléchie et durable, c'est un livre qu'il lui faut. Nous espérons que celui-ci trouvera des lecteurs disposés à étudier ainsi, et c'est pour eux que nous l'imprimons.

Nous les prions cependant, en lisant ce livre, de ne pas oublier qu'il n'a pas été composé sous cette forme, et d'avoir égard, à l'occasion, à ce que permettent, et commandent parfois, les nécessités de la presse périodiques. Ce que nous avons donné au public lui est acquis, et il ne nous appartient plus de le changer ; mais il lui appartient de se rappeler comment nous le lui avons donné.

 

Ces courtes explications suffisent, je le pense, pour faire comprendre, à ceux même pour lesquels tout serait nouveau dans ce qu'elles contiennent, la nature et l'ordre des morceaux qui suivent. Je n'y ajouterai donc aucune réflexion. Je dirai seulement qu'en respectant scrupuleusement le texte des articles de M. de Molinari et des miens, j'ai cru devoir, pour fournir au lecteur des éléments plus complets de décision, ajouter à ces articles un certain nombre de documents ou de notes. Divers morceaux ou extraits publiés, à différentes reprises, dans l'Économiste Belge, à l'appui de l'opinion de M. de Molinari, et qui forment comme des annexes de son travail et une partie de ses moyens, sont reproduits, à la suite de la discussion même, aussi complètement que possible. Je donne également, à l'appui de mon travail, des fragments ou des indications qui n'ont pu trouver place dans une exposition nécessairement rapide, mais qui en sont le complément ou la justification naturelle. Je donne, avec le compte rendu exact des séances des Sociétés d'Économie politique de Paris et de Bruxelles, quelques indications trop courtes sur les discussions de celle de Madrid, que je n'ai pu trouver le temps ni de traduire ni d'analyser convenablement. Je signale enfin, dans un Index, quelques-unes au moins des principales publications pour et contre que l'on peut être curieux de consulter.

 

Frédéric Passy.

Janvier 1859.

Notes

[1] M. Ch. Le Hardy de Beaulieu, professeur d'Économie politique à l'École des Mines de Mons, vice-président de la Société d'Économie politique de Bruxelles, etc., a vu malheureusement, depuis cette époque, son active carrière interrompue par une grave affection des yeux. Qu'il me soit permis, puisque j'ai eu à prononcer son nom, de joindre le témoignage de ma vive sympathie à tous ceux qu'il a déjà reçus, et de l'assurer qu'en France, comme en Belgique, tous les amis de la science font des voeux pour sa prompte guérison.

[2] C'est ce qui vient d'avoir lieu pendant qu'on imprimait ces lignes. A l'occasion d'une pétition de la commune de Saint-Josse-ten-Noode demandant la réforme de la loi de 1842 et sollicitant l'enseignement obligatoire, un débat de plusieurs jours a eu lieu dans la Chambre des Représentants belges. Il s'est terminé, le 25 janvier, par le rejet de la pétition. (V. à l'Appendice.) Mais d'autres pétitions analogues se préparent, et tout fait présager que la lutte se renouvellera.


Suite  |  Table des matières  |  Page d'accueil