Conversations sur le commerce des grains et
la protection de l'agriculture
par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l'Institut,
rédacteur en chef du Journal des Économistes
Nouvelle édition
Première partie - 1855 - Temps de disette
Première conversation
Introduction. - L'émeute
INTERLOCUTEURS. - Un émeutier. - Un prohibitionniste.
- Un économiste.
(Ces interlocuteurs se réunissent dans un estaminet [1]
situé auprès du principal foyer de l'émeute)
L'ÉMEUTIER
 
(Il entre tout essoufflé dans l'estaminet, s'assied et demande un verre de faro.)
- Quelle bonne journée ! les accapareurs se souviendront longtemps de la
leçon que nous venons de leur donner. En avons-nous cassé de ces
carreaux ! Ouf ! je n'en puis plus...
L'ÉCONOMISTE
 
(Il est assis à la même table et il fume un cigare.)
- Qui casse les verres les paye.
L'ÉMEUTIER
 
Hein ! que dites vous là ?
L'ÉCONOMISTE
 
Pas grand'chose. C'est un vieux proverbe qui me revient à l'esprit.
L'ÉMEUTIER
 
(Le regardant de travers.) - Il n'a pas le sens commun votre proverbe ; et si l'on
ne vous connaissait d'ancienne date, on pourrait croire que vous faites cause commune
avec les sangsues du peuple. Mais vous êtes un brave homme, au fond. Seulement
votre économie politique vous gâte...
LE PROHIBITIONNISTE
 
(Vieillard chauve, en lunettes. En entendant le mot économie politique, il fait
un soubresaut, et laisse tomber l'Émancipation [2]
qu'il est en train de lire.) - L'économie politique ! oui, c'est elle qui
a fait tout le mal, avec ses théories. Ah ! les théoriciens, les
théoriciens ! engeance perverse. (Il se remet à lire
l'Émancipation.)
L'ÉCONOMISTE
 
Bon ! Vous allez voir à présent que ce sont les économistes
qui ont fait l'émeute.
LE PROHIBITIONNISTE
 
S'ils ne l'ont pas faite, au moins ils l'ont provoquée par leurs réformes
imprudentes. C'est leur liberté du commerce tant vantée qui a engendré
la cherté, et c'est la cherté qui a engendré l'émeute. (Il lit
plus que jamais l'Émancipation.)
L'ÉCONOMISTE
 
Voilà une généalogie bien établie. Dites-moi donc, est-ce que
l'économie politique et la liberté du commerce existaient au moyen
âge ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Non, grâce au Ciel. Nos pères ne connaissaient point ces inventions-là,
et ils ne s'en portaient pas plus mal.
L'ÉCONOMISTE
 
C'est à savoir. Le moyen âge ne connaissait ni l'économie politique ni
la liberté du commerce, c'est parfaitement exact. La production et le commerce des
grains étaient alors rigoureusement réglementés. Chaque province
était entourée d'une ceinture de douanes que les grains ne pouvaient franchir,
ni pour entrer ni pour sortir, à moins d'une permission spéciale. Et, dans
l'intérieur même de cette circonscription limitée, croyez-vous que les
agriculteurs eussent la liberté de produire et de vendre leurs grains à leur
guise ? Pas davantage. Ils ne pouvaient porter leurs grains que sur certains
marchés qui étaient désignés par l'autorité, et des
pénalités sévères étaient comminées contre ceux
qui s'avisaient de les porter ailleurs, ou simplement d'attendre chez eux les acheteurs.
Il y avait plus encore : ils étaient obligés de conduire eux-mêmes
leurs grains au marché ou de les y faire conduire par un membre de leur famille, et
dès qu'ils les avaient mis en vente, ils ne pouvaient plus les remporter. Dans les
années de disette, la réglementation était encore renforcée :
on établissait un maximum sur le prix des grains, un maximum,
c'est-à-dire un prix au-dessus duquel il n'était pas permis de vendre.
Que s'ils refusaient de livrer leurs grains aux taux du maximum, on envahissait
leurs fermes, on recensait leur récolte, et on les obligeait à la tenir
à la disposition des autorités. Enfin, quand il arrivait que les cultivateurs,
mécontentés et ruinés par tant d'entraves, laissaient en friche une
partie de leurs champs, on leur prescrivait l'étendue qu'ils en devaient
cultiver ; on réglementait leurs assolements ; parfois même,
quand on jugeait que les semailles n'avaient point réussi, on contraignait les
cultivateurs d'ensemencer une seconde fois leurs champs. Vous le voyez, on n'avait rien
oublié, c'était complet !
Les marchands de grains et les boulangers n'étaient pas plus libres, on peut même
affirmer qu'ils l'étaient moins ; d'abord leur nombre était strictement
limité ; ensuite, toutes leurs opérations étaient
réglementées et surveillées avec un soin jaloux. Les marchands de grains
ne pouvaient opérer leurs achats que dans une certaine circonscription
déterminée, ni se présenter dans les marchés avant
ou après certaines heures. Les boulangers étaient soumis à
des prescriptions analogues ; en outre, la pain était taxé en
tout temps, tandis que le grain ne l'était qu'aux périodes de disette.
Des mesures extraordinaires s'ajoutaient encore à celles-là, pour mieux
assurer la subsistance des populations, lorsque l'autorité redoutait un déficit.
On défendait la vente du pain tendre et du pain de qualité supérieure. On
fermait les boutiques des pâtissiers, ou bien l'on obligeait ces industriels à
limiter leur production et à n'employer que certaines qualités de farines. On
fermait aussi les distilleries et les brasseries. Bref, l'autorité était
infatigable. Aucune partie de la production ou du commerce des subsistances n'échappait
à son oeil vigilant ; pas un atome de liberté commerciale ne pouvait s'y
infiltrer. Que si, par aventure, la surveillance se relâchait ou si l'autorité
montrait un peu trop d'indulgence envers les fermiers, les marchands de grains et les
boulangers, si elle permettait qu'on fît de grosses provisions ou de gros transports
de blé, le peuple, qui n'entendait pas raison sur ce chapitre, se mettait de la partie
et il se chargeait de rappeler les "accapareurs" à l'ordre. Il arrêtait
les charrettes ou les bateaux de grains : il faisait des visites domiciliaires dans les
magasins et dans les fermes, pillait les approvisionnements ou les jetait à la
rivière, et quand les fermiers ou les marchands s'avisaient de regimber, il les
envoyait rejoindre leur marchandise.
Voilà le régime qui prévalait au moyen âge. Eh bien !
quels étaient les résultats de ce régime ? Est-ce qu'il faisait
régner l'abondance ? est-ce qu'il bannissait la disette ? Jugez-en. En
Angleterre, on n'a pas compté moins de cent vingt et une famines et trois cent six
ans, de l'an 1049 à 1355, c'est-à-dire dans la plus belle période du
moyen âge. En France, c'était pis encore. La famine sévissait une
année sur deux. Dans le douzième siècle, pare exemple, on n'y compta
pas moins de cinquante et une famines. Et quelles famines ! Un historien allemand,
Voigt, rapporte que, même dans les pays à blé, en Prusse, par exemple,
on déterrait les cadavres pour les manger ; que des parents tuaient leurs enfants,
et des enfants leurs parents, pour en faire des repas de cannibales. Dans une famine
causée par les déprédations des Tartares en Hongrie, un habitant
de ce pays confessa qu'il avait tué et mangé soixante enfants et huit moines
[3].
LE PROHIBITIONNISTE
 
Horreur !
L'ÉCONOMISTE
 
Eh bien ! depuis que la production et le commerce des blés jouissent d'une
certaine liberté, depuis qu'on a aboli, au moins en partie, la gothique
réglementation du moyen âge, nous avons eu sans doute à souffrir
encore de la disette ; mais le mal a-t-il été poussé à
ce point ? Avons-nous été réduits à manger des moines ?
L'ÉMEUTIER
 
Pour cela, non.
L'ÉCONOMISTE
 
Nous avons encore souffert de la pénurie et de la cherté depuis qu'on a
commencé à appliquer aux subsistances le principe de la liberté
du commerce. Nous avons eu encore des disettes ; car la liberté du commerce
n'est pas une panacée !
LE PROHIBITIONNISTE
 
Ah ! vous l'avouez donc !
L'ÉCONOMISTE
 
Pourquoi ne l'avouerais-je pas ? Quel économiste a jamais prétendu que la
liberté fût une panacée ? qu'elle eût, par exemple, le pouvoir
de rendre les saisons toujours favorables, les moissons toujours abondantes ! Non !
la liberté du commerce n'a pas une vertu souveraine ; elle ne peut pas donner au
cultivateur la pluie ou le beau temps selon qu'il le souhaite ; mais elle peut, dans une
large mesure, atténuer les maux causés par l'inconstance des saisons. Elle peut
agir de telle sorte que l'on ne souffre jamais ni d'un bon marché excessif ni d'une
excessive cherté. C'est un régulateur.
J'étais en train de vous dire, lorsque vous m'avez interrompu, que nous avons encore
eu des disettes depuis l'avènement de la liberté du commerce ; je voulais
ajouter que ces disettes ont été, les unes provoquées, les autres
aggravées par les entraves apportées à la production, au commerce
et à la consommation des blés, par les émeutes ou par les
prohibitions ; que, chaque fois qu'on a essayé de porter directement
ou indirectement atteinte à la liberté du commerce des subsistances,
on a fait naître le ma l ou on l'a augmenté, au lieu de le prévenir
ou de l'atténuer. Je voulais ajouter, enfin, que les émeutes, la
réglementation et les prohibitions en matière de subsistances, sont
pires que la sécheresse au moment des semailles, pires que l'humidité
pendant la floraison et la moisson, pires que la grêle, les sauterelles et les
charançons, pires que la maladie des pommes de terre.
LE PROHIBITIONNISTE
 
Oh ! oh ! ainsi donc, moi qui demande qu'on ne laisse pas sortir du pays les
subsistances nécessaires à la nourriture des enfants du pays ; moi
qui demande qu'on nourrisse nos populations avant de songer à nourrir
l'étranger, je suis un promoteur de la disette, une sauterelle, un
charançon ? Allons donc !
L'ÉMEUTIER
 
Et moi qui vient de m'exposer à passer la nuit à l'Amigo et,
qui sait ? peut-être deux ou trois mois aux Petits-Carmes
[4], pour donner une leçon aux accapareurs ; pour
empêcher cette tourbe malfaisante de spéculer sur la subsistance du peuple,
je contribue à augmenter la cherté, je fais hausser le prix du pain, je suis
pire qu'une sauterelle ou un charançon, un complice des accapareurs, quoi ?
L'ÉCONOMISTE
 
Vous parlez d'or l'un et l'autre. Vous êtes assurément pleins de bonne foi.
Vous croyez sincèrement, vous, qu'en demandant la prohibition à la sortie
des blés, vous, en allant casser les vitres des prétendus accapareurs, vous
travaillez à amener l'abondance et le bon marché.
LE PROHIBITIONNISTE ET L'ÉMEUTIER
 
Sans aucun doute.
L'ÉCONOMISTE
 
Eh ! bien, il me serait très facile de vous prouver que vous allez
diamétralement à l'opposé du but que vous voulez atteindre ;
que, sans le savoir et sans le vouloir, vous travailler à augmenter la disette
et la cherté ; que vous causez, en deux mots, aux populations dont vous
croyez défendre les intérêts, des maux plus grands que tous les
fléaux dont je vous parlais tout à l'heure. Et, pour ma part, je suis
convaincu qu'une nation qui a le malheur de posséder des prohibitionnistes et
des émeutiers ferait une excellente spéculation en les échangeant
contre autant de sacs de sauterelles ou de charançons, au choix.
LE PROHIBITIONNISTE
 
Vous êtes insupportable avec vos plaisanteries. Des coq-à-l'âne ne sont
pas des raisons.
L'ÉCONOMISTE
 
Soit ! ne plaisantons plus. Il faut avouer que c'est une belle chose que l'émeute.
L'ÉMEUTIER
 
Tiens ! vous en convenez donc ?
L'ÉCONOMISTE
 
Assurément. Voyez plutôt. C'est une rude besogne que celle d'approvisionner
un pays, et d'y faire régner l'abondance, croyez-moi ! Avez-vous vécu
aux champs ? Oui. Eh bien ! vous devez savoir alors comme on y travaille.
Dès quatre heures du matin, en été ; avant le jour, en hiver,
on est levé à la ferme ou dans la chaumière du paysan, et on se met
à l'oeuvre. Il y a des gens qui disent que le blé pousse tout seul dans les
champs ; que le cultivateur n'a qu'à laisser faire la nature. Sans doute, la
nature prête son concours à l'homme, mais c'est à la condition que
l'homme soit son associé, son coopérateur infatigable. Voici une terre en
friche. Suffit-il d'y répandre le blé et de le laisser pousser à la
garde de Dieu ? Non ; il faut défoncer le sol, l'épierrer, le
drainer s'il est trop humide, l'arroser s'il est trop sec, puis le labourer, l'ensemencer,
le herser, le rouler. Voilà bien des travaux et des fatigues. Ce n'est pas une
sinécure que de tenir le manche d'une charrue. Connaissez-vous cette belle
description du travail du laboureur par Lamartine :
L'homme saisit le manche, et sous le coin tranchant,
Pour ouvrir le sillon, le guide au bout du champ.
O travail, sainte loi du monde,
Ton mystère va s'accomplir ;
Pour rendre la glèbe féconde
De sueurs il faut l'amollir !
L'homme, enfant et fruit de la terre,
Ouvre les flancs de cette mère
Où germent les fruits et les fleurs,
Comme l'enfant mort la mamelle
Pour que le lait monte et ruisselle
Du sein de sa nourrice en pleurs !
La terre qui se fend sous le soc qu'elle aiguise,
En tronçons palpitants s'amoncelle et se brise ;
Et tout en s'entr'ouvrant fume comme une chair
Qui se fend et palpite et fume sous le fer.
En deux monceaux poudreux les ailes la renversent.
Ses racines à nu, ses herbes se dispersent ;
Ses reptiles, ses vers, par le soc déterrés,
Se tordent sur son sein en tronçons torturés.
L'homme les foule aux pieds, et secouant le manche,
Enfonce plus avant le glaive qui les tranche ;
Le timon plonge et tremble et déchire ses doigts [5]...
L'homme s'use vite à cette besogne. Et quand on dit que la terre s'abreuve des
sueurs du paysan, on ne fait pas une métaphore, c'est à la lettre. Maintenant
le champ est préparé. C'est à la nature à faire son oeuvre.
Quelquefois la nature sourit aux efforts de l'homme, elle se montre envers lui
généreuse et libérale ; mais combien de fois l'excès
de sécheresse ou d'humidité, la grêle, la rouille, viennent
détruire l'espérance du cultivateur ! Enfin, le blé est
mûr, il faut le moissonner ; car aucun bon génie ne se charge de
le cueillir, de le botteler et de l'engranger. Quand il est dans la grange, il faut
le battre et le vanner. Quand il est battu et vanné, il faut le mettre au grenier
et le garer des charançons, puis le porter au marché ou au moulin. Que de
peines, que de soucis, avant d'en avoir tiré de quoi entretenir bêtes et
gens ! Encore si la fortune était au bout ! Mais on ne s'enrichir
guère à tenir le manche d'une charrue, et, de tout temps, ç'a
été une condition modeste que celle du cultivateur.
Cependant le blé est sorti de la ferme ; il a été charroyé
au marché, et du marché au moulin. Il arrive au boulanger qui le pétrit
et met au four. Voilà encore bien des façons, et aucune ne se donne sans peine.
Comment se nomme l'ouvrier boulanger ? Un gindre. Pourquoi ? parce qu'il sur et se
démène, parce qu'il geint, la nuit durant, pour que le pain soit
prêt au petit jour. Ah ! le pain est facile à manger, mais combien
de gens savent ce qu'il a coûté à produire ?
L'ÉMEUTIER
 
Où diantre en veut-il venir ?
L'ÉCONOMISTE
 
Voici. C'est que malgré tant de travaux, de peines et de soucis, malgré tant
de journées laborieuses qui ont été employées à
préparer la subsistance des populations, malgré tant de bras, d'intelligences
et de capitaux qui ont été appliqués à cette oeuvre, il arrive
quelquefois que la subsistance demeure insuffisante ; il arrive que la disette, avec
son cortège hideux de misères et de souffrances, fond sur les populations...
Oh ! c'est une pénible et cruelle épreuve. Mais, rassurez-vous.
De même qu'on a découvert un remède spécifique contre la
fièvre, on en a trouvé un contre la disette, un spécifique qui
agit d'une manière instantanée, qui substitue comme par un coup de baguette
l'abondance à la disette.
L'ÉMEUTIER
 
Et ce spécifique, c'est...
L'ÉCONOMISTE
 
Vous me le demandez ? Eh ! parbleu, c'est l'émeute : une demi-douzaine
de fainéants se rassemblent dans la rue ou sur un marché ; ils se plaignent
tout haut de la cherté du pain et de la rareté de l'ouvrage, de pauvres femmes
que leurs maris laissent sans pain pour aller se gorger de faro ou de genièvre, et qui
viennent de faire queue à la porte du bureau de bienfaisance ; des enfants qu'on
jette le matin dans la rue, en disant à chacun : Va, nourris-toi comme tu
pourras ! mendie ou vole ! mais ne demande pas de pain le soir, car tu ne
recevras que des coups de trique ; des repris de justice sans ouvrage, et qui
sont à l'affût d'un bon coup, viennent se joindre au groupe. On crie
contre les accapareurs, et le plus lettré de la bande tire de sa poche un
journal où l'on dénonce ces vampires qui s'abreuvent de la sueur
du peuple. On raconte que tel marchand de grains emmagasine secrètement
des blés pour les faire passer à l'étranger, où on
les lui paye au poids de l'or ; que tel boulanger ne donne pas le poids,
que tel autre n'emploie que des farines avariées... C'est un concert de
plaintes et d'injures. La foule crie, hurle, s'exaspère, puis elle se met
en branle. On court chez le marchand de grains qui fait passer à l'étranger
la subsistance du peuple ; on jette des pierres dans ses carreaux et on répand
dans le ruisseau les grains et les farines qu'il a eu l'imprudence d'étaler dans son
magasin. On court ensuite chez le boulanger qui est accusé d'employer de mauvais
grains ; on les pille, et si on les rencontre on les houspille. Mais les agents de
police accourent. Il en vient d'abord un, deux, trois pour reconnaître l'émeute.
On les roues de coups. Alors il en vient une troupe avec un commissaire et des gendarmes. On
les hue, on leur jette des pierres ; mais les gendarmes mettent leurs chevaux au trot,
et chacun de prendre ses jambes à son cou et de décamper au plus vite. En un
clin d'oeil la rue est vide. Mais ce n'est pas fini ; cela ne fait au contraire que
commencer. La lendemain matin, les journaux et les commères racontent l'émeute
avec commentaires, et des attroupements vont stationner en permanence vis-à-vis des
boutiques saccagées. On les disperse, ils se reforment. Cela dure ainsi jusqu'au soir.
Alors le branle-bas de la veille recommence ; mais c'est bien une autre affaire, car les
curieux affluent, sans distinction d'âge ni de sexe. Les curieux ! c'est un des
ingrédients indispensables d'une émeute. Le curieux est le compère
naturel de l'émeutier, et le plus précieux des compères, car il n'y
entend pas malice. Le curieux va à l'émeute pour son plaisir, comme on va
à un spectacle gratis, et sans se douter qu'il joue un rôle dans la pièce.
Donc, pendant toute la journée, on s'est dit chez le bourgeois : Il y aura une
émeute ce soir, comme ce sera amusant ! Irons-nous voir l'émeute ?
Le père de famille qui vient de lire une proclamation du bourgmestre, dans laquelle
on engage les bons citoyens à rester chez eux, le père de famille
résiste ; mais il y a dans la maison de petits jeunes gens qui portent
déjà de grosses moustaches et de petites cannes, et qui sont naturellement
affamés d'aventures ; il y a de jeunes demoiselles qui sortent de pension et
qui ne sont pas fâchées de savoir comment sont faits les émeutiers.
La mère de famille se récrie contre tant d'imprudence, mais elle est fière
de tant d'audace. D'ailleurs, c'est un spectacle qui ne coûte rien, tandis qu'il faut
payer sa place aux galeries Saint-Hubert [6]. Le soir venu, la
benjamine de la maison est députée vers le père, et elle fait tant et
si bien qu'elle finit par lever ses scrupules de garde civique et de bon bourgeois.
Après tout, se dit-il, quelques personnes de plus ou de moins ne feront rien
à l'affaire. On va donc à l'émeute. Il y a foule. Les curieux
affluent, car ils ont tous fait le même raisonnement... Mais il n'affluent pas
seuls. Les gamins, les capons du rivage [7], les repris de justice,
les aventurières du trottoir et des boulevards, tous le gueux, tous les
fainéants, tous les galopins y sont au grand complet : c'est un brouhaha,
c'est une bousculade, c'est un tohu-bohu... Les petits jeunes gens se faufilent dans
la foule, les petites demoiselles crient qu'on les étouffe et qu'on les écrase,
la mère de famille sue à grosses gouttes, le père commence à
croire qu'il a commis une imprudence ; mais il est trop tard pour reculer. La multitude
compacte bouche toutes les issues. Tout à coup on entend un roulement de tambours,
auquel succède le pas strident d'une troupe de chevaux qui se mettent au trot sur
le pavé. Aussitôt la foule reflue sur elle-même, et l'on n'aperçoit
plus qu'un mélange confus de têtes, de bras, de chapeaux, de cannes, de
parapluies, qui roulent pêle-mêle au milieu d'un effroyable charivari de
sifflets, de grognements, de cris d'effroi des femmes et des piaffements des chevaux.
Les gendarmes distribuent des coups de plat de sabre, les agents de police empoignent
à droite et à gauche au plus épais des groupes. Les émeutiers
se rejettent derrière les curieux, qu'ils poussent sous la latte des gendarmes ou
sous le poignet des agents de police ; les filous ne perdent pas leur temps, et les
journalistes rouges méditent un premier-Bruxelles foudroyant contre la barbarie
de la police... Quant au père de famille, étouffé, houspillé,
meurtri, il rassemble tant bien que mal sa corvée, et il s'en retourne au logis,
jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendra plus.
Les petites demoiselles pleurent, qui son châle déchiré, qui son bracelet
perdu ; la mère de famille est ahurie. On ne sait ce que sont devenus les petits
jeunes gens, il ne reparaissent que le lendemain... Ils ont passé la nuit à
l'Amigo. Voilà le second jour. Le troisième, l'autorité a pris ses
mesures : la circulation est interdite, les issues sont gardées par la garde
civique. Les émeutiers sont réduits à faire des promenades au pas de
course, en jetant, par-ci, par-là, quelques pierres dans les vitrines des boulangers.
Les curieux pansent leurs horions. Les journalistes rouges, seuls, protestent, par leur
présence, contre l'abus du pouvoir dont le peuple a été victime. On
se couche de bonne heure. Les rues sont désertes. L'émeute est finie.
Mais voici la merveille ! Ces fainéants, ces capons, ces galopins, ces filous,
ces filles perdues, ces bourgeois imbéciles, qui ont fait l'émeute ou qui l'ont
grossie, cet attroupement du vice et de la sottise, savez-vous ce qu'ils ont produit ?
Ils ont produit l'abondance. Ce que n'avaient pu faire le laboureur, le moissonneur, le
batteur en grange, le vanneur, le meunier, le boulanger, par tant de jours et de nuits
de travail et de sueurs ; ils l'ont accompli, eux, en deux ou trois journées
de désordre et de pillage. Ils ont cassé quelques carreaux, pillé
quelques boulangeries, houspillé quelques marchands de grains, et l'abondance a
succédé à la disette. N'est-ce pas merveilleux ? et n'a-t-on
pas bien tort de tant se préoccuper de faire fleurir l'agriculture ! Ne
suffirait-il pas de faire fleurir l'émeute, pour amener l'abondance dans un
pays ?
L'ÉMEUTIER
 
Je vois bien que vous voulez m'échauffer la bile, mais j'ai bien assez
travaillé aujourd'hui ; je suis harassé. Je vous laisse dire.
L'ÉCONOMISTE
 
Moi, je vais plus loin. Je prétends qu'on devrait non seulement vous laisser
dire, mais encore vous laisser faire : car, enfin, si les émeutes ont la
vertu d'engendrer l'abondance, on devrait les encourager au lieu de les réprimer,
et récompenser les émeutiers au lieu de les mettre à l'Amigo.
L'ÉMEUTIER
 
Eh ! eh ! pourquoi pas ? Si les gouvernements étaient vraiment
populaires.....
L'ÉCONOMISTE
 
Ils confieraient aux émeutiers la police des marchés, n'est-il pas vrai ?
Mais les gouvernements sont ingrats et stupides. Comment ! voilà des hommes qui
ont découvert un moyen simple, efficace, assuré de faire pousser le grain sans
labours ni semailles, des hommes qui ont résolu économiquement, au prix de
quelques vitres cassées et de quelques côtes enfoncées, et quelles
côtes encore ? des côtes de boulangers ou de marchands de grains, le
grand problème de la vie à bon marché, et au lieu de leur dresser
des statues, on les traite comme les malfaiteurs vulgaires ; on les confond avec
la tourbe des vagabonds et des filous, on... Ah ! les gouvernements ! les
gouvernements !
L'ÉMEUTIER
 
Vous persiflez ! Qu'est-ce que cela prouve ? Que le but auquel nous
tendons vous échappe ; que vous ne nous comprenez pas. C'est le sort
de toutes les idées nouvelles de n'être pas comprises...
L'ÉCONOMISTE
 
Casser les carreaux pour faire baisser le prix du pain, c'est donc une idée
nouvelle ? Il me semblait, au contraire, que c'était une pratique
usitée depuis qu'il y a des carreaux et des émeutes.
L'ÉMEUTIER
 
Allons, je vois bien que vous n'y entendez rien. Je vais vous expliquer la philosophie de la
chose.
Voyez-vous, il n'y a, en matière de subsistance, qu'un système qui vaille, c'est
que le gouvernement nourrisse le peuple. Aussi longtemps que l'on n'en sera pas venu là,
le peuple souffrira, et il a déjà bien assez souffert, le peuple. Il faut que le
gouvernement nourrisse le peuple ; toute l'économie politique populaire,
démocratique et sociale, est renfermée dans cette formule. Tous nos grands
penseurs, Rousseau, Robespierre, Cabet, Louis Blanc, s'accordent là-dessus. Et, tenez,
voici ce que disait Robespierre, notre grand martyr !...
L'ÉCONOMISTE
 
Martyr, d'après le Dictionnaire de l'Académie, signifie celui qui
souffre la mort pour attester une vérité, celui qui est persécuté,
proscrit, guillotiné, et non pas celui qui persécute, qui proscrit, qui
guillotine.
L'ÉMEUTIER
 
Robespierre n'a-t-il pas été guillotiné pour la sainte cause du
peuple ?
L'ÉCONOMISTE
 
Oui, il a été guillotiné ; mais après avoir été
guillotineur. Pour mériter le nom de martyr, il faut avoir les mains pures de sang.
L'ÉMEUTIER
 
Homme à préjugés ! Donc, voici ce que disait Robespierre dans un
discours sur la liberté du commerce des grains : "Il faut, disait-il, assurer
à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits
de la terre qui est nécessaire à leur existence, aux propriétaires et
aux cultivateurs le prix de leur industrie, et livrer le superflu à la liberté
du commerce." Qu'est-ce que cela signifie ? Que le gouvernement doit acheter aux
agriculteurs leurs denrées, à un prix rémunérateur, et en assurer
la jouissance au peuple, c'est-à-dire les lui distribuer en raison de ses besoins. Vous
autres, vous dites : Il faut que le peuple nourrisse le gouvernement ; Robespierre
disait, et nous répétons après lui : Il faut que le gouvernement
nourrisse le peuple ! Est-ce que notre économie politique ne vaut pas un peu mieux
que la vôtre ? D'ailleurs vous avez tort d'en vouloir à Robespierre, il
n'était pas l'ennemi de la liberté du commerce. Il lui faisait sa part,
à cette liberté comme aux autres, une part juste et raisonnable. Nourrissons
d'abord le peuple, disait-il ; fournissons-lui tous les aliments dont il a besoin,
puis, s'il reste des subsistances, abandonnons-les à la liberté du commerce.
L'ÉCONOMISTE
 
Oui, pour les vendre au peuple qui est nourri par le gouvernement.
L'ÉMEUTIER
 
pour en faire ce qu'il voudra. Le législateur, qui n'a en vue que l'intérêt
général, doit-il se préoccuper des intérêts
privés ? Donc Robespierre n'était point hostile à la
liberté du commerce, et il avait soin de le déclarer dans un langage
bien fait pour rassurer les honnêtes gens : "Je vous dénonce
les assassins du peuple, disait-il ; et vous répondez : Laissez-les
faire ! (C'étaient les économistes de l'époque qui répondaient
cela)... Je n'ôte aux riches et aux propriétaires aucune propriété
légitime ; je ne leur ôte que le droit d'attenter à celle d'autrui.
Je ne détruit point le commerce, mais le brigandage des monopoleurs ; je ne les
condamne qu'à la peine de laisser vivre leurs semblables." Langage sublime !
Écoutez encore la péroraison, car tout ce discours est resté gravé
dans ma mémoire en caractères indélébiles. "Riches
égoïstes, sachez prévoir et prévenir d'avance les résultats
terribles de la lutte de l'orgueil et des passions lâches contre la justice et contre
l'humanité. Que l'exemple des nobles et des rois vous instruise. Apprenez à
goûter les charmes de l'égalité et les délices de la vertu, ou
du moins contentez-vous des avantages que la fortune vous donne, et laissez au peuple du
pain, du travail et des moeurs." Que dites-vous de cela ?
L'ÉCONOMISTE
 
Je dis que vous avez une jolie littérature, et qu'elle vous profite joliment.
L'ÉMEUTIER
 
Je m'en flatte ; que le gouvernement nourrisse le peuple, c'était la maxime de
Robespierre, et c'est la mienne. Maintenant, ce but que doit se proposer tout homme qui aime
véritablement le peuple, ce but, on ne saurait complètement l'atteindre en un
jour. Robespierre lui-même ne l'a pas pu. Que faut-il faire en attendant ? Faut-il
laisser les accapareurs, les monopoleurs, les agioteurs s'engraisser paisiblement de la
substance du peuple ? Faut-il tolérer leur infâme brigandage ? Non,
mille fois non. Vous disiez tout à l'heure que la réglementation avait
échoué au moyen âge ; qu'elle avait aggravé le mal,
au lieu de le détruire. Mais est-ce parce qu'on a trop réglementé ?
Ne serait-ce pas plutôt parce qu'on n'a pas réglementé assez ?
C'étaient les grands et les riches qui gouvernaient alors. Peut-être bien
s'entendaient-ils avec les accapareurs. Cela ne prouve rien contre la réglementation.
Un homme qui a écrit un gros livre sur la législation et le commerce des grains,
et dont vous ne récuserez pas le témoignage, car c'était un bourgeois,
M. Necker, comparait les propriétaires à des lions toujours prêts
à s'élancer pour dévorer les travailleurs. Eh bien ! je dis, moi,
qu'il ne faut pas laisser faire ces bêtes féroces ; je dis qu'il faut les
museler, et que, si le gouvernement manque à ce devoir, le peuple a le droit de se
protéger lui-même.
Ainsi, que se passe-t-il aujourd'hui ? On spécule, on agiote sur les grains,
on les cache ou on les transporte à l'étranger ; on cause une disette
factice quand la récolte est abondante, et le gouvernement tolère des manoeuvres
si infernales ! Il laisse faire les accapareurs ! Il les laisse spéculer,
agioter pour affamer le peuple et s'enrichir de sa faim ! Eh ! bien, puisque le
gouvernement ne prend aucune mesure, puisqu'il se croise les bras, n'est-ce pas à
nous d'aviser ? Puisqu'il livre le peuple aux accapareurs, le peuple n'a-t-il pas le
droit de se défendre contre eux ?
L'ÉCONOMISTE
 
Vous étiez, il y a une heure, toute une bande aux trousses d'un malheureux marchand
de grains qui courait comme un lièvre ; c'était pourtant lui qui vous
attaquait ; vous ne faisiez que vous défendre. Comme les apparences sont
fallacieuses !
L'ÉMEUTIER
 
Ne recommencez pas vos railleries. - Je vous ai expliqué pourquoi nous faisions
des émeutes : c'est pour suppléer à l'inaction coupable du
gouvernement ; c'est pour empêcher le peuple d'être dévoré
par les accapareurs. Tant pis pour vous, si vous ne comprenez pas. cela prouve simplement
que vous ne voulez pas comprendre.
L'ÉCONOMISTE
 
Et que je suis un complice des accapareurs ? Cela coule de source.
L'ÉMEUTIER
 
Eh ! eh ! votre langage ne pourrait-il pas bien le faire supposer ?
L'ÉCONOMISTE
 
Et si je vous prouvais, moi, que vous avez travaillé toute la journée
à faire les affaires des marchands de grains ; qu'ils vous seront redevables
d'une belle augmentation de leurs bénéfices de l'année, que
diriez-vous ?
L'ÉMEUTIER
 
Hein ? Moi, un complice des accapareurs ! Ce serait vif !
L'ÉCONOMISTE
 
Eh bien, je me charge de vous le prouver, clair comme deux et deux font quatre.
L'ÉMEUTIER
 
Je ne suis pas curieux, comme dit la chanson, mais je voudrais bien voir ça.
L'ÉCONOMISTE
 
Je suis à vos ordres. Je vous démontrerai, quand vous voudrez, que les
émeutes ne peuvent avoir d'autres résultat que d'augmenter la rareté
du blé et de surélever les bénéfices de ceux qui le vendent aux
dépens de ceux qui l'achètent. Quant à votre but populaire,
démocratique et social, qui consiste à faire nourrir le peuple par le
gouvernement, pourquoi le poursuivez-vous ?
L'ÉMEUTIER
 
Eh ! pour que le peuple soit mieux nourri et à meilleur marché, quoi !
L'ÉCONOMISTE
 
Je n'aurai pas de peine à vous prouver qu'il le serait plus mal et plus
chèrement. Ce n'est pas tout : ces règlements que vous invoquez
pour protéger les consommateurs contre les "lions" dont parle M. Necker,
cité par Louis Blanc ; ces règlements qui ont fait une si mauvaise besogne
au moyen âge, je n'aurai pas de peine, non plus, à vous prouvez qu'ils en feraient
encore une plus mauvaise de nos jours ; que ce que le gouvernement a de mieux à
faire...
L'ÉMEUTIER
 
C'est de ne rien faire, n'est-il pas vrai ? Connu !
L'ÉCONOMISTE
 
C'est d'accorder aux agriculteurs et aux marchands de grains pleine et entière
liberté de vendre leurs denrées où et quand bon leur semble, au
dedans ou au dehors ; c'est de protéger religieusement leurs personnes et
leurs propriétés, et de les laisser faire.
L'ÉMEUTIER
 
C'est cela, de laisser le peuple à la merci des mangeurs d'hommes.
L'ÉCONOMISTE
 
Laissez-moi achever. Je m'engage enfin à vous prouver que, sous ce régime
de pleine et entière liberté commerciale, les marchands de grains
réaliseraient de moins gros bénéfices que sous le régime
des émeutes, des règlements et des prohibitions à la sortie, tandis
que le peuple serait mieux nourri et à meilleur marché.
LE PROHIBITIONNISTE
 
(Il a fini de lire l'Émancipation.) - Ah ! que voilà bien des
hommes à système ! Ils posent un principe, et ils prétendent
l'appliquer quand même, sans tenir compte des faits et des circonstances.
L'ÉCONOMISTE
 
Pourquoi pas, si le principe est bon ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Des principes ! des principes ! Est-ce qu'il y a des principes ?
L'ÉCONOMISTE
 
Croyez-vous qu'il vaille mieux dire la vérité que de mentir ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Ah ! par exemple, est-ce que cela fait doute ? Je crois qu'il vaut mieux
dire la vérité.
L'ÉCONOMISTE
 
Pourquoi ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Parce que... parce que le mensonge est mauvais, parce qu'il est dans la nature du
mensonge de produire du mal.
L'ÉCONOMISTE
 
Qui dit cela ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Mais la morale donc ! C'est un principe élémentaire de morale.
L'ÉCONOMISTE
 
Bon ! Il y a donc des principes en morale ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
En morale, assurément, mais...
L'ÉCONOMISTE
 
Croyez-vous qu'en vous précipitant du haut de la cathédrale d'Anvers
vous vous casseriez le cou ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Belle question ! Si je le crois ! à moins d'un miracle...
L'ÉCONOMISTE
 
Eh bien ! en vertu de quoi vous casserez-vous le cou ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
En vertu de la loi de la pesanteur, c'est tout simple.
L'ÉCONOMISTE
 
Et cette loi, qu'est-elle ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
C'est... Eh ! parbleu, c'est un principe élémentaire de physique.
L'ÉCONOMISTE
 
Il y a donc des principes en physique ? Et si vous mangez avec excès,
qu'en résultera-t-il ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Il en résultera que j'attraperai une indigestion.
L'ÉCONOMISTE
 
En êtes-vous bien sûr ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Tout à fait sûr.
L'ÉCONOMISTE
 
Pourquoi ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Ah çà, mais c'est donc une scie ! parce que ma digestion ne se fera point.
L'ÉCONOMISTE
 
Et pourquoi ne se fera-t-elle point ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Est-ce que je le sais, moi ? Demandez-le à mon médecin.
L'ÉCONOMISTE
 
Pourquoi ne me l'expliquez-vous pas vous-même ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Parce que je ne sais pas comment le corps humain est construit, organisé ;
parce que je ne connais pas les lois qui président à la nutrition, parce
que je ne suis pas un physiologiste.
L'ÉCONOMISTE
 
Mais quoique vous ne connaissiez pas la physiologie, vous admettez qu'elle existe,
n'est-il pas vrai ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Assurément.
L'ÉCONOMISTE
 
Très bien. Vous admettez aussi qu'un physiologiste puisse expliquer pourquoi
votre digestion ne se fait point quand vous avez trop mangé. Mais sur quoi
fondera-t-il son explication ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Sur...
L'ÉCONOMISTE
 
Allons ! accouchez.
LE PROHIBITIONNISTE
 
Sur les principes de la physiologie, ce me semble.
L'ÉCONOMISTE
 
Il y a donc des principes en physiologie ? Eh bien, s'il y a des principes en
morale, en physique, en physiologie, pourquoi n'y en aurait-il pas en économie
politique ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Parce que l'économie politique n'est qu'une science... conjecturale, incertaine,
une science dont les résultats varient, se contredisent.
L'ÉCONOMISTE
 
Qu'en savez-vous ? Connaissez-vous l'économie politique ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
La question est bonne ! Qui est-ce qui ne connaît pas l'économie
politique ?
L'ÉCONOMISTE
 
Mais encore ! l'avez-vous étudiée ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Est-ce qu'on étudie l'économie politique ? J'ai toujours entendu
dire qu'il suffisait d'un peu de bon sens pour résoudre les questions
économiques.
L'ÉCONOMISTE
 
Ah ! et s'il vous arrivait d'avoir la fièvre ou la jaunisse, ou
même si vous attrapiez une simple indigestion, que feriez-vous ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Je ferais vite appeler le médecin.
L'ÉCONOMISTE
 
Et suivre-vous ses ordonnances ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Religieusement ;sinon, pourquoi le ferais-je appeler ?
L'ÉCONOMISTE
 
Vous reconnaissez donc que votre médecin a plus de bon sens que vous ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Plus de bons sens que moi ! non, morbleu. Sans me flatter, je ne crois pas que personne
ait plus de bon sens que moi, et je crois l'avoir prouvé dans la conduite de mes
affaires. Ce n'est point parce que je reconnais à mon médecin un bon sens
supérieur au mien, que je lui confie le soin de ma santé, c'est parce qu'il
a des connaissances que je n'ai point ; c'est parce qu'il a étudié la
médecine et qu'il est, en conséquence, mieux en état que moi de
reconnaître mes maux et de les guérir.
L'ÉCONOMISTE
 
Fort bien. Vous convenez avec moi que le bon sens ne suffit pas pour guérir
la fièvre, la jaunisse et les autres maladies. Vous convenez aussi que la
connaissance du corps humain est nécessaire aussi ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Ai-je jamais prétendu le contraire ?
L'ÉCONOMISTE
 
ET comment nomme-t-on les gens qui entreprennent de guérir un malade, sans
s'être donné la peine d'étudier la médecine, en se fiant
simplement à leur bon sens ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
On les nomme des charlatans.
L'ÉCONOMISTE
 
N'y a-t-il pas des lois qui leur interdisent la pratique de l'art de guérir ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Oui, certes.
L'ÉCONOMISTE
 
Que pensez-vous de ces lois qui interdisent la pratique de la médecine aux gens qui
ne l'ont pas étudiée ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Je pense qu'elles sont des plus salutaires. Comment ! on permettrait au premier ignorant
venu de se jouer de la santé et de la vie d'un homme ! on lui permettrait
d'administrer des remèdes sans avoir auparavant étudié leur action
sur l'organisme, sans qu'il sache si leur application peut être bienfaisante ou
funeste ! mais ce serait tolérer l'homicide !
L'ÉCONOMISTE
 
Pourtant s'il était bien avéré que cet ignorant qui pratique la
médecine est un homme de bon sens ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Vous voulez rire. Est-ce qu'un homme qui se mêle de pratiquer un art qu'il ne
connaît point peut être un homme de bon sens ! Et quand même
il le serait, que peut le bon sens quand il n'est pas éclairé par la
science ?
L'ÉCONOMISTE
 
Ah ! et si le charlatan dont nous parlons, au lieu de compromettre la santé
de quelques centaines ou de quelques milliers de malades, pouvait influer sur l'existence
de plusieurs millions d'individus, trouveriez-vous bon qu'on le laissât faire ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Que voulez-vous dire ? est-ce là une question ? Si son ignorance pouvait
compromettre la vie de plusieurs millions d'individus, ce serait une raison de plus pour
mettre un tel homme hors d'état de nuire.
L'ÉCONOMISTE
 
Pourtant, si, fort de son bon sens, il persistait à pratiquer un art qu'il ne
connaît point, s'il voulait être un médecin quand même ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Je le ferais enfermer comme un fou, comme un enragé.
L'ÉCONOMISTE
 
Et s'il s'échappait pour recommencer de plus belle ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Oh ! alors plutôt que de laisser tant d'existences à la merci d'un
fou dangereux, je n'écouterais plus que la nécessité du salut
public et je...
L'ÉCONOMISTE
 
Prenez garde ! Vous êtes sur le point de commettre un suicide ! vous
allez vous guillotiner vous-même.
LE PROHIBITIONNISTE
 
Qu'est-ce à dire ?
L'ÉCONOMISTE
 
C'est-à-dire que le corps social ne possède pas un mécanisme
moins compliqué que le corps humain ; d'où il résulte que
le bon sens seul ne suffit pas plus pour soulager les maux de la société
que pour guérir ceux du corps. Il faut, comme vous le disiez si bien tout à
l'heure, que le bons sens soit éclairé par la science. Et la science qui
étudie le mécanisme de la société, c'est...
LE PROHIBITIONNISTE
 
L'économie politique, n'est-il pas vrai ?
L'ÉCONOMISTE
 
Précisément. Or, pour connaître l'économie politique,
il faut l'étudier ; et quand on se mêle de résoudre les
questions économiques sans s'être préalablement livré
à cette étude indispensable, on ressemble à un charlatan qui
pratique l'art de guérir sans avoir aucune notion de médecine :
avec cette différence essentielle qu'un charlatan, en médecine, ne peut
compromettre que quelques centaines ou quelques milliers de vies, tandis qu'un charlatan
en économie politique peut en compromettre des millions.
LE PROHIBITIONNISTE
 
Ta, ta, ta, ta. Vous ne me ferez jamais accroire que je suis un charlatan parce que je
résous, avec les seules lumières que me fournit mon bon sens, une question
aussi simple que celle de la prohibition à la sortie des grains dans une année
de disette. Il n'est pas nécessaire pour cela d'avoir étudié
l'économie politique.
L'ÉCONOMISTE
 
C'est à savoir.
LE PROHIBITIONNISTE
 
Comment ! voilà un pays qui a un déficit bien constaté,
un pays qui se trouve exposé à subir toutes les horreurs de la disette ;
qu'a-t-il de mieux à faire ? Est-ce de laisser sa subsistance, déjà
insuffisante, s'écouler à l'étranger ? Est-ce de laisser le
déficit s'agrandir jusqu'à ce que la disette ait pris les proportions
d'une famine ? Le bon sens le plus vulgaire ne commande-t-il pas, en de semblables
circonstances, de garder son blé pour soi ? Dans la pétition qu'ils
ont adressée au conseil communal pour demander la prohibition à la sortie,
les boulangers de Gand disent : "Quand je possède soixante-quinze centimes,
et qu'il me faut un franc, que fais-je ? Est-ce que je commence par lâcher mes
soixante-quinze centimes ? Non ! je les garde, et je tâche de me procurer,
où et comme je puis, les vingt-cinq centimes dont j'ai besoin". C'est le bon
sens du peuple qui parle ainsi. Tant pis pour la science des économistes, si elle
parle autrement !
L'ÉMEUTIER
 
Bravo ! je n'aurais jamais cru que nous fussions si bien d'accord. Certainement, c'est
une chose odieuse et infâme de laisser sortir le blé du pays quand la disette
sévit, quand le peuple a faim. Mais est-ce qu'e cela suffit ? N'est-il pas odieux
et infâme aussi de permettre aux accapareurs de garder le blé dans leurs magasins,
de le cacher, de l'enfouir, afin de spéculer sur un nouveau renchérissement quand
les populations souffrent ? Le gouvernement ne devrait-il pas mettre un frein à un
agiotage si abominable ? ne devrait-il pas se charger de nourrir le peuple ?
L'ÉCONOMISTE
 
Voilà ce que dit encore le bon sens du peuple en dépit de la science des
économistes, n'est-il pas vrai ?
L'ÉMEUTIER
 
Sans doute, et voilà ce qu'il continuera de dire jusqu'à ce qu'on lui
prouve qu'il a tort.
LE PROHIBITIONNISTE
 
Cela ne sera pas bien difficile. Il est reconnu que les marchands de grains sont des
intermédiaires utiles, indispensables, à qui il faut accorder pleine
liberté... à l'intérieur. Il est reconnu aussi que le gouvernement
ne peut se charger de nourrir le peuple.
L'ÉMEUTIER
 
Reconnu, reconnu ! Par qui ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Eh ! mais par...
L'ÉCONOMISTE
 
Achevez, par... ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Par le bon sens public.
L'ÉCONOMISTE
 
Allons donc ! le bon sens du peuple a précisément reconnu le contraire,
car, de tout temps, le peuple a demandé à être nourri par le
gouvernement ; de tout temps aussi il a demandé à être
protégé contre les accapareurs. N'invoquez donc pas le bon sens public.
Convenez franchement que c'est à l'économie politique que vous êtes
redevable de ces deux démonstrations-là.
LE PROHIBITIONNISTE
 
Certainement, certainement, je n'ai jamais prétendu que l'économie politique
ne soit pas utile dans une certaine mesure ; mais il y a des choses si claires, si
palpables, des choses de sens commun...
L'ÉCONOMISTE
 
Toujours le sens commun. Et si je vous démontrais que votre fameux raisonnement
des boulangers de Gand n'est pas plus du sens commun qu'il n'est de l'économie
politique ; si je vous démontrais que la prohibition à la sortie des
grains ne vaut pas mieux qu'aucune des autres proscriptions et prohibitions du
régime réglementaire ; qu'elle ne peut qu'aggraver la disette
au lieu de ramener l'abondance ?
LE PROHIBITIONNISTE
 
Par exemple !
L'ÉCONOMISTE
 
Eh ! bien si vous voulez me prêter un peu d'attention...
LE BAES
 
(S'avançant, son bonnet de coton à la main.) - Messieurs, vous savez
que M. le bourgmestre a ordonné la fermeture des estaminets à dix
heures , à cause de l'émeute.
L'ÉMEUTIER
 
Encore une manière de vexer le monde qui s'amuse paisiblement. Ah ! les
autorités ! les autorités !
L'ÉCONOMISTE
 
Si vous n'aviez pas fait l'émeute, le bourgmestre ne vous enverrait pas coucher
à dix heures. Nous pourrons reprendre demain notre conversation, si vous y êtes
encore disposés.
LE PROHIBITIONNISTE
 
Volontiers, après que j'aurai lu mon journal.
L'ÉMEUTIER
 
Et moi, après que... suffit !
LE BAES
 
Messieurs, il est dix heures, savez-vous ?
(Tout le monde se lève. Les habitués mettent leur pipe de côté.
Quelques-uns s'attardent à causer avec la mieque qui enlève les verres et
nettoie les tables. Le baes les pousse dehors et il ferme l'estaminet.)
Notes
[1] Dans le pays flamand, l'estaminet s'élève presque à
la hauteur d'une institution nationale. Tout le monde va à l'estaminet, pour y fumer,
lire son journal, faire sa partie, et causer des grands et des petits événements
du jour. Mais il y a estaminets et estaminets. Quelques-uns jouissent d'une véritable
célébrité, et leur origine se perd dans la nuit des âges. La
physionomie de ces estaminets du bon vieux temps n'a pas changé depuis des
siècles : ce sont toujours les mêmes murs blanchis à la chaux,
les mêmes chaises de bois, le même baes en bonnet de coton, les mêmes
mieques joufflues et rubicondes que peignait Teniers. Dans ces estaminets types,
on dédaigne les raffinements du luxe moderne ; on se fie, pour conserver la
clientèle de l'établissement, sur la bonté reconnue du faro, de la
lambic et de la gueuse-lambic (bière de Bruxelles), sur la bonhomie et la
respectabilité du baes (maître de l'établissement). On
ne se trompe pas, au surplus, sur la puissance de ces attractions combinées ; car
le vrai bourgeois de Bruxelles n'hésite pas à traverser la moitié de la
ville, par le temps le plus affreux, pour aller passer la soirée à son
estaminet. On excusera donc l'auteur d'avoir placé ses personnages dans un estaminet,
car l'estaminet, c'est le principal foyer de la sociabilité flamande.
[2] Journal prohibitionniste.
[3] Voy. l'Histoire des moeurs en Europe, citée par
le docteur Guillaume Roscher, Du commerce des grains, etc. ; traduction
de M. Maurice Block, p. 69.
[4] L'Amigo et les Petits-Carmes sont les prisons de Bruxelles. L'Amigo
est la prison où l'on dépose provisoirement les tapageurs, les vagabonds,
les malfaiteurs, etc., comme la salle Saint-Martin à Paris.
[5] Lamartine, Jocelyn, épisode des laboureurs.
[6] Théâtre de Bruxelles, où l'on joue le drame et
le vaudeville.
[7] Variété de lazzarone particulière à
Bruxelles.
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