Conversations sur le commerce des grains et la protection de l'agriculture

 

par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l'Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes

Nouvelle édition

Première partie - 1855 - Temps de disette

 

Dédicace

A Monsieur Prosper Poswich

Bourgmestre de Hodimont, près de Verviers.

 

Ce livre, dont je vous prie d'accepter la dédicace pour les bontés que vous avez eues pour moi, a été écrit l'année dernière, au moment où la crise alimentaire venait de provoquer des émeutes à Bruxelles. Des circonstances indépendantes de ma volonté m'ont empêché de le publier alors, et j'espérais que le retour de l'abondance en rendrait la publication inutile. Malheureusement, l'abondance n'est point revenue, et il y a peu d'apparences qu'elle revienne de sitôt. En attendant, les mêmes préjugés qui poussaient, l'année dernière, les gouvernements et les populations à contrecarrer les opérations du commerce des grains, ceux-là par des prohibitions, celles-ci par des émeutes ; les mêmes préjugés subsistent. Tout nous annonce que la prohibition à la sortie des céréales sera maintenue, quoique l'expérience ait démontré clairement qu'elle a contribué à aggraver le mal au lieu de l'atténuer. Tout nous fait craindre aussi que les populations n'essayent encore une fois d'entraver la circulation des grains à l'intérieur comme la prohibition l'entrave à la frontière. Le moment est donc opportun pour combattre des préjugés qui s'ajoutent à l'inclémence des saisons, à la guerre et aux autres causes de la disette, pour renchérir les denrées nécessaires à la vie.

Telle est la tâche que je me suis efforcé de remplir dans ces Conversations sur le commerce des grains.

Je dois déclarer toutefois que je n'ai point envisagé la question des subsistances dans toute son étendue. La pénurie dont nous souffrons provient, à mon avis, de deux causes générales : en premier lieu, de l'insuffisance croissante de la production agricole dans l'Europe occidentale ; en second lieu, de l'insuffisance non moins funeste du commerce des grains. Je ne me suis occupé qu'incidemment de la première de ces deux causes, et je vais vous en dire la raison. C'est qu'il m'est bien démontré que si notre agriculture ne suffit plus à sa tâche, si elle ne produit plus assez d'aliments pour subvenir aux besoins de nos populations, cela tient beaucoup moins aux rigueurs des saisons qu'à notre propre imprévoyance. On a accumulé, depuis quelques années, des monceaux de phrases sur la nécessité de protéger et d'encourager l'agriculture ; mais on n'a pas accordé à cette industrie nourricière du genre humain la seule protection, le seul encouragement qui ait une efficacité sérieuse, je veux parler de l'égalité devant l'impôt. Examinez de près notre régime fiscal, et vous vous convaincrez aisément que l'agriculture est, de toutes les branches de la production, la plus grevée et la plus empêtrée dans la glu des règlements fiscaux. Elle paye un lourd impôt en argent sur la terre, c'est-à-dire sur la machine dont elle se sert pour produire ; elle paye, en nature, un autre impôt non moins onéreux sur le travail qui lui est nécessaire, en fournissant la plus grosse part du contingent qui est appelé chaque année sous les drapeaux ; elle paye encore un ample tribut aux octrois, ces douanes intérieures qui emprisonnent nos principaux foyers de consommation, et qui pèsent principalement sur les denrées alimentaires. Comptez enfin ce qu'elle paye à l'enregistrement, au timbre, aux offices privilégiés des notaires, etc., etc., et vous ne vous étonnerez que d'une chose, c'est qu'elle n'ait pas encore été accablée sous le faix.

Mais pour la soulager d'une manière efficace, il n'y a qu'un procédé à suivre, un seul ! c'est de diminuer les dépenses publiques, c'est de réduire notre effectif de soldats et d'employés, c'est de "faire du gouvernement à bon marché". Les dépenses réduites, on pourra réduire aussi les impôts et dégrever sensiblement l'agriculture qui en fournit la plus forte part. Malheureusement, ce procédé qui serait le seul efficace est aussi le seul auquel il ne soit pas permis de songer. Il y a, de nos jours, une denrée qui renchérit beaucoup plus que le pain, la viande ou le combustible, c'est le gouvernement. Comparez ce que coûtaient le gouvernements, il y a trente ou quarante ans, à ce qu'ils coûtent aujourd'hui, et vous trouverez que le prix en a doublé pour le moins. Vous trouverez aussi que, - les révolutions et la guerre aidant, - le prix en augmente tous les jours. Et le moyen, je vous prie, de se mettre en travers du courant irrésistible d'ignorance, de préjugés et de mauvaises passions, qui pousse aujourd'hui à l'augmentation des dépenses publiques ! Le moyen de faire prévaloir la cause du bon marché, en matière de gouvernement, à une époque où gouvernants et gouvernés paraissent de connivence pour augmenter le prix de revient de cette denrée ! Mais, cela étant, peut-on songer à réduire les impôts à l'aide desquels elle s'achète ? Peut-on songer à diminuer les recettes, quand chacun travaille à augmenter les dépenses ?

J'ai donc laissé à l'écart les causes qui entravent l'essor de la production agricole, pour m'attacher à celles qui font obstacle au développement du commerce des grains et qui, sanas être moins funestes que les premières, peuvent être combattues avec beaucoup plus de chances de succès, car elles ne s'appuient sur aucun de ces intérêts puissants et massifs dont la force d'inertie déjoue toutes les tentatives de réforme. A qui profitent les émeutes et les prohibitions à la sortie, par exemple ? Les émeutes procurent du travail aux agents de police, aux gendarmes et aux geôliers ; les prohibitions à la sortie, aux douaniers. Ces agents indispensables de l'ordre public et du fisc méritent des ménagements sans doute, mais ne serait-il pas facile de les désintéresser, d'une manière ou d'une autre,- dût-on continuer à fournir une solde entière à ceux que l'on congédierait, faute d'ouvrage ?

La réforme des préjugés, des règlements et des lois qui entravent le développement du commerce des grains est donc essentiellement pratique. Il suffirait d'un peu de zèle et de persistance pour l'accomplir. Et cependant cette réforme qui coûterait si peu, rapporterait beaucoup, car elle mettrait un terme aux fluctuations désastreuses des prix des subsistances, en les fixant à un niveau moyen, également éloigné de l'extrême bon marché des années de surabondance et de l'extrême cherté des années de disette. Elle constituerait, pour ainsi dire, une véritable assurance contre l'excès du bon marché, si nuisible au producteur, et contre l'excès de la cherté, si funeste au consommateur.

Tel serait, et j'espère que vous en demeurerez convaincu, si vous voulez bien jeter un coup d'oeil sur ce Conversations que je soumets à votre appréciation éclairée et bienveillante, - tel serait, dis-je, le résultat inévitable de la suppression des entraves que les préjugés, les règlements et les lois opposent encore au développement du commerce des grains.

Octobre 1855.


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