A Panama

L’isthme de Panama — La Martinique — Haïti

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


A M. Ferdinand de Lesseps

Permettez-moi de vous dédier ces lettres écrites, à bâtons rompus, pendant notre visite aux travaux du canal de Panama. Vous aviez amené là-bas des délégués français, allemands, anglais, américains, et il vous a paru qu’un journaliste ne serait pas de trop ; vous avez accueilli, avec votre bonne grâce accoutumée, le délégué du Journal des Débats. En amenant avec vous cette escouade de témoins appartenant non seulement à la France, mais à des nationalités étrangères et médiocrement sympathiques aux entreprises françaises, votre intention était d’éclairer le public sur l’état réel d’avancement des travaux du canal, et de répondre ainsi aux craintes que des financiers, remplis de sollicitude pour l’épargne nationale, s’appliquaient à propager. Sans partager entièrement ces craintes, je n’étais point, je vous l’avouerai, pleinement rassuré. J’avais entendu affirmer par des hommes, soi-disant compétents, que le percement de l’isthme rencontrerait des difficultés insurmontables, qu’on ne réussirait jamais à trouer le massif de la Culebra et à endiguer le Chagres, le terrible Chagres ! ou que si l’on y réussissait, ce serait après y avoir sacrifié plusieurs générations de travailleurs et d’actionnaires ; qu’en quatre ans, depuis le commencement des travaux, on avait à peine enlevé la dixième partie du cube à extraire ; qu’à ce compte le percement de l’isthme de Panama exigerait plus de temps qu’il n’en avait fallu pour construire les pyramides d’Égypte ; enfin, que le service des intérêts pendant la construction ne manquerait pas de dévorer le capital des nouveaux emprunts, en sorte qu’il ne resterait plus rien, absolument rien, pour les travaux. Quoique ces objections et ces prévisions me parussent un peu tardives, et de nature à réjouir particulièrement certains spéculateurs yankees qui ne seraient pas fâchés de reprendre l’affaire au rabais, elles avaient fait une certaine impression sur mon esprit. Je me demandais avec inquiétude si le respect de la vérité n’allait pas m’obliger à confirmer par mon témoignage les sombres pronostics des « défenseurs de l’épargne française ». Pendant la traversée, votre confiance, votre bonne humeur et les attentions aimables que vous prodiguiez à vos compagnons de voyage avaient presque transformé mes inquiétudes en remords. Je regrettais d’avoir accepté une mission qui m’exposait à remplir le devoir pénible de faire taire mes sympathies, devenues, chaque jour, plus vives pour vous et pour votre œuvre.

Ces appréhensions et ces regrets, ai-je besoin de vous dire qu’ils se sont dissipés à mesure que j’ai pu apprécier l’importance des travaux déjà accomplis et la puissance colossale des moyens d’exécution accumulés pour achever le reste. Dès notre débarquement, j’ai vu, à la place occupée, il y a quatre ans, par un marécage infect, s’élever sur le terre-plein qui protège l’embouchure du canal, une ville nouvelle, propre, salubre et gaie : la ville de Christophe-Colomb, un des futurs emporiums du commerce du monde ; j’ai navigué, dans un parcours d’une dizaine de kilomètres, sur le canal « qui n’existe que sur le papier », au dire des voyageurs de la Bourse au Boulevard ; j’ai traversé les deux nouveaux lits que les dragues et les excavateurs sont en train de creuser au Chagres ; j’ai assisté à l’écroulement d’une montagne soulevée et réduite en miettes par la dynamite ; j’ai vu la Culebra entamée et, sur tous les points dès 75 kilomètres de parcours du canal, une armée de travailleurs et de machines à l’œuvre. Cela m’a rassuré.

Je ne doute pas de la bonne foi des « défenseurs de l’épargne française », mais il m’a paru qu’ils avaient oublié tout simplement, dans leurs calculs, un facteur essentiel, je veux parler des travaux d’installation. Sans doute, à l’époque où votre prédécesseur, le roi Necho, a entrepris de joindre la Méditerranée à la mer Rouge, il lui a suffi d’expédier dans l’isthme de Suez une armée de travailleurs munis de pelles et de pioches, c’est-à-dire d’un matériel peu coûteux et portatif. Il est permis de douter aussi que le roi Necho ait pris la peine d’installer des hôpitaux pour les malades et les blessés, car les remplaçants ne lui coûtaient rien ; mais, n’en déplaise aux « défenseurs de l’épargne française », nous ne sommes plus au temps du roi Necho. La science a mis au service de l’industrie un outillage qui centuple les forces humaines.

L’armée de 12 à 15 000 travailleurs que j’ai vue à l’œuvre dans l’isthme de Panama est assistée d’un contingent de machines, dragues, excavateurs, locomotives, locomobiles, etc., représentant une force auxiliaire de près de 600 000 hommes ; il a bien fallu amener ce contingent mécanique sur le champ de bataille et l’y installer ; il a fallu aussi aviser aux moyens de le réparer sur place, et créer à son usage des ateliers de construction et de réfection ; il a fallu, en même temps, recruter des travailleurs de chair et d’os pour gouverner et manœuvrer les autres, et comme nous vivons dans un temps où l’on ne peut plus recruter les gens malgré eux, à moins qu’il ne s’agisse d’en faire de la chair à canon, et où l’on commence à attacher un certain prix à la vie humaine, il a bien fallu mettre cette armée à l’abri des intempéries et procurer des secours au blessés et aux malades. Avant de commencer les travaux, on a donc été obligé de créer des ports et des chemins de fer, d’installer des dragues et des excavateurs, de construire des ateliers de réparation pour le matériel, des logements et des hôpitaux pour le personnel. C’était une œuvre de préparation nécessaire, et pour laquelle rien n’a été négligé, surtout quand il s’agissait de la vie des hommes. L’hôpital de Panama, par exemple, est une merveille. Mais cette œuvre préparatoire, elle ne pouvait pas s’improviser : elle a coûté beaucoup de temps et beaucoup d’argent. Est-ce, comme paraissent le supposer les adversaires du canal qui n’en tiennent aucun compte dans leurs calculs, est-ce du temps et de l’argent perdus ? « La préparation, c’est un bon tiers sinon la moitié du travail d’exécution », me disait votre illustre et regretté collaborateur, M. Boyer, et son témoignage vaut bien à mes yeux celui des spéculateurs à la baisse.

Certes, il reste à donner un vigoureux coup de collier pour mener à bien cette colossale entreprise. Mais l’armée industrielle qui est à l’œuvre là-bas se montre pleine d’entrain et de confiance ; elle dispose de l’outillage le plus puissant que la science et le capital aient jamais appliqué à la lutte contre les forces brutes de la nature ; elle est soutenue par une réserve de capitalistes grands et petits, qui comprennent que l’achèvement de cette entreprise, l’une des plus hardies et des plus fécondes du siècle, importe non seulement à leurs intérêts mais encore à l’honneur de la France ; enfin, elle est commandée par un général qui l’a déjà conduite à victoire et qui l’y conduira une seconde fois !

G. de Molinari


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