La Théorie de la monnaie et du crédit

Nouvelle édition de 1952 (réédité en 1971 par The Foundation for Economic Education)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Deuxième partie : la valeur de la monnaie

Chapitre 4 : Le rapport d'échange entre des monnaies de différents types

1. La possibilité de la coexistence de différents types de monnaie

L'existence d'un rapport d'échange entre deux sortes de monnaie n'est possible que si elles sont toutes les deux employées côte à côte, au même instant, par les mêmes agents économiques, comme moyen d'échange commun. Nous pourrions peut-être concevoir deux régions économiques, non reliées entre elles d'une autre façon, et étant en relation uniquement par le fait que chacune échange le bien qu'elle utilise, elle, comme monnaie contre celui que l'autre région utilise comme monnaie, afin d'affecter ce deuxième bien à un usage non monétaire. Mais il ne s'agirait pas d'un cas de rapport d'échange entre différents types de monnaie provenant simplement de leur emploi monétaire. Si nous voulons mener avec succès nos recherches en théorie monétaire, nous devons alors, dans le présent chapitre, mettre de côté les usages non monétaires du matériau dont est constitué la monnaie-marchandise. Ou, du moins, ne les prendre en compte que si cela est nécessaire pour bien clarifier tous les processus associés à notre problème. Toutefois, l'affirmation selon laquelle, en dehors des effets de l'usage industriel du matériau monétaire, un rapport d'échange ne peut être établi entre deux sortes de monnaie que si les deux sont utilisées simultanément comme monnaie, côte à côte, n'est pas la vision habituelle. Ce qui veut dire que l'opinion dominante distingue deux cas : celui dans lequel deux types de monnaie (ou plus) coexistent à l'intérieur du pays comme étalons parallèles et celui dans lequel la seule monnaie utilisée dans le pays est d'un type différent de celui de la monnaie utilisée à l'étranger. Les deux cas sont traités séparément, bien qu'il n'y ait pas de différences théoriques entre eux tant que l'on s'intéresse à la détermination des rapports d'échanges des deux sortes de monnaie.

Si un pays fonctionnant avec un étalon-or et un pays utilisant un étalon-argent entrent en relations commerciales et constituent un marché unifié pour certains biens économiques, il est alors évidemment incorrect de dire que le moyen d'échange commun est l'or pour les habitants du pays sous étalon-or et l'argent pour ceux qui habitent le pays sous étalon-argent. Au contraire, du point de vue économique, les deux métaux doivent être considérés comme de la monnaie pour chaque pays. Jusqu'en 1873 l'or était autant un moyen d'échange commun pour les acheteurs allemands de biens anglais que l'argent l'était pour les acheteurs anglais de biens allemands. Le fermier allemand qui voulait échanger son blé contre des biens en acier anglais ne pouvait le faire sans utiliser à la fois l'or et l'argent. Des cas exceptionnels peuvent se produire, quand un Allemand vend en Angleterre contre de l'or et achète à nouveau avec cet or, ou quand un Anglais vend en Allemagne contre de l'argent et achète avec cet argent : mais ceci démontre encore plus clairement la caractéristique monétaire des deux métaux pour les habitants des deux pays. Qu'il s'agisse d'un échange utilisant la monnaie une seule ou plusieurs fois, le seul point important est que l'existence de relations commerciales internationales conduit à ce que la monnaie de chacun des pays concerné devient aussi une monnaie pour les autres pays.

Il est vrai qu'il y a des différences importantes entre la monnaie qui joue le rôle principal pour les échanges intérieurs, qui est utilisée pour la plupart des échanges, qui prédomine dans les affaires entre consommateurs et vendeurs de biens de consommation et dans les questions de prêts, qui est reconnue par la loi comme ayant cours légal, et la monnaie qui n'est utilisée que pour quelques transactions, que le consommateur n'utilise que très rarement pour ses achats, qui n'est pas employée pour les prêts et qui n'a pas cours légal. Pour l'opinion courante, seule la première monnaie est une monnaie nationale, la seconde étant une monnaie étrangère. Bien que nous ne puissions pas accepter ceci si nous ne voulons pas fermer le chemin vers la compréhension du problème qui nous occupe, nous devons néanmoins souligner qu'il est d'une grande importance pour d'autres points. Nous devrons y revenir dans le chapitre qui traite des effets sociaux des fluctuations de la valeur d'échange objective de la monnaie.

2. Le rapport d'échange statique ou naturel entre différents types de monnaie

Pour le rapport d'échange entre plusieurs types de monnaie, qu'elles soient employées côte à côte dans le même pays (étalons parallèles) ou constituent ce qu'on appelle habituellement une monnaie étrangère et une monnaie nationale, c'est le rapport d'échange entre les biens économiques individuels et les différents types de monnaie qui est le facteur décisif. Si 1 kg d'or est échangé contre m kg d'un bien donné, et 1 kg d'argent contre m/15,5 kg de ce même bien, alors le rapport d'échange entre l'or et l'argent s'établira à 1 contre 15,5. Si certaines perturbations tendent à modifier ce rapport entre les deux sortes de monnaie, que nous conviendrons d'appeler le rapport statique ou naturel, alors des forces automatiques seront mises en oeuvre qui tendront à le rétablir. [1]

Considérons le cas de deux pays qui n'utilisent chacun pour ses échanges intérieurs qu'un type de monnaie, différent pour les deux pays. Si les habitants des deux zones avec des devises différentes avaient auparavant l'habitude d'échanger leurs biens sans l'aide de monnaie et qu'ils commencent à utiliser la monnaie pour leurs affaires, ils baseront le rapport d'échange entre les monnaies sur les rapports d'échange entre chaque type de monnaie et les biens. Supposons qu'un pays avec étalon-or et un pays ave étalon-argent échangeaient directement du tissu contre du blé de telle façon qu'un mètre de tissu était échangé contre un boisseau de blé. Supposons que le prix du tissu dans son pays d'origine soit d'un gramme d'or par mètre et celui du blé de 15 grammes d'argent par boisseau. Si le commerce international se fait sur une base monétaire, alors le prix de l'or en argent devra s'établir à 15. S'il était établi plus haut, disons à 16, alors un échange indirect à l'aide de la monnaie serait désavantageux du point de vue du propriétaire du blé, comparé à un échange direct. Avec l'échange indirect d'un boisseau de blé, il n'obtiendrait que 15/16 de mètre de tissu au lieu d'un mètre par l'échange direct. Le même désavantage se produirait pour le propriétaire du tissu si le prix de l'or était établi plus bas, disons à 14 grammes d'argent. Ceci, bien sûr, n'implique pas que les rapports d'échange entre deux types de monnaie se sont effectivement développés de cette manière. Il faut prendre ceci comme une explication logique et non comme une explication historique. Pour les deux métaux précieux, or et argent, il faut particulièrement remarquer que leurs rapports d'échange respectifs se sont développés lentement avec le développement de leur position monétaire.

S'il n'existe aucune autre relation que le troc entre les habitants des deux pays, alors il ne peut se produire de rapports favorable à l'une des deux parties. Les valeurs d'échange objectives des quantités de biens et de services offertes par chacune des parties contractantes doivent être égales, qu'il s'agisse de biens présents ou futurs. Chacun constitue le prix de l'autre. Ce fait n'est en rien modifié si l'échange n'est plus réalisé directement mais par l'intermédiaire d'un ou de plusieurs biens d'échange commun. Le surplus de la balance des paiements qui n'est pas réglé par l'envoi de biens et de services mais par transmission de monnaie a longtemps été considéré comme une simple conséquence de l'état du commerce international. C'est l'une des grandes réussites de l'économie politique classique que d'avoir exposé l'erreur fondamentale qui se cache derrière cette idée. Elle a démontré que les mouvements internationaux de monnaie n'étaient pas les conséquences de l'état du commerce : ils constituent non l'effet mais la cause d'une balance commerciale favorable ou défavorable. Les métaux précieux sont distribués parmi les individus et donc parmi les nations selon l'étendue et l'intensité de leurs demandes de monnaie. Aucun individu et aucune nation ne doit craindre à aucun moment d'avoir moins de monnaie que nécessaire. Les mesures gouvernementales destinées à réguler les mouvements internationaux de monnaie, afin d'assurer que la communauté ait le montant nécessaire, sont tout aussi peu nécessaires et peu appropriées que, par exemple, une intervention pour assurer la suffisance en blé, acier ou autre. Cet argument a porté le coup fatal à la théorie mercantiliste. [2]

Néanmoins, les hommes de l'Etat se sont toujours fortement préoccupés du problème de la distribution internationale de monnaie. La théorie de Midas, systématisée par le mercantilisme, a été la règle suivie par les gouvernements lorsqu'il s'est agi de prendre des mesures de politique commerciale. Malgré Hume, Smith et Ricardo, elle domine encore l'esprit des hommes, plus qu'on ne l'attendrait. Tel le Phénix, elle renaît toujours et encore de ses cendres. Et, en effet, il serait difficilement possible de la démolir avec des arguments objectifs. Car elle trouve ses disciples parmi le grand nombre de personnes semi-éduquées qui sont immunisées contre tout argument, aussi simple soit-il, s'il menace de leur retirer des illusions longtemps nourries, qui leur sont devenues trop chères. Il est simplement regrettable que ces opinions courantes prédominent non seulement dans les discussions de politique économique de la part des législateurs, de la presse - même dans les journaux spécialisés - et des hommes d'affaires, mais qu'elle occupe beaucoup de place dans la littérature scientifique. La faute doit être mise sur le compte des notions obscures concernant la nature des moyens fiduciaires et de leur importance sur la détermination des prix. Les raisons qui, d'abord en Angleterre puis dans les autres pays, ont été fournies en faveur de la limitation de l'émission des billets fiduciaires n'ont jamais été comprises par les auteurs modernes, qui ne les connaissent que de seconde ou de troisième main. Le fait qu'ils plaident en général contre ces mesures, ou ne demandent que des modifications qui laissent le principe inchangé, ne fait qu'exprimer leur manque d'enthousiasme à remplacer une institution qui, au fond, a indubitablement justifié son rôle, par un système dont ils sont incapables de prévoir les effets, les phénomènes du marché restant pour eux une énigme insoluble. Quand ces auteurs cherchent de nos jours un conseil en politique bancaire, ils ne peuvent rien trouver d'autre que celui caractérisé par le slogan "protection du stock national des métaux précieux". Nous pouvons passer ici rapidement sur ces idées car nous aurons l'occasion d'y revenir dans la troisième partie, lors de la discussion de la véritable signification des lois bancaires qui limitent l'émission des billets.

La monnaie ne va pas vers les endroits où le taux d'intérêt est le plus élevé. Il n'est pas non plus vrai que les nations les plus riches attirent la monnaie vers eux. La proposition que sa distribution parmi les agents économiques individuels dépend de son utilité marginale est aussi vraie pour la monnaie que pour tout autre bien économique. Faisons tout d'abord abstraction de tout concept géographique ou politique, comme l'Etat ou le pays, et imaginons un état de choses dans lequel la monnaie et les autres biens seraient totalement mobiles dans une zone de marché unifié. Supposons de plus que tous les paiements, autres que ceux qui s'annulent par compensation, se fassent par transferts de monnaie, et non par cession de moyens fiduciaires : ce qui signifie que les billets et les dépôts non couverts restent inconnus. Cette supposition, à nouveau, est similaire à celle de la "devise purement métallique" de l'Ecole de la circulation anglaise, bien que, grâce à notre concept précis des moyens fiduciaires, nous soyons capables d'éviter les obscurités et les défauts de leurs idées. Dans une situation correspondant à ces hypothèses, tous les biens économiques, y compris la monnaie bien sûr, tendent à être distribués de telle manière qu'une position d'équilibre entre les individus est atteinte, où aucun acte supplémentaire d'échange que pourrait entreprendre un individu ne puisse lui apporter de gain, d'augmentation de valeur subjective. Dans une telle position d'équilibre, le stock total de monnaie, tout comme le stock total des autres biens, est distribué parmi les individus selon l'intensité avec laquelle ils expriment leur demande sur le marché. Chaque déplacement des forces affectant le rapport d'échange entre la monnaie et les autres biens amène un changement correspondant de cette distribution, jusqu'à ce qu'une nouvelle position d'équilibre soit atteinte. C'est vrai pour chaque individu, mais c'est aussi vrai pour tous les individus d'une zone pris ensemble. Car les biens possédés et demandés par une nation ne sont que la somme des biens possédés et demandés par tous les agents économiques, privés comme publics, qui forment la nation, et dont l'Etat en tant que tel est un exemple important, mais bien loin d'être dominant.

Les balances commerciales ne sont pas la cause des mouvements de monnaie mais simplement des événements concomitants. Car si nous regardons sous le voile avec lequel les transactions monétaires cachent la nature des échanges de biens, il est alors clair que, même pour le commerce international, les biens sont échangés contre d'autres biens, grâce à l'utilisation de monnaie. Tout comme le fait l'individu isolé, tous les individus d'une communauté économique pris ensemble veulent en dernière analyse acquérir non de la monnaie mais d'autres biens économiques. Si l'état de la balance de paiements est telle que des mouvements monétaires doivent s'effectuer d'un pays vers un autre, indépendamment de tout changement d'estimation de la monnaie de la part de leurs habitants respectifs, alors des opérations sont menées pour rétablir l'équilibre. Les personnes qui reçoivent plus de monnaie qu'ils n'en ont besoin se dépêcheront de dépenser le surplus dès que possible, en achetant des biens de production ou de consommation. D'un autre côté, les personnes dont les stocks de monnaie deviennent moindres que le montant dont ils ont besoin seront obligées d'augmenter leurs stocks de monnaie, soit en restreignant leurs achats, soit en vendant des biens qu'ils possèdent. Les variations des prix qui se produisent, pour ces raisons, sur les marchés des pays en question donnent lieu à des transactions qui rétablissent toujours l'équilibre de la balance des paiements. Une balance des paiements bénéficiaire ou déficitaire qui ne résulte pas d'un changement des conditions de la demande de monnaie ne peut être que transitoire. [3]

Ainsi, les mouvements internationaux de monnaie, s'ils ne sont pas de nature transitoire et donc rapidement éliminés par des mouvements en sens contraire, ont toujours pour origine des variations de la demande de monnaie. Il s'ensuit dès lors qu'un pays où les moyens fiduciaires ne sont pas employés n'a aucun risque de perdre son stock de monnaie au profit d'autres pays. Une pénurie ou une surabondance de monnaie ne peuvent pas plus être permanentes pour une nation que pour un individu. Au final, elles sont dispersées uniformément parmi tous les agents économiques qui utilisent le même bien économique comme moyen d'échange commun, et, naturellement, leurs effets sur la valeur objective de la monnaie, qui conduisent à l'ajustement entre le stock et la demande de monnaie, sont finalement uniformes pour tous les agents économiques. Les mesures de politique économique qui ont pour but d'accroître la quantité de monnaie en circulation dans un pays ne peuvent avoir de succès, tant que la monnaie circule aussi dans d'autres pays, que s'il en résulte un changement des demandes relatives de monnaie. Rien n'est fondamentalement modifié dans tout ceci avec l'emploi de moyens fiduciaires. Tant qu'il reste, malgré l'emploi des moyens fiduciaires, une demande de monnaie au sens strict, elle s'exprimera de la même façon.

Il y a beaucoup de trous dans la doctrine classique des échanges internationaux. Elle a été construite à une époque où les relations d'échange internationales étaient largement limitées à des biens présents. Il n'est donc pas surprenant que sa principale référence soit de tels biens et qu'elle ne prenne pas en compte la possibilité d'échanges internationaux de services et de biens présents contre des biens futurs. Il restait à des générations ultérieures d'effectuer les élargissements et les corrections nécessaires, une tâche qui était d'autant plus facile que la seule chose demandée était d'étendre la même doctrine pour englober aussi ces phénomènes. La doctrine classique s'était de plus limitée à la partie du problème représentée par la monnaie métallique. Le traitement qui concernait la monnaie de crédit n'était pas satisfaisant et ce défaut n'a pas encore connu de remède. Ce problème a été considéré trop intensivement du point de vue de la technique du système monétaire et trop peu du point de vue de la théorie des échange de biens. Si l'on avait adopté ce dernier point de vue, il aurait été impossible d'éviter de commencer les recherches avec la proposition qui affirme que la balance commerciale entre deux pays ayant des monnaies différentes doit toujours être en équilibre, sans qu'il apparaisse de déséquilibre qu'il faille corriger par le transport de monnaie. [4] Si nous prenons comme exemple un pays avec étalon-or et un pays avec étalon-argent, il reste la possibilité que la monnaie d'un des deux pays puisse être affectée à un usage non monétaire. Une telle possibilité ne doit naturellement pas être prise en compte. Les relations entre deux pays avec une monnaie décrétée [fiat money] serait le meilleur exemple à prendre : si nous rendons simplement notre exemple plus général en supposant que la monnaie métallique peut être utilisée, alors seul l'usage monétaire de la monnaie métallique doit être considéré. Il est alors immédiatement clair que les biens et les services ne peuvent être payés qu'avec des biens et des services : en dernière analyse, il ne peut pas être question de paiements en monnaie.

 

Notes

[1] La théorie énoncée ici, qui provient de Ricardo, est défendue avec force de nos jours par Cassel, qui utilise le terme de "parité des pouvoirs d'achat" pour le rapport d'échange statique. Cf. Cassel, Money and Foreign Exchange after 1914, Londres, 1922, p. 181.

[2] Cf. Senior, Three Lectures on the Transmission of the Precious Metals from Country to Country and the Mercantile Theory of Wealth, Londres, 1828, pp. 5 et suivantes.

[3] Cf. Ricardo, Principles of Political Economy and taxation (Works ed McCulloch, 2ème édition, Londres, 1852), pp. 213 et suivantes ; Herzka, Das Wesen des Geldes, Leipzig 1887, pp. 42 et suivantes ; Kinley, op. cit. pp. 78 et suivantes ; Wieser, Der Geldwert und seine Veränderungen, pp. 530 et suivantes).

[4] Des déplacements transitoires sont possibles, si la monnaie étrangère est acquise par anticipation spéculative d'une réévaluation future.


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