La Théorie de la monnaie et du crédit

Nouvelle édition de 1952 (réédité en 1971 par The Foundation for Economic Education)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Deuxième partie : la valeur de la monnaie

Chapitre 5 : Le problème de la mesure de la valeur d'échange objective de la monnaie et de ses variations

1. L'historique du problème

Le problème de la mesure de la valeur d'échange objective de la monnaie et de ses variations a attiré beaucoup plus d'attention que son importance n'en mérite. Si toutes les colonnes de chiffres, de tableaux et de courbes qui ont été préparées à ce sujet pouvaient réussir ce qu'on en attendait, il faudrait alors certainement être d'accord pour dire que toute cette énorme dépense de travail nécessaire à leur élaboration n'a pas été faite en vain. En fait, on en espérait rien moins que la solution aux difficiles questions concernant le problème de la valeur d'échange objective de la monnaie. Mais on sait très bien, et depuis l'invention de ces méthodes, que de telles aides ne servent à rien.

Le fait que, malgré tout ceci, on continue à travailler avec zèle sur l'amélioration des méthodes de calcul des indices, et qu'elles aient été capables d'obtenir une certaine popularité qui est sinon déniée à la recherche économique, peut apparaître étrange. Ceci s'explique si nous prenons en compte certaines particularités de l'esprit humain. Comme le roi dans le livre de Rückert "Weisheit des Brahmanen ", le profane tend toujours à chercher des formules qui résument les résultats des recherches scientifiques en quelques mots. Or l'expression la plus brève et la plus riche pour de tels résumés est celles des chiffres. On cherche un simple énoncé numérique même lorsque la nature du cas l'exclut. Les résultats les plus importants de la recherche en sciences sociales laissent la plupart indifférents mais un ensemble de chiffres éveille l'intérêt. L'Histoire devient une série de dates, l'économie un recueil de données statistiques. L'objection la plus courante du profane envers l'économie est qu'il n'y a pas de lois économiques. Et si on essaie de répondre à sa critique, il demande alors invariablement qu'on lui fournisse l'exemple d'une telle loi, avec son nom et son énoncé - comme si des fragments de systèmes, dont l'étude demande des années de réflexion de la part de l'expert, pouvaient être compris en quelques minutes par un novice. Ce n'est qu'en laissant tomber des bouts de statistiques que le théoricien de l'économie peut maintenir son prestige face aux questions de cette sorte.

De grands noms de l'Histoire de l'économie sont associés à divers systèmes d'indices. En effet, il était très naturel que les meilleurs cerveaux soient attirés par ce problème extraordinairement difficile. Mais en vain. Des recherches plus poussées nous montrent que les inventeurs des ces diverses méthodes avaient une faible opinion de leurs tentatives et qu'ils étaient capables, en général, d'estimer à juste titre leur importance. Celui qui essaie de prendre la peine de démontrer l'inutilité des indices pour la théorie monétaire et pour les tâches concrètes de la politique monétaire pourra choisir ses armes dans les écrits de ceux-là mêmes qui les ont inventés.

2. La nature du problème

La valeur d'échange objective de l'unité monétaire peut être exprimée en unités de n'importe quelle marchandise individuelle. Tout comme nous avons l'habitude de parler du prix monétaire d'un autre bien échangeable, nous pourrions parler du prix en marchandise de la monnaie. Nous aurions alors autant d'expressions pour la valeur d'échange objective de la monnaie qu'il y a de biens commerciaux échangeables contre de la monnaie. Mais ces expressions nous apprennent peu de choses : elles ne répondent pas aux questions que nous cherchons à résoudre. Il y a deux parties dans le problème de la mesure de la valeur d'échange objective de la monnaie. Tout d'abord, nous devons obtenir une démonstration chiffrée des variations de la valeur d'échange objective de la monnaie. Puis il faut voir s'il est possible de faire un examen quantitatif des causes des mouvements particuliers des prix, avec une attention spéciale pour la question de savoir s'il serait possible de montrer des variations du pouvoir d'achat de la monnaie issues du côté monétaire du rapport.

Tant qu'il s'agit de la première partie du problème, il est évident que sa solution doit supposer l'existence d'un bien, ou d'un ensemble de biens, qui ait une valeur d'échange objective inchangée. Le fait que l'on ne puisse pas concevoir de tels biens n'a pas besoin de plus d'explications. Car un bien de cette sorte ne pourrait exister que si tous les rapports d'échange entre les biens étaient fixes. Avec les fondements continuellement changeants sur lesquels reposent les rapports d'échange du marché, cette hypothèse ne peut jamais être réalisée dans un ordre social basé sur le libre échange des biens. [1]

Mesurer signifie déterminer le rapport entre une quantité et une autre qui ne varie pas, ou qui est supposée ne pas varier. Ne pas varier par rapport à la quantité mesurée, ou au moins la légitimité de cette hypothèse, est une condition sine qua non de toute mesure. Ce n'est que lorsque l'on peut faire cette hypothèse qu'il est possible de déterminer les variations qu'il faut mesurer. Alors, si le rapport entre la mesure et l'objet à mesurer est modifié, ce ne peut provenir que des causes affectant cet objet. Ainsi, les problèmes de la mesure des deux types de variations de la valeur d'échange objective de la monnaie vont ensemble. Si on peut résoudre l'un, on peut résoudre l'autre. Et la preuve du caractère insoluble de l'un est aussi une preuve du caractère insoluble de l'autre.

3. Les méthodes de calcul des indices

Presque toutes les tentatives qui ont été faites jusqu'alors pour résoudre le problème de la mesure de la valeur d'échange objective de la monnaie ont commencé à partir de l'idée suivante : si les mouvements de prix d'un grand nombre de biens étaient combinés par une méthode particulière de calcul, les effets des déterminants des mouvements de prix qui résident du côté des biens se compenseraient largement entre eux. Et donc, de tels calculs permettent de découvrir la direction et l'importance des effets des déterminants des prix qui résident du côté de la monnaie. Cette hypothèse serait correcte, et les recherches faites avec son aide conduiraient aux résultats voulus, si les rapports d'échange entre les autres biens économiques étaient constants entre eux. Comme cette hypothèse ne tient pas, il faut trouver refuge dans toutes sortes d'hypothèses artificielles afin d'avoir au moins une idée de l'importance des résultats obtenus. Mais le faire signifie abandonner les bases solides de la statistique et entrer dans un territoire où, en l'absence de tout guide fiable (que seule une compréhension complète de toutes les lois gouvernant la valeur de la monnaie peut nous fournir), nous devons nécessairement nous égarer. Aussi longtemps que les déterminants de la valeur d'échange objective de la monnaie ne sont pas élucidés de façon satisfaisante d'une autre manière, il manque le seul guide fiable possible dans l'enchevêtrement des statistiques. Mais même si la recherche des déterminants des prix et de leurs fluctuations, et la séparation de ces déterminants en facteurs simples, pouvaient être obtenues avec une précision parfaite, la recherche statistique des prix reposeraient encore sur ses propres ressources au point précis où elle aurait le plus besoin de soutien. Ce qui veut dire que, en théorie monétaire comme dans toutes les autres branches de la recherche économique, il ne sera jamais possible de déterminer l'importance quantitative des facteurs séparés. L'examen de l'influence exercée par chaque déterminant des prix n'atteindra jamais le stade où il sera capable d'affecter des valeurs numériques aux différents facteurs. Tous les déterminants des prix exercent leurs effets au travers des estimations subjectives des individus ; et l'étendue de l'influence d'un facteur donné sur les estimations subjectives ne peut pas être prédite. Par conséquent, l'évaluation des résultats des recherches statistiques sur les prix, même si elle pouvait être justifiée par des conclusions théoriques établies, resterait fortement dépendante des estimations grossières du chercheur, une circonstance qui est de nature à réduire considérablement leur valeur. Sous certaines conditions, les indices peuvent rendre des services pour aider la recherche de l'histoire et des statistiques des prix. Pour le développement de la théorie de la nature et de la valeur de la monnaie, elles ne sont malheureusement pas d'un grand secours.

4. Le raffinement de Wieser pour calculer les indices

Très récemment, Wieser a fait une nouvelle suggestion qui constitue une amélioration de la méthode budgétaire du calcul des indices, employée notamment par Falkner. [2] Cette nouvelle méthode est basée sur l'idée que lorsque les salaires nominaux changent mais continuent à représenter le même salaire réel, alors la valeur de la monnaie a changé, parce qu'elle exprime la même quantité réelle de valeur différemment d'auparavant, ou parce que le rapport entre l'unité monétaire et l'unité de valeur réelle a changé. D'un autre côté, la valeur de la monnaie est considérée comme constante lorsque les salaires nominaux augmentent ou baissent mais lorsque les salaires réels sont modifiés de façon exactement parallèle. Si l'opposition entre le revenu monétaire et le revenu réel est substituée à celle entre salaire nominal et salaire réel et qu'on remplace l'individu unique par l'ensemble de tous les individus, on dit alors qu'il s'ensuit que de telles variations du revenu monétaire total accompagnées par des variations correspondantes du revenu réel total n'indiquent pas une variation de la valeur de la monnaie, même si les prix des biens ont changé au même moment en accord avec les nouvelles conditions de l'offre. Ce n'est que lorsque le même revenu réel est exprimé par un revenu monétaire différent que la valeur spécifique de la monnaie change. Ainsi, pour mesurer la valeur de la monnaie, il faut choisir un certain nombre de revenus typiques et il faut déterminer la dépense réelle correspondant à chacun, c'est-à-dire la quantité de chaque type de produit pour lequel le revenu est dépensé. La dépense monétaire correspondant à cette dépense réelle doit aussi être montrée, tout ceci pour une année de base particulière. Puis, pour chaque année, il faut évaluer les sommes de monnaie qui représentent la même quantité de valeur réelle, étant donnés les prix du moment. Il en résulterait la possibilité d'établir une moyenne qui donnerait une expression monétaire du revenu réel prix comme base, expression déterminée pour le pays entier année après année sur le marché. Ainsi, on découvrirait si une valeur réelle constante a une valeur monétaire constante, croissante ou décroissante année après année. On obtiendrait ainsi une mesure des variations de la valeur de la monnaie (Cf. Wieser. Über die Messung der Veränderungen des Geldwerts. [3]

Les difficultés techniques de cette méthode, qui est la plus proche de la perfection et la plus profondément pensée de toutes les méthodes de calcul des indices, sont apparemment insurmontables. Mais même s'il était possible de les maîtriser, cette méthode ne pourrait remplir le but qu'elle se propose de servir. Elle ne pourrait atteindre ses fins que sous la même hypothèse qui justifierait les autres méthodes : la supposition que tous les rapports d'échange entre les biens économiques individuels autre que la monnaie sont constants, et que seul les rapports entre la monnaie et chaque autre bien sont sujets à des fluctuation. Ceci impliquerait naturellement une inertie de toutes les institutions sociales, de la population, de la distribution de la richesse et des revenus, et des évaluations subjectives des individus. Quand tout bouge, la supposition s'effondre complètement.

Ceci ne pouvait échapper à Wieser, qui insiste pour prendre en considération le fait que les types de revenu et les classes qui composent la société sont peu à peu modifiés, et qu'au cours du temps certains types de consommation s'arrêtent et que d'autres commencent. Pour des périodes courtes, Wieser pense que ceci n'implique pas de difficulté particulière : il serait facile de conserver le caractère comparable des totaux en éliminant les dépenses qui n'entrent pas dans les deux ensembles budgétaires. Pour des périodes longues, il recommande la méthode en chaîne de Marshall qui consiste à toujours inclure un nombre suffisant de types transitoires et de restreindre les comparaisons de chaque type donné à celui le précédant ou lui succédant immédiatement. Ceci n'élimine pas la difficulté. Plus nous remontons l'Histoire, plus nous devons éliminer. A la fin, il semble que seules subsisteraient les parties du revenu réel qui servent à satisfaire les besoins les plus fondamentaux de l'existence. Même dans ce cas limité, les comparaisons seraient impossibles entre, par exemple, l'habillement du vingtième siècle et celui du dixième siècle. Il est encore moins possible de retracer l'historique des revenus typiques, ce qui impliquerait nécessairement de prendre en considération la division existante de la société en classes. Le progrès de la différentiation sociale augmente sans cesse le nombre des types de revenus. Et ceci n'est en aucun cas simplement dû à la division des types : le processus est bien plus compliqué. Les membres d'un groupe s'en détachent et se mêlent à d'autres groupes ou parties d'autres groupes de manière très compliquée. A quel type de revenu du passé pouvons nous comparer celui, par exemple, du travailleur moderne en usine ?

Mais même si nous ignorions toutes ces considérations, d'autres difficultés surgiraient. Il est très possible, et même probable, que les évaluations subjectives de parties égales du revenu réel ont changé au cours du temps. Des changements dans la façon de vivre, dans les goûts, et dans les opinions concernant la valeur d'usage objective des biens économiques individuels, suscitent des fluctuations extraordinairement importantes, même pour des périodes courtes. Si nous ne prenons pas ceci en compte dans nos estimations des variations de la valeur de la monnaie de ces parties du revenu, de nouvelles sources d'erreurs se produiront, qui peuvent changer fondamentalement nos résultats. D'un autre côté, il n'y a pas aucune base qui permette de les prendre en compte.

Tous les systèmes d'indice, tant qu'on essaie de leur donner en théorie monétaire une plus grande importance qu'un simple jeu de chiffres, sont basés sur l'idée de mesurer l'utilité d'une certaine quantité de monnaie. [4] Le but est de déterminer si un gramme d'or est plus ou moins utile aujourd'hui qu'il ne l'était à un certain moment du passé. Tant que l'on s'intéresse à la valeur d'échange objective, une telle recherche peut peut-être donner des résultats. Nous pouvons imaginer, si nous voulons, par exemple, qu'une miche de pain a toujours la même utilité au sens objectif, a toujours les mêmes vertus nutritives. Il ne nous est pas nécessaire de discuter afin de savoir si ceci est licite ou non. Car tel n'est certainement pas le but des indices : leur but est de déterminer l'importance subjective de la quantité de monnaie en question. Pour ceci, il faut avoir recours à la fiction assez nébuleuse et illégitime d'un homme immortel avec des évaluations constantes. Dans les revenus de Wieser qui doivent être remontés au travers des siècles, on peut voir un essai de raffiner cette fiction et de la libérer de ses limites. Mais même cette tentative ne pouvait pas rendre l'impossible possible et devait nécessairement échouer. Elle représente le développement le plus parfaitement concevable du système d'indices, et le fait qu'elle ne conduise à aucun résultat pratique condamne toute l'entreprise. Bien sûr, ceci ne pouvait échapper à Wieser. S'il a négligé de le souligner, c'est probablement dû uniquement aux circonstances : il ne cherchait pas tant à indiquer une façon de résoudre ce problème insoluble qu'à extraire d'une méthode usuelle tout ce qui pouvait en être tiré.

5. L'utilité pratique des indices

Que les méthodes proposées pour mesurer les variations de la valeur de la monnaie ne soient pas correctes n'est cependant pas trop grave si nous voulons seulement les utiliser pour résoudre des problèmes pratiques de politique économique. Même si les indices ne peuvent pas répondre aux demandes de la théorie, ils peuvent cependant, malgré leurs défauts fondamentaux et l‘inexactitude des méthodes qui permettent de les obtenir, fournir des services utiles au politicien.

Si nous n'avons pas d'autre but que de comparer différents instants qui restent proches, alors les erreurs qui résident dans chaque méthode de calcul peuvent être ignorées pour nous permettre d'en tirer certaines conclusions grossières. Ainsi, par exemple, il devient possible, jusqu'à un certain point, de franchir l'intervalle temporel qui existe, lors d'une période de variation de la valeur de la monnaie, entre les mouvements des taux boursiers et ceux du pouvoir d'achat exprimé par le prix des biens. [5]

De la même façon, nous pouvons suivre statistiquement les progrès des variations du pouvoir d'achat de mois en mois. Il n'y a pas de doute quant à l'utilité pratique pour certains buts de tous ces calculs : ils ont prouvé leur valeur lors d'événements récents. Mais nous ne devons pas demander plus d'eux que ce qu'ils sont capables de nous donner.

 

Notes

[1] Cf. Menger, Grundsätze, pp. 208 et suivantes.

[2] Sur la méthode de Faulkner, voir Laughlin, op. cit. pp. 213-221 et Kinley, op. cit. pp. 253 et suivantes.

[3] Schriften des Vereins für Sozialpolitik, 132. Bd., Leipzig, 1910), pp. 544 et suivantes. Joseph Lowe semble avoir fait une proposition similaire dès 1822 ; voir à ce sujet Walsh, The Measurement of General Exchange-Value, New York, 191 p. 84.

[4] Cf. Weiss, op. cit., p. 546.

[5] Cf. aussi plus bas le chapitre VI de la deuxième partie, paragraphe 4.


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