La Théorie de la monnaie et du crédit

Nouvelle édition de 1952 (réédité en 1971 par The Foundation for Economic Education)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Deuxième partie : la valeur de la monnaie

Chapitre 1 : le concept de la valeur de la monnaie

1. Les facteurs subjectifs et objectifs dans la théorie de la valeur de la monnaie

L’élément central du problème économique de la monnaie est la valeur d’échange objective de la monnaie, ce qu’on a l’habitude d’appeler son pouvoir d’achat. C’est le point de départ nécessaire de toute discussion, car c’est seulement en liaison avec sa valeur d’échange objective que se manifestent les propriétés particulières de la monnaie, qui la différencient des autres biens.

Il ne faut pas croire que ceci implique que la valeur subjective est moins importante dans la théorie de la monnaie qu’ailleurs. Les estimations subjectives des individus sont la base de l’évaluation économique de la monnaie comme pour tous les autres biens. Et ces estimations subjectives proviennent au final, dans le cas de la monnaie comme pour les autres biens économiques, de la condition nécessaire reconnue de l’existence d’une utilité, certains buts ultimes d’un individu étant donnés. [1] Néanmoins, alors que l’utilité des autres biens dépend de certains faits extérieurs (la valeur d’usage objective du bien) et de certains faits internes (la hiérarchie des besoins humains), c’est-à-dire de conditions qui n’appartiennent pas au domaine économique mais sont en partie d’une nature technique et en partie d’une nature psychologique, la valeur subjective de la valeur de la monnaie est conditionnée par sa valeur d’échange objective, c’est-à-dire par une caractéristique qui ressortit au domaine de l’économie.

Dans le cas de la monnaie, la valeur d’usage subjective et la valeur d’échange subjective coïncident. [2] Les deux découlent de la valeur d’échange objective, car la monnaie n’a pas d’autre utilité que celle provenant de la possibilité de l’échanger contre d’autres biens économiques. Il est impossible de concevoir une autre fonction à la monnaie, en tant que monnaie, qui puisse être séparée de sa valeur d’échange objective. Tant que l’on parle de la valeur d’usage d’une marchandise, il est sans importance de savoir si ce bien a aussi une valeur d’échange. Mais, pour que la monnaie puisse avoir une valeur d’usage, l’existence de sa valeur d’échange est essentielle.

On peut aussi exprimer la particularité de la valeur de la monnaie en disant que, tant que l’on s’intéresse à un individu, la monnaie n’a pas de valeur d’usage du tout, mais seulement une valeur d’échange subjective. C’est ce que font, par exemple, Rau [3] et Böhm-Bawerk [4]. Que l’on emploie l’une ou l’autre formulation, la recherche scientifique des caractéristiques de la monnaie conduira aux mêmes conclusions. Il n’y a pas de raison d’engager une discussion sur ce sujet, en particulier depuis que la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange ne tient plus dans la théorie de la valeur la place importante qu’elle avait autrefois. [5] La seule chose qui nous concerne est de montrer que la tâche de l’économie à propos de la valeur de la monnaie est une tâche plus grande que celle à propos de la valeur des marchandises. En expliquant la valeur des marchandises, l’économiste peut et doit se contenter d’accepter les valeurs subjectives comme des données et laisser au psychologue le rôle de trouver leurs origines. A l’inverse, le vrai problème de la valeur de la monnaie commence seulement où il s’arrête dans le cas de la valeur des marchandises : la recherche des déterminants objectifs de sa valeur subjective, car il n’y a pas de valeur subjective de la monnaie sans valeur d’échange objective. Ce n’est pas le rôle de l’économiste, mais celui des spécialistes des sciences naturelles, d’expliquer pourquoi le blé est utile à l’homme et pourquoi ce dernier lui donne de la valeur. Mais c’est à l’économiste et à lui seul d’expliquer l’utilité de la monnaie. Considérer la valeur subjective de la monnaie sans discuter de la valeur d’échange objective est impossible. Au contraire des marchandises, la monnaie ne serait jamais utilisée si elle n’avait pas de valeur d’échange objective, pas de pouvoir d’achat. La valeur subjective de la monnaie dépend toujours de la valeur subjective des autres biens économiques qu’on peut échanger contre elle. Sa valeur subjective est en fait un concept dérivé. Si nous voulons estimer l’importance attribuée à une certaine somme de monnaie, connaissant la dépendance d’une satisfaction donnée vis-à-vis d’elle, nous ne pouvons le faire qu’avec l’hypothèse que la monnaie possède une valeur d’échange objective donnée. "La valeur d’échange de la monnaie est la valeur d’usage anticipée des choses qu’on peut obtenir avec elle". [6] A chaque fois que quelqu’un donne une valeur à la monnaie, c’est parce qu’il suppose qu’elle a un certain pouvoir d’achat.

Il pourrait être objecté que la simple possession par la monnaie d’un montant quelconque correspondant à une valeur d’échange objective n’est pas suffisant pour garantir la possibilité de l’utiliser comme moyen d’échange. Il est également nécessaire que ce pouvoir d’achat soit présent suivant une certaine répartition, ni trop grande ni trop petite, mais telle que la proportion entre la valeur des unités de monnaie et celle des unités de marchandises soit commode pour l’utilisation de la monnaie dans les échanges ordinaires de la vie courante. Même s’il était vrai que la moitié de la monnaie d’un pays puisse rendre le même service que le total actuel en doublant la valeur de l’unité monétaire, il serait douteux de soutenir la proposition similaire avec une augmentation, ou une diminution, de la valeur d’une unité par un million, en correspondance inverse avec des changements de la quantité de monnaie. En effet, une telle forme de monnaie pourrait difficilement remplir les fonctions de moyen d’échange commun aussi bien que la forme actuelle. Essayons d’imaginer une monnaie-marchandise dont une tonne entière, ou alors un millième de milligramme, serait équivalente à un dollar, et pensons aux inconvénients, aux obstacles insurmontables en fait, auxquels conduirait l’emploi d’un tel moyen pour le commerce.

Aussi vrai que ce soit, le problème des grandeurs effectives d’un rapport d’échange entre la monnaie et les marchandises et le problème de taille de l’unité monétaire ne sont pas des problèmes économiques. C’est une question qui appartient à la discussion des conditions techniques qui rendent un bien particulier adapté au rôle de monnaie. La rareté relative des métaux précieux est suffisamment grande pour leur donner une valeur d’échange objective élevé, mais point trop importante pour ne pas leur donner des valeurs d’échange trop grandes. Cette rareté relative doit être reconnue, avec les autres caractéristiques de ces métaux : divisibilité pratiquement illimitée, malléabilité, pouvoir de résistance aux influences destructrices externes, comme des facteurs qui furent décisifs pour les faire reconnaître comme les biens les plus propres à l’échange et donc pour les faire accepter comme monnaie. Mais aujourd’hui, les systèmes monétaires étant développés, le niveau particulier de la valeur des métaux précieux n’a plus aucune d’importance pour leur utilisation comme monnaie. L’organisation moderne du système de compensation et l’institution de moyens fiduciaires ont rendu le commerce indépendant du volume ou du poids du matériau monétaire.

2. La valeur d’échange objective de la monnaie

De ce qui a été dit, il s’ensuit qu’il ne peut y avoir de discussion sur le problème de la valeur de la monnaie sans considérer sa valeur d’échange objective. Dans les conditions modernes, la valeur objective de la monnaie, que Wieser appelle aussi Verkehrswert (ou valeur dans les transactions du commerce), est le type le plus important de valeur, car elle gouverne les aspects de la vie économique non seulement d’un individu mais aussi de la société. Hormis pour son explication des fondements de la Théorie de la Valeur, l’économie s’occupe presque exclusivement de valeurs d’échange objectives. [7] Et si cela est vrai, jusqu’à un certain point, pour tous les biens, y compris ceux qui sont utiles en dehors de la valeur d’échange qu’il possèdent, c’est encore plus vrai de la monnaie.

"La valeur d’échange objective des biens est leur importance objective dans l’échange, ou, pour parler autrement, leur capacité dans des circonstances données de procurer une quantité spécifique d’autres biens par l’échange." [8] Il faut cependant observer que même la valeur d’échange objective n’est pas vraiment une propriété des biens eux-mêmes, qui leur serait conférée par la nature, mais que cette valeur découle également en dernier ressort du processus humain d’évaluation des biens individuels. Certes, les taux d’échange qui sont établis entre des biens différents dans les transactions commerciales, et qui sont déterminés par l’influence collective des évaluations subjectives de toutes les personnes commerçant sur le marché, se présentent comme des faits accomplis aux individus séparés, qui ont d’habitude une influence infinitésimale sur la détermination des rapports. Et ces faits doivent être dans la plupart des cas acceptés sans condition. Il fut donc facile, par une abstraction fallacieuse de cet état de choses, de faire croire à l’opinion que chaque bien arrive sur le marché douée d’une quantité définie de valeur, indépendante des évaluations des individus. [9] De ce point de vue erroné, les biens ne sont pas échangés contre d’autres par des êtres humains ; ils s’échangent tout simplement.

La valeur d’échange objective, telle qu’elle apparaît dans la théorie subjective de la valeur, n’a rien de commun, si ce n’est le nom, avec la vieille idée développée par l’Ecole Classique d’une valeur d’échange inhérente aux choses elles-mêmes. Dans la théorie de la valeur de Smith et Ricardo, et dans celle de leurs successeurs, la valeur d’échange joue le rôle principal. Ces théories essaient d’expliquer tous les phénomènes de la valeur en partant de la valeur d’échange, qu’elles interprètent comme la valeur du travail ou la valeur des coûts de production. Pour la théorie moderne de la valeur leur terminologie n’a qu’une importance historique et une confusion des deux concepts de la valeur d’échange n’est plus à craindre. Ceci écarte les objections qui ont été faites récemment sur l’usage continué de l’expression "valeur d’échange objective." [10]

Si la valeur d’échange objective d’un bien est son pouvoir de disposer d’une certaine quantité d’autre biens en échange, son prix est cette quantité effective d’autres biens. Il s’ensuit que les concepts de prix et de valeur objective d’échange ne sont en aucun cas identiques. "Mais il est néanmoins vrai que les deux obéissent aux mêmes lois. Car quand la Loi des Prix déclare qu’un bien se vend à un prix particulier, et explique pourquoi il en est ainsi, ceci implique bien sûr que le bien soit capable de se vendre à ce prix, et explique pourquoi il est capable de le faire. La Loi des Prix comprend la Loi de la Valeur d’Echange." [11]

Par "la valeur d’échange objective de la monnaie" nous signifions de même la possibilité d’obtenir une certaine quantité d’autres biens économiques en échange d’une quantité donnée de monnaie ; et par le "prix de la monnaie" cette quantité de biens. Il est possible d’exprimer la valeur d’échange d’une unité de monnaie en unités de n’importe quelle marchandise et de parler du prix-marchandise de la monnaie. Mais dans la vie courante cette phraséologie et le concept sous-jacent sont inconnus. Car la monnaie est de nos jours le seul indicateur des prix.

3. Les problèmes de la théorie de la valeur de la monnaie

La théorie de la monnaie doit prendre en compte la différence fondamentale entre les principes qui gouvernent la valeur de la monnaie et ceux qui gouvernent la valeur des marchandises. Dans la théorie de la valeur des marchandises, il n’est pas nécessaire, au départ, de prêter attention à la valeur d’échange objective. Dans cette théorie, tous les phénomènes de détermination de la valeur et des prix peuvent être expliqués en partant de la valeur d’usage subjective. C’est autre chose dans la théorie de la valeur de la monnaie ; car puisque la monnaie, au contraire des autres biens, ne peut remplir sa fonction économique que si elle possède une valeur d’échange objective, rechercher sa valeur subjective nécessite de rechercher tout d’abord sa valeur d’échange objective. En d’autres termes, la théorie de la valeur de la monnaie nous ramène de la valeur d’échange subjective à la valeur d’échange objective.

Dans le système économique actuel, qui est fondé sur la division du travail et sur le libre échange des produits, les producteurs ne travaillent en règle générale pas directement pour leur propre satisfaction mais pour approvisionner le marché. Par conséquent, leurs calculs économiques sont déterminés non par les valeurs d’usage subjectives de leurs produits mais par leurs valeurs d’échange subjectives. Les évaluations qui ignorent la valeur d’échange subjective, et donc la valeur d’échange objective, d’un produit et ne tiennent compte que de la valeur d’usage subjective sont de nos jours très exceptionnelles. Elles sont pour la plupart limitées aux cas où les objets ont une valeur sentimentale. Mais si nous faisons abstraction des choses auxquelles certains individus attachent une importance symbolique parce qu’elles leur rappellent des expériences ou des personnes dont elles tiennent à garder le souvenir, tandis qu’aux yeux des autres, qui n’y ont aucun intérêt personnel, ces choses ne possèdent qu’une valeur bien plus faible, voire aucune valeur, alors il n’est pas possible de nier que les évaluations humaines des biens se fondent sur leur valeur d’échange. Ce n’est pas la valeur d’usage mais la valeur d’échange qui apparaît gouverner l’ordre économique moderne. Néanmoins, si nous recherchons les origines les plus profondes, nous trouvons qu’en dernier ressort c’est tout de même la valeur d’usage subjective des choses qui détermine la considération dans laquelle elles sont tenues. En dehors du fait que les marchandises acquises lors de l’échange de produits sont toujours évaluées d’après leur valeur d’usage subjective, les seules évaluations qui sont au final importantes pour la détermination des prix et des valeurs d’échange objectives sont celles basées sur la valeur d’usage subjective qu’ont les produits pour les dernières personnes qui les achètent dans la chaîne du commerce et qui les acquièrent pour les consommer.

Le cas de la monnaie est différent. Sa valeur d’échange objective ne peut pas se référer à une quelconque valeur d’usage indépendante de l’existence de sa valeur d’échange objective. Aux origines des systèmes monétaires, la monnaie était encore une marchandise qui pouvait cesser de circuler en atteignant les mains d’un acheteur final ou consommateur. [12] Dans les premières phases de l’histoire de la monnaie il y avait même des marchandises monétaires dont les qualités naturelles empêchaient de les utiliser comme monnaie au-delà d’une courte période. Un boeuf ou un sac de blé ne pouvaient rester infiniment en circulation. Tôt ou tard, il fallait les retirer de la circulation pour les consommer afin que la partie de leur valeur indépendante de leur emploi comme monnaie de soit pas diminuée par une détérioration de leur substance. Dans un système monétaire développé nous trouvons, au contraire : la monnaie marchandise [commodity money] dont de grandes quantités restent constamment en circulation et ne sont jamais consommées ou utilisées dans l’industrie ; la monnaie de crédit [credit money], dont le fondement, un titre de paiement, n’est jamais utilisé ; et parfois même une monnaie décrétée [fiat money], qui n’a pas d’autre utilisation hormis celle de monnaie.

Parmi les plus éminents économistes, de nombreux ont accepté l’idée que la valeur de la monnaie et de la matière dont elle est constituée dépendent uniquement de son emploi industriel et que le pouvoir d’achat de notre monnaie métallique actuelle, par exemple, et donc la possibilité de son emploi continué comme monnaie, disparaîtrait immédiatement si les propriétés du matériau constitutif de la monnaie en tant que métal utile étaient supprimées par un accident quelconque. [13] De nos jours, cette opinion n’est plus tenable, non seulement parce qu’il y a une longue série de phénomènes dont elle ne tient pas compte, mais principalement parce qu’elle s’oppose aux lois fondamentales de la théorie de la valeur économique. Affirmer que la valeur de la monnaie se fonde sur l’emploi non monétaire de sa matière élimine complètement le véritable problème. [14] Non seulement nous devons expliquer la possibilité de la monnaie décrétée, dont le matériau a une valeur bien plus faible sans le sceau officiel qu’avec, mais nous devons aussi répondre à la question consistant à savoir si la possibilité d’emploi de la monnaie marchandise affecte son utilité et donc sa valeur, et jusqu’à quel point. Le même problème se pose dans le cas de la monnaie de crédit.

Une partie du stock d’or à la disposition de l’humanité est utilisée pour des buts monétaires, une autre pour l’industrie. Un changement d’un type d’usage vers l’autre est toujours possible. Des lingots passent des coffres-forts des banques vers les ateliers des orfèvres et des doreurs, qui retirent aussi des pièces actuelles de la circulation pour les fondre. D’un autre côté, les choses faites en or, même avec une grande valeur artistique, se retrouvent à la Monnaie quand les circonstances défavorables du marché rendent impossible une vente à un prix plus élevé que l’or en barre. Le même morceau de métal peut même remplir les deux rôles simultanément, comme nous le voyons avec des bibelots utilisés comme monnaie ou avec une pièce qui est portée par son propriétaire comme un bijou jusqu’à ce qu’il s’en sépare. [15]

La recherche des fondements de la valeur de la monnaie doit éliminer les déterminants qui proviennent des propriétés du matériau monétaire en tant que marchandise, car celles-ci ne fournissent aucun moyen de distinguer la valeur de la monnaie de la valeur des autres marchandises. La valeur de la monnaie marchandise est importante pour la théorie monétaire uniquement dans la mesure où elle dépend de la position économique spécifique de la monnaie, de sa fonction de moyen d’échange commun. Les changements dans la valeur du matériau monétaire qui proviennent de ses caractéristiques de marchandise doivent donc être considérés uniquement dans la mesure où ils peuvent la rendre plus ou moins appropriée pour remplir sa fonction monétaire. En dehors de ceci, la théorie monétaire doit considérer la valeur du matériau monétaire qui provient de son utilité industrielle comme une donnée.

Le matériau constitutif de la monnaie-marchandise doit avoir la même valeur s’il est utilisé comme monnaie ou pour un autre emploi. Qu’un changement de la valeur de l’or ait pour origine son emploi comme monnaie ou son emploi comme marchandise, dans les deux cas la valeur du stock total change uniformément. [16]

Il est est différemment pour la monnaie de crédit et la monnaie décrétée. Avec celles-ci, la substance qui porte la marque n’a pas d’importance pour déterminer la valeur de la monnaie. Dans certaines circonstances, elle peut avoir une valeur d’échange relativement élevée constituant une fraction considérable de la valeur d’échange total de la pièce ou du billet. Mais cette valeur, qui n’est pas basée sur les propriétés monétaires de la pièce ou du billet, n’a une importance pratique que lorsque la valeur basée sur les propriétés monétaires s’évanouissent, i.e., au moment où les individus participant aux opérations commerciales cessent d’utiliser la pièce ou le billet en question comme moyen d’échange commun. Tant que ce n’est pas le cas, les pièces ou les billets portant la marque monétaire doivent avoir une valeur d’échange plus élevée que les autres bouts du même matériau qui ne portent pas la marque de la caractéristique monétaire.

A nouveau, dans le cas de la monnaie de crédit, les titres utilisés comme monnaie ont une valeur d’échange différente des autres titres du même type mais non utilisés comme monnaie. Les billets des cent florins qui circulaient en tant que monnaie en Autriche-Hongrie avant la réforme avaient une valeur d’échange supérieure à, disons, un titre gouvernemental d’une valeur nominale de cent florin, bien que ce dernier rapportait un intérêt et que le premier n’en rapportait aucun.

Avant que l’or ne soit utilisé comme monnaie, il était évalué simplement d’après la possibilité de l’utiliser pour des buts de décoration. S’il n’avait jamais été utilisé comme monnaie, ou s’il avait cessé de l’être, sa valeur actuelle ne serait déterminée qu’à partir de son utilité dans l’industrie. Mais des occasions d’usage supplémentaires se sont ajoutées aux raisons originelles en vue de son estimation. L’or a commencé à être évalué en partie parce qu’il pouvait être utilisé comme moyen d’échange commun. Il n’est pas surprenant que sa valeur ait donc monté, ou au moins qu’une baisse de sa valeur, qui aurait eu lieu pour d’autres raisons, ait été contrebalancée. De nos jours la valeur de l’or, notre principal matériau monétaire moderne, est basé sur les deux usages possibles : pour les buts monétaires et pour les buts industriels. [17]

Il est impossible de dire dans quelle mesure la valeur actuelle de la monnaie dépend de son usage monétaire et dans quelle mesure elle dépend de son usage industriel. Quand l’institution de la monnaie a été établie au départ, la base industrielle de la valeur des métaux précieux a pu être prépondérante ; mais avec les progrès de l’organisation monétaire de la vie économique, l’usage monétaire est devenu de plus en plus important. Il est certain que, de nos jours, la valeur de l’or est amplement due à son emploi monétaire, et que sa démonétisation affecterait son prix d’une manière très marquée. [18] Le fort déclin du prix de l’argent depuis 1873 est largement dû à la démonétisation de ce métal dans de nombreux pays. Et lorsque, entre 1914 et 1918, de nombreux pays ont remplacé l’or par des billets de banque et des billets du Trésor de telle façon que l’or partit vers les pays restant avec un étalon-or, la valeur de l’or a baissé considérablement.

La valeur des matériaux qui sont utilisés pour la fabrication de la monnaie décrétée et de la monnaie de crédit est également influencée par leur usage comme monnaie tout comme par leur usage pour d’autres buts. La production des petites pièces [token coins, les pièces qui ne constituent pas de la monnaie marchandise et dont la valeur est la valeur faciale, par exemple nos pièces actuelles de 1 Franc, NdT] est aujourd’hui l’un des usage les plus importants de l’argent, par exemple. De même, quand l’émission de pièces de nickel a commencé il y a cinquante ans, le prix du nickel a si fortement augmenté que le Directeur de la Frappe Anglaise déclara en 1873 que si l’émission continuait avec du nickel, le coût du métal en lui-même serait supérieur à la valeur faciale des pièces. [19] Si nous préférons considérer ce type d’usage comme industriel et non monétaire, toutefois, c’est parce que les petites pièces ne sont pas de la monnaie mais des substituts monétaires, et donc que les interactions particulières entre les changements de la valeur de la monnaie et les changements de la valeur du matériau monétaire sont absents dans ces cas.

La tâche de la théorie de la valeur de la monnaie est d’exposer les lois qui déterminent la valeur d’échange objective de la monnaie. Ce n’est pas son rôle de s’occuper de la détermination de la valeur du matériau dont la monnaie-marchandise est constituée tant que cette valeur ne dépend pas de son emploi monétaire mais dépend de ses autres emplois. Ce n’est pas non plus la tâche de la théorie de la monnaie d’analyser les facteurs déterminant la valeur des matériaux utilisés comme support à la monnaie décrétée. La théorie s’occupe de la valeur d’échange objective de la monnaie uniquement dans la mesure où elle dépend de la fonction monétaire.

Les autres formes de valeur ne présentent aucun problème spécial pour la théorie de la valeur de la monnaie. Il n’y a rien à dire à propos de la valeur subjective de la monnaie qui soit différent des enseignements économiques à propos de la valeur subjective des autres biens économiques. Et ce qui est important à savoir sur la valeur d’usage objective de la monnaie peut se résumer en une phrase : elle dépend de la valeur d’échange objective de la monnaie.

 

Notes

[1] Cf. Böhm-Bawerk, op. cit., II. Abt., pp. 211 et suivantes.

[2] Cf. Walsh. The Fundamental Problem in Monetary Science, NeW York, 1903, p. 11 ; et de même, Spiethoff, Die Quantitätstheorie insbesondere in ihrer Verwertbarkeit als Haussetheorie (Festgaben für Adolf Wagner, Leipzig, 1905), p. 256).

[3] Cf. Rau, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, 6. Aufgabe, Meipzig, 1855, p. 80.

[4] Cf. Böhm-Bawerk, op. cit. II. Abt. p. 275. De même, Wieser, Der natürliche Wert, p. 45 ; Der Gelwert und seiner Veränderungen (Schriften des Vereins für Sozialpolitik, 132. Bd), p. 507.

[5] Cf. Böhm-Bawerk, op. cit. II. Abt. p. 273 ; Schumpeter, op. cit. p. 108.

[6] Cf. Wieser, Der natürliche Wert, p. 46.

[7] Cf. Wieser, ibid, p. 52.

[8] Cf. Wieser, op. cit. II. Abt, p. 214.

[9] Cf. Helfferich, Das Geld, op. cit. p. 301.

[10] Voir Schumpeter, op. cit. p. 109.

[11] Cf. Böhm-Bawerk, op. cit. II. Abt., p. 217.

[12] Cf. Wieser, Der Geldwert und seine geschichtlichen Veränderungen (Zeitschrift für Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung, XIII. Bd, 1904) p. 45.

[13] Même aussi tardivement que Menger, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, Vienne, 1871, p. 259 ; voir aussi Knies, op. cit. I. Bd. p. 323).

[14] Cf. Simmel, op. cit. p. 130.

[15] Mais, en règle générale, les objets d’art, les bijoux et les autres choses faites en métaux précieux ne doivent pas être considérées comme une part constituant le stock de métal qui joue le rôle de monnaie-marchandise. Il s’agit de biens du premier ordre, en regard desquels les barres ou les pièces de métal doivent être considérées comme des biens d’ordre supérieurs).

[16] Cf. Wieser, Der Geldwert und seine geschichtichen Veränderungen, p. 46.

[17] Il y a plus de deux cents ans, John Law, bien en avance sur son temps et avec une perspicacité géniale, avait saisi cette vérité : "Il est raisonnable de penser que l’argent s’échangerait sur le pied de ce qui était évalué pour les usages, comme métal, et qu’on donnait comme monnaie dans les échanges à raison de sa valeur. Le nouvel usage de la monnaie, auquel l’argent fut appliqué, dut ajouter à sa valeur, parce que, comme monnaie, il obviait aux désavantages et aux inconvénients de l’échange ; et conséquemment les demandes d’argent venant à s’augmenter, il reçut une valeur additionnelle, égale à l’accroissement de la demande occasionnée par son usage comme monnaie. Et cette valeur additionnelle n’est pas plus imaginaire que la valeur que l’argent avait dans les échanges comme métal, parce que telle ou telle valeur dérivait de son application à tels ou tels usages, et qu’elle était plus grande ou moindre, suivant les demandes d’argent comme métal, en proportion de sa quantité. La valeur additionnelle que l’argent reçut de son usage comme monnaie provient des ses qualités, qui le rendaient propres à cet usage ; et cette valeur fut en raison de la demande additionnelle occasionnée par son usage comme monnaie. Si l’une et l’autre de ces valeurs sont imaginaires, alors toutes les valeurs le sont ; car aucune chose n’a de valeur que par l’usage auquel on l’applique, et à raison des demandes qu’on en fait, proportionnellement à sa quantité." Considérations sur le numéraire et le commerce, éd. Daire. Economistes financiers du XVIIIe siècle, Deuxième édition, Paris 1851, p. 447 [passage reproduit en français dans le texte de Mises, NdT]. Cf. aussi Walras, Théorie de la Monnaie, Lausanne 1886, p. 40. Knies, op. cit. I. Bd., p. 324. Les théories objectives de la valeur ne peuvent pas comprendre ce principe fondamental de la théorie de la valeur de la monnaie. Ceci se voit clairement dans le manque de compréhension avec lequel Marx fait face aux arguments du passage de Law cité plus haut. Cf. Marx; Das Kapital, I. Bd., p. 56 n. 46.

[18] Cf. Heyn, Irrtümer auf dem Gebiete des Geldwesens, Berlin, 1900, p. 3 ; Simmel, op. cit. pp. 116 et suivantes.

[19] Cf. Jevons, Money and the Mechanism of Exchange, 13ème édition, Londres 1902, p. 49).


Chapitre précédent  |  Chapitre suivant  |  Page d'accueil