La Théorie de la monnaie et du crédit

Nouvelle édition de 1952 (réédité en 1971 par The Foundation for Economic Education)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Première partie : la nature de la monnaie

Chapitre 6 : les ennemis de la monnaie

1. La monnaie dans une communauté socialiste

Il a été montré que l'échange indirect devient inévitable sous certaines conditions, qui se produisent plus fréquemment quand la division du travail et la différentiation des besoins augmentent. Il a aussi été montré que l'évolution de l'échange indirect conduit petit à petit à l'emploi de quelques biens particuliers, ou même d'un seul, comme moyen d'échange commun. Quand il n'y a pas d'échange du tout, donc pas d'échange indirect, l'utilisation d'un moyen d'échange reste évidemment inconnu. C'était le cas quand le ménage isolé était l'unité économique typique et c'est ce qui sera à nouveau le cas un jour, selon les aspirations socialistes, dans un ordre purement socialiste dans lequel production et distribution sont systématiquement contrôlées par un organe central. Cette vision d'un système socialiste futur n'a pas été décrite en détail par ses prophètes. En réalité il n'ont pas tous la même vision. Certains admettent un domaine dans lequel biens et services économiques pourraient être échangés, et tant que c'est le cas l'utilisation de monnaie reste possible.

D'un autre côté, les certificats et les traites que la société organisée distribuerait à ses membres ne peuvent être considérés comme de la monnaie. Supposons qu'un reçu soit donné à chaque laboureur pour chaque heure de travail, et que le revenu social, aussi longtemps qu'il n'est pas employé pour satisfaire des besoins collectifs ou qu'il n'est pas utilisé pour aider ceux qui ne peuvent pas travailler, soit distribué en proportion du nombre de reçus possédés par chacun, de telle sorte que chaque reçu représente un titre sur une part proportionnelle du montant total des biens à distribuer. Alors l'importance d'un reçu particulier comme moyen de satisfaction des besoins d'un individu, en d'autres mots sa valeur, varierait proportionnellement à la taille du dividende total. Si, avec le même nombre d'heures de travail, le revenu de la société d'une année donnée n'était que la moitié de celui de l'année précédente, alors la valeur de chaque reçu serait de même divisée par deux.

C'est autre chose avec la monnaie. Une diminution de 50 pour cent du revenu social réel signifierait certainement une réduction du pouvoir d'achat de la monnaie. Mais cette réduction de la valeur de la monnaie ne serait pas forcément en relation directe avec la baisse du revenu. Il se pourrait accidentellement que le pouvoir d'achat de la monnaie soit exactement divisé par deux, mais ce n'est pas obligatoire. Cette différence est fondamentale.

En réalité, la valeur d'échange de la monnaie est déterminée d'une manière totalement différente de celle des certificats et bons. De tels titres ne sont pas susceptibles du tout d'un processus d'évaluation indépendant. S'il est certain qu'un bon ou une traite seront toujours honorés sur demande, alors leur valeur est égale à celle des biens auxquels ils se réfèrent. Si le remboursement n'est pas certain, la valeur du bon sera en conséquence moindre.

Si nous supposons qu'un système d'échange puisse se développer même dans une société socialiste - pas seulement l'échange de certificats de travail, mais, disons, l'échange de biens de consommations entre individus - alors nous pouvons concevoir une place pour le rôle de la monnaie même dans le cadre d'une telle société. Cette monnaie ne serait pas aussi fréquemment utilisée, ni de manière aussi variée, que dans un ordre économique fondé sur la propriété privée, mais son utilisation serait gouvernée par les mêmes principes de base.

Ces considérations dictent l'attitude envers la monnaie qui doit être acceptée par toute tentative de construire un ordre social imaginaire, si l'on veut éviter des contradictions internes. Aussi longtemps qu'un projet interdit l'échange libre des biens et services, il s'ensuit logiquement qu'il n'y a pas besoin de monnaie. Mais dès qu'un type d'échange quelconque est autorisé, il semble que l'échange indirect effectué via un moyen d'échange commun doive également être autorisé.

2. Les fous de la monnaie

Les critiques superficielles du système économique capitaliste ont l'habitude de diriger leurs attaques contre la monnaie. Ils veulent continuer à autoriser la propriété privée des moyens de production et, par conséquent, étant donné l'état actuel de division du travail, autoriser aussi le libre échange des biens. Et pourtant ils veulent que l'échange se fasse sans moyen d'échange, ou au moins sans moyen commun, sans monnaie. Ils considèrent à l'évidence l'utilisation de la monnaie comme nuisible et espèrent surmonter tous les maux sociaux par son élimination. Leurs doctrines dérivent de notions qui ont toujours été extraordinairement populaires dans les cercles profanes au cours des périodes pendant lesquelles l'utilisation de la monnaie augmentait.

Tous les processus de notre vie économique apparaissent sous l'aspect de monnaie. Et ceux qui ne regardent pas sous la surface des choses ne prennent conscience que des phénomènes monétaires et restent ignorants des liens plus profonds. La monnaie est considérée comme la cause des vols et des meurtres, des déceptions et des trahisons. On accuse la monnaie quand la prostituée vend son corps et quand le juge corrompu pervertit la loi. C'est contre la monnaie que déclament les moralistes quand ils veulent s'opposer à un matérialisme excessif. De façon significative l'avarice est appelée amour de l'argent et tous les maux lui sont attribués. [1]

La nature confuse et vague de telles notions est évidente. Mais il n'est pas aussi clair de savoir si leurs auteurs pensent qu'un retour à l'échange direct pourrait surmonter les désavantages de la monnaie ou pensent que d'autres réformes seraient également nécessaires. Ceux qui veulent refaire le monde et ceux qui prétendent l'améliorer, qui sont responsables de ces notions, ne se sentent pas du tout obligés de suivre leurs idées jusqu'à leurs conséquences ultimes. Ils préfèrent s'arrêter au moment où les difficultés commencent juste à apparaître. Et ceci, incidemment , est la cause de la longévité de leurs doctrines ; aussi longtemps qu'elles restent nébuleuses, elles n'offrent rien qui puisse être critiqué.

Encore moins dignes d'attention sérieuse sont les projets de réforme sociale, qui, sans condamner l'utilisation de la monnaie en général, s'opposent à l'utilisation d'or ou d'argent. En réalité, une telle hostilité envers les métaux précieux a quelque chose d'enfantin. Quand Thomas More, par exemple, dote les criminels de son Utopie de chaînes en or et les citoyens ordinaires de pots de chambres en or et en argent, [2] c'est dans le même esprit que celui qui a conduit les hommes primitifs à assouvir leur vengeance contre des symboles et des images sans vie.

Il ne sert pas à grand chose de passer ne serait-ce qu'un instant sur ces suggestions bizarres, que personne n'a jamais prises au sérieux. Les critiques qu'elles méritent ont été énoncées il y a déjà longtemps [3]. Mais un point, qui a généralement échappé à l'attention, doit être souligné.

Parmi les nombreux ennemis confus de la monnaie il existe un groupe qui combat avec des armes théoriques autres que celles de ses associés habituels. Ces ennemis de la monnaie prennent leurs arguments dans la théorie bancaire actuelle et se proposent d'éviter toutes les maladies humaines au moyen d'un "système de crédit élastique, automatiquement adapté au besoin de monnaie". Il ne surprendra pas ceux qui sont au courant de l'état insatisfaisant de la théorie bancaire d'apprendre que la critique scientifique ne s'est pas préoccupée de telles propositions comme elle l'aurait du, et qu'en fait elle en est incapable. Le rejet de projets comme le "Comptabilisme social" d'Ernest Solvay [4] ne doit être attribué qu'à la timidité de l'homme pratique et non être vu comme une preuve rigoureuse de la faiblesse de tels projets, qui n'a en effet pas vu le jour. Tous les théoriciens de la banque dont les idées font suite à celles de Tooke et Fullarton (et ceci inclut presque tous les auteurs actuels) sont impuissants vis-à-vis de la théorie de Solvay et d'autres du même type. Ils aimeraient les combattre, car leurs propres sentiments, ainsi que les jugements dignes de confiance d'hommes pratiques, les met en garde contre les spéculations éthérées de réformateurs de ce genre. Mais ils n'ont aucun argument contre un système qui, en dernière analyse, ne nécessitent rien d'autre qu'une application cohérente de leurs propres théories.

La troisième partie de ce livre s'occupe exclusivement des problèmes du système bancaire. La théorie de l'élasticité du crédit y est soumise à un examen détaillé, et les résultats obtenus rendent peut-être inutile toute discussion supplémentaire de ce type de doctrine.

 

Notes

[1] Sur l'histoire de telles idées, voir Hildebrand, Die Nationalökonomie der Gegenwart und Zukunft, Francfort, 1848, pp. 118 ; Roscher, op. cit., I. Bd., p. 345 ; Marx, Le Capital.

[2] Cf. More, Utopie

[3] Cf. Marx, Zur Kritik der politischen Ökonomie, ed. Kautsky, Stuttgart, 1897, pp. 70 ; Knies, op. cit., I. Bd. pp. 239 ; Aucuy, Les Systèmes socialistes d'Echange, Paris 1908, pp. 114 et suivantes

[4] Cf. les trois notes publiées en 1899 à Bruxelles par Solvay sous le titre La Monnaie et le compte, et aussi son Gesellschaftlicher Comptabilismus, Bruxelles 1897. Les théories de Solvay contiennent aussi d'autres erreurs fondamentales.


Chapitre précédent  |  Chapitre suivant  |  Page d'accueil