La Théorie de la monnaie et du crédit

Nouvelle édition de 1952 (réédité en 1971 par The Foundation for Economic Education)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Première partie : la nature de la monnaie

Chapitre 5 : la monnaie comme bien économique

1. La monnaie : ni bien de production, ni bien de consommation

Il est habituel de diviser les biens économiques en deux classes : ceux qui satisfont directement les besoins de l'homme, dits biens de consommation ou biens du premier ordre, et ceux qui les satisfont indirectement, dits biens de production ou biens d'ordre plus élevés. [1] La tentative d'inclure la monnaie dans l'un de ces groupes rencontre des difficultés insurmontables. Il n'est pas nécessaire de démontrer que la monnaie n'est pas un bien de consommation. Il semble également incorrect d'en faire un bien de production.

Bien sûr, si nous considérons cette division en deux types de biens économiques comme exhaustive nous devrions mettre la monnaie dans l'un des deux groupes. Ce fut la position de la plupart des économistes, et comme il semblait impossible de classer la monnaie comme bien de consommation, il ne restait rien d'autre à faire que de l'appeler bien de production.

Il n'a été donné à cette procédure apparemment arbitraire qu'une justification très superficielle. Roscher, par exemple, pense suffisant de signaler que la monnaie est "l'instrument principal de tout transfert" - " vornehmstes Werkzeug jeden Verkehrs." [2]

Contrairement à Roscher, Knies fit une place à la monnaie dans la classification des biens en remplaçant la division classique en deux classes par une division en trois classes : moyens de production, objets de consommation et moyens d'échange. [3] Ses arguments sur ce point, qui sont malheureusement réduits, ont attiré très peu d'attention sérieuse et ont souvent été incompris. C'est pourquoi Helfferich cherche à réfuter la proposition de Knies, selon laquelle une transaction de vente et d'achat n'est pas en soi un acte productif mais un acte de transfert (interpersonnel), en affirmant que la même objection pourrait être faite contre l'inclusion des moyens de transport parmi les outils de production, parce que le transport n'est pas un acte de production en soi mais un acte de transfert (inter-localités) et que la nature des biens n'est pas plus altérée par le transport que par un changement de propriété. [4]

Évidemment, c'est l'ambiguïté du terme allemand Verkher qui a obscurci les questions les plus délicates impliquées ici. D'un côté Verkehr peut signifier ce qui se traduirait à peu près par le mot commerce, c'est-à-dire un échange de biens et de services de la part des individus. Mais ce terme peut aussi signifier le transfert à travers l'espace de personnes, de biens ou d'information. Ces deux groupes de choses définies par le même mot allemand n'ont rien d'autres en commun que leur nom. Il est donc impossible d'approuver la suggestion d'une relation entre les deux sens du mot qui est impliquée en parlant de "Verkehr au sens large" qui signifierait le transfert de biens d'une personne à une autre et "Verkehr au sens étroit" qui signifierait le transfert de biens d'un point de l'espace à un autre. [5] Même l'usage populaire reconnaît ici deux sens distincts, et non une version étroite et une version large du même sens.

La nomenclature commune des deux sens, comme leur confusion accidentelle, peut être attribuée au fait que les transactions d'échange vont de pair le plus souvent, mais en aucun cas systématiquement, avec des transports à travers l'espace, et vice versa. [6] La science n'a cependant évidemment aucune raison de devoir attribuer une similarité intrinsèque à ces deux processus essentiellement différents.

On n'aurait jamais du douter de ce que le transport des personnes, des biens et de l'information fait partie intégrante de la production, tant qu'il ne s'agit pas d'un acte de consommation, comme les voyages d'agrément par exemple. Tout de même, deux choses ont empêché la reconnaissance de ce fait. La première est une mauvaise compréhension répandue de la conception de la nature de la production. Il existe une conception naïve de la production qui considère qu'il s'agit de faire naître ce qui n'existait pas, une création au son sens propre du mot. Il devient alors facile de voir une différence entre un travail de production créateur et un simple transport de biens. Cette façon de voir est totalement inappropriée. En fait, le rôle que joue l'homme dans la production consiste toujours uniquement à combiner ses forces personnelles avec les forces de la Nature de telle manière que la coopération conduise à un arrangement particulier désiré de matière. Aucun acte humain de production ne s'élève plus haut qu'une modification de la position des choses dans l'espace, en laissant le reste à la Nature. [7] Voilà qui répond à l'une des objections portées contre la reconnaissance du transport comme processus productif.

La deuxième objection provient d'une compréhension insuffisante de la nature des biens. On oublie souvent que, parmi d'autres qualités naturelles, la position d'un bien dans l'espace a des rapports importants avec ses capacités à satisfaire les besoins humains. Certains biens de compositions techniquement identiques doivent être considérés comme des échantillons de différents types de biens, s'ils ne sont pas au même endroit et identiquement prêts à être consommés ou à servir pour une production ultérieure. Jusqu'à maintenant la position d'un bien dans l'espace n'a été reconnue que comme facteur déterminant sa nature économique ou non économique. Il est difficile d'ignorer le fait que l'eau potable dans le désert et l'eau potable dans une région montagneuse bien approvisionnée en eau, malgré leur similarité chimique et physique et leur propriété égale pour étancher la soif, ont néanmoins une importance bien différente pour la satisfaction des besoins humains. La seule eau qui puisse étancher la soif d'un voyageur du désert est l'eau qui est disponible de suite, prête à être consommée.

Malgré tout, dans le groupe des biens économiques lui-même, le facteur leur position n'a été pris en compte que pour certains biens d'un certain type - ceux dont la position a été figée, par l'homme ou par la nature ; et même parmi ceux-ci, l'attention s'est rarement portée sur autre chose que l'exemple le plus évident, la terre. En ce qui concerne les biens mobiles, le facteur de position a été considéré comme négligeable.

Cette attitude est en accord avec la terminologie commerciale. Le microscope ne peut montrer aucune différence entre deux lots de sucre de betterave, dont l'un est dans un magasin de Prague et dont l'autre dans un magasin de Londres. Mais pour les buts de l'économie, il vaut mieux considérer ces deux lots comme des biens différents. Au sens strict, il ne faudrait appeler biens du premier ordre que les biens qui sont déjà présents sur les lieux de leur consommation. Tous les autres biens, même ceux qui sont prêts au sens technique à être consommés, doivent être considérés comme des biens d'ordres plus élevés qui ne peuvent être transformés en biens du premier ordre qu'au moyen de biens complémentaires : "les moyens de transport". Vu sous cet angle, les moyens de transport sont évidemment des biens de production. "La production", dit Wieser, "est l'utilisation des conditions du bien-être les plus avantageuses parmi celles qui sont au loin." [8] Rien ne nous interdit d'interpréter l'expression au loin pour une fois au sens littéral, et non au sens figuré.

Nous venons de voir que le transfert dans l'espace était une sorte production ; donc les moyens de transport, tant qu'il ne s'agit pas de biens de consommation comme les yachts ou assimilés, doivent être inclus parmi les biens de production. Est-ce également vrai pour la monnaie ? Les services rendus par la monnaie sont-ils comparables avec ceux rendus par les moyens de transport ? Pas le moins du monde. La production peut avoir lieu sans monnaie. Il n'y a pas besoin de monnaie ni dans un ménage isolé, ni dans une société socialiste. Nulle part nous ne pouvons trouver un bien du premier ordre dont nous pouvons dire que l'utilisation de la monnaie était une condition nécessaire à sa production.

Il est vrai que la majorité des économistes classe la monnaie parmi les biens de production. Néanmoins les arguments d'autorité ne valent pas ; la preuve d'une théorie est dans le raisonnement associé, non dans ses soutiens ; et avec tout le respect qui est dû aux maîtres, il faut dire qu'ils n'ont pas justifié leur position de manière approfondie dans ce domaine. C'est le plus visible chez Böhm-Bawerk. Comme il a été dit, Knies recommande de substituer à la classification usuelle en deux parties, soit biens de consommation et biens de production, une classification en trois partie des biens économiques : biens de consommation, biens de production et biens d'échange. En général, Böhm-Bawerk traite Knies avec grand respect et, à chaque fois qu'il se sent obligé d'être en désaccord avec lui, critique ses arguments très attentivement. Mais dans le cas présent il se contente de ne pas les prendre en compte. Il inclut sans hésiter la monnaie dans son concept de capital social, et le présente incidemment comme un produit destiné à assister la production. Il mentionne brièvement l'objection selon laquelle la monnaie est un instrument d'échange et non de production. Mais au lieu de répondre à cette objection il s'embarque dans une critique développée des doctrines qui traitent les stocks de marchandises dans les mains des producteurs et des intermédiaires comme des biens prêts à être consommés et non des produits intermédiaires.

L'argumentation de Böhm-Bawerk prouve de manière convaincante que la production n'est pas terminée tant que les marchandises n'ont pas été transportées où elles sont demandées, et qu'il est illégitime de parler de marchandises prêtes à être consommées avant d'avoir effectué le processus final de transport. Mais tout ceci ne concerne en rien notre discussion actuelle ; car la chaîne de raisonnement s'arrête juste au chaînon manquant. Après avoir montré que le wagon et le cheval avec lesquels le fermier apporte chez lui ses grains et son bois doivent être rangés dans la catégorie des biens de production et du capital, Böhm-Bawerk ajoute que "logiquement tous les objets et dispositifs qui "apportent chez soi" au sens économique le plus large les biens qu'il faut transporter, à savoir les routes, les chemins de fer, les bateaux et l'outil commercial qu'est la monnaie, doivent être inclus dans le concept de capital. [9]

C'est le même saut que celui effectué par Roscher. Il abandonne toute différence entre le transport, qui consiste en un changement dans l'utilité des choses, et l'échange, qui constitue une catégorie économique séparée. Il n'est pas légitime de comparer la part jouée par la monnaie dans la production et celle jouée par les bateaux et les chemins de fer. La monnaie n'est à l'évidence pas un "outil commercial" au même sens que les livres de compte, la Bourse ou le système de crédit.

L'argument de Böhm-Bawerk n'est pas resté de son côté sans critique. Jacoby a répondu que, alors qu'il traite la monnaie et les stock de marchandises dans les mains des producteurs et des intermédiaires comme capital social, il continue néanmoins à maintenir son point de vue selon lequel le capital social est une catégorie économique indépendante des définitions légales, bien que la monnaie et l'aspect de "marchandises" des biens de consommation sont particuliers à un type "commercial" d'organisation économique. [10]

Cette critique n'est pas valide quand il s'agit de refuser de voir les marchandises comme des biens de production, à cause de ce que nous avons dit plus haut. Il n'y a pas de doute que c'est Böhm-Bawerk qui a raison ici et non son critique. C'est autre chose pour le second point, la question de l'inclusion de la monnaie. Il est vrai que la propre discussion de Jacoby sur le concept de capital n'est pas au-dessus de toute critique, et Böhm-Bawerk a probablement de bonnes raisons de la refuser. [11] Mais ceci ne nous concerne pas en ce moment. Nous ne nous occupons ici que du problème du concept de bien. Sur ce point Böhm-Bawerk est en désaccord avec Jacoby. Dans la troisième édition du volume II de son chef-d'oeuvre sur le Capital et l'Intérêt, il soutient que même une organisation socialiste complexe ne pourrait pas se passer de mandats ou de certificats indifférenciés d'un certain type, "comparables à la monnaie", qui se réfèrent au produit attendant sa distribution. [12] Cet argument spécifique n'était pas directement destiné résoudre à notre problème. Néanmoins, il est bon de chercher si l'idée associée ne contient pas quelque chose qui se montrerait également utile pour nos buts.

Toute organisation économique a besoin non seulement d'un mécanisme de production mais aussi d'un mécanisme de distribution de ce qui est produit. Il est hors de question que la distribution des biens parmi les consommateurs individuels constitue une partie de la production, et qu'en conséquence nous devons inclure parmi les moyens de production non seulement les instruments physiques du commerce, comme les Bourses, les livres de compte, les documents, etc. mais aussi tout ce qui permet de maintenir le système légal qui est la base du commerce, comme, par exemple, les clôtures, les grilles, les murs, les serrures, les coffres-forts, tout l'attirail des tribunaux et les organes du gouvernement chargés de la protection de la propriété. Dans un État socialiste, cette catégorie inclut parmi d'autres choses les "certificats indifférenciés" de Böhm-Bawerk (que nous ne pouvons cependant pas décrire comme "comparables à la monnaie", car, comme la monnaie n'est pas un certificat, il n'est pas correct de dire d'un certificat qu'il est comme de la monnaie. La monnaie est toujours un bien économique, et dire d'un titre, ce qu'est un certificat, que c'est comme de la monnaie, revient à retourner à l'ancienne pratique de considérer les droits et les relations du monde des affaires comme des biens. Nous pouvons ici citer l'autorité Böhm-Bawerk contre lui-même [13]).

Ce qui nous empêche de classer la monnaie parmi les "biens de distribution" et de là parmi les biens de production (et au passage la même objection s'applique à son inclusion parmi les biens de consommation) est la considération suivante. La perte d'un bien de consommation ou de production résulte en une perte de satisfaction humaine ; elle rend l'humanité plus pauvre. Le gain d'un tel bien résulte en une amélioration de la situation économique humaine ; il rend l'humanité plus riche. Les changements dans la quantité disponible de biens de production ou de consommation et les changements dans la quantité de monnaie disponible entraînent tous les deux des changements de valeurs. Mais alors que les changements de valeur des biens de production et de consommation ne peuvent compenser la perte ou le gain résultant d'un changement de leur quantité, les changements de la valeur de la monnaie sont faites en liaison avec sa demande de telle sorte que, malgré une baisse ou une hausse de sa quantité, la position économique des hommes reste identique. Une augmentation ou une diminution de la quantité de monnaie ne peuvent pas augmenter ou diminuer le bien-être des membres de la communauté. Considérés de ce point de vue, les biens employés comme monnaie sont effectivement ce qu'en disait Adam Smith -"un stock mort, qui...ne produit rien. [14]

Nous avons montré que, sous certaines conditions, l'échange indirect est un phénomène nécessaire du marché. Le fait que les biens soient désirés et acquis par l'échange non pour eux-mêmes mais pour être échangés ultérieurement ne peut jamais disparaître des opérations de nos types de marché, parce que les conditions qui rendent cet état inévitable existent actuellement dans l'immense majorité des transactions. A partir de là, le développement de l'échange indirect conduit à employer un moyen d'échange commun, à l'établissement d'une institution monétaire. La monnaie, en réalité, est indispensable dans notre ordre économique. Mais comme bien économique ce n'est pas une composante physique de l'appareil de distribution sociale de la même façon que les livres de comptes, les prisons et les armes à feu le sont. Aucune partie de la production totale ne dépend de la collaboration de la monnaie, même si l'utilisation de la monnaie est l'un des principes fondamentaux sur lesquels est basé l'ordre économique.

La valeur des biens de production découle de leurs produits. Ce n'est pas le cas pour la monnaie. En effet, aucune augmentation du bien-être des membres d'une société ne résulte de la disponibilité d'une quantité additionnelle de monnaie. Les lois qui gouvernent la valeur de la monnaie sont différente de celles qui fixent la valeur des biens de production et de celles qui donnent la valeur des biens de consommation. Tout ce qu'elles ont en commun est leur principe général sous-jacent, la Loi fondamentale de la valeur économique. C'est une parfaite justification de la suggestion faite par Knies de diviser les biens économiques en biens de production, objets de consommation et moyens d'échange. Car, après tout, le rôle premier de la terminologie économique est de faciliter la recherche sur la théorie de la valeur.

2. La monnaie comme capital privé

Nous n'avons pas entrepris cet examen des relations entre la monnaie et les biens de production pour son seul intérêt terminologique. Ce qui est le plus important n'est pas notre conclusion finale, mais l'éclairage qui accompagne notre argumentation sur les particularités de la monnaie, qui la distinguent des autres biens économiques. Ces caractéristiques spécifiques de moyen d'échange commun recevrons une plus grande attention quand nous en viendrons à considérer les lois qui gouvernent la valeur de la monnaie et ses fluctuations.

Cependant, le résultat du raisonnement, la conclusion selon laquelle la monnaie n'est pas un bien de production, n'est pas non plus totalement sans importance. Il nous aidera à répondre à la question de savoir si la monnaie fait partie ou non du capital. Cette question n'est à son tour pas une fin en soi mais permet de vérifier la réponse à un autre problème concernant les relations entre le taux d'intérêt d'équilibre et le taux d'intérêt de la monnaie, qui sera traité dans la troisième partie de cet ouvrage. Si chaque conclusion confirme l'autre nous pourrons admettre avec une très grande confiance que notre discussion ne nous a pas conduit vers l'erreur.

La première grande difficulté de tout examen des relations entre monnaie et capital vient de la différence d'avis sur la définition du concept de capital. Les opinions des savants sur la définition du capital sont plus divergentes que dans tout autre domaine de l'économie. Aucune des nombreuse définitions qui ont été proposées n'a été pu être acceptée par tout le monde. De nos jours, en réalité, la controverse sur la théorie du capital fait rage plus violemment que jamais. Si, parmi les nombreux concepts antagonistes, nous sélectionnons celui de Böhm-Bawerk pour nous guider dans nos recherches des relations entre monnaie et capital, nous pouvons justifier notre choix simplement par le fait que Böhm-Bawerk est le meilleur guide pour toute tentative sérieuse d'étudier le problème de l'intérêt, même si une telle étude conduit éventuellement (et en aucun cas sans reconnaître notre dette envers le travail de Böhm-Bawerk sur le problème) à des conclusions radicalement différentes de celles auxquelles était arrivé Böhm-Bawerk lui-même. De plus, tous les arguments de poids avec lesquels Böhm-Bawerk a établi son concept et l'a défendu contre les critiques sont une autre raison de ce choix. Mais en dehors de tout cela, une raison qui semble décisive est fournie par le fait qu'aucun autre concept du capital n'a été développé avec une telle clarté. [15] Ce dernier point est très important. Ce n'est pas l'objet de la présente discussion d'arriver à une sorte de conclusion respectant la terminologie ou de fournir une critique des concepts, mais simplement d'éclairer un ou deux points qui sont importants pour le problème des relations entre taux d'intérêt monétaire et d'équilibre. Il est donc moins important pour nous de classer les choses correctement que d'éviter les idées vagues sur leur nature. Divers avis peuvent avoir cours sur la question d'inclure ou non la monnaie dans le concept de capital. Les délimitations de concepts de cette nature est purement une question de convenance, de laquelle naissent facilement des conflits d'opinion. Le rôle économique de la monnaie est lui un domaine dans lequel il doit être possible d'arriver à un accord parfait.

Des deux concepts de capital que distingue Böhm-Bawerk, suivant en cela la terminologie économique traditionnelle, celui du capital privé ou capital de possession est le plus ancien et le plus large. C'est de cette idée originelle qu'a été extrait et séparé plus tard le concept plus étroit de capital social ou productif. Il est donc logique de commencer notre examen en étudiant les liens entre monnaie et capital privé.

Böhm-Bawerk définit le capital privé comme l'ensemble des produits qui servent de moyen à l'acquisition de biens. [16] Nul n'a jamais douté que la monnaie doit être incluse dans cette catégorie. En réalité, le développement du concept scientifique de capital a commencé avec la notion d'une somme de monnaie rapportant des intérêts. Ce concept a ensuite été élargi petit à petit jusqu'à prendre finalement la forme qu'il possède dans la discussion scientifique moderne, coïncidant en gros avec l'usage populaire.

L'évolution graduelle du concept de capital a signifié en même temps un accroissement de la compréhension de rôle de la monnaie comme capital. Tôt dans l'histoire, les esprits profanes ont découvert une explication au fait que la monnaie prêtée rapportait des intérêts - en disant que la monnaie "travaille". Mais une telle explication ne pouvait satisfaire longtemps les exigences scientifiques. La science s'est donc opposée à cette explication en signalant que la monnaie en elle-même est stérile. Même dans les temps reculés il était admis ce qui devait être plus tard, résumé dans la maxime pecunia pecuniam parere non potest, la base de toute discussion sur le problème de l'intérêt pour des siècles et même des millénaires. Et, sans aucun doute, Aristote n'a pas formulé cette phrase dans son fameux passage de la "Politique" [17] comme l'expression d'une nouvelle doctrine mais bien comme un lieu commun généralement admis. Malgré l'évidence, cette vision de la stérilité physique de la monnaie fut une étape nécessaire vers la compréhension totale du problème du capital et de l'intérêt. Si des sommes de monnaie prêtées portent des "fruits", et qu'il n'est pas possible d'expliquer ce phénomène par une productivité physique de la monnaie, alors une autre explication doit être cherchée.

L'étape suivante vers une explication fut fournie en observant qu'après qu'un prêt a été fait, l'emprunteur échange en règle générale la monnaie contre d'autres biens économiques et que les détenteurs de la monnaie qui veulent obtenir un profit de celle-ci sans la prêter font de même. C'était le point de départ de l'extension du concept de capital, citée ci-dessus, et du développement du problème du taux d'intérêt monétaire vers la notion de taux d'intérêt "naturel".

Il est vrai que des siècles ont passé avant d'accomplir ces étapes. Au départ le développement de la théorie du capital était totalement interrompu. On ne désirait en fait pas progresser. Ce à quoi on était arrivé suffisait parfaitement car le but de la science n'était pas d'expliquer la réalité mais de justifier des idéaux. Or l'opinion publique désapprouvait les intérêts. Même plus tard, lorsque l'intérêt était reconnu par la loi grecque et romaine, il n'était toujours pas considéré comme respectable et tous les auteurs de l'époque classique s'efforçaient de se surpasser les uns les autres en le condamnant. Quand l'Eglise a interdit l'intérêt, et a essayé de justifier son attitude par des citations de la Bible, elle retira le sol sous toutes les tentatives non autorisées de s'occuper de la question. Tout théoricien qui s'occupait du problème était déjà convaincu que l'intérêt était nocif, contraire à la nature et à la charité, et estimait par dessus tout de son devoir de trouver de nouvelles objections à son encontre. Son rôle n'était pas d'expliquer l'origine de l'intérêt mais de soutenir la thèse de son caractère répréhensible. Dans de telles circonstances la doctrine de la stérilité de la monnaie était facilement adoptée sans critique par tous les auteurs comme un argument particulièrement puissant contre le paiement d'intérêts. Et donc, adoptée pour son contenu et non pour ses conclusions, elle est devenu un obstacle au développement de la théorie de l'intérêt. Ce fut un secours et non plus une entrave à son développement lorsqu'un mouvement fut fait vers la construction d'une nouvelle théorie du capital après l'effondrement de la vieille théorie canoniste de l'intérêt. Son premier effet fut alors la nécessité d'élargir le concept de capital et par conséquent le problème de l'intérêt. Dans l'usage populaire, et dans la terminologie des savants, le capital n'était plus "les sommes de monnaie prêtées" mais "le stock accumulé de biens". [18]

La doctrine de la stérilité de la monnaie a une autre signification pour notre problème. Elle éclaire la position de la monnaie à l'intérieur de la classe des biens constituant le capital privé. Pourquoi inclure la monnaie dans le capital ? Pourquoi payer des intérêts sur des sommes empruntées ? Comment est-ce possible d'utiliser des sommes de monnaie, même sans les prêter, pour en obtenir un revenu ? Il n'y a pas de doute quant aux réponses à ces questions. La monnaie est un moyen d'acquisition uniquement quand elle est échangée contre un autre bien économique. La monnaie peut sous cet aspect être comparée avec des biens de consommation qui forment une partie du capital privé, uniquement parce qu'ils ne sont pas consommés par leurs propriétaires mais utilisés pour acquérir d'autres biens ou services par l'échange. La monnaie n'est pas plus un capital de possession que ces biens de consommation. Le véritable capital de possession consiste dans les biens pour lesquels la monnaie et les biens de consommation sont échangés. La monnaie qui reste "oisive", c'est-à-dire la monnaie qui n'est pas échangée contre d'autres biens, ne fait pas partie du capital, elle ne produit rien. La monnaie fait partie du capital privé d'un individu seulement si et aussi longtemps qu'elle est un moyen pour cet individu d'obtenir d'autres biens du capital.

3. La monnaie ne fait pas partie du capital social

Par capital social ou productif, Böhm-Bawerk veut dire un ensemble de produits destinés à être employés ultérieurement dans la production. [19] Si nous acceptons les idées énoncées plus haut, selon lesquelles la monnaie ne peut être rangée parmi les biens du capital, alors elle ne peut pas non plus faire partie du capital social. Il est vrai que Böhm-Bawerk l'inclut dans le capital social comme la majorité des économistes qui l'ont précédé. Cette attitude est une conséquence logique lorsqu'on considère la monnaie comme un bien productif. C'est sa seule justification, et en nous étant appliqués à montrer que la monnaie n'est pas un bien productif nous avons montré que cette justification n'est pas fondée.

En tout cas nous pouvons peut-être suggérer que les auteurs qui incluent la monnaie dans les biens productifs et donc dans les biens du capital ne sont pas très cohérents. Ils considèrent d'habitude la monnaie comme appartenant au capital social dans la partie de leurs systèmes qui s'occupe de la monnaie et du capital, mais n'en tirent pas certaines conclusions évidentes. Au contraire, quand il faudrait appliquer logiquement la doctrine de la monnaie comme capital, il apparaît qu'elle est soudainement oubliée. En faisant l'inventaire des déterminants du taux d'intérêt, les auteurs soulignent toujours et encore que ce n'est pas la plus ou moins grande quantité de monnaie qui importe, mais la plus ou moins grande quantité des autres biens. Or, réconcilier cette dernière affirmation, qui est indubitablement un résumé correct de la situation, avec l'autre affirmation selon laquelle la monnaie est un bien productif, est tout bonnement impossible.

 

Notes

[1] Cf. Menger, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, pp. 20 et Wieser, Über den Ursprung des wirtschaftlichen Wertes, Vienne 1884, pp. 42 et suivantes.

[2] Cf. Roscher, System der Volkswirtschaft, I. Bd. 24 Aufl., ed. Pöhlmann, Stuttgart 1906, p. 123.

[3] Cf. Knies, op. cit. I. Bd. pp. 20 et suivantes.

[4] Cf. Helfferich, Das Geld, p. 264.

[5] Par exemple, Philippovich, Grundriss der politischen Ökonomie, II. Bd., 2 Teil, 1-3 Aufl. Tübigen 1907.

[6] La plus ancienne signification, au moins le seul sens rencontré autrefois dans la littérature, semble être liée à la vente de biens. Il est remarquable que même la partie du volume XII du Dictionnaire de Grimm publiée en 1891 ne contienne aucune mention du sens associé au transport.

[7] Cf. J.S. Mill, Principles of Political Economy, Londres 1867, p. 16 et Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, II. Abt., pp. 10 et suivantes.

[8] Cf. Wieser, Ursprung des wirtschaftlichen Wertes, p. 47 ; Böhm-Bawerk, op. cit. II. Ab. p. 131 ; Clark, The Distribution of Wealth, New York 1908, p. 11.

[9] Cf. Böhm-Bawerk, op. cit. II. Abt., pp. 131 ; voir aussi, sur l'aspect historique, Jacoby, Der Streit um den Kapitalsbegriff, Jena 1908, pp. 90 ; également Spiethoff, Die Lehre vom Kapital (Schmoller-Festschrift, Leipzig 1908, IV), p. 26.

[10] Cf. Jacoby, op. cit., p. 59.

[11] Cf. Böhm-Bawerk, op. cit., II. Abt., p. 125 n.

[12] Ibid., p. 132 n.

[13] Böhm-Bawerk, Rechte und Verhältnisse, pp. 36 et suivantes.

[14] La Richesse des nations.

[15] Ceci est vrai, même en ayant à l'esprit les discussions de Menger et de Clark. Mais, en tout état de cause, un examen de cette question et des problèmes traités dans la troisième partie, chapitre 5, qui partirait des concepts du capital de Menger ou Clark conduirait finalement au même résultat qu'avec la définition de Böhm-Bawerk.

[16] Cf. Böhm-Bawerk, op. cit., 2. Teil, p. 54.

[17] I, 3, 23.

[18] Cf. Böhm-Bawerk, op. cit., I. Teil, pp. 16, 2. Teil, pp. 23 et suivantes.

[19] Ibid, 2. Teil, p. 54, pp. 130 et suivantes.


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