La Théorie de la monnaie et du crédit

Nouvelle édition de 1952 (réédité en 1971 par The Foundation for Economic Education)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Première partie : la nature de la monnaie

Chapitre 4 : la monnaie et l'Etat

1. La position de l'Etat sur le marché

La position de l'Etat sur le marché n'est en rien différente de celle des autres parties des transactions commerciales. Comme celles-ci, l'Etat échange des biens et de la monnaie selon les principes gouvernés par la Loi des Prix. L'Etat exerce certes ses droits souverains sur ses sujets en levant des impôts par la force, mais sinon il doit toujours s'adapter comme tout le monde à l'organisation commerciale de la société. En tant qu'acheteur ou vendeur l'Etat doit se conformer aux conditions du marché. S'il veut modifier l'un des rapports d'échange établis sur le marché, il ne peut le faire que par les mécanismes propres du marché. En règle générale, l'Etat sera plus à même que quiconque d'agir effectivement, grâce aux ressources qu'il commande hors du marché. Il est responsable des plus fortes perturbations du marché parce qu'il peut exercer la plus forte influence sur l'offre et la demande. Il est néanmoins sujet aux règles du marché et ne peut pas mettre de côté les lois du processus d'établissement des prix. Dans un système économique fondé sur la propriété privée des moyens de production aucune régulation gouvernementale ne peut modifier les termes de l'échange sauf en modifiant les facteurs qui les déterminent.

Les Rois et les républiques ont toujours refusé de reconnaître cet état de fait. L'édit de Dioclétien, de pretiis rerum venalium, les réglementations des prix du Moyen Age, les prix maximaux de la Révolution française, sont les exemples les plus connus d'un échec de l'interférence autoritaire avec le marché. Ces tentatives d'intervention n'ont pas échoué parce qu'elles n'étaient valables qu'à l'intérieur des frontières de l'Etat et ignorées ailleurs. C'est une erreur de penser que des réglementations similaires aurait conduit au résultat désiré pour un Etat isolé. Ce sont les limites fonctionnelles et non géographiques qui les ont fait échouer. Elles n'auraient pu atteindre leur but que dans un Etat socialiste avec une organisation centralisée de la production et de la distribution. Dans un Etat qui laisse la production et la distribution à l'initiative individuelle, de telles mesures doivent nécessairement manquer leur cible.

Il est clair qu'on ne peut pas soutenir le concept de monnaie comme création du Droit et de l'Etat. Un tel concept n'est pas justifié par un seul phénomène du marché. Attribuer à l'Etat le pouvoir de dicter les lois de l'échange revient à ignorer les principes fondamentaux d'une société qui utilise une monnaie.

2. Le concept légal de la monnaie

Quand les deux parties d'un échange remplissent leurs engagements sur le champ en échangent un bien contre de l'argent immédiatement disponible, il n'y a pas de raison pour faire intervenir juridiquement l'Etat. Mais quand l'échange se fait entre des biens présents et des biens futurs, il se peut que l'une des parties ne remplisse pas ses engagements bien que l'autre ait acquitté sa part du contrat. On peut alors se tourner vers le pouvoir judiciaire. Sil s'agit d'un prêt ou d'un achat à crédit, pour ne donner que les exemples les plus importants, le tribunal doit décider comment régler en terme de monnaie la dette contractée. Son rôle est dès lors de déterminer, en accord avec les intentions des parties contractantes, ce qu'il faut comprendre par monnaie dans les transactions commerciales. Du point de vue légal la monnaie n'est pas un moyen d'échange commun mais un moyen de paiement commun des dettes et engagements. Toutefois, la monnaie ne devient un moyen de paiement que parce qu'elle est un moyen d'échange. Et ce n'est que parce que c'est un moyen d'échange que la loi fait de la monnaie également un moyen de règlement pour les engagements qui n'ont pas été contractés en termes de monnaie mais dont le règlement prévu est impossible pour une raison ou pour une autre.

Le fait que la loi ne considère la monnaie que comme moyen d'annuler des engagements visibles a des conséquences importantes pour la définition légale de la monnaie. Ce que la loi veut dire par monnaie n'est en fait pas le moyen d'échange commun mais le moyen de paiement légal. Il n'entre pas dans la compétence du législateur ou du juriste de définir le concept économique de monnaie.

En déterminant comment les dettes monétaires doivent être remboursées il n'y a aucune raison d'être trop sélectif. Il est courant dans les affaires d'offrir et d'accepter comme paiement certains substituts de monnaie au lieu de la monnaie elle-même. Si la loi refuse de reconnaître la validité des substituts consacrés par l'usage commercial, elle ouvrirait la porte à toutes sortes de fraudes et de tromperies. Ce serait enfreindre le principe malitiis non est indulgendum. A côté de çà, le paiement des petites sommes serait, pour des raisons techniques, à peine possible sans utiliser des pièces. Même donner aux billets de banque le rôle de régler les dettes ne lèse pas les créanciers ou autres bénéficiaires, aussi longtemps que les billets sont considérés par l'homme d'affaires comme équivalents à la monnaie.

Mais l'Etat peut tout aussi bien donner à d'autres objets le pouvoir de régler les dettes. La loi peut déclarer ce qu'elle veut comme moyen de paiement, et cette décision contraindra tous les tribunaux et tous ceux qui appliquent leurs décisions. Toutefois, assigner un cours légal à une chose ne suffit pas à en faire une monnaie au sens économique. Les biens ne peuvent devenir un moyen d'échange commun que par la pratique de ceux qui prennent part aux transactions commerciales. Et ce ne sont que les évaluations de ces individus qui déterminent les rapports d'échange du marché. Il est bien possible que le marché utilise les biens qui ont été prescrits comme moyen de paiement par l'Etat. Mais il n'est pas obligé de le faire. Il peut, s'il le veut, les rejeter.

Trois situations sont possibles quand l'Etat a déclaré un objet moyen de paiement légal pour le règlement des engagements. Premièrement, le moyen de paiement légal peut être identique au moyen d'échange que les parties contractantes avaient à l'esprit lors de leur accord, ou, à défaut d'être identique, de même valeur à la date du paiement. Par exemple, l'Etat peut déclarer l'or comme moyen de règlement des engagements contractés en termes d'or, ou, à une date à laquelle l'or et l'argent sont dans un rapport de 1 à 15,5, il peut déclarer que les engagements en termes d'or seront payés par 15,5 fois la quantité due, mais en argent. Un tel arrangement n'est qu'une formulation légale du contenu supposé de l'accord. Il ne lèse les intérêts d'aucune partie. Il est économiquement neutre.

Le cas est différent quand l'Etat proclame comme moyen de paiement quelque chose qui a une valeur plus ou moins grande que le moyen de règlement du contrat. La première possibilité peut être négligée, mais la seconde, dont on peut citer de nombreux exemples historiques, est importante. Du point de vue légal, pour lequel le principe fondamental est de protéger les droits existants, une telle procédure de la part de l'Etat ne peut jamais se justifier, bien qu'elle soit parfois défendue sur des bases sociales ou fiscales. En effet, cela revient toujours, non pas à remplir les engagements, mais à en annuler la totalité ou une partie. Lorsque les billets sont estimés commercialement à la moitié de leur valeur faciale qui a cours légal, cela revient au fond à la même chose que soulager les débiteurs de la moitié de leur dette.

Les déclarations de l'Etat sur le cours légal ne modifient que les engagements qui ont déjà été pris. Cependant, le marché est libre de garder son ancien moyen d'échange ou d'en créer un nouveau pour lui, et lorsqu'il adopte le nouveau moyen, autant que peut s'étendre le pouvoir légal des parties contractantes, il essaiera aussi d'en faire l'étalon pour les paiements différés afin d'ôter, au moins pour le futur, la validité de l'étalon choisi par l'Etat pour les moyens de règlements des dettes et engagements. Lorsque, au cours de la dernière décennie du dix-neuvième siècle, le parti allemand du bimétallisme eut tant de pouvoir qu'il fallait prendre en compte la possibilité de devoir faire face à ses propositions inflationnistes, des clauses mentionnant l'or commencèrent à apparaître dans les contrats à long terme. La période récente de la dépréciation monétaire [le texte date du début du siècle, NdT] a un effet semblable. Si l'Etat ne veut pas rendre tout crédit impossible, il doit accepter de telles pratiques et les faire reconnaître par les tribunaux. De même, quand l'Etat en personne entre sur le marché des affaires, quand il vend et achète, garantit des prêts ou emprunte, effectue ou reçoit des paiements, il doit accepter le moyen d'échange commun des affaires comme monnaie. L'étalon légal, la catégorie particulière des choses qui ont cours légal illimité, ne vaut que pour le règlement de dettes existantes, à moins que l'usage commercial ne l'adopte lui-même comme moyen général d'échange.

3. L'influence de l'Etat sur le système monétaire

L'activité de l'Etat dans la sphère monétaire était au départ limitée à la fabrication des pièces. Fournir des lingots du plus haut niveau possible de similarité en ce qui concerne l'aspect, le poids, la pureté, et leur appliquer un sceau qui ne soit pas facile à imiter et que tout le monde reconnaisse comme la marque de l'Etat, voilà le premier rôle de l'activité monétaire d'un Etat. En commençant ainsi, l'influence de l'Etat dans l'activité monétaire s'est peu à peu étendue.

Les progrès dans la technique monétaire ont été lents. Au début la marque sur une pièce n'était qu'une preuve de l'authenticité du matériau la constituant, prenant en compte son niveau de pureté, cependant que le poids était vérifié de manière séparée à chaque paiement. (En l'état actuel de la connaissance on ne peut l'affirmer dogmatiquement ; en tout cas ce développement n'a pas nécessairement suivi le même chemin ailleurs). Plus tard les différentes pièces ont été différenciées et les pièces du même type considérées comme interchangeables. L'étape suivant l'invention de la monnaie classifiée fut le développement des étalons parallèles. Ceci consiste à superposer plusieurs systèmes monétaires, l'un fondé sur l'or et l'autre sur l'argent. Les pièces de chacun des deux systèmes séparés constituent un groupe indépendant. Leurs poids sont en rapport précis entre eux et l'Etat leur donne également un rapport légal dans la même proportion, approuvant la pratique commerciale qui s'est peu à peu établie de considérer les pièces différentes d'un même métal comme interchangeables. Cette étape a été atteinte sans recours à l'influence de l'Etat. Tout ce que l'Etat avait pu faire jusque là dans la sphère monétaire fut de fournir des pièces pour les besoins du commerce. En tant que contrôleur de la frappe, il offrit des pièces toutes prêtes d'un poids et d'une pureté donnés, marquées d'un sceau permettant à tout le monde et sans difficulté de connaître leur contenu monétaire et leur origine. En tant que législateur l'Etat a attribué un cours légal à ces pièces - l'importance de ce point vient d'être exposée - et comme juge il a appliqué cette décision légale. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Pendant à peu près deux siècles l'influence de l'Etat sur le système monétaire a été plus grande que ça. Une chose doit cependant être bien claire : même de nos jours l'Etat n'a pas le pouvoir de transformer directement quoique ce soit en monnaie, c'est-à-dire en moyen d'échange commun. Même de nos jours ce n'est que la pratique des individus prenant part aux affaires qui transforme un bien en moyen d'échange. C'est l'importance de l'Etat dans le domaine commercial, à la fois potentiellement et dans les faits, qui a augmenté. Elle a augmenté tout d'abord parce que l'importance de l'Etat en tant qu'agent économique a augmenté, parce qu'il occupe une plus grande place qu'aux siècles précédents comme acheteur et vendeur, comme employeur et comme percepteur d'impôt. Il n'y a là ien d'exceptionnel ou qui demanderait une analyse spéciale. Il est évident que l'importance d'un agent économique sur le choix d'un bien monétaire sera d'autant plus grand que sa part de marché sera plus grande. Et il n'y a pas de raison de supposer qu'il y aurait une différence quelconque pour un agent particulier, l'Etat.

Mais, en plus de cela, l'Etat a une importance particulière sur le choix du bien monétaire, qui n'est pas due à sa position commerciale, ni à son autorité comme législateur ou juge, mais à sa position de contrôleur de la frappe et à son pouvoir de changer les caractéristiques des substituts de monnaie en circulation.

L'influence de l'Etat sur le système monétaire est habituellement reliée à son autorité judiciaire et législative. Il est admis que la loi permet à l'Etat d'avoir une influence décisive sur le choix d'un moyen d'échange commercial. Ceci parce qu'elle permet de changer de manière autoritaire la teneur des relations d'une dette existante et de forcer les nouveaux contrats à prendre une direction particulière.

A notre époque on trouve la forme la plus extrême de cet argument dans La Théorie politique de la monnaie de Knapp [1] mais la plupart des auteurs allemands y sont sensibles. Helfferich peut être cité comme exemple. Il est vrai que cet auteur affirme, en ce qui concerne l'origine de la monnaie, qu'il est peut-être discutable de dire que ce n'est pas le rôle de moyen d'échange commun qui a suffi à lui seul à faire d'une chose une monnaie et de faire de la monnaie l'étalon des paiements différés de tout type. Néanmoins, il considère constamment comme hors de doute que, pour nos organisations actuelles, certains types de monnaie dans certains pays, et tout le système monétaires dans d'autres pays, sont de la monnaie et jouent un rôle comme moyen d'échange uniquement parce que les paiements obligatoires et les engagements contractés en termes de monnaie doivent ou devraient être payés avec ces objets particuliers [2].

Il serait difficile d'être d'accord avec une vision de cette nature. Elle n'arrive pas à comprendre le sens de l'intervention de l'Etat dans la sphère monétaire. En déclarant un objet apte, au sens juridique, au règlement des dettes exprimées en monnaie, l'Etat ne peut pas influer sur le choix d'un moyen d'échange, qui appartient aux acteurs du marché. L'Histoire montre que les Etats qui ont voulu obliger leurs sujets à accepter un nouveau système monétaire ont régulièrement choisi d'autres chemins pour arriver à leurs fins.

L'établissement d'un rapport légal pour l'acquittement des engagements pris sous le régime de l'ancien type de monnaie ne constitue qu'une mesure secondaire qui n'a d'importance qu'en liaison avec le changement d'étalon qui est obtenu par d'autres moyens. La disposition selon laquelle les impôts futurs devront être payés dans la nouvelle monnaie et les autres dettes monétaires remboursées en nouvelle monnaie, est une conséquence du changement d'étalon. Elle ne se produit que lorsque la nouvelle monnaie est devenue un moyen d'échange commun dans les affaires. Une politique monétaire ne peut jamais être menée par des moyens législatifs, par une dépréciation des définitions légales du contenu des contrats d'endettement et du système de dépenses publique. Elle doit se fonder sur l'autorité exécutive de l'Etat comme contrôleur de la frappe monétaire et émetteur de titres sur de la monnaie, payables sur demande, qui peuvent remplacer la monnaie pour le commerce. Les mesures nécessaires ne doivent pas être simplement enregistrées passivement dans les protocoles des assemblées législatives et les journaux officiels, mais doivent être mises en application -souvent via un grand sacrifice financier.

Un pays qui espère persuader ses sujets d'abandonner un étalon de métal précieux au profit d'un autre ne peut pas se contenter d'exprimer son souhait par des dispositions appropriées de la loi civile et fiscale. Il doit faire en sorte que la nouvelle monnaie remplace l'ancienne dans les transactions commerciales. C'est exactement la même chose pour la transition d'une monnaie de crédit ou d'une monnaie décrétée vers une monnaie-marchandise. Aucun homme d'Etat qui a eu pour but un tel changement n'a jamais eu le moindre doute sur ce sujet. Ce n'est pas l'énoncé d'un rapport légal et l'obligation de payer les impôts dans la nouvelle monnaie qui sont les étapes décisives. C'est au contraire l'approvisionnement de la quantité nécessaire de la nouvelle monnaie et le retrait de l'ancienne.

On peut le confirmer par quelques exemples historiques. D'abord l'impossibilité de changer de système monétaire par simple décision de l'autorité est illustrée par l'échec de la législation sur le bimétallisme. Elle était supposée offrir une solution simple à un grave problème. Pendant des millénaires l'or et l'argent ont été employés simultanément comme monnaie-marchandise. La continuation de cette pratique devint cependant de plus en plus pesante, car les étalons parallèles ou l'emploi simultané des deux types de marchandises ont plusieurs désavantages. Comme aucune solution spontanée ne semblait pouvoir venir des agents engagés dans les affaires, l'Etat décida d'intervenir dans l'espoir de trancher le noeud gordien. Tout comme il avait supprimé certaines difficultés évidentes en déclarant que les dettes contractées en thalers pouvaient être payées par le paiement de deux fois autant de demi-tahlers ou quatre fois autant de quart de thalers, l'Etat décida d'établir un rapport fixe entre les deux métaux précieux. Ainsi par exemple, une dette payable en un poids d'argent pouvait être remboursée par le paiement de 1/15,5 fois le même poids d'or. Il sembla que le problème avait été résolu, alors que les difficultés associées n'avaient pas été soupçonnées, comme l'ont prouvé les événements ultérieurs. Il s'ensuivit tous les résultats qui sont imputées par la Loi de Gresham [la fameuse loi qui énonce que "la mauvaise monnaie chasse la bonne", et qui ne vaut que sous un cours forcé mais pas dans un système bancaire libre ou la bonne monnaie chasse la mauvaise, NdT] au fait de donner même cours légal à des pièces d'inégales valeurs. Pour tout règlement de dettes ou paiement similaire la seule monnaie utilisée était la monnaie que la loi surévaluait par rapport au marché. Quand la loi tombait par hasard sur le rapport existant sur le marché cet effet était repoussé jusqu'à une modification des prix relatifs des deux métaux. Cet effet se produisait aussitôt qu'une différence se faisait jour entre le rapport du marché et celui de la loi. Les étalons parallèles devinrent, non un double étalon comme l'avaient prévu les législateurs, mais un étalon alternatif.

Le premier résultat fut de devoir décider, au moins pour un temps, entre les deux métaux. Non que ce fut l'intention de l'Etat : au contraire l'Etat n'avait pas pensé décider en faveur de l'un des deux métaux mais espérait assurer l'utilisation des deux. Les régulations officielles, qui en déclarant or et argent réciproquement substituables ont surestimé le rapport du marché de l'un des métaux par rapport à l'autre, ont simplement réussi à différencier les utilités des métaux en ce qui concerne les buts monétaires. La conséquence fut l'augmentation de l'emploi de l'un des deux métaux et la disparition de l'autre. L'intervention législative et judiciaire de l'Etat a totalement échoué. Ainsi est démontré, d'une manière frappante, que l'Etat ne peut pas seul rendre une marchandise moyen d'échange commun, c'est-à-dire monnaie, mais que seule l'action commune des acteurs des affaires peut le faire.

Toutefois, ce que l'Etat ne peut faire comme législateur, il peut en partie le faire comme contrôleur de la frappe. C'est sous ce deuxième rôle que l'Etat intervint quand l'étalon alternatif fut remplacé de manière permanente par le monométallisme. Ceci se produisit de plusieurs façons. La transition fut assez simple et facile quand l'action de l'Etat se bornait à empêcher un retour du métal temporairement sous-évalué dans l'une des périodes de monométallisme par l'abrogation du droit de frappe libre. C'était encore plus simple dans les pays où l'un ou l'autre des métaux avait pris le dessus avant que l'Etat n'ait atteint le stade nécessaire pour ce type de régulation, et il où il ne restait plus à la loi qu'à prendre acte d'une situation déjà établie.

Le problème était bien plus délicat quand l'Etat essaya de persuader les hommes d'affaires d'abandonner le métal dont ils se servaient et d'adopter l'autre. Dans ce cas l'Etat dut fabriquer la quantité nécessaire du nouveau métal, l'échanger contre l'ancienne monnaie et soit changer le métal retiré de la circulation en monnaie divisionnaire, soit le vendre pour un usage non monétaire ou pour la réémission de pièces à l'étranger. La réforme allemande du système monétaire après la création du Reich en 1871 peut être considérée comme un exemple parfait de transition d'un étalon métallique vers un autre. Les difficultés rencontrées et qui ont été surmontées grâce à l'indemnité de guerre versée par la France sont bien connues. Elles ont été rencontrées dans la poursuite de deux buts : l'approvisionnement d'or et le retrait de l'argent. Ceci et rien d'autre était l'essence du problème qui devait être résolu quand la décision du changement d'étalon fut prise. Le Reich termina la transition vers l'or en fournissant de l'or et des titres sur de l'or en échange de monnaie d'argent et de titres sur de l'argent détenus par ses citoyens. Les modifications correspondantes dans la loi ne furent que des accompagnements du changement [3].

Le changement d'étalon eut lieu exactement de la même manière en Autriche-Hongrie, en Russie et dans les autres pays qui ont transformé leur système monétaire dans les années suivantes. Là aussi le problème était simplement celui de fournir les quantités d'or et de les mettre en circulation parmi les acteurs du marché, en lieu et place de l'ancien moyen d'échange. Ce processus fut grandement facilité et surtout, ce qui est encore plus important, le montant d'or nécessaire au changement bien moindre, par le mécanisme qui consistait à permettre aux anciennes pièces constituant la monnaie de crédit ou la monnaie décrétée de rester totalement ou partiellement en circulation, tout en changeant fondamentalement leurs caractéristiques économiques en les transformant en titres toujours convertibles dans la nouvelle monnaie. Ceci donna une apparence extérieure différente de la transaction, qui restait cependant essentiellement identique. Que les étapes choisies par les pays adoptant cette politique monétaire consistaient au fond à approvisionner les quantités de métal, est une question qui mérite à peine d'être posée.

En politique monétaire l'exagération du rôle du pouvoir à la disposition de l'Etat en matière législative ne peut qu'être attribuée à l'analyse superficielle du procédé impliqué dans la transition d'une monnaie-marchandise vers une monnaie de crédit. Cette transition a normalement été accomplie au moyen d'une déclaration de l'Etat que les titres inconvertibles sur la monnaie étaient des moyens de paiement aussi acceptables que la monnaie elle-même. En règle générale une telle déclaration n'avait pas pour objet de conduire à un changement d'étalon et de substituer une monnaie de crédit à une monnaie-marchandise. Dans la grande majorité des cas l'Etat a pris de telles mesures pour de simples raisons fiscales. Il cherchait à augmenter ses ressources par la création de monnaie de crédit. A la poursuite d'un tel plan la diminution du pouvoir d'achat ne semble pas désirable. Et c'est pourtant toujours cette dépréciation de valeur qui, suivant la Loi de Gresham, a causé le changement d'étalon monétaire. Il ne serait pas en accord avec les faits d'affirmer que les remboursements en monnaie se sont arrêtés, c'est-à-dire que la convertibilité permanente des billets a été suspendue, avec pour intention une transition vers un étalon de crédit. Ce résultat s'est produit contre, et non par, la volonté de l'Etat.

La pratique des affaires peut seule transformer un bien en moyen d'échange commun. Ce n'est pas l'Etat mais la pratique de tous ceux qui interviennent sur le marché qui crée la monnaie. Il s'ensuit que la régulation étatique qui attribue le pouvoir général de liquider une dette en un bien donné est incapable est soi de transformer ce bien en monnaie. Si l'Etat crée une monnaie de crédit - et ceci est encore plus vrai pour une monnaie décrétée - il ne le peut qu'en prenant les objets qui sont déjà en circulation comme substituts de monnaie (donc des titres sur la monnaie parfaitement sûr et immédiatement convertibles) et en empêchant leur évaluation par la suppression de leur caractéristique principale de convertibilité permanente. Le commerce se protègerait sinon toujours contre toute autre méthode d'introduction de monnaie de crédit par le gouvernement. La tentative de mettre une monnaie de crédit en circulation n'a jamais été couronnée de succès, sauf quand les pièces et les billets en question étaient déjà en circulation comme substituts de monnaie [4].

Voilà la limite de l'importance constamment surestimée de l'Etat dans le système monétaire. Ce que l'Etat peut faire dans certaines circonstances, en tant que contrôleur de la frappe monétaire, au moyen de sa faculté de déprécier les substituts de monnaie et de leur enlever leur position de titres sur de la monnaie payables sur demande, et par dessus tout au moyen de ses ressources financières qui lui permettent de supporter le coût d'un changement de monnaie, c'est de persuader le monde du commerce d'abandonner un type de monnaie et d'en adopter un autre. C'est tout.

 

Notes

[1] Die staatliche Theorie des Geldes, 1905.

[2] Cf. Helfferich, Das Geld, p. 294.

[3] Cf. Helfferich, Die Reform des deutschen Geldwesens nach der Gründung des Reiches, Leipzig, 1898, I Band; pp. 307 ; Lotz, Geschichte und Kritik des deutschen Bankgeseztes vom 14. März 1875, Leipzig 1888, pp. 137 et suivantes.

[4] Cf. Subercaseaux, Essai sur la nature du papier monnaie, Paris 1909.


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