La Théorie de la monnaie et du crédit

Nouvelle édition de 1952 (réédité en 1971 par The Foundation for Economic Education)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Première partie : la nature de la monnaie

Chapitre 3 : les différents types de monnaie

1. Monnaie et substitut de monnaie

Lorqu'un échange indirect est effectué grâce à la monnaie, il n'est pas nécessaire que la monnaie change physiquement de main ; on peut échanger un titre sur une somme équivalente, parfaitement sûr et payable à la demande, au lieu des véritables pièces. Il n'y a là rien de remarquable ou de spécifique à la monnaie. Ce qui est spécifique à la monnaie, et qui ne peut être expliqué que par ses caractéristiques, c'est la fréquence extraordinaire de cette manière d'effectuer les transactions monétaires.

En premier lieu, la monnaie est particulièrement adaptée pour servir de base à une obligation générique.Alors que la fongibilité de presque tous les autres biens économiques est plus ou moins limitée et n'est le plus souvent qu'une fiction fondée sur une terminologie commerciale artificielle, la fongibilité de la monnaie est presque illimitée. Il n'y a que celle des actions et des obligations qui puisse lui être comparée. Le seul facteur qui pourrait empêcher l'une de celles-ci d'être totalement fongible est la difficulté de diviser leurs différentes unités. Plusieurs remèdes ont été adoptés, qui, au moins quand il s'agit de monnaie, ont supprimé toute importance pratique à ce problème.

Une circonstance encore plus importante se trouve être la nature du rôle de la monnaie. Un titre sur de la monnaie peut être transféré encore et encore dans un nombre quelconque d'échanges indirects sans que la personne qui possède le titre en demande jamais le règlement. Ce n'est évidemment pas vrai pour les autres biens économiques, car ils sont toujours destiné à être, au final, consommés.

Les titres sur la monnaie qui sont parfaitement sûrs et payables immédiatement sont particulièrement adaptés pour faciliter les échanges indirects : nous les appellerons désormais des substituts de monnaie. Cette caractéristique est encore augmentée par leur situation dans le commerce et le droit.

En pratique, et dans certains pays dans le droit également, le transfert d'un billet de banque ne diffère pas de celui d'une pièce de monnaie. La similitude des apparences extérieures est telle que ceux qui font des affaires sont habituellement incapables de faire la distinction entre les objets qui remplissent un rôle de monnaie et ceux qui sont simplement utilisés comme des substituts de monnaie. L'homme d'affaires ne s'occupe pas des problèmes économiques associés ; il ne s'intéresse qu'aux caractéristiques légales et commerciales des pièces de monnaie, des billets, des chèques et autres. Pour lui, le fait que des billets de banque puissent être transférés sans preuve par écrit de leur rôle, le fait qu'ils circulent comme les pièces par valeurs rondes, le fait qu'il n'y ait pas de droit de remboursement vis-à-vis de ses anciens détenteurs, le fait que la loi ne fasse pas de différences entre eux et la monnaie comme moyen de règlement des dettes, sont autant de bonnes raisons pour les inclure dans la définition du terme de "monnaie", et pour faire une distinction bien nette entre les billets et les dépôts à vue, qui ne peuvent être transférés que par certaines procédures bien plus compliquées techniquement, et que la loi considère également comme différents. Voilà l'origine de la conception populaire de la monnaie, qui gouverne la vie de tous les jours. Il n'y a pas de doute qu'elle sert les buts de l'employé de banque et peut même rendre des services au monde des affaires en général. Mais son introduction dans la terminologie scientifique de l'économie n'est pas du tout souhaitable.

La controverse sur le concept de monnaie n'est pas vraiment un chapitre des plus satisfaisants de l'histoire de notre science. Il se distingue principalement par le nombre étouffant de termes juridiques et commerciaux qui l'entoure et par l'importance imméritée qui a été donné à ce qui, après tout, n'est qu'une question de terminologie. La réponse à ce problème a été considéré comme une fin en soi et il semble que tout le monde ait oublié que le véritable but devrait simplement être de faciliter les recherches ultérieures. Une telle discussion ne pouvait pas manquer d'être stérile.

En essayant de distinguer entre la monnaie et les objets qui lui ressemblent extérieurement, nous devons simplement garder à l'esprit le but de nos recherches. L'analyse prséente cherche à énoncer la loi qui détermine le rapport d'échange entre la monnaie et les autres biens économiques. Ceci, et rien d'autre, représnte la tâche de la théorie économique de la monnaie. Notre terminologie doit alors être adaptée à notre problème. Si un groupe particulier d'objets est extrait de tous ceux qui assurent un rôle monétaire dans le commerce, et si, sous le nom spécifique de monnaie (qui doit être réservé seulement à ce groupe), on le distingue nettement du reste (auquel on refuse le nom de monnaie), alors cette destruction doit être faite d'une manière qui facilite les progrès ultérieurs des recherches.

Ce sont de telles considérations qui ont amené l'auteur de ces lignes à donner le nom de substituts de monnaie et non de monnaie à des objets qui sont utilisés dans le commerce comme monnaie, mais qui consistent en titre sur de la monnaie, parfaitement sûr et immédiatement convertibles.

Les titres ne sont pas des biens [1]. Ils sont des moyens d'obtenir des biens. C'est ce qui détermine leur nature et leur importance économique. En eux-mêmes ils n'ont pas de valeur directe, mais indirecte. Leur valeur découle de celle des biens économiques auxquels ils se réfèrent. Deux éléments interviennent dans l'évaluation d'un titre : premièrement la valeur des biens auxquels la possession du titre donne droit, et deuxièmement la plus ou moins grande probabilité que la possession du bien pourra être obtenue. De plus, si le titre ne pourra être réalisé qu'après un certain temps, alors la prise en compte de cette circonstance constitue un troisième facteur de son évaluation. La valeur au premier janvier d'un droit de recevoir dix sacs de charbon au 31 décembre de la même année est basée, non pas directement sur la valeur de dix sacs de charbon, mais sur la valeur de dix sacs de charbon délivrés dans un an. Ce type de calcul fait partie de l'expérience courante, comme l'est le fait que calculer la valeur d'un titre prend en compte sa solvabilité ou sa garantie.

Les titres sur la monnaie ne sont pas une exception, bien entendu. Ceux qui sont payables sur demande, s'il n'y a pas de doute sur leur solvabilité et pas de dépenses liées à leur règlement, sont évalué aussi haut que la monnaie et sont offerts et acceptés de la même façon que la monnaie [2]. Seuls des titres de ce type - c'est-à-dire des titres payables sur demande, parfaitement sûrs, aussi loin que l'on puisse le prévoir, et parfaitement liquides au sens légal - sont, pour des buts commerciaux, des substituts exacts de la monnaie auxquels ils se réfèrent. Évidemment, d'autres titres, comme les billets émis par des banques au crédit douteux ou des traites qui ne sont pas encore arrivées à terme, interviennent également dans les transactions financières et peuvent tout aussi bien être employés comme moyen d'échange commun. Ceci signifie, d'après notre terminologie, qu'ils sont de la monnaie. Mais ils sont évalués indépendamment ; ils ne sont reconnus ni comme équivalents aux sommes de monnaie auxquelles ils se réfèrent, ni même comme équivalent à la valeur des droits qu'ils contiennent. Quels sont les facteurs spécifiques supplémentaires qui aident à déterminer leur valeur, nous le découvrirons au cours de notre développement.

Bien sûr, il ne serait en aucun cas incorrect d'inclure dans notre concept de monnaie les titres totalement sûrs et immédiatement convertibles sur la monnaie, titres que nous avons préféré appeler substituts de monnaie. Mais il faut absolument condamner l'usage répandu de donner le nom de monnaie à certaines classes de substituts de monnaie, la plupart du temps les billets de banque, la monnaie divisionnaire (les pièces de monnaie actuelles, qui ne sont pas en métal précieux), et assimilés, tout en les distinguant nettement des autres types de monnaie, comme les dépôts à vue [3]. Ceci revient à établir une distinction sans différence réelle. Car les billets de banque, par exemple, et les dépôts à vue ne se différencient que par des caractéristiques extérieures, importantes peut-être du point de vue des affaires ou du point de vue légal, mais presque sans importance pour le point de vue économique.

D'un autre côté, des arguments d'un poids considérable peuvent être fournis pour inclure tous les substituts de monnaie dans le concept unique de monnaie. Il peut être souligné, par exemple, que la signification des titres sur la monnaie parfaitement sûrs et liquides est très différente de celle des titres sur d'autres biens économiques ; qu'alors qu'un titre sur une marchandise doit tôt ou tard disparaître, ce n'est pas nécessairement le cas pour un titre sur de la monnaie. De tels titres peuvent passer de main en main pendant des périodes indéterminées et prendre la place de la monnaie sans jamais qu'une volonté de demander leur règlement ne se produise. Il peut être souligné que ceux qui ont besoin de monnaie sont tout aussi satisfaits par de tels titres, que ceux qui veulent dépenser de la monnaie trouvent également que ces titres répondent à leur attente, et que par conséquent l'offre et la demande de substituts de monnaie doit être comptabilisée respectivement dans l'offre et la demmande de monnaie. Il peut enfin être souligné qu'alors qu'il est impossible de satisfaire une augmentation de la demande de pain (par exemple) par des tickets de pain sans augmenter en même temps l'offre réelle de pain, il est parfaitement possible de satisfaire une augmentation de la demande de monnaie par un tel procédé. Il est possible de soutenir, en somme, que les substituts de monnaie ont des particularités telles que, pour en tenir compte au mieux, il faut les inclure dans le concept de monnaie.

Sans vouloir critiquer le poids de tels arguments, nous préférons adopter, par commodité, la formulation plus étroite du concept de monnaie, en y ajoutant le concept séparé de substitut de monnaie. Nous laissons au lecteur le soin de juger si cette direction est la plus adaptée pour continuer, et si d'autres procédures ne conduisent pas, peut-être, à une meilleure compréhension de notre sujet. Pour l'auteur il semble que le chemin choisi est le seul dans lequel les problèmes difficiles de la théorie monétaire peuvent être résolus.

2. Les particularités des substituts de monnaie

La discussion économique sur la monnaie ne doit être basée que sur des considérations économiques et ne doit prendre en compte les distinctions légales que tant qu'elles ont aussi une importance du point de vue économique. Une telle discussion doit par conséquent partir du concept de monnaie basé, non sur les définitions et discriminations légales, mais sur la nature économique des choses. Il s'ensuit que notre décision de ne pas considérer les traites et autres titres sur la monnaie comme constituant de la monnaie ne doit pas être interprété comme étant en accord avec la définition strictement juridique du terme. En plus des titres strictement légaux sur la monnaie, nous devons prendre en compte des liens qui ne sont pas des titres au sens juridique mais qui sont néanmoins traités comme tels dans la pratique commerciale, parce que certains les envisagent ou d'autres les traitent comme s'ils étaient des titres sur eux-mêmes [4].

Il ne fait pas de doute que les "pièces de monnaie" [token coins en anglais, qui fait partie de la monnaie divisionnaire mais qui n'est pas de la monnaie au sens strict pour Mises, d'où les guillemets que j'ajoute pour la traduction. NdT] allemandes frappées en accord avec la Loi d'émission du 9 juillet 1873 ne constituent pas un titre sur de la monnaie aux yeux de la loi. Peut-être certains critiques superficiels seraient-ils enclins à classer ces pièces comme de la monnaie parce qu'il s'agit de disques frappés en argent, en nickel ou en cuivre, qui ont toute l'apparence de la monnaie. Mais malgré cela, du point de vue économique, ces pièces ne constituent qu'une traite sur le Trésor national. Le deuxième paragraphe du chapitre 9 de la Loi d'émission (dans sa forme du 1er juin 1999) oblige le Parlement à préciser les centres qui pourront payer sur demande et en pièces d'or toute quantité d'une valeur supérieure à 200 marks pour les pièces d'argent, et de 50 marks pour les pièces de nickel et de cuivre. Certaines filiales de la Banque du Reich avaient ce rôle. Un autre passage de la Loi d'émission (chapitre 8) signale que le Reich devra toujours être en mesure de maintenir la convertibilité. D'après ce passage, la valeur totale des pièces frappées en argent ne devait jamais dépasser 20 marks par habitant, et celle des pièces de nickel et de cuivre ne pas dépasser 2,5 marks par habitant. Dans l'esprit du législateur ces sommes représentaient la demande de petites pièces, et il n'y avait dès lors aucun danger que la somme totale des pièces frappées dépasse la demande du public. Il est vrai qu'il n'y avait pas de reconnaissance statutaire d'un quelconque droit de conversion de la part des détenteurs de pièces, et la limitation de la valeur légale (chapitre 9, paragraphe 1) n'était qu'un substitut inadéquat. Néanmoins, il est bien connu que les pièces étaient échangées sans difficultés contre de la monnaie par les filiales de la Banque du Reich indiquées par le Chancelier.

C'était exactement la même situation qui régnait pour les billets du Trésor du Reich, dont pas plus de 120 millions de marks n'étaient autorisés à circuler. Ceux-ci étaient également (chapitre 5 de la Loi du 30 avril 1874) toujours échangés contre de l'or par la Banque du Reich au nom du Trésor. Il importe peu que les billets du Trésor n'avaient pas cours légal dans les transactions privées lorsque tout le monde était obligé d'accepter des pièces d'argent à hauteur de 20 marks et des pièces de nickel et de cuivre à hauteur d'un mark. Car, bien qu'ils n'étaient pas obligés de les accepter pour régler des dettes, les gens les acceptaient en fait de bon coeur.

Un autre exemple est fourni par le thaler allemand à l'époque de l'introduction de l'étalon or et jusqu'au retrait du thaler de la circulation, le 1er octobre 1907. Pendant toute cette période le thaler avait sans aucun doute possible cours légal. Mais si nous cherchons se qui se cache derrière cette expression, dont le sens juridique est sans intérêt pour notre but, et nous demandons si le thaler était de la monnaie à cette époque, la réponse doit être non. Il est vrai qu'il était employé dans le commerce comme moyen d'échange, mais il ne pouvait être utilisé ainsi que parce que c'était un titre sur quelque chose qui était réellement de la monnaie, c'est-à-dire un moyen d'échange commun. Car, bien que ni la Banque du Reich, ni le Reich, ni les royaumes et duchés séparés le constituant, ni quiconque d'autre n'était obligé de l'échanger contre de la monnaie, la Banque du Reich, au nom du gouvernement, s'assurait toujours qu'il n'y avait pas plus de thalers en circulation que ceux demandés par le public. Elle obtenait ce résultat en se refusant d'obliger ses clients à accepter des thaler en les remboursant. Ceci, avec le fait que les thalers avaient cours légal pour la Banque et le Reich, fut suffisant pour les rendre équivalents à des titres qui pouvaient être convertis à tout instant en monnaie. Le résultat fut qu'ils circulaient dans le pays comme de parfaits substituts de monnaie. Il fut suggéré de manière répétée aux Directeurs de la Banques du Reich de rembourser leurs propres billets en thalers et non en or (ce qui aurait été dans la lettre de la Loi) et de ne payer en or qu'à prime, avec pour but d'empêcher son exportation. Cependant, la Banque a continuellement refusé d'adopter cette proposition, ou une autre de nature similaire.

La nature exacte de l'émission de pièces dans les autres pays n'a pas toujours été aussi facile à comprendre qu'en Allemagne, dont le système bancaire et d'émission a été façonné sous l'autorité d'hommes tels que Bamberger, Michaelis et Soetbeer. Dans certaines législations, la base théorique de l'émission moderne des pièces ne pourrait pas être découverte ou démontrée comme dans les exemples déjà rencontrés. Mais néanmoins, toute politique a au fond le même but. La particularité légale universelle de l'émission de pièces est la limitation de son pouvoir de paiement à une somme maximale fixée, et, en règle générale, à cette disposition s'ajoute une restriction législative du montant de pièces qui peuvent être émises.

Il n'existe pas de concept économique de l'émission de pièces. Tout ce que l'économie peut distinguer est une sous-catégorie particulière de la catégorie des titres sur la monnaie qui sont utilisés comme substituts de monnaie , les membres de cette sous-catégorie étant utilisés pour les transactions de faibles montants. Le fait que l'émission et la circulation des pièces soient sujettes à des règles légales et à un contrôle s'explique par la nature spécifique du but assigné à ces pièces. Le droit généralement reconnu au détenteur d'un billet de banque de l'échanger contre de la monnaie, tandis que l'échange des pièces contre la monnaie est laissé à la discrétion de l'administration, est le résultat des différents développements qu'ont connus respectivement les billets et les pièces. Les pièces ont résulté de la nécessité de faciliter les échanges de faibles quantités de biens de faible valeur. Les détails historiques de leur développement n'ont pas encore été éclaircis et, presque sans exception, tout ce qui a été écrit sur le sujet n'a qu'une importance numismatique et métrologique [5]. Néanmoins, une chose peut être affirmée sans crainte : l'émission des pièces est toujours le résultat de tentatives de remédier aux défauts d'un système monétaire existant. Ce sont ces difficultés techniques, qui empêchent la subdivision d'une unité monétaire en petites pièces, qui ont conduit, après toutes sortes de déboires, à la solution adoptée de nos jours. Dans beaucoup de pays, en même temps que ce développement, une sorte de monnaie décrétée [6] a parfois été utilisée pour de petites transactions, avec la conséquence très fâcheuse d'avoir deux types de monnaies ayant chacune le rôle de moyen d'échange commun. Pour supprimer les inconvénients d'une telle situation les petites pièces ont été fixées à un cours légal vis-à-vis de celles utilisées pour les plus grandes transactions, et des précautions nécessaires ont été prises pour empêcher la quantité de petites pièces de dépasser les demandes du commerce. Le moyen le plus important utilisé dans ce but a toujours été la restriction de la quantité émise à celle qui serait apparemment nécessaire pour effectuer de petits paiements, la restriction étant fixée par la loi ou étant suivie sans une telle obligation. A côté de ceci, il y a eu aussi la limitation du cours légal dans les transactions privées à hauteur d'un certain montant. Les risques que ces restrictions soient insuffisantes n'ont jamais semblé très grands. De ce fait, les dispositions de la législation concernant le remboursement des pièces ont été totalement négligées ou laissées incomplètes par l'omission d'une clause claire sur les droits du détenteur à échanger ses pièces contre de la monnaie. Cependant, partout, de nos jours, les pièces qui sortent de la circulation sont acceptées sans hésitation par l'Etat, ou un autre organisme comme la banque centrale, et leur nature de titres sur la monnaie est donc établie. Lorsque cette politique a été stoppée pour un temps et l'on a tenté de suspendre la conversion des pièces pour obliger les gens à accepter une quantité plus grande que désirée en circulation, les pièces sont devenues de la monnaie de crédit, ou même de la monnaie-marchandise. Elles n'ont plus été considérées comme des titres sur de la monnaie, payable sur demande, et donc équivalent à la monnaie, mais ont été évaluées indépendamment.

Le billet de banque a connu un autre développement. Il a toujours été considéré comme un titre, même du point de vue juridique. On n'a jamais perdu de vue que, si sa valeur devait être égale à celle de la monnaie, des mesures devaient être prises pour garantir sa convertibilité en monnaie. Qu'une cessation des échanges de billets contre de la monnaie changerait le caractère économique des billets n'a échappé à personne [la suspension de la convertibilité des billets, avec pénalités à la clé, est proposée par les théoriciens de la "banque libre" : voir notamment les livres de Selgin (Théorie de la banque libre aux Belles Lettres, Bank Deregulation and Monetary Order, Routledge), et Dowd (Laissez-faire banking, Routledge). NdT]. Dans le cas des pièces utilisées dans les petites transactions, moins importantes en quantité, le fait pouvait être oublié plus aisément. De plus, l'importance quantitative moins grande des pièces signifie qu'il est possible de maintenir leur convertibilité sans avoir recours à des fonds spécialement constitués à cet effet. L'absence de fonds spéciaux a également pu cacher la véritable nature de l'émission des pièces [7].

Des considérations sur le système monétaire de l'Autriche-Hongrie sont particulièrement instructives. La réforme de la monnaie qui a été inaugurée en 1892 n'a jamais été formellement terminée, et jusqu'à la chute de la monarchie des Habsbourg, l'étalon est resté légalement ce qu'il convient d'appeler aujourd'hui un étalon papier, car la Banque d'Autriche-Hongrie n'était pas obligé de rembourser ses propres billets, qui avaient cours légal pour tout montant. Néanmoins, de 1900 à 1914, l'Autriche-Hongrie possédait bien un étalon or ou un étalon d'échange or, car la Banque fournissait de fait toujours l'or pour les besoins commerciaux. Bien qu'elle n'était pas obligée par la lettre de la loi de rembourser ses propres billets, elle fournissait des lettres d'échange ou d'autres titres payables à l'étranger contre de l'or (chèques, billets, etc.) à un prix inférieur au point d'or supérieur théorique. Sous ces conditions, ceux qui voulaient de l'or pour exporter préféraient naturellement acheter de tels titres, qui leur permettaient d'atteindre leurs objectifs à un meilleur marché qu'avec les exportations réelles d'or.

Pour le commerce intérieur également, dans lequel l'or était utilisé de façon exceptionnelle car la population avait pris l'habitude depuis des années de se servir de pièces et de billets, la Banque échangeait ses billets contre de l'or sans y être légalement obligée. Cette politique a été poursuivie, non point occasionnellement ou par accident ou sans se rendre compte de son importance, mais en toute connaissance de cause, délibérément et continuellement, avec pour but de permettre à l'Autriche et à la Hongrie de bénéficier des avantages économiques de l'étalon or. Les gouvernements autrichien et hongrois, qui avaient pris l'initiative de cette politique de la Banque, coopéraient autant que possible. Toutefois, c'était en premier lieu la Banque elle-même qui devait assurer, en poursuivant une politique d'escompte appropriée, être toujours en mesure d'assurer sa décision volontaire : rembourser rapidement ses billets. Les mesures prises pour cet objectif ne sont pas fondamentalement différentes de celles adoptées par les banques d'émission des autres pays sous étalon or. [8] C'est pourquoi les billets de la Banque d'Autriche-Hongrie étaient en fait des substituts de monnaie. La monnaie du pays, comme ailleurs en Europe, était l'or. [9]

3. Monnaie-marchandise, monnaie de crédit et monnaie décrétée

La théorie économique de la monnaie est en général exprimée dans une terminologie juridique et non économique. Cette terminologie a été créée par des auteurs, des hommes d'affaires, des marchants, des juges et d'autres dont les centres d'intérêt étaient les caractéristiques légales des différents types de monnaie et de leurs substituts. C'est utile pour étudier les aspects du système monétaire qui sont importants du point de vue juridique, mais c'est presque sans valeur pour les recherches économiques. Il a rarement été porté une assez grande attention à ces défauts, bien que la confusion entre les parties respectives du Droit et de l'Economie ne soit nulle part ailleurs aussi fréquente et chargée d'autant de conséquences néfastes que dans le domaine précis de la théorie monétaire. C'est une erreur de s'occuper des problèmes économiques avec des critères juridiques. La phraséologie juridique, tout comme les résultats des recherches juridiques sur les problèmes monétaires, doivent être considéré par l'économie comme l'un de ses objets d'investigation. Ce n'est pas le rôle de l'économie de les critiquer, bien qu'elle puisse les utiliser pour ses objectifs propres. Il n'y a rien à redire de l'emploi de termes techniques juridiques dans une démonstration d'économie quand il n'y a pas de conséquence indésirables. Mais pour ses propres besoins, l'économie doit construire sa propre terminologie.

Il y a deux sortes de choses qui peuvent être utilisées comme monnaie : d'un côté des marchandises physiques en tant que telles, comme les métaux (or ou argent), d'un autre côté des objets qui ne diffèrent pas techniquement ceux qui ne sont pas de la monnaie, le facteur les faisant classer comme monnaie étant une caractéristique légale et non physique.Un bout de papier qui est spécialement défini comme monnaie parce qu'imprimé par une certaine autorité n'est en rien différent, du point de vue technique, d'un autre bout de papier qui a été imprimé par une personne non autorisée, tout comme une authentique pièce de cinq francs n'a pas de différence technique par rapport à une "authentique contrefaçon". Les seules différences résident dans le contrôle par la loi de la fabrication de telles pièces, interdite sans autorisation. (Pour éviter toute confusion possible, disons clairement que tout ce que peut faire la loi est de contrôler l'émission de pièces et qu'il est hors du pouvoir de l'Etat de s'assurer que les pièces deviennent en outre effectivement de la monnaie, c'est-à-dire, soient utilisées comme moyen d'échange commun. Tout ce que peut faire l'Etat en imprimant sa marque est de différencier certains bouts de papier ou de métal de toutes les autres choses du même type, rendant leurs évaluations distinctes du reste. En ce sens, l'Etat permet à ces objets, qui possèdent une qualification légale spéciale, d'être utilisés comme moyen d'échange commun alors que d'autres biens du même type restent de simples biens. L'Etat peut aussi prendre d'autres mesures pour encourager l'emploi effectif de ces biens comme moyen d'échange commun. Ces biens ne peuvent toutefois jamais devenir de la monnaie seulement parce que l'Etat le décide ; la monnaie ne peut être créée que par l'usage de ceux qui interviennent dans des transactions commerciales).

Nous pouvons donner le nom de monnaie-marchandise au type de monnaie qui est en même temps une marchandise commerciale, et celui de monnaie décrétée au type de monnaie qui comprend les choses pourvues d'une qualification légale. Une troisième catégorie peut être appelée monnaie de crédit, celle-ci étant le type de monnaie qui constitue un titre garanti par toute personne physique ou légale. Ces titres ne doivent cependant pas être à la fois payables sur demande et totalement sûrs. Sinon il n'y aurait pas de différence entre leur valeur et celle de la monnaie à laquelle ils font référence et il ne seraient pas sujets à une évaluation indépendante de la part de ceux qui l'utilisent ; d'une manière ou d'une autre le terme de ces titres doit se trouver dans le futur. Il est difficile de contester que la monnaie décrétée au sens strict est théoriquement concevable. La théorie de la valeur prouve la possibilité de son existence. Que la monnaie décrétée ait véritablement existé est, bien sûr, une autre question, à laquelle il n'est pas possible de répondre spontanément par l'affirmative. Il est difficile de douter que la plupart des types de monnaie qui ne sont pas des monnaies-marchandises doivent être classés comme monnaie de crédit. Mais seule une étude historique détaillée peut éclairer le problème.

Notre terminologie devrait se montrer plus utile que celle généralement employée. Elle devrait montrer plus clairement les particularités des processus par lesquels les différents types de monnaie sont évalués. Elle est certainement plus correcte que la distinction entre monnaie métallique et monnaie de papier. La monnaie métallique comprend non seulement des monnaies usuelles, mais aussi les petites "pièces de monnaie" et les pièces comme le thaler allemand de la période 1873-1907. La monnaie de papier comprend, en général, non seulement la monnaie décrétée et la monnaie de crédit, qui sont habituellement faites de papier, mais aussi les billets inconvertibles émis par les banques de l'Etat. Cette terminologie découle de l'usage populaire. Autrefois, quand la monnaie "métallique" était plus qu'aujourd'hui synonyme de monnaie et non de substitut de monnaie, cette nomenclature était moins inappropriée que maintenant. De plus, elle correspondait - correspond peut-être encore - à la conception naïve et populaire de la valeur, qui voit dans les métaux précieux quelque chose de valeur "en soi" et dans la monnaie de crédit de papier quelque chose de nécessairement anormal. Du point de vue scientifique, cette terminologie est sans utilité et est la source d'erreurs de compréhension et d'interprétation sans fin. La plus grave des erreurs qu'il est possible de faire dans la recherche économique est de se focaliser sur la simple apparence et de ne pas percevoir la différence fondamentale entre des choses dont seuls les aspects extérieurs sont similaires, ou de différencier des choses fondamentalement semblables dont seuls les aspects extérieurs sont différents.

Évidemment, pour le numismate, le technicien ou l'historien des arts, il y a peu de différences entre la pièce de cinq francs avant et après l'arrêt de l'émission libre des pièces d'argent, alors que le florin autrichien d'argent même de la période allant de 1879 à 1892 semble être très différent du florin de papier. Il est toutefois regrettable que des distinctions aussi superficielles jouent encore un rôle dans une discussion économique.

Notre classification en trois parties n'est pas qu'une question de gymnastique terminologique. La discussion théorique de la suite de ce livre devrait démontrer l'utilité des concepts qu'elle met en jeu.

La caractéristique déterminante de la monnaie-marchandise est l'utilisation pour des objectifs monétaires d'une marchandise au sens technique. Pour notre recherche, il est sans importance de savoir de quelle marchandise il s'agit. La chose importante est que c'est la marchandise en question qui constitue la monnaie et que la monnaie est simplement la marchandise. Le cas de la monnaie décrétée est assez différent. C'est alors la marque, le sceau, qui est le facteur déterminant, ce n'est pas le matériau portant la marque qui constitue la monnaie, mais la marque. La nature du matériau qui porte la marque n'est qu'un facteur d'importance réduite. La monnaie de crédit, enfin, est un titre dont le règlement se fera dans le futur, et qui est utilisé comme moyen d'échange.

4. La monnaie-marchandise du passé et du présent

Même si l'on accepte comme correct le principe de la division entre monnaie-marchandise, monnaie de crédit et monnaie décrétée et que seule son utilité est sujette à caution, l'affirmation selon laquelle les espèces librement émises de nos jours et la monnaie métallique des siècles précédents sont des exemples de monnaies-marchandises est totalement rejetée par beaucoup d'autorités et encore plus par le public. Il est vrai que, en règle générale, personne ne nie que les anciennes formes de monnaie étaient des monnaies-marchandises. Il est de plus généralement admis que, dans les premiers temps, les pièces circulaient selon leur poids et non selon une affirmation. Néanmoins, certains prétendent que la monnaie a changé de nature depuis longtemps. On raconte que les monnaies d'Allemagne et d'Angleterre en 1914 n'étaient pas l'or mais le mark et la livre. La monnaie consisterait de nos jours en "des unités précisées, avec une signification définie en terme de valeur, qui lui est donnée par la loi" (Knapp). "Par "l'étalon" nous voulons dire des unités de valeurs (florins, francs, marks, etc.) qui ont été adoptées comme mesure de la valeur et par "monnaie" nous voulons dire les symboles (pièces et billets) qui représentent les unités qui servent de mesure de la valeur. La controverse sur la question de savoir si l'or ou l'argent, ou les deux ensemble, devraient jouer le rôle d'étalon et de monnaie est futile, parce que ni l'argent ni l'or n'ont jamais joué, et n'auraient jamais pu jouer, ces rôles" [10].

Avant de commencer à étudier la véracité de ces assertions remarquables, faisons une brève remarque sur leur genèse - bien qu'il serait plus correct de parler de leur renaissance que de leur genèse, car ces doctrines montrent un lien très proche avec les théories de la monnaie les plus anciennes et les plus primitives. Comme celles-ci, les théories nominalistes actuelles de la monnaie se caractérisent par leur inaptitude à contribuer en quoi que ce soit à la solution du problème principal de la théorie monétaire -on devrait dire simplement, en fait, le problème de la théorie monétaire -, à savoir l'explication des taux d'échange entre la monnaie et les autres biens économiques. Pour leurs auteurs, le problème économique de la valeur et des prix n'existe tout bonnement pas. Ils n'ont jamais pensé qu'il soit nécessaire de voir comment les rapports s'établissent sur le marché et ce qu'il peuvent vouloir dire. Leur attention s'est portée par accident sur le fait qu'un thaler allemand (depuis 1873), ou un florin d'argent autrichien (depuis 1879) sont essentiellement différents d'une quantité d'argent de même poids et de même pureté, qui n'aurait pas la marque du gouvernement. Ils y voient un état de fait comparable à celui du "papier monnaie". Ils ne le comprennent pas et tentent de trouver la réponse de l'énigme. Mais à ce point, précisément par leur manque de connaissance de la théorie de la valeur et des prix, leur recherche prend un tour bien malheureux. Ils ne cherchent pas à savoir comment les rapports d'échange entre la monnaie et les autres biens économiques s'établissent. Ceci leur semble apparemment évident. Ils posent le problème d'une autre façon : Comment se fait-il que trois pièces de 20 marks équivalent à vingt thalers bien que l'argent contenu dans les thalers ait moins de valeur sur le marché que l'or contenu dans les marks ? Leur réponse est alors : Parce que la valeur de la monnaie est fixée par l'Etat, par statut, par le système légal. C'est ainsi, qu'ignorant les faits les plus importants de l'histoire monétaire, ils tissent un réseau artificiel d'erreurs ; une construction théorique qui s'effondre dès que l'on pose la question : Que faut-il comprendre par une unité de valeur ? Mais seuls ceux qui ont quelques notions de la théorie des prix peuvent se poser de telles questions impertinentes. Les autres se contentent de faire référence au caractère nominaliste de l'unité de valeur. Il n'est alors pas surprenant que ces théories soient si populaires chez l'homme de la rue, surtout depuis que leur parenté avec l'inflationnisme les rendit fortement recommandables auprès de tous les enthousiastes de "l'argent facile".

On peut affirmer comme un résultat certain de la recherche sur l'histoire monétaire que, de tout temps et pour tout peuple, les pièces principales ont été offertes et acceptées non d'après une affirmation sans lien avec leur quantité et qualité, mais seulement comme pièces de métal de niveaux précis de poids et de pureté. Là où les pièces ont été acceptées après une affirmation, ce fut toujours dans la croyance finale que leur marque signifiait le poids correct et la pureté habituelle des autres pièces. S'il n'y avait pas de raisons pour une telle supposition, on avait recours à nouveau au pesage et aux tests.

Des considérations fiscales ont conduit à promulguer une théorie qui attribue à l'autorité possèdant le sceau le droit de réguler le pouvoir d'achat de l'émission comme bon lui semble. Car, aussi longtemps que l'émission fut une prérogative des gouvernements, ceux-ci ont essayé de fixer le poids et le contenu des pièces selon leur volonté. Le Roi Philippe VI de France a réclamé clairement le droit "de frapper une aussi grande quantité de monnaie, de lui donner un cours et un taux aussi élevés que nous le voulons et qu'il nous semble bon" [11]. Tous les chefs médiévaux pensèrent et firent comme lui. Des juristes obligés les ont soutenus en essayant de découvrir une base philosophique du droit divin des Rois à déprécier la monnaie, et en essayant de prouver que la véritable valeur des pièces était celle que le chef du pays leur assigne.

Néanmoins, malgré toutes les réglementations officielles, les interdictions, le contrôle des prix et les menaces de punition, la pratique commerciale a toujours insisté sur le fait que la valeur des pièces provenait non de leur valeur faciale mais de leur valeur en tant que métal. La valeur d'une pièce a toujours été déterminée, non par l'image ou l'inscription qu'elle porte ni par la proclamation des autorités d'émission et du marché, mais par son contenu métallique. Tous les types de monnaie n'ont pas été acceptés facilement, seulement ceux avec une bonne réputation de poids et de pureté. Dans les contrats de prêt, les remboursements étaient stipulés en certains types de monnaie et, en cas de changement de frappe, l'exécution devait se faire en termes de valeur métallique [12]. Makgré toutes les autorités fiscales, l'opinion se fit peu à peu, même parmi les puristes, que c'était la valeur métallique - la bonitas intrinseca comme ils l'appelaient - qui devait être prise en compte pour les remboursements de dettes. [13]

La dépréciation de la monnaie ne pouvait pas forcer la pratique commerciale à donner aux pièces nouvelles et plus légères le même pouvoir d'achat qu'aux pièces anciennes et plus lourdes [14]. La valeur de la monnaie baissait en proportion de la diminution de son poids et de sa qualité. Même le contrôle des prix prenait en compte le pouvoir d'achat diminué de la monnaie dû à la dépréciation. C'est pourquoi on avait l'habitude de présenter les pfennigs nouvellement frappés aux Schöffen ou aux experts de Schweidnitz en Silésie pour évaluer leur valeur, et pour ensuite fixer, en accord avec le conseil municipal, la valeur des prix en conséquence. Nous pouvons trouver dans l'histoire de la Vienne du treizième siècle la trace d'une forma institutionis que fit per civium arbitrium tempore quo denarii renovantur pro rerum venalium qualibet emptione dans laquelle les prix des biens et des services sont régulés en liaison avec l'introduction d'une nouvelle monnaie entre les années 1460 et 1474. Des mesures similaires ont été prises dans d'autres villes, en des occasions semblables. [15]

Lorsque la désorganisation de la frappe de monnaie eut atteint de telles proportions que la présence d'une marque sur une pièce de métal ne fut plus d'aucune aide pour déterminer son contenu réel, les participants au commerce cessèrent de se baser sur le système monétaire officiel et créèrent leur propre système de mesure des métaux précieux. Dans les transactions importantes, on utilisait des lingots et des pièces d'échange. Ainsi, les marchands allemands participant aux foires de Genève prenaient des lingots d'or pur avec eux et les utilisaient pour leurs achats, en se servant des poids en vigueur sur le marché de Paris, au lieu d'utiliser de la monnaie. Ce fut l'origine du Markenskudo ou scutus marcharum, qui n'était rien d'autre que le nom donné habituellement par les marchands pour 3,765 grammes d'or pur. Au début du quinzième siècle, quand le marché de Genève fut peu à peu transféré à Lyon, le mark d'or devint une unité si familière parmi les marchands que des traites d'échange exprimées en ses termes étaient apportés au marché et en repartaient. La vieille lire di grossi de Venise a une origine semblable [16]. Dans les banques de virement qui ont éclos dans tous les grands centres commerciaux au début de l'ère moderne, nous pouvons voir une tentative supplémentaire de libérer le système monétaire de l'abus du privilège d'émission des autorités. Les affaires des établissements de compensation de ces banques étaient basées soit sur des lingots, soit sur des pièces d'une pureté particulière. Cette monnaie-banque était de la monnaie--marchandise sous sa forme la plus parfaite.

Les nominalistes soutiennent que l'unité monétaire, dans les pays modernes au moins, ne sont pas une unité de marchandise concrète qui puisse être définie en termes techniques appropriés, mais une quantité nominale de valeur sur laquelle on ne peut rien dire sauf qu'elle est créée par la loi. Sans prêter attention à la nature vague et nébuleuse de cette phraséologie, qui ne résisterait pas un moment à une critique du point de vue de la théorie de la valeur, posons nous simplement la question : Qu'étaient donc le mark, le franc, la livre, avant 1914 ? Évidemment rien d'autre qu'un certain poids d'or. N'est-ce pas simplement ergoter que d'affirmer que l'Allemagne n'avait pas d'étalon or mais un étalon mark ? D'après la lettre de la loi, l'Allemagne disposait d'un étalon or, le mark n'étant qu'une simple unité de compte, valant 1/2790 kg d'or pur. Ceci n'est pas changé par le fait que personne n'était obligé d'accepter des lingots d'or ou des pièces d'or étrangères dans les transactions privées, car le seul but de l'intervention étatique dans la sphère monétaire était d'éviter aux individus de tester la pureté et le poids de l'or qu'ils recevaient, un rôle que seuls des experts pouvaient entreprendre et qui suppose des mesures de précaution très élaborées. L'étroitesse des limites dans lesquelles poids et pureté des pièces sont autorisées à varier à l'époque de l'émission, et l'établissement d'une nouvelle limite pour prendre en compte la perte de poids lors de la circulation, est un bien meilleur moyen de vérifier l'intégrité de l'émission que l'utilisation de balances et d'acide nitrique par tous les intervenants des transactions commerciales. Le droit à l'émission libre, un des principes de base de la loi monétaire moderne, est une protection en sens inverse contre l'émergence d'une différence de valeur entre le métal sous forme de pièces et sous autre forme. Dans les transactions internationales sur une grande échelle, les différences, qui restent négligeables tant que des pièces sont utilisées en petit nombre, ont un effet cumulatif. Les pièces sont alors évaluées non suivant leur nombre mais suivant leur poids ; c'est-à-dire qu'elles ne sont plus traitées comme des pièces mais comme des bouts de métal. Il est facile de voir pourquoi ce n'est pas le cas dans les échanges courants : les paiements importants à l'intérieur d'un pays n'impliquent pas un transfert réel de la quantité de monnaie concernée, mais seulement un transfert des titres de propriétés associés, qui se réfèrent en fin de compte à la réserve d'or de la banque centrale.

Le rôle joué par les lingots dans les réserves d'or des banques est une preuve que l'étalon monétaire consiste bien dans le précieux métal, et non dans la proclamation des autorités.

Même pour les pièces actuelles, aussi longtemps qu'elles ne sont pas des substituts de monnaie, de la monnaie de crédit ou de la monnaie décrétée, l'affirmation selon laquelle elles ne sont rien d'autres que des lingots dont le poids et la pureté sont officiellement garantis est une affirmation exacte [17]. La monnaie de ces pays modernes où l'on utilise des pièces métalliques sans restriction d'émission est de la monnaie-marchandise tout autant que celle des nations antiques et médiévales.

 

Notes

[1] Cf. Böhm-Bawerk, Rechte und Verhaltnisse, Innsbruck 1881, pp. 120 et suivantes.

[2] Cf. Wagner, Beiträge zur Lehre von den Banken, Leipzig 1857, pp. 34 et suivantes.

[3] Par exemple, Helfferich, Das Geld, 6. Aufl. Leipzig 1923, pp. 267 et suivantes.

[4] Cf. Laughin, op. cit. pp. 516 et suivantes.

[5] Cf. Kalkmann, Englands Übergang zur Goldwährung im 18. Jahrhundert, Strasbourg 1895, pp.64; Schmoller, Über die Ausbildung einer richtigen Sceidemünzpolitik vom 14. bis zum 19. Jahrhundert (Jahrbuch für Gesetzgebund, Verwaltung und Volkswirtschaft im Deutchen Reich, Bd. XXIV, 19000, pp.1247-1274, Helfferich, Studien über Geld-und Bankwesen, Berlin,pp. 1-36.

[6] Sur les concepts de monnaie marchandise, de monnaie de crédit et de monnaie décrétée, voir le paragraphe 3 de ce chapitre, ci-dessous.

[7] Sur la nature de l'émission des pièces, voir Say, Cours complet d'économie politique pratique, 3ème édition, Paris 1982, Tome I, p 498 et Wagner Theoretische Sozialökonomie, Leipzig 1909, II. Ab. pp. 504. Des discussion très instructives se trouvent dans les notes et les débats qui ont précédé la Loi d'émission de pièces belge en 1860. Dans la note de M. Pirmez, la nature des pièces modernes convertibles est décrite comme suit : "Avec cette propriété [de convertibilité], les pièces ne sont plus seulement des pièces, elles deviennent des titres, des promesses de paiement. Leur détenteur n'a pas seulement un droit de propriété sur la pièce en elle-même (jus in re), il a aussi un droit sur l'Etat pour le montant de la valeur faciale de la pièce (jus ad rem), un droit qu'il peut exercer à tout moment en demandant la conversion. Les pièces cessent d'être de la monnaie et deviennent une institution de crédit, des billets de banques imprimés sur des bouts de métal...[texte retraduit de la traduction en anglais, NdT]", voir Loi décrétant la fabrication d'une monnaie d'appoint.... précédée des notes sur la monnaie de billon en Belgique ainsi que la discussion de la loi à la Chambre des Représentants, Bruxelles 1860, p. 50.

[8] Le florin d'argent de l'Autriche-Hongrie a tenu la même position que le thaler d'argent en Allemagne de 1873 à 1907. Il avait cours légal, mais était économiquement un titre sur de monnaie, car la banque d'émission remboursait en fait en monnaie sur demande.

[9] Voir mes articles sur Das Problem gesetzlicher Aufnahme der Barzahlungen in Österreich-Ungarn (Jahrbuch für Gesetzgeburg, Verwaltung und Volkzwirtschaft im Deutschen Reich, XXXIII, Jahrg., 1909, pp. 985-1037) ; Zum Problem gesetzlicher Aufnahme der Barzahlungen in Österreich-Ungarn (ibid., XXXIV. Jahrg., 1910, pp. 1877-1884) ; The Foreign Exchange Policy of the Austro-Hungarian Bank (The Economic Journal, Vol. XIX, 1909, pp. 201-211) ; Das vierte Privilegium der in Österreichisch-Ungarischen Bank (Zeitschrift für Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung, XXI, Bd., 1912, pp. 611-624).

[10] Hammer, voir particulièrement Die Hauptprinzipien des Gelds-und Währungswesens un die Lösung der Valutafrage, Vienne 1891, pp.7 ; voir aussi Gesell, Die Anpassung des Geldes und seiner Verwaltung and die Bedürfnisse des modernen Verkehres, Buenos Aires 1897, pp. 21, Knapp, Staatliche Theorie des Geldes, 3 Aufl. Munich 1921, pp. 20 et suivantes.

[11] Cf. Luschin, Allgemeine Müntkunde und Geldgeschichte des Mittelalters und der neueren Zeit, Munich 1904, p. 215 ; Babelon, La théorie féodale de la monnaie (Extrait des mémoires de l'Académie des inscriptions et Belles Lettres), Tome XXXVIII, 1ère partie, Paris 1908, p. 35.

[12] Pour des références importantes, voir Babelon, op. cit. p. 35.

[13] Cf. Seidler, Die Schwankungen des Geldwertes und die juristische Lehre von dem Inhalt der Geldschulden, Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, Dritte Folge VII. Bd, 1894, p.988.

[14] Pour les conditions plus anciennes en Russie, voir Gelesnoff, Grundzüge der Volkswirtschatfslehere, traduit en allemand par Altschul, Leipzig 1918, p. 357.

[15] Cf. Luschin, op. cit. p. 221.

[16] Cf. Luschin, op. cit. p. 155 ; Endelmann, Studien in der romanisch-kanonistischen Wirtscahfts-und Rechtlehre bis gegen Ende des 17. Jahrhunderts, Berlin 1874. I. Band.

[17] Cf. Chevalier, Cours d'économie politique, III, La monnaie, Paris 1850, pp. 21 et Goldschmitt, Handbuch des Handelsrechtes, I. Bd.; 2 Abt. Erlangen 1868 pp. 1073)


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