par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
A partir du dix-septième siècle, les philosophes, en étudiant le contenu fondamental de l'Histoire, commencèrent à attirer l'attention sur les problèmes de la liberté et de l'esclavage. Leurs concepts de ces deux notions étaient assez vagues, empruntés à la philosophie politique de la Grèce ancienne et influencés par l'interprétation alors en cours de la condition des tribus germaniques dont les invasions avaient détruit l'Empire occidental romain. Selon ces penseurs, la liberté était l'état originel de l'humanité et le règne des rois n'émergea qu'à une période postérieure de l'Histoire. Ils trouvaient dans le récit biblique de l'inauguration de la royauté de Saul une confirmation de leur doctrine, ainsi qu'une description peu amène des traits caractéristiques du gouvernement royal [1]. L'évolution historique, en concluaient-ils, avait privé l'homme de son droit inaliénable à la liberté.
Les philosophes des Lumières étaient presque unanimes pour repousser les revendications de la royauté héréditaire et pour recommander un gouvernement de type républicain. La police royale les forçait à être prudents dans l'expression de leurs idées, mais le public pouvait lire entre les lignes. A la veille des révolutions américaine et française, la monarchie avait perdu son emprise séculaire sur les esprits. Le formidable prestige dont jouissait l'Angleterre, alors la plus riche et la plus puissante des nations, suggérait d'adopter un compromis entre les deux principes incompatibles de gouvernement, compromis qui avait marché de façon plutôt satisfaisante dans le Royaume-Uni. Mais les anciennes dynasties de l'Europe continentale n'était pas préparées à accepter une relégation à une simple fonction cérémonielle comme celle à laquelle avait finalement dû consentir la dynastie étrangère de Grande-Bretagne. Elles perdirent leurs couronnes parce qu'elles refusaient le rôle de "roi légitime de la révolution", pour reprendre l'expression du comte de Chambord.
A l'apogée du libéralisme, l'opinion dominante était que la tendance à un gouvernement du peuple était irrésistible. Même les conservateurs prônant un retour à la monarchie absolue, aux privilèges statutaires de la noblesse et à la censure étaient plus ou moins convaincus de se battre pour une cause perdue. Hegel, le champion de l'absolutisme prussien, trouvait pratique de sacrifier à la doctrine philosophique universellement adoptée en définissant l'Histoire comme "un progrès dans la prise de conscience de la liberté."
Mais une nouvelle génération survint. Elle rejetait tous les idéaux du mouvement libéral sans cacher, comme Hegel, ses véritables intentions derrière une révérence hypocrite envers la liberté du monde. Malgré ses sympathies pour les principes des soi-disant réformateurs sociaux, John Stuart Mill ne put s'empêcher de qualifier leurs projets et en particulier ceux d'Auguste Comte de liberticides [2]. Aux yeux de ces nouveaux radicaux, les ennemis les plus dépravés de l'humanité n'étaient pas les despotes mais les "bourgeois" qui les avaient évincés. La bourgeoisie, disaient-ils, avait trompé son monde en proclamant de faux slogans sur la liberté, l'égalité devant la loi et le gouvernement représentatif. Ce que voulaient vraiment les bourgeois, c'était exploiter l'immense majorité des gens honnêtes. La démocratie était en réalité une ploutocratie, un masque pour cacher la dictature sans limite des capitalistes. Ce dont les masses avaient besoin n'était pas la liberté ou une participation à l'administration des affaires gouvernementales, mais la toute-puissance des "véritables amis" du peuple, de "l'avant-garde" du prolétariat ou d'un Führer charismatique. Aucun lecteur des livres et des pamphlets du socialisme révolutionnaire ne pouvait manquer de comprendre que leurs auteurs cherchaient non pas la liberté mais un despotisme totalitaire sans bornes. Mais tant que les socialistes n'avaient pas pris le pouvoir, ils avaient grandement besoin pour leur propagande des institutions et des déclarations des droits du libéralisme "ploutocratique". En tant que parti d'opposition ils ne pouvaient pas se passer de la publicité que la tribune parlementaire leur offrait, ni de la liberté de parole, de conscience et de la presse. Ils avaient ainsi inclus bon gré mal gré dans leur programme, à titre temporaire, des libertés et des droits civiques qu'ils étaient fermement résolus à abolir dès qu'ils se seraient emparés du pouvoir. Car, comme le déclara Boukharine après la victoire des bolcheviques en Russie, il aurait été ridicule de réclamer aux capitalistes la liberté pour le mouvement des travailleurs autrement qu'en la demandant pour tous [3].
Dans les premières années de leur régime, les soviétiques ne se souciaient pas de cacher leur aversion pour le gouvernement populaire et les libertés civiques et se vantaient ouvertement de leurs méthodes dictatoriales. Mais ils comprirent à la fin des années 1930 qu'un programme d'opposition trop visible à la liberté était impopulaire en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Comme ils voulaient, effrayés par le réarmement allemand, établir des relations cordiales avec l'Occident, ils modifièrent subitement leur attitude vis-à-vis des termes (mais non des idées) "démocratie", "gouvernement constitutionnel" et "libertés civiques". Ils se mirent à soutenir le slogan du "front populaire" et s'allièrent avec les factions socialistes rivales qu'ils qualifiaient jusqu'alors de sociaux-traîtres. La Russie fut dotée d'une constitution, qui fut vantée dans le monde entier par de serviles plumitifs comme le plus parfait document de l'Histoire bien qu'il fut basé sur le principe du parti unique, négation de toute les libertés civiques. Depuis cette époque les gouvernements les plus barbares et les plus despotiques se mirent à revendiquer l'appellation de "démocratie populaire".
L'histoire des dix-neuvième et vingtième siècles a discrédité les espoirs et les pronostics des philosophes des Lumières. Les peuples n'ont pas avancé sur la voie de la liberté, du gouvernement constitutionnel, des droits civiques, du libre échange, de la paix et de la bonne volonté entre les nations. A lieu de cela la tendance est au totalitarisme, au socialisme. Et il y a une fois de plus des gens qui prétendent que cette tendance constituerait la phase ultime de l'Histoire et qu'il n'y aura plus jamais d'autre tendance.
Depuis des temps immémoriaux, la philosophie de la vie de l'homme ordinaire a accepté sans se poser de questions la réalité des différences de statut ainsi que la nécessité d'obéir aux détenteurs du pouvoir. Le premier besoin de l'homme est une protection vis-à-vis des attaques malveillantes de la part d'autres hommes ou groupes d'hommes. Ce n'est que lorsque il est à l'abri des attaques hostiles qu'il peut chercher de la nourriture, bâtir une maison, fonder une famille, bref, survivre. La vie est le premier de tous les biens et aucun prix pour la préserver ne semblait trop cher aux gens harcelés par les raids prédateurs. Rester en vie comme esclave, pensaient-ils, est encore préférable à être tué. Heureux sont ceux qui jouissent de la protection d'un maître bienveillant, mais même un seigneur cruel vaut mieux qu'une absence totale de protection. Les hommes sont nés inégaux. Certains sont plus forts et plus habiles, d'autres plus faibles et plus maladroits. Les seconds n'ont pas d'autre choix que de se rendre aux premiers afin de lier leur sort à celui d'un suzerain puissant. Dieu, déclaraient les prêtres, l'a voulu ainsi.
C'était cette idéologie qui animait l'organisation sociale que Fergusson, Saint-Simon et Herbert Spencer ont appelée militariste et que les auteurs américains d'aujourd'hui qualifient de féodale. Son prestige commença à décliner quand les guerriers qui avaient participé aux batailles des seigneurs de la guerre prirent conscience que la préservation du pouvoir de leur chef dépendait de leur propre courage et qu'ils réclamèrent, rendus indépendants par cette découverte, une part dans la conduite des affaires de l'État. Les conflits qui résultèrent de cette revendication des aristocrates engendra des idées qui allaient mettre en doute et finalement détruire la doctrine de la nécessité sociale des distinctions de classe et de statut. Pourquoi, demandaient les roturiers, les nobles devraient-ils jouir de privilèges et de droits qui nous sont refusés ? L'épanouissement de la communauté ne dépend-elle pas de notre labeur et de nos peines ? Les affaires de l'État ne concerneraient-elles que le roi et les barons, mais pas la majorité d'entre nous ? Nous payons des impôts et nos fils perdent leur sang sur les champs de bataille, mais nous n'avons aucune voix dans les conseils où le roi et les représentants de la noblesse déterminent notre sort.
Aucun argument défendable ne pouvait être opposé aux prétentions du tiers état [*]. Il était anachronique de conserver des privilèges dus au statut qui avait pour origine une forme d'organisation militaire abandonnée depuis longtemps. La discrimination pratiquée à l'encontre des roturiers par les cours princières et par la "bonne société" était une simple tracasserie. Mais le traitement dédaigneux, dans les armées et l'administration diplomatique et civile, infligé à ceux qui n'étaient pas de noble extraction causa des désastres. Avec à leur tête des benêts de l'aristocratie, les armées royales françaises furent mises en déroute ; il y avait pourtant en France beaucoup de roturiers qui prouvèrent par la suite leur grande intelligence dans les armées de la Révolution et de l'Empire. Les réalisations diplomatiques, militaires et navales de l'Angleterre étaient évidemment dues en partie au fait que ce pays avait de fait ouvert toutes les carrières à tous les citoyens. La prise de la Bastille et l'abolition des privilèges de la noblesse française furent saluées par l'élite du monde entier, par Kant, Goethe et Schiller parmi d'autres en Allemagne. Beethoven écrivit dans la Vienne impériale une symphonie en l'honneur du commandant des armées révolutionnaires qui avait battu les forces autrichiennes et fut profondément meurtri quand la nouvelle arriva que ce héros avait renversé le mode de gouvernement républicain [**]. Les principes de liberté, d'égalité de tous les hommes devant la loi et de gouvernement constitutionnel étaient approuvés sans grande opposition par l'opinion publique de tous les pays occidentaux. Guidés par ces principes, l'humanité était en marche, croyait-on, vers une nouvelle ère de justice et de prospérité.
Il n'y avait toutefois pas unanimité quant à l'interprétation du concept d'égalité. Pour tous ses champions elle signifiait l'abolition des privilèges de caste et de statut ainsi que des désavantages légaux imposés aux couches "inférieures" et en particulier l'abolition de l'esclavage et du servage. Mais certains préconisaient le nivellement des différences de richesse et de revenu.
Pour comprendre l'origine et le pouvoir de cette idéologie égalitariste, il faut comprendre qu'elle fut stimulée par la résurgence d'une idée qui avait inspiré pendant des millénaires et partout dans le monde des mouvements réformateurs ainsi que les écrits purement théoriques d'auteurs utopiques : l'idée d'une égale propriété des terres. Tous les maux qui avaient frappés l'humanité étaient attribués au fait que certains s'étaient appropriés plus de terres qu'ils n'en avaient besoin pour subvenir à leur famille. Le corollaire de cette abondance du châtelain était la pénurie des sans-terres. Cette injustice était considérée comme la cause des crimes, des vols, des conflits et des effusions de sang. Toutes ces maux disparaîtraient dans une société constituée exclusivement d'agriculteurs pouvant produire dans leur propre foyer ce dont ils auraient besoin pour subvenir à leur famille, ni plus ni moins. Avec une telle richesse commune, il n'y aurait pas de tentations. Ni les individus ni les nations ne convoiteraient ce qui appartient de droit aux autres. Il n'y aurait ni tyrans ni conquérants car ni l'agression ni la conquête ne paieraient. Ce serait la paix éternelle.
Une égale distribution des terres était le programme à l'origine des Gracchi dans la Rome antique, des révoltes paysannes qui perturbèrent sans arrêt tous les pays européens, ainsi que des réformes agraires voulues par les sectes protestantes et par les Jésuites quand ces derniers organisèrent la fameuse communauté indienne dans ce qui est aujourd'hui le Paraguay. La fascination exercée par cette utopie séduisit les plus nobles esprits, et parmi eux Thomas Jefferson. Elle influença le programme des Révolutionnaires Sociaux, le parti qui rassemblait l'immense majorité de la population de la Russie impériale. C'est aujourd'hui le programme de centaines de millions de gens en Asie, en Afrique et en Amérique latine, dont les tentatives rencontrent, assez paradoxalement, le soutien de la politique étrangère des États-Unis.
Pourtant, l'idée d'une égale distribution des terres est une illusion pernicieuse. Son exécution plongerait l'humanité dans la misère et la famine et anéantirait en fait la civilisation elle-même.
Il n'y a pas de place dans le contexte de ce programme pour la moindre division du travail, hormis la spécialisation régionale en fonction des conditions géographiques particulières des divers territoires. Le projet, s'il était poursuivi jusqu'à ses ultimes conséquences, ne produirait même pas de médecins et de forgerons. Il oublie de prendre en compte le fait que l'état actuel de la productivité du sol dans les pays économiquement avancés est le résultat de la division du travail, qui fournit les outils et les machines, les fertilisants, le courant électrique, l'essence et de nombreuses autres choses qui multiplient la quantité et améliorent la qualité des produits. Dans le cadre de la division du travail, l'agriculteur ne plante pas ce que lui et sa famille vont directement consommer mais se concentre sur les récoltes pour lesquelles son bout de terrain offre comparativement les meilleures occasions. Il vend ses produits sur le marché et y achète ce dont lui et sa famille ont besoin. La taille optimale d'une exploitation n'a plus aucun rapport avec la taille de la famille de l'agriculteur. Elle est déterminée par des considérations techniques : la plus grande production possible par unité utilisée. Comme les autres entrepreneurs, l'agriculteur produit en vue du profit, c'est-à-dire qu'il cultive ce qui est demandé de façon la plus urgente par chaque membre de la société pour son usage personnel, et non ce que lui et sa famille peuvent utiliser directement pour leur propre consommation. Or ceux qui désirent une égale distribution des terres refusent obstinément de tenir compte de tous ces résultats, issus d'une évolution de plusieurs milliers d'années, et rêvent de revenir à une forme d'utilisation du sol devenue depuis longtemps obsolète. Ils voudraient défaire toute l'histoire économique, sans se soucier des conséquences. Ils écartent le fait qu'avec les méthodes primitives de concession des terres qu'ils recommandent, notre globe ne pourrait pas supporter plus qu'une fraction de la population y habitant actuellement et encore à un niveau de vie bien inférieur.
Il est compréhensible que les pauvres ignorants des pays arriérés n'imaginent pas d'autre manière d'améliorer leur situation que par le biais de l'acquisition d'un lopin de terre. Mais il est impardonnable qu'ils soient confortés dans leurs illusions par des représentants des nations avancées qui se présentent comme experts et qui devraient parfaitement connaître la forme d'agriculture nécessaire en vue de rendre un peuple prospère. La pauvreté des pays attardés ne peut être éradiquée que par l'industrialisation et par son corollaire agricole, le remplacement de l'utilisation du sol au seul bénéfice du foyer de l'agriculteur par son utilisation en vue d'approvisionner le marché.
Le soutien bienveillant que rencontrent aujourd'hui et qu'ont rencontré par le passé les projets de distribution des terres auprès de personnes jouissant de tous les avantages de la vie dans le cadre de la division du travail n'a jamais été basé sur une quelconque considération réaliste de la situation inexorable de la nature. Elle est plutôt le résultat d'illusions romantiques. La société corrompue de la Rome décadente, privée de toute participation à la gestion des affaires publiques, blasée et frustrée, s'égara dans des rêveries sur le bonheur imaginé de la vie simple de fermiers et de bergers autosuffisants. L'aristocratie encore plus désoeuvrée, corrompue et blasée de l'ancien régime français trouvait plaisir dans un passe-temps qu'ils avaient choisi d'appeler l'industrie laitière. Les millionnaires américains d'aujourd'hui pratiquent l'agriculture comme violon d'Ingres qui possède en outre l'avantage que ses coûts sont déductibles du montant de l'impôt sur le revenu. Ces gens considèrent les activités agricoles moins comme une branche de la production que comme une distraction.
Un argument apparemment plausible en faveur de l'expropriation des propriétés foncières de l'aristocratie pouvait être donné lorsque les privilèges civiles de la noblesse furent abolis. Les domaines féodaux étaient des cadeaux princiers faits aux ancêtres des propriétaires aristocratiques en compensation de services militaires rendus par le passé et à rendre dans le futur. Ils fournissaient le moyen de soutenir le cortège militaire du roi et la taille du domaine octroyé au vassal était déterminée par son rang et son poste au sein des forces armées. Mais comme la situation militaire avait changé et que les armées n'étaient plus composées de vassaux appelés en renfort, le système de distribution des terres en vigueur était devenu anachronique. Il n'y avait apparemment aucune raison pour laisser les propriétaires terriens conserver des revenus accordés en compensation de services qu'ils ne rendaient plus. Il pouvait sembler justifié de leur reprendre leurs fiefs.
De tels arguments ne peuvent pas être réfutés du point de vue de la doctrine à laquelle les aristocrates eux-mêmes avaient recours pour défendre leurs privilèges statutaires. Ils s'appuyaient sur leurs droits traditionnels, soulignant la valeur des services que leurs ancêtres avaient rendus à la nation. Mais comme il était évident qu'ils ne rendaient plus eux-mêmes ce genre de services indispensables, il était correct d'en déduire que tous les bénéfices reçus en récompense de ces services devraient être annulés. Ceci incluait la révocation des concessions foncières.
Du point de vue des économistes libéraux, cependant, une telle confiscation apparaissait comme une suspension inutile et dangereuse de la continuité de l'évolution économique. Ce qu'il fallait c'était l'abolition de toutes les institutions légales protégeant le propriétaire inefficace vis-à-vis de la concurrence des personnes plus efficaces qui pouvaient utiliser le sol pour produire mieux et moins cher. Les lois qui mettaient les propriétés de la noblesse en dehors du marché et de la suprématie des consommateurs comme celles sur les biens inaliénables et sur l'impossibilité légale pour les roturiers d'en acquérir la propriété en les achetant doivent être abrogées. La suprématie du marché met alors le contrôle des terres entre les mains de ceux qui savent comment offrir aux consommateurs ce que ceux-ci demandent avec le plus d'empressement, et ce de la manière la plus efficace.
Peu convaincus par les rêves des utopistes, les économistes considéraient le sol comme un facteur de production. Les intérêts bien compris de tout le monde réclament que le sol, comme tous les autres facteurs de production matériels, doivent être contrôlés par les entrepreneurs les plus efficaces. Les économistes n'avaient pas de préférence arbitraire concernant la taille des exploitations : la meilleure était celle qui garantissait l'utilisation la plus efficace. Ils ne se laissèrent pas abuser par le mythe qu'il serait de l'intérêt de la nation d'avoir autant d'individus que possible employés dans des travaux agricoles. Ils étaient au contraire parfaitement conscients qu'il était avantageux non seulement pour le reste de la nation mais aussi pour ceux qui travaillaient dans l'agriculture que le gaspillage de ressources humaines fût évité dans cette branche de la production ainsi que dans toutes les autres. L'accroissement du bien-être matériel était dû au fait que, grâce au progrès technique, un pourcentage continuellement plus faible de la population totale suffisait pour obtenir tous les produits agricoles nécessaires. Les tentatives faites en vue de se mêler de cette évolution séculaire réduisant sans cesse le ratio de la population agricole par rapport au reste de la population devaient nécessairement conduire à faire baisser le niveau de vie moyen. L'humanité est d'autant plus prospère qu'est faible le pourcentage de sa population employée dans la production de toutes les quantités de nourriture et de matières premières nécessaires. Si l'on peut donner un sens au terme "réactionnaire", il faut assurément qualifier de réactionnaires les tentatives de préserver par des mesures spéciales les petites exploitations ne pouvant pas résister d'elles-mêmes à la concurrence du marché. Elles tendent à remplacer un degré de division du travail supérieur par un degré inférieur et donc à ralentir ou à arrêter totalement le progrès économique. Laissons les consommateurs déterminer la taille des exploitations la mieux adaptée à leurs intérêts.
La critique faite par les économistes à l'encontre de l'utopie agraire était très impopulaire. Le poids de leurs arguments réussit néanmoins pendant un temps à endiguer le zèle des réformateurs. Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale que l'idéal d'une agriculture dominée ou même exclusivement pratiquée par des petits agriculteurs retrouva à nouveau le rôle qu'elle joue de nos jours dans la politique mondiale.
La grande importance historique et politique de l'idée d'une égale distribution des terres peut être vue dans le fait qu'elle a ouvert la voie à une acceptation du socialisme et du communisme. Les socialistes marxistes y étaient théoriquement opposés et préconisaient la nationalisation de l'agriculture. Mais ils se servirent du slogan de "l'égale distribution de la propriété du sol" comme d'un levier en vue d'entraîner les masses des pays économiquement sous-développés. Pour la population rurale illettrée, le remède de la "socialisation de l'industrie" ne signifiait rien. Mais tous leurs instincts d'envie et de haine se réveillaient quand les politiciens leur promettaient les terres des koulaks et des grands propriétaires terriens. Quand, lors de la présidence de Franklin D. Roosevelt, des pro-communistes du gouvernement des États-Unis et de la presse américaine affirmaient que les membres de la "gauche" chinoise n'était pas des communistes mais "de simples réformateurs agraires", ils avaient raison dans la mesure où les agents chinois des soviétiques avaient adopté l'astucieuse ruse de Lénine, consistant à inaugurer la révolution socialiste en ayant recours aux slogans les plus populaires et en cachant ses véritables intentions. Nous pouvons voir aujourd'hui que, dans tous les pays économiquement sous-développés, le projet de confiscation et de redistribution des terres constitue la propagande la plus efficace en faveur des soviétiques.
Ce projet est manifestement inapplicable dans les pays de la civilisation occidentale. La population urbaine d'une nation industrialisée ne peut pas être attirée par la perspective d'une telle réforme agraire. Son funeste effet sur les esprits des masses dans les pays capitalistes vient de ce qu'il les prédispose favorablement au programme de l'égalité des richesses et des revenus. Souligner ce point ne veut pas dire qu'un régime socialiste ou communiste puisse jamais réaliser l'égalisation des revenus. Il s'agit seulement de montrer que ce qui rend le socialisme et le communisme populaires n'est pas seulement la croyance illusoire qu'ils procureront d'énormes richesses à tout le monde mais aussi la perspective tout aussi illusoire que personne n'obtiendra plus que les autres. L'envie constitue bien sûr l'un des sentiments les plus profondément ancrés en l'homme.
Les "progressistes" américains qui excitent l'envie et la haine de leurs compatriotes ainsi que des étrangers et qui réclament avec véhémence le nivellement des richesses et des revenus ne voient pas comment ces idées sont interprétées par le reste du monde. Les nations étrangères regardent tous les Américains, y compris les ouvriers, avec la même jalousie et la même hostilité que le syndicaliste américain typique regarde ceux dont le revenu dépasse le sien. Aux yeux des étrangers, les contribuables américains n'ont été motivés que par la mauvaise conscience et la peur quand ils ont dépensé des milliards afin d'améliorer les conditions rencontrées à l'étranger. L'opinion publique en Asie, en Afrique, en Amérique latine et dans de nombreux pays européens considère ce système d'aide étrangère comme les agitateurs socialistes le font à l'égard de l'argent déboursé par charité par le riche : une maigre somme destinée à acheter les pauvres et à éviter qu'ils prennent ce qui leur revient de droit. Les hommes d'État et les auteurs qui demandent à leur nation de s'allier aux États-Unis contre la Russie sont tout aussi impopulaires auprès de leurs compatriotes que les rares Américains ayant le courage de se prononcer en faveur du capitalisme et de rejeter le socialisme ne le sont auprès de leurs concitoyens. Dans la pièce Die Weber de Gerhard Hauptmann, l'une des plus efficaces de la littérature anticapitaliste allemande, la femme d'un homme d'affaires est ahurie lorsqu'elle se rend compte que les gens se comporte comme si c'était un crime que d'être riche. A l'exception d'une très faible minorité, tout le monde est prêt à considérer cette condamnation de la richesse comme allant de soi. Cette mentalité signifie l'échec de la politique étrangère américaine. Les États-Unis sont condamnés et détestés parce que prospères.
Le triomphe presque incontesté de l'idéologie égalitaire a totalement éliminé tous les autres idéaux politiques. Les masses, poussées par l'envie, se moquent complètement de ce que les démagogues qualifient de préoccupation "bourgeoise" quant à la liberté de conscience, de pensée, de la presse, quant à l'habeas corpus, au jugement par jury, et tout le reste. Ils désirent le paradis terrestre que leur promettent les dirigeants socialistes. Comme ces chefs, ils sont convaincus que la "liquidation des bourgeois" les ramènera dans le Jardin d'Eden. L'ironie est qu'ils qualifient de nos jour ce programme de programme libéral [***].
Les doctrines ayant cherché à découvrir dans le cours de l'histoire humaine une tendance bien déterminée dans l'enchaînement des changements sont eu des désaccords, à propos du passé, sur les faits historiquement établis et ont été démentis de manière spectaculaire par les événements ultérieurs quand elles ont essayé de prédire l'avenir.
La plupart de ces doctrines se caractérisaient par la référence à un état de perfection des affaires humaines. Elles situaient ce état parfait soit au début soit à la fin de l'Histoire, soit encore aux deux à la fois. L'Histoire apparaît par conséquent dans cette interprétation comme une détérioration ou une amélioration progressive, ou alors comme une période de détérioration progressive suivie d'une période d'amélioration progressive. Pour certaines de ces doctrines l'idée d'un état parfait trouvait ses racines dans les croyances et les dogmes religieux. La science laïque n'a cependant pas pour rôle d'analyser les aspects théologiques de la question.
Il est évident qu'il ne peut pas y avoir la moindre Histoire dans un état parfait des affaires humaines. L'Histoire est le récit des changements. Or le concept même de perfection sous-entend l'absence de tout changement, car un état parfait ne peut se transformer qu'en état moins parfait, c'est-à-dire ne peut que se dégrader. Si l'on situe l'état de perfection uniquement au début de l'Histoire, on affirme que la période historique fut précédée d'une période où il n'y avait pas d'histoire et que certains événements ont un jour perturbé la perfection de ce temps originel pour donner naissance à l'ère de l'Histoire. Si l'on suppose que l'Histoire tend vers la réalisation d'un état parfait, on affirme qu'elle arrivera un jour à son terme.
Il est dans la nature de l'homme de chercher sans arrêt à substituer des conditions plus satisfaisantes à d'autres qui le sont moins. Cet objectif stimule son énergie mentale et le pousse à agir. La vie dans un environnement parfait réduirait l'homme à une existence purement végétative.
L'Histoire n'a pas commencé par un âge d'or. Les conditions dans lesquelles vivaient l'homme primitif semblent plutôt peu satisfaisantes aux yeux des époques postérieures. Il était entouré par d'innombrables dangers qui ne menacent pas du tout l'homme civilisé, ou du moins pas au même point. Comparé aux générations suivantes, il était extrêmement pauvre et barbare. Il aurait été enchanté si l'occasion lui avait été donnée de tirer avantage d'une des réalisations de notre époque, comme par exemple les méthodes de guérison des blessures.
L'humanité ne pourra jamais non plus atteindre un état de perfection. L'idée qu'un état d'indifférence et de désoeuvrement serait désirable et constituerait la situation la plus heureuse que l'humanité puisse jamais atteindre imprègne la littérature utopique. Les auteurs de ces plans dépeignent une société dans laquelle aucun changement supplémentaire n'est nécessaire parce que tout aurait atteint sa meilleure forme possible. Dans ces utopies il n'y aurait plus de raison de faire des efforts pour améliorer les choses parce que tout serait déjà parfait. L'Histoire serait arrivée à sa fin. Tout le monde serait dès lors parfaitement heureux [4]. Il n'est jamais venu à l'esprit de l'un de ces auteurs que ceux qui désirent ardemment profiter de la réforme pourraient avoir des avis différents sur ce qui est désirable et ce qui ne l'est pas.
Une nouvelle version sophistiquée de l'image d'une société parfaite est née récemment d'une grossière erreur d'interprétation de la procédure économique. Afin d'étudier les effets du changement sur le marché, les tentatives d'ajustement de la production à ces changements et le phénomène des pertes et des profits, l'économiste fabrique l'image d'un état hypothétique, mais irréalisable, dans lequel la production serait toujours parfaitement ajustée aux souhaits réalisables des consommateurs et où aucun changement ne se produirait jamais. Dans ce monde imaginaire demain n'est pas différent d'aujourd'hui, aucun défaut d'ajustement n'existe et il n'apparaît aucune nécessité de la moindre action entrepreneuriale. La gestion des affaires commerciales ne demande aucune initiative, c'est un processus automatique inconscient accompli par des robots poussés par de mystérieux quasi-instincts. Les économistes (et également, à ce propos, les profanes discutant des questions économiques) ne disposent pas d'un autre moyen pour comprendre ce qui se passe dans le monde réel soumis à de perpétuels changements, que de le comparer de cette manière à un monde fictif caractérisé par la stabilité et l'absence de changement. Les économistes sont cependant pleinement conscients de ce que la construction de cette image d'une économie en rotation constante n'est qu'un outil intellectuel et qu'elle ne possède aucun équivalent dans le monde réel où l'homme vit et est appelé à agir. Ils n'imaginaient même pas que quelqu'un puisse ne pas saisir le caractère purement hypothétique et auxiliaire de leur concept.
Certaines personnes ont pourtant compris de travers la signification et l'importance de cet outil intellectuel. Suivant une métaphore empruntée à la théorie mécanique, les économistes mathématiciens appellent "état statique" cette économie en rotation constante, "équilibre" les conditions qui y règnent et "déséquilibre" tout écart par rapport à cet équilibre. Ce langage suggère qu'il y aurait quelque chose de mal dans le fait même qu'il y ait toujours des déséquilibres dans l'économie réelle et que l'état d'équilibre ne puisse jamais devenir réalité. L'état purement imaginaire et hypothétique d'un équilibre non perturbé apparaît alors comme l'état le plus souhaitable pour la réalité. Certains auteurs ont en ce sens qualifié la concurrence telle qu'elle existe dans l'économie changeante de "concurrence imparfaite". La vérité est que la concurrence ne peut exister que dans une économie changeante. Sa fonction est précisément d'éliminer le déséquilibre et d'engendrer une tendance en direction de l'équilibre. Il ne peut pas y avoir la moindre concurrence dans une situation d'équilibre statique parce que dans un tel cas il n'y aurait aucun point sur lequel un concurrent pourrait intervenir en vue d'accomplir quelque chose qui procure plus de satisfactions au consommateur que ce qui est déjà fait de toute façon. La définition même de l'équilibre sous-entend qu'il y a nulle part mauvais ajustement dans le système économique et donc aucun besoin d'agir pour éliminer de mauvais ajustements, aucun besoin d'activité entrepreneuriale, aucune perte et aucun profit entrepreneuriaux. C'est précisément l'absence de profits qui pousse les économistes mathématiciens à considérer l'état de l'équilibre statique non perturbé comme l'état idéal, parce qu'ils sont influencés par le préjugé selon lequel les entrepreneurs seraient d'inutiles parasites et que les profits serait un gain injuste.
Les partisans enthousiastes de l'équilibre sont également trompés par les connotations thymologiques ambiguës du terme d' "équilibre", qui n'ont évidemment rien à voir avec la façon dont l'économie emploie cette construction imaginaire d'un état d'équilibre. La notion populaire de l'équilibre mental d'une personne est vague et ne peut pas être précisée sans y inclure des jugements de valeur arbitraires. Tout ce que l'on peut dire sur un tel état d'équilibre intellectuel ou moral est qu'il ne peut pas pousser quelqu'un à entreprendre la moindre action. Car l'action suppose en effet un certain sentiment de malaise, son seul but étant d'éliminer ce malaise. L'analogie avec l'état de perfection est évidente. Un individu parfaitement satisfait n'a pas de but, il n'agit pas, il n'est pas incité à penser et passe ses journées à jouir de la vie sans faire d'effort. Qu'une telle existence féerique soit désirable ou non peut être laissé à l'appréciation de chacun. Il est certain que les hommes vivants ne pourront jamais atteindre un tel état de perfection et d'équilibre. Il n'est pas moins certain que, leur patience ayant été mise à rude épreuve par les imperfections de la vie réelle, les gens rêveront d'un parfait exaucement de tous leurs désirs. Ceci explique les sources des louanges émotionnelles de l'équilibre et de la condamnation du déséquilibre.
Les économistes ne doivent toutefois pas confondre cette notion thymologique de l'équilibre avec l'utilisation de la construction imaginaire d'une économie statique. Le seul service que rend cette construction imaginaire est de mettre en relief la lutte incessante des hommes vivants et agissants pour améliorer leur condition du mieux possible. Il n'y a pour l'observateur scientifique impartial rien de répréhensible dans son tableau du déséquilibre. C'est uniquement le zèle pro-socialiste passionné des pseudo-économistes mathématiciens qui transforme un outil purement analytique de la logique économique en image utopique de la bonne situation, qui serait la plus souhaitable.
Une interprétation philosophique réaliste de l'Histoire doit s'abstenir de toute référence à la notion chimérique d'un état parfait des affaires humaines. La seule base dont peut partir une interprétation réaliste est le fait que l'homme, comme tous les autres êtres vivants, est poussé par l'instinct de préservation de sa propre vie et par un besoin d'éliminer autant que faire se peut le malaise qu'il ressent. C'est de ce point de vue que l'immense majorité des gens jugent les conditions dans lesquelles ils doivent vivre. Il serait erroné de mépriser leur attitude en la traitant de matérialiste au sens éthique du terme. La poursuite de tous ces objectifs supérieurs que les moralistes opposent à ce qu'ils dénoncent comme de vulgaires satisfactions matérialistes présuppose un certain degré de confort matériel.
La controverse sur l'origine monogénétique ou polygénétique de l'Homo Sapiens a, comme il a été dit plus haut [5], peu d'importance pour l'Histoire. Même si nous supposons que tous les hommes descendent d'un même groupe de primates, seul à avoir évolué en espèce humaine, nous devons tenir compte du fait qu'une dispersion très ancienne sur la surface de la terre a rompu cette unité originelle en plusieurs groupes plus ou moins isolés. Chaque groupe a vécu sa vie pendant des milliers d'années sans entretenir de relations, ou alors très peu, avec les autres groupes. Ce fut en définitive le développement des méthodes modernes de commercialisation et de transport qui mit fin à l'isolement des différents groupes humains.
Affirmer que l'évolution de l'humanité depuis ses débuts jusqu'à l'état actuel aurait suivi une ligne bien déterminée est une déformation de la réalité historique. Il n'y a eu ni uniformité ni continuité dans la succession des événements historiques. Il est encore moins acceptable d'appliquer aux changements historiques les termes de croissance et de déclin, de progrès et de régression, d'amélioration et de dégradation quand l'historien ou le philosophe ne prétend pas connaître ce que devrait être la fin de la destinée humaine. Les peuples ne sont pas d'accord sur la norme qui permettrait de dire que les réalisations d'une civilisation seraient bonnes ou mauvaises, meilleures ou pires.
L'humanité juge de manière presque unanime les réalisations matérielles de la civilisation capitaliste moderne. L'immense majorité considère que le niveau de vie plus élevé que procure cette civilisation à l'homme moyen est hautement désirable. Il serait difficile de découvrir, en dehors du petit groupe en diminution constante des ascètes cohérents, des gens qui ne désireraient pas pour eux-mêmes, leur famille et leurs amis les avantages de la production matérielle du capitalisme occidental. Si, de ce point de vue, des gens affirment que "nous" avons progressé par rapport à la condition des époques précédentes, leur jugement de valeur est en accord avec celui de la majorité. Mais s'ils supposent que ce que nous appelons progrès est un phénomène nécessaire et qu'il existe dans le cours des événements une loi qui garantirait pour toujours le progrès dans ce sens, alors ils se trompent lourdement.
Pour réfuter la doctrine d'une tendance inhérente vers le progrès, qui opérerait de manière automatique pour ainsi dire, il n'est pas nécessaire de se référer aux anciennes civilisations pour lesquelles des périodes d'amélioration matérielle furent suivies d'autres périodes de déclin ou d'immobilisme. Il n'y a absolument aucune raison permettant de supposer qu'une loi de l'évolution historique conduirait nécessairement à améliorer la condition matérielle ou que les tendances du passé récent vaudront également pour le futur. Ce que nous appelons progrès économique est l'effet d'une accumulation de biens du capital plus forte que l'accroissement de la population. Si cette tendance devait faire place à un arrêt dans l'accumulation supplémentaire de capital ou à une consommation du capital, il n'y aurait plus de progrès dans ce sens.
Tout le monde, à l'exception des socialistes les plus fanatiques, est d'accord pour dire que l'amélioration sans précédent de la situation économique qui s'est produite au cours des deux cents dernières années est un résultat du capitalisme. Il est prématuré, c'est le moins que l'on puisse dire, de faire l'hypothèse que cette tendance à l'amélioration économique progressive continuerait avec une organisation économique différente de la société. Les champions du socialisme repoussent comme hâtif tout ce que l'économie a avancé pour montrer qu'un système socialiste, étant incapable d'effectuer le moindre calcul économique, détruirait entièrement le système productif. Même si les socialistes avaient raison d'écarter l'analyse économique du socialisme, ceci ne prouverait toujours pas que la tendance au progrès économique continuerait ou pourrait continuer dans un régime socialiste.
Une civilisation est le produit d'une vision du monde bien précise, et sa philosophie se manifeste dans toutes ses réalisations. Les objets fabriqués par l'homme peuvent être qualifiés de matériels. Mais les méthodes utilisées pour mettre en oeuvre les activités productives sont intellectuelles, sont le résultat d'idées qui déterminent ce qui doit être fait et comment le faire. Toutes les branches d'une civilisation sont animées de l'esprit qui imprègne son idéologie.
La philosophie qui caractérise l'Occident et dont l'élaboration cohérente a transformé toutes les institutions sociales au cours des derniers siècles a été appelée individualisme. Elle affirme que les idées, bonnes ou mauvaises, trouvent leur origine dans la tête d'un homme individuel. Seuls quelques hommes sont dotés de la capacité de concevoir de nouvelles idées. Mais comme les idées politiques ne peuvent marcher que si elles sont acceptées par la société, il appartient à la masse, composée d'individus eux-mêmes incapables de développer de nouvelles façons de penser, d'approuver ou de refuser les innovations des pionniers. Il n'y a aucune garantie que ces masses de suiveurs et de routiniers fassent bon usage du pouvoir dont elles sont investies. Elles peuvent repousser les bonnes idées, celles dont l'adoption leur serait bénéfique, et épouser de mauvaises idées qui leur causeront de sérieux torts. Mais si elles choisissent le pire, la faute n'est pas uniquement la leur. C'est autant la faute des pionniers des bonnes causes, qui n'ont pas réussi à mettre leurs idées sous une forme convaincante. L'évolution favorable des affaires humaines dépend en fin de compte de la capacité de l'espèce humaine à engendrer non seulement des auteurs mais aussi des messagers et des diffuseurs pour les idées salutaires.
On peut se lamenter du fait que le destin de l'humanité soit déterminé par les esprits certainement pas infaillibles des hommes. Mais le regretter ne peut pas changer la réalité. Il faut, en fait, voir la grandeur de l'homme dans son pouvoir de choisir entre le bien et le mal. C'est précisément cet aspect que les théologiens avaient à l'esprit quand ils ont loué Dieu pour avoir doté l'homme de la liberté de faire son choix entre le vice et la vertu.
Les dangers inhérents à l'incompétence des masses ne sont pas éliminés si l'on transfère le pouvoir de prendre les décisions ultimes à la dictature d'un ou de plusieurs hommes, aussi admirables soient-ils. C'est une illusion que d'attendre du despotisme qu'il se retrouve toujours du côté des bonnes causes. Le despotisme a pour caractéristique d'essayer de freiner les efforts que font les pionniers pour améliorer le sort de leurs semblables. Le principal objectif d'un gouvernement despotique est d'empêcher toutes les innovations qui pourraient mettre en péril sa propre suprématie. Sa nature même le pousse vers un conservatisme extrême, vers la tendance à garder ce qui est, aussi souhaitable que puisse être un changement pour le bien-être du peuple. Il s'oppose aux nouvelles idées et à toute spontanéité de la part de ses sujets.
Sur le long terme même les gouvernements les plus despotiques, avec toute leur brutalité et leur cruauté, ne peuvent résister aux idées. Au bout du compte, l'idéologie qui a gagné le soutien de la majorité prévaudra et coupera l'herbe sous le pied du tyran. Et alors la majorité opprimée entrera en rébellion et renversera ses maîtres. Ceci peut cependant mettre du temps à se produire et des dommages irréparables peuvent entre-temps avoir été infligés au bien commun. Une révolution signifie en outre nécessairement une perturbation violente de la coopération sociale, elle produit des divisions et des haines irréconciliables entre les citoyens et peut engendrer une amertume que même plusieurs siècles ne pourront pas éliminer totalement. La principale qualité et la principale valeur de ce qu'on appelle les institutions constitutionnelles, la démocratie et le gouvernement par le peuple se situent dans le fait qu'ils permettent un changement pacifique des méthodes de gouvernement et de son personnel. Là où il y a un gouvernement représentatif, il n'est nul besoin de révolutions et de guerres civiles pour remplacer un dirigeant impopulaire et son système. Si les hommes en place et leurs méthodes de gestion des affaires publiques ne plaisent plus à la majorité de la nation, ils sont remplacés au cours de l'élection suivante par d'autres hommes et par un autre système.
La philosophie de l'individualisme a de cette façon démoli la doctrine de l'absolutisme, qui attribuait une pratique divine aux princes et aux tyrans. Au prétendu droit divin des rois sacrés, elle opposait les droits inaliénables accordé à l'homme par son Créateur. Face à la prétention de l'État à faire appliquer l'orthodoxie et à exterminer ce qu'il considérait comme hérétique, elle proclamait la liberté de conscience. Contre la préservation inflexible des vieilles institutions devenue insupportables avec le temps, elle en appelait à la raison. Elle inaugurait ainsi une ère de liberté et de progrès en direction de la prospérité.
Il ne vint pas à l'esprit des philosophes libéraux du dix-huitième siècle et du début du dix-neuvième siècle qu'une nouvelle idéologie surviendrait, rejetant résolument tous les principes de la liberté et de l'individualisme et proclamant que la soumission totale de l'individu à la tutelle d'une autorité paternelle serait le but le plus souhaitable de l'action politique, la in la plus noble de l'Histoire et l'aboutissement de tous les projets que Dieu envisageait en créant l'homme. Si certains de leurs contemporains avaient prophétisé qu'au vingtième siècle la plupart de auteurs et des scientifiques français et anglo-saxons feraient preuve d'enthousiasme vis-à-vis d'un système de gouvernement surpassant toutes les tyrannies du passé dans le domaine de la persécution impitoyable des dissidents et dans leurs tentatives de priver l'individu de toute occasion d'activité spontanée, non seulement Hume, Condorcet et Bentham, mais même Hegel et John Stuart Mill auraient refusé de le croire. Ils auraient considéré comme fou celui qui leur aurait dit que l'abolition de la liberté, de tous les droits civiques et du gouvernement fondé sur le consentement des gouvernés seraient qualifiée de libération. Et pourtant tout cela s'est passé.
L'historien peut comprendre par l'intuition et donner des explications thymologiques à ce changement radical et soudain d'idéologie. Mais une telle interprétation ne réfute en aucun cas l'analyse et la critique des philosophes et des économistes à propos des fausses doctrines qui ont engendré ce mouvement.
La clef de voûte de la civilisation occidentale est le domaine réservé à l'action spontanée qu'elle garantit à l'individu. Il y a toujours eu des tentatives pour restreindre l'initiative individuelle, mais le pouvoir des persécuteurs et des inquisiteurs n'a jamais été absolu. Il ne put empêcher la naissance de la philosophie grecque et de sa ramification romaine, ni le développement de la philosophie et de la science modernes. Guidé par leur génie inné, les pionniers ont accompli leur oeuvre malgré toutes les hostilités et toutes les oppositions. L'innovateur n'avait pas à attendre une invitation ou un ordre de quiconque. Il pouvait aller de l'avant de son propre chef et défier les enseignements traditionnels. Dans le domaine des idées, l'Occident a généralement parlant toujours bénéficié des bienfaits de la liberté.
Puis vint l'émancipation de l'individu dans le domaine commercial, aboutissement d'une nouvelle branche de la philosophie, l'économie. On donna libre cours à l'homme entreprenant qui savait comme enrichir ses semblables en améliorant les méthodes de production. Une corne d'abondance fut déversée sur les gens ordinaires par le principe commercial capitaliste de la production de masse visant à satisfaire les besoins des masses.
Afin de juger de manière juste les effets de l'idée occidentale de la liberté, nous devons comparer l'Occident avec la situation prévalant dans les parties du monde qui n'ont jamais compris la signification de la liberté.
Certains peuples orientaux ont développé une philosophie et une science bien avant que les ancêtres des représentants de la civilisation occidentale moderne ne soient sortis de la barbarie primitive. Il y a de bonnes raisons de supposer que l'astronomie et les mathématiques grecques soient issues d'une familiarité avec ce qui avait été accompli en Orient. Lorsque plus tard les Arabes prirent connaissance de la littérature grecque auprès des nations qu'ils avaient conquises, une remarquable culture musulmane commença à fleurir en Perse, en Mésopotamie et en Espagne. Jusqu'au treizième siècle le savoir arabe n'était pas inférieur aux réalisations contemporaines de l'Occident. Mais l'orthodoxie religieuse fit alors respecter une soumission à toute épreuve et mit fin à toute activité intellectuelle et à toute pensée indépendante dans les pays musulmans, à l'instar de ce qui s'était passé auparavant en Chine, en Inde et dans l'orbite du christianisme oriental. Les forces de l'orthodoxie et la persécution des dissidents, de l'autre côté, ne purent réduire au silence les voix de la science et de la philosophie occidentales, car l'esprit de la liberté et de l'individualisme était déjà suffisamment puissant en Occident pour survivre à toutes les persécutions. Depuis le treizième siècle toutes les innovations intellectuelles, politiques et économiques sont nées en Occident. Jusqu'à ce que l'Orient, il y a quelques décennies, se développe grâce à ses contacts avec l'Occident, l'Histoire, en établissant la liste des grands noms de la philosophie, de la science, de la littérature, de la technologie, des gouvernements et du commerce, pouvait difficilement citer des Orientaux. L'Orient connaissait une stagnation et un conservatisme rigide jusqu'à ce que les idées occidentales commencèrent à s'y infiltrer. Pour les Orientaux eux-mêmes, il n'y avait rien de choquant dans l'esclavage, la servitude, l'existence d'intouchables, les coutumes comme le satî ou le bandage les pieds des filles, les punitions barbares, la misère de masse, l'ignorance, la superstition et le mépris de l'hygiène. Incapables de saisir la signification de la liberté et de l'individualisme, ils sont aujourd'hui enchantés par le programme du collectivisme.
Quoique ces faits soient bien connus, des millions de gens soutiennent aujourd'hui avec enthousiasme des politiques visant à substituer la planification par une autorité à la planification autonome de chaque individu. Ils désirent l'esclavage.
Bien entendu, les champions du totalitarisme protestent en disant qu'ils ne veulent abolir "que la liberté économique" et que toutes les "autres libertés" resteront intactes. Mais la liberté est indivisible. La distinction entre une sphère économique et une sphère non économique de la vie et de l'activité humaines est la pire de leurs erreurs. Si une autorité omnipotente a le pouvoir de désigner à chaque individu les tâches qu'il doit accomplir, il ne lui reste plus rien que l'on puisse qualifier de liberté et d'autonomie. Il n'a le choix qu'entre l'obéissance stricte et mourir de faim [6].
Des comités d'experts peuvent être appelés pour aider l'autorité planificatrice à décider s'il convient ou non de donner à un jeune homme l'occasion de se préparer à un travail dans un domaine intellectuel ou artistique. Mais un tel arrangement ne peut qu'éduquer des disciples voués à répéter comme des perroquets les idées de la génération précédente. Il barrerait la route aux innovateurs en désaccord avec les méthodes de pensée acceptées. Aucune innovation ne se serait jamais produite si son initiateur avait eu besoin d'une autorisation de la part de gens dont les méthodes et les doctrines étaient celles dont il voulait s'écarter. Hegel n'aurait pas ordonné Schopenhauer ou Feuerbach, et le professeur Crau n'aurait pas retenu Marx ou Carl Menger. Si un bureau de planification suprême a le dernier mot au moment où il convient de déterminer quels livres doivent être imprimés, qui doit conduire les expériences dans les laboratoires, qui doit peindre ou sculpter, et quelles modifications des méthodes techniques il faut entreprendre, il n'y aura ni amélioration ni progrès. L'homme individuel deviendra un simple pion entre les mains des dirigeants qui le traiteront dans leur "ingénierie sociale" comme les ingénieurs traitent le matériau avec lequel il construisent des bâtiments, des ponts et des machines. Dans chaque domaine de l'activité humaine une nouveauté constitue un défi nous seulement à tous les routiniers, experts et pratiquants des méthodes traditionnelles, mais encore plus vis-à-vis de ceux qui ont été eux-mêmes innovateurs dans le passé. Au début, elle rencontre principalement une opposition obstinée. De tels obstacles peuvent être surmontés dans une société où règne la liberté économique. Ils sont insurmontables dans un système socialiste.
L'essence de la liberté individuelle est d'offrir l'occasion de s'écarter de méthodes traditionnelles utilisées pour penser et faire les choses. La planification par une autorité établie exclut la planification de la part des individus.
Le fait le plus remarquable de l'Histoire est qu'il s'agit d'une succession d'événements que personne n'avait anticipé avant qu'ils ne se produisent. Ce que les hommes d'État et les hommes d'affaires les plus clairvoyants pressentent, ce sont au mieux les conditions telles qu'elles se développeront dans un futur proche, au cours d'une période où généralement parlant aucun changement radical ne se produira dans les idéologies et les conditions générales. Les philosophes britanniques et français dont les écrits engendrèrent la Révolution française et les penseurs et poètes de toutes les nations occidentales qui saluèrent avec enthousiasme les premiers pas de cette grande transformation, n'avaient prévu ni le règne de la Terreur ni la façon dont Babeuf et ses partisans interpréteraient très rapidement le principe d'égalité. Pas un seul parmi les économistes dont les théories ont démoli les méthodes précapitalistes de restriction de la liberté économique et parmi les hommes d'affaires dont les actions ont inauguré la Révolution industrielle, n'avait anticipé les réalisations sans précédent de la libre entreprise ou l'hostilité avec laquelle ceux qui avaient le plus profité du capitalisme y réagiraient. Les idéalistes qui avaient accueilli comme une panacée la politique du président Wilson consistant à "rendre le monde plus sûr pour la démocratie" n'en avaient pas prévu les effets.
L'erreur inhérente à la prédiction du cours de l'Histoire est que les prophètes supposent qu'aucune idée ne s'emparera des esprits humains en dehors de celles qu'ils connaissent déjà. Hegel, Comte et Marx pour ne citer que les devins les plus populaires, n'ont jamais douté de leur propre omniscience. Chacun était pleinement convaincu d'être l'homme que les mystérieuses puissances qui gouvernent avec prévoyance toutes les affaires humaines avaient choisi pour achever l'évolution du changement historique. Rien par conséquent ne pouvait plus arriver. Il n'était plus nécessaire que les gens pensent. Seule une tâche restait aux générations à venir aménager toutes les choses selon les principes conçus par le messager de la Providence. A cet égard il n'y a pas de différence entre Mahomet et Marx, entre les inquisiteurs et Auguste Comte.
Jusqu'à présent aucun des apôtres de la stabilisation et de la pétrification n'a réussi en Occident à éliminer la disposition innée de l'individu à penser et à utiliser le critère de la raison pour tous les problèmes. C'est uniquement cela, et rien de plus, que l'Histoire et la philosophie peuvent affirmer en étudiant les doctrines qui prétendent savoir avec exactitude ce que l'avenir tient en réserve pour l'humanité.
Notes
[*] En Français dans le texte. NdT.
[5] Voir plus haut, pp. 219 et suivante.