Traduction des articles du recueil Planning For Freedom, and sixteen other essays and adresses,
Quatrième édition publiée par Libertarian Press.
par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Article préparé pour la réunion de la Société du Mont Pèlerin tenue à Beauvallon,
en France, du 9 au 16 septembre 1951.
Dans un système capitaliste d'organisation économique de la société, les entrepreneurs déterminent le cours de la production. Dans l'exercice de leur fonction, ils sont entièrement et sans exception soumis à la souveraineté du public qui achète, des consommateurs. S'ils n'arrivent pas à produire de la meilleure façon possible et au prix les plus bas les articles que les consommateurs réclament de la manière la plus pressante, ils doivent alors subir des pertes et sont finalement éliminés de leur poste d'entrepreneur. D'autres hommes, qui savent mieux comment servir le consommateur, les remplacent.
Si tout le monde anticipait correctement l'état futur du marché, les entrepreneurs ne feraient aucun profit et ne subiraient aucune perte. Ils auraient à acheter les facteurs de production complémentaires à des prix qui reflèteraient pleinement, et ce déjà au moment de l'achat, le prix futur des produits. Il n'y aurait de place ni pour les profits ni pour les pertes. Ce qui fait surgir le profit, c'est le fait que l'entrepreneur qui estime les prix futurs des produits de manière plus correcte que les autres achète effectivement certains ou la totalité des facteurs de production à des prix qui, du point de vue de l'état futur du marché, sont trop bas. Les coûts de production totaux comprenant le paiement des intérêts sur le capital investi sont ainsi inférieurs aux prix que l'entrepreneur obtient pour ses produits. C'est cette différence qui constitue le profit entrepreneurial.
D'un autre côté, l'entrepreneur qui estime mal les prix futurs des produits accepte des prix de facteurs de production qui, toujours du point de vue de l'état futur du marché, sont trop élevés. Ses coûts des production totaux dépassent les prix auxquels il peut vendre sa production. Cette différence constitue la perte entrepreneuriale.
Pertes et profits sont donc générés par le succès ou par l'échec rencontré lors du processus d'ajustement des activités de production aux demandes les plus pressantes des consommateurs. Une fois cet ajustement atteint, ils disparaissent. Le prix des facteurs de production complémentaires atteignent un niveau auquel les coûts de production totaux coïncident avec le prix du produit. Si les pertes et les profits sont toujours présents, ce n'est que parce que les données économiques changent sans arrêt, engendrant toujours de nouvelles disparités et par conséquent le besoin de nouveaux ajustements.
De nombreuses erreurs concernant la nature des profits et des pertes proviennent de l'application du terme "profit" à la totalité des rentrées résiduelles de l'entrepreneur.
L'intérêt sur le capital utilisé n'est pas une composante du profit. Les dividendes d'une entreprise ne font pas partie du profit. Ils représentent l'intérêt sur le capital investi majoré des profits ou diminué des pertes.
La contrepartie, obtenue sur le marché, du travail accompli par l'entrepreneur dans la conduite des affaires d'une entreprise est un quasi-salaire d'entrepreneur : elle ne fait pas partie du profit.
Si une entreprise possède un facteur dont elle peut tirer un prix de monopole, il s'agit d'un gain de monopole. Si cette entreprise est une société par actions, ces gains augmentent les dividendes. Il ne s'agit toutefois pas de profits au sens propre.
D'autres erreurs encore plus graves sont dues à la confusion entre activité entrepreneuriale d'une part et innovation ou amélioration technique d'autre part.
Le mauvais ajustement dont l'élimination constitue le rôle essentiel de l'entrepreneur peut fort bien résider souvent dans le fait que de nouvelles méthodes techniques n'ont pas été utilisées autant qu'elles le devraient afin de satisfaire au mieux la demande des consommateurs. Mais ce n'est pas nécessairement toujours le cas. Un changement des données, tout particulièrement en ce qui concerne la demande des consommateurs, peut réclamer des ajustements qui ne se rapportent en rien aux améliorations et innovations techniques. L'entrepreneur qui se contente d'augmenter la production d'un article en ajoutant un nouvel équipement aux capacités de production existantes, et ce sans qu'il y ait le moindre changement de méthode technique de production, n'est pas moins un entrepreneur que l'homme qui inaugure une nouvelle façon de produire. Le travail d'un entrepreneur n'est pas seulement d'expérimenter de nouvelles méthodes techniques, mais de sélectionner, parmi la multitude de méthodes techniquement possibles, les plus adaptées à offrir au public les choses qu'il demande de la manière la plus pressante, et ce au meilleur prix possible. Qu'un nouveau procédé technique soit ou ne soit pas adapté à ce but est une question tranchée provisoirement par l'entrepreneur, et qui le sera finalement par le comportement du public acheteur. La question n'est pas de savoir si une nouvelle méthode doit être considérée comme une solution plus "élégante" à un problème technique. Elle est de savoir si, dans des conditions économiques données, elle constitue la meilleure méthode pour approvisionner les consommateurs au prix les plus bas.
Les activités de l'entrepreneur consistent à prendre des décisions. Il détermine dans quel but les facteurs de production devraient être employés. Toute autre action que peut avoir un entrepreneur est purement accidentelle vis-à-vis de cette fonction entrepreneuriale. C'est ce que les profanes n'arrivent pas à saisir. Ils confondent les activités entrepreneuriales avec la conduite des affaires techniques et administratives d'une usine. A leurs yeux, ce ne sont pas les actionnaires, les fondateurs et les spéculateurs mais les employés salariés qui sont les véritables entrepreneurs. Les premiers ne seraient que d'oisifs parasites qui empocheraient les dividendes.
Personne n'a jamais prétendu qu'on pourrait produire sans travailler. Mais il est tout aussi impossible de produire sans biens du capital, sans les facteurs préalablement produits permettant une nouvelle production. Ces biens du capital sont rares, c'est-à-dire qu'ils ne suffisent pas pour la production de toutes les choses que l'on aimerait produire. D'où l'émergence du problème économique : les employer de telle sorte à ne produire que les biens qui permettent de satisfaire les demandes les plus pressantes des consommateurs. Il ne faut pas qu'un bien ne soit pas produit parce que les facteurs requis pour sa production sont utilisés gaspillés dans la production d'un autre bien pour lequel la demande est moins forte. Dans un régime capitaliste, ceci est du ressort de l'entrepreneur, qui détermine l'allocation du capital entre les différentes branches de production. Dans un régime socialiste, ceci serait du ressort de l'État, qui est l'appareil de coercition et d'oppression. La question de savoir comment un directoire socialiste, ne disposant d'aucune méthode de calcul économique, pourrait remplir sa tâche n'est pas l'objet de cet essai.
Il y a une règle pratique simple pour dire qui est entrepreneur et qui ne l'est pas. Les entrepreneurs sont ceux qui subissent les pertes portant sur capital utilisé. Les économistes amateurs peuvent confondre les profits avec d'autres types de rentrées d'argent. Mais il est impossible de ne pas reconnaître les pertes sur le capital employé.
Ce qu'on a appelé la démocratie du marché se manifeste par le fait que l'industrie à la recherche du profit est totalement soumise à la suprématie du public qui achète.
Les organisations à but non lucratif sont souveraines. Elles sont, dans les limites du capital dont elles disposent, en position de s'opposer aux souhaits du public.
Un cas spécial est celui de la conduite des affaires gouvernementales, de l'administration de l'appareil social de coercition et d'oppression, à savoir la puissance policière. Les objectifs du gouvernement, la protection du caractère inviolable de la vie et de la santé des individus, ainsi que de leurs efforts pour améliorer leurs conditions matérielles d'existence, sont indispensables. Ils bénéficient à tous et constituent un préalable nécessaire à la coopération sociale et à la civilisation. Mais ils ne peuvent être achetés et vendus comme on vend et on achète des marchandises : ils n'ont donc pas de prix sur le marché. On ne peut parler en ce qui les concerne de calcul économique. Les coûts qu'ils entraînent ne peuvent être comparés à un prix obtenu pour le service rendu. Cette situation ferait des fonctionnaires en charge de la gestion des activités gouvernementales d'irresponsables despotes s'ils n'étaient pas freinés par le système du budget. Dans ce système, les administrateurs sont obligés d'obéir à des instructions détaillées que leur impose le souverain, qu'il s'agisse d'un autocrate auto-désigné ou de l'ensemble de la population agissant par l'intermédiaire de représentants. Des fonds limités sont attribués aux fonctionnaires, fonds qu'ils ne peuvent dépenser que pour atteindre les buts assignés par le souverain. La gestion de l'administration publique devient ainsi bureaucratique, c'est-à-dire dépendante de règlements détaillés et précis.
La gestion bureaucratique est la seule possibilité disponible quand il n'y a pas de gestion guidée par les pertes et les profits [1].
Les consommateurs, en achetant et en s'abstenant d'acheter, élisent les entrepreneurs dans un plébiscite quotidien pour ainsi dire. Ils déterminent qui doit posséder, qui ne le doit pas, et combien chaque propriétaire doit posséder.
Comme dans tous les cas où il faut choisir quelqu'un les employés pour un poste officiel, les salariés, les amis, un mari ou une femme la décision des consommateurs se base sur l'expérience et se réfère donc nécessairement toujours au passé. Il n'y a pas d'expérience du futur. Le vote du marché récompensent ceux qui ont le mieux servi les consommateurs dans le passé immédiat. Cependant, le choix n'est pas définitif et peut être corrigé toujours les jours. L'élu qui déçoit son électorat est rapidement renvoyé dans le rang.
Chaque vote du consommateur n'ajoute que peu au domaine d'action de l'élu. Pour atteindre les plus hauts degrés de l'entrepreneuriat, il faut un grand nombre de votes, encore et toujours répétés au cours d'une longue période, une série prolongée de coups réussis. L'élu est chaque jour jugé à nouveau et doit pour ainsi dire se présenter à une nouvelle élection.
Il en est de même avec ses héritiers. Ils ne peuvent conserver leur position importante qu'en obtenant toujours et encore l'entérinement du public. Leur poste est révocable. S'ils le gardent, ce n'est pas en raison de mérites de leur prédécesseur mais du fait de leur propre capacité à utiliser le capital pour la plus grande satisfaction possible des consommateurs.
Les entrepreneurs ne sont ni parfaits ni bons dans un sens métaphysique. Ils doivent leur position exclusivement au fait de mieux correspondre que d'autres au rôle qui leur est dévolu. Ils obtiennent un profit non parce qu'il sont intelligents dans la tâche qu'ils accomplissent, mais parce qu'ils sont plus intelligents ou moins maladroits que d'autres. Ils ne sont pas infaillibles et commettent souvent des erreurs, mais ils sont moins enclins à se tromper et font moins d'impairs que d'autres. Personne n'a le droit de s'offenser des erreurs commises par les entrepreneurs dans la conduite de leurs affaires et de souligner le fait que les gens auraient été mieux approvisionnés si les entrepreneurs avaient été plus talentueux et prescients. Si le râleur le savait mieux qu'eux, pourquoi ne s'est-il pas engouffré dans la brèche et n'a-t-il pas profité de l'occasion de faire des profits ? Il est évidemment facile de prédire les événements après qu'ils ont eu lieu. Rétrospectivement, tous les fous deviennent sages.
Une ligne de raisonnement populaire suit le schéma suivant : L'entrepreneur ne retire pas seulement un profit du fait que les autres gens sont moins capables que lui d'anticiper correctement l'état futur du marché. Il contribue lui-même à l'émergence du profit en ne produisant pas plus de l'article en question : car sans la restriction de production intentionnelle de sa part, l'offre de ce produit aurait été si forte que son prix aurait baissé pour atteindre un niveau où le produit des ventes ne serait plus supérieur aux coûts de production. Ce raisonnement est à la base des doctrines fallacieuses de la concurrence imparfaite ou de la concurrence monopoliste. Le gouvernement américain y eu recours il y a peu quand il reprocha aux entreprises de l'industrie de l'acier le fait que la production d'acier aux États-Unis n'était pas plus grande qu'elle ne l'est en réalité.
Les individus qui s'occupent de la production d'acier ne sont certainement pas responsables du fait que d'autres gens n'avaient pas envie de se lancer dans ce domaine. Le reproche des autorités aurait un sens si ces dernières avaient donné aux entreprise existantes de cette industrie le monopole de la production d'acier. Mais en l'absence d'un tel privilège, la responsabilité attribuée aux usines qui fonctionnent n'est pas plus justifiée que ne le serait une critique adressée aux poètes et aux musiciens de la nation au motif qu'il n'y en a pas davantage et de meilleurs. Si quelqu'un doit être critiqué parce que le nombre des personnes ayant rejoint l'organisation civile volontaire de défense n'est pas plus grand, ce n'est pas ceux qui se sont déjà engagés, mais ceux qui ne l'ont pas fait.
Que la production d'un bien p ne soit pas plus importante qu'elle ne l'est en réalité, cela est dû à ce que les facteurs de production complémentaires requis pour une augmentation de la production étaient utilisés pour produire d'autres biens. Parler d'une insuffisance de l'offre de p n'est que rhétorique vide si l'on n'indique pas les différentes produits m qui ont été produits en trop grande quantité, le résultat étant que leur production apparaît maintenant, c'est-à-dire après l'événement, comme un gaspillage de ressources de production rares. Nous pouvons supposer que les entrepreneurs qui, au lieu de produire des quantités supplémentaires de p, se sont consacrés à la production de quantités excessives de m et qui ont donc subi des pertes n'ont pas fait exprès de commettre cette erreur.
De même les producteurs de p n'ont pas réduit intentionnellement la production de p. Le capital de chaque entrepreneur est limité : il l'utilise pour les projets qui conduiront, il l'espère, aux profits les plus importants, et ce en répondant aux demandes les plus pressantes du public.
Un entrepreneur qui dispose de 100 unités de capital emploie, par exemple, 50 unités dans la production de p et 50 unités dans la production de q. Si les deux possibilités sont rentables, il est étrange de lui reprocher de ne pas avoir employé plus, par exemple 75 unités, dans la production de p. Il n'aurait pu augmenter la production de p qu'en diminuant d'autant la production de q. Mais en ce qui concerne q, la même critique pourrait être faite par les râleurs. Si l'on reproche à l'entrepreneur de na pas avoir produit plus de p, on doit aussi lui reprocher de ne pas avoir produit plus de q. Ce qui signifie qu'on lui reproche la rareté des facteurs de production et le fait que le monde n'est pas un pays de Cocagne.
Peut-être que le râleur répondra qu'il considère que p est un bien vital, bien plus important que q, et que la production de p devrait par conséquent être augmentée et celle de q diminuée. Si c'est le véritable sens de sa critique, il s'oppose aux choix des consommateurs. Il enlève son masque et montre ses aspirations dictatoriales. La production ne devrait pas être menée selon les désirs du public mais selon sa propre discrétion despotique.
Si au contraire la production de q de notre entrepreneur implique une perte, il est évident que son erreur vient d'une mauvaise prévision et qu'elle n'était pas intentionnelle.
Dans une société de marché, non sabotée par l'interférence du gouvernement ou d'autres agences ayant recours à la violence, tout le monde peut essayer de devenir entrepreneur.
Souvent, les gens n'arrivent pas à comprendre cette caractéristique inhérente à la nature du capitalisme parce qu'ils ne saisissent pas la signification et les effets de cette rareté du capital. Le rôle de l'entrepreneur est de choisir dans la multitude de projets techniquement réalisables ceux qui satisferont les besoins les plus pressants non encore satisfaits du public. Il ne faut pas se lancer dans l'exécution de projets pour lesquels l'offre de capital est insuffisante. Le marché est toujours plein de visionnaires qui veulent entreprendre des plans irréalisables et impraticables. Ce sont ces rêveurs qui se plaignent toujours de l'aveuglement des capitalistes, trop stupides selon eux pour rechercher leurs propres intérêts. Bien entendu, les investisseurs se trompent souvent dans le choix de leurs investissements. Mais ces erreurs résident précisément dans le fait qu'ils ont préféré un projet inopportun à un autre qui aurait satisfait des besoins plus pressants des acheteurs.
Les gens se trompent souvent lamentablement en estimant le travail du génie créateur. Seule une minorité d'hommes ont assez de jugement pour apprécier à leur juste valeur les accomplissements des poètes, des artistes et des penseurs. Il se peut que l'indifférence de ses contemporains empêche un génie d'accomplir ce qu'il aurait pu si ses semblables avaient fait preuve d'un meilleur jugement. La manière dont on choisit le poète lauréat et le philosophe à la mode [en français dans le texte. NdT] est certainement discutable.
Mais il n'est pas permis de remettre en question le choix des entrepreneurs dans un marché libre. La préférence des consommateurs pour certains articles peut être condamnée du point de vue d'un philosophe. Mais les jugements de valeur sont nécessairement toujours personnels et subjectifs. Le consommateur choisit ce qui le satisfait le plus, tel qu'il le pense. On ne demande à personne de déterminer ce qui pourrait rendre un autre homme plus heureux ou moins malheureux. La popularité des automobiles, des postes de télévision et des bas nylon peut être critiquée d'un point de vue "plus élevé". Mais ce sont ces choses que les gens réclament. Ils votent en faveur des entrepreneurs qui leur proposent cette marchandise au meilleur prix et à la meilleure qualité.
En choisissant parmi les divers partis politiques et parmi les différents programmes d'organisation sociale et économique de la communauté, la plupart des gens sont mal informés et avancent à tâtons dans l'obscurité. L'électeur moyen ne dipose pas des capacités permettant de distinguer entre les politiques pouvant atteindre les fins qu'il vise et celles qui ne le peuvent pas. Il est incapable d'étudier la longue chaîne de raisonnements a priori qui constituent la philosophie d'un programme social détaillé. Il peut au mieux se faire une idée des effets à court terme des politiques concernées. Il est désarmé quand il doit prendre en compte les effets à long terme. Les socialistes et les communistes affirment souvent en principe le caractère infaillible des décisions majoritaires. Cependant, ils démentent leurs propres propos lorsqu'ils critiquent les majorités parlementaires qui rejettent leurs idées, et qu'ils dénient au peuple, dans le système du parti unique, la possibilité de choisir entre plusieurs partis différents.
Mais en achetant un bien ou en s'abstenant de l'acheter, rien d'autre n'intervient que le volonté du consommateur de satisfaire ses désirs instantanés. Le consommateur ne choisit pas au contraire de l'électeur dans un vote politique entre différents moyens dont les effets se feront sentir plus tard. Il choisit entre des choses qui lui donnent une satisfaction immédiate. Sa décision est finale.
Un entrepreneur fait des profits en se mettant au service des consommateurs, du peuple, tels qu'ils sont et non tels qu'ils devraient être d'après l'imagination d'un quelconque râleur ou d'un dictateur potentiel.
Les profits ne sont jamais normaux. Ils n'apparaissent que lorsqu'il y a mauvais ajustement, divergence entre la production réelle et celle qui devrait prévaloir afin d'utiliser le matériel et les ressources mentales disponibles pour satisfaire au mieux les souhaits du public. Les profits représentent le prix payé à ceux qui éliminent ce mauvais ajustement : ils disparaissent dès que ce dernier a totalement disparu. Dans la construction imaginaire d'une économie en rotation constante, il n'y aurait pas de profits. La somme des prix de facteurs de production complémentaires, en tenant compte correctement de la préférence temporelle, coïncideraient avec le prix du produit.
Plus l'ajustement précédent était défectueux, plus le profit retiré par sa correction est important. Les mauvais ajustements peuvent parfois être appelés excessifs. Mais il est incorrect d'appliquer l'épithète "excessifs" aux profits.
Les gens arrivent à l'idée de profits excessifs en comparant le profit obtenu avec le capital employé dans l'entreprise, et en mesurant le profit comme un pourcentage du capital. Cette méthode provient de la procédure habituelle appliquée dans les partenariats et dans les sociétés par action pour diviser le profit total entre différents partenaires et actionnaires. Ces hommes ont contribué dans des proportions différentes à la réalisation du projet et se partagent les profits et les pertes d'après leurs contributions.
Ce n'est toutefois pas le capital employé qui crée les pertes et les profits. Le capital n'engendre pas le profit, comme le pensait Marx. Les biens du capital en tant que tels sont des choses inertes qui n'accomplissent rien par eux-mêmes. S'ils sont utilisés pour mettre en oeuvre une bonne idée, des profits en résulteront. S'ils sont utilisés pour mettre en oeuvre une mauvaise idée, il n'y aura pas de profit mais il y aura des pertes. C'est la décision de l'entrepreneur qui crée les profits ou les pertes. Les profits trouvent leur véritable origine dans les actes mentaux, dans le cerveau de l'entrepreneur. Le profit est un produit de l'esprit, du succès dans la prévision de l'état futur du marché. C'est un phénomène spirituel et intellectuel.
L'absurdité de la condamnation comme excessif de n'importe quel profit peut être facilement montrée. Une entreprise disposant d'un capital de montant c produit une quantité donnée de p, qui est vendue à des prix conduisant a un surplus s du produit total des ventes sur les coûts, et donc à un profit de n pour cent. Si l'entrepreneur avait été moins capable, il aurait eu besoin d'un capital de 2c pour assurer la production de la même quantité de p. Pour simplifier le raisonnement, nous pouvons négliger le fait que ceci augmenterait nécessairement les coûts de production car cela aurait doublé les intérêts sur le capital utilisé, et nous pouvons supposer que s resterait inchangé. Mais en tout cas, s aurait été confronté à 2c au lieu de c et le profit aurait donc été seulement de n/2 pour cent du capital utilisé. Le profit "excessif" aurait été réduit à un "juste" niveau. Pourquoi ? Parce que l'entrepreneur aurait été moins efficace et parce que son manque d'efficacité aurait privé ses semblables de tous les avantages qu'ils auraient pu obtenir si un montant c de biens du capital avait été laissé disponible pour produire d'autres marchandises.
En stigmatisant des profits comme excessifs et en pénalisant les entrepreneurs efficaces par une taxation discriminatoire, les gens se nuisent à eux-mêmes. Une taxe sur les profits est équivalente à taxer le fait de réussir à rendre les meilleurs services au public. L'unique but de toutes les activités productrices est d'employer les facteurs de production de façon à ce qu'ils assurent le meilleur rendement possible. Moins il faut de facteurs de production rares pour permettre la production d'un article, plus on en laisse pour la production d'autres articles. Mais plus l'entrepreneur réussit à cet égard, plus il est calomnié et plus la taxation le fait casquer. Une augmentation des coûts par unité produite, c'est-à-dire un gaspillage, est vantée comme une vertu.
La manifestation la plus étonnante de cette incapacité totale à comprendre l'objet de la production ainsi que la nature et le rôle des profits et des pertes se constate dans la superstition populaire qui veut que le profit s'ajouterait aux coûts de production et que son niveau ne dépendrait que du vendeur. C'est cette croyance qui conduit les gouvernements à contrôler les prix. C'est la même croyance qui a poussé de nombreux gouvernements à s'arranger avec leurs fournisseurs de façon à ce que les prix payés pour un article soit égaux aux coûts de production du vendeur augmentés d'un pourcentage fixe. L'effet était que, moins le fournisseur arrivait à éviter les coûts inutiles, plus il obtenait des surplus élevés. Des contrats de ce type ont considérablement augmenté les sommes que les États-Unis ont dû dépenser dans les deux guerres mondiales. Et cependant les bureaucrates, en premier lieu les professeurs d'économie qui travaillaient dans les divers bureaux de guerre, se vantaient de leur manoeuvre intelligente dans ce domaine.
Tous les gens, entrepreneurs comme non-entrepreneurs, regardent d'un oeil désapprobateur les profits obtenus par les autres. L'envie est une faiblesse humaine répandue. Les gens répugnent à reconnaître qu'ils auraient pu eux-mêmes retirer des profits s'ils avaient fait preuve de la même prévoyance et du même jugement que les hommes d'affaires ayant réussi. Leur ressentiment est d'autant plus violent qu'ils s'en rendent compte de manière subconsciente.
Il n'y aurait pas de profits si le public n'était pas tellement désireux d'acquérir la marchandise offerte à la vente par l'entrepreneur à succès. Mais ceux-là mêmes qui s'arrachent ces articles, dénoncent les hommes d'affaires et disent que leurs profits sont mal acquis.
L'expression sémantique de cette envie se manifeste dans la distinction entre le "revenu gagné" (earned income : traduit par "salaire" ou "traitement" dans les dictionnaires, NdT) et le "revenu non gagné" (unearned income : traduit par "rente" dans les dictionnaires, NdT). Elle imprègne les manuels , le langage des procédures législatives et administratives. Ainsi, par exemple, le formulaire officiel 201 pour la déclaration de l'impôt sur le revenu de l'État de New York appelle uniquement "gains" (earnings) la rémunération perçue par les employés et, par conséquent, tous les autres revenus, y compris ceux résultant de l'exercice d'une profession, sont des "revenus non gagnés". Telle est la terminologie en usage dans un État dont le gouverneur est un Républicain et dont l'assemblée a une majorité Républicaine.
L'opinion publique n'excuse les profits que lorsqu'ils ne dépassent pas le salaire payé à un employé. Tout surplus est rejeté comme étant injuste. Le but de la taxation est, selon le principe de la capacité à payer, de confisquer ce surplus.
Il faut dire que l'un des rôles principaux des profits est de mettre le contrôle du capital dans les mains de ceux qui savent l'utiliser pour satisfaire du mieux possible le public. Plus un homme fait de profits, plus sa richesse augmente en conséquence, plus il devient influent pour ce qui est de diriger des affaires commerciales. Les pertes et les profits constituent les instruments grâce auxquels les consommateurs transfèrent la direction des activités de production vers ceux qui savent le mieux les servir. Quoi que l'on fasse pour limiter ou confisquer les profits, cela nuit à ce rôle. Le résultat de telles mesures est d'affaiblir l'emprise des consommateurs sur le cours de la production. La machine économique devient, du point de vue de la population, moins efficace et moins réactive.
La jalousie de l'homme ordinaire regarde les profits de l'entrepreneur comme s'ils étaient entièrement utilisés pour la consommation. Une part est bien entendu consommée. Mais seuls les entrepreneurs qui ne consomment qu'une fraction de leurs gains et qui en réinvestissent la majorité dans leurs entreprises atteignent la richesse et l'influence dans le domaine des affaires. Ce qui permet à des petites entreprises de devenir grandes, ce n'est pas la dépense, mais l'épargne et l'accumulation du capital.
Nous appelons stationnaire une économie dans laquelle le revenu et la richesse par tête ne changent pas. Dans une telle économie, la somme supplémentaire que les consommateurs dépensent pour l'achat de certains articles doit être égale à la somme qu'ils dépensent en moins pour d'autres articles. Le montant total des profits gagnés par une partie des entrepreneurs est égal au montant total des pertes subies par l'autre partie.
Un surplus du montant total des profits de l'ensemble de l'économie sur le montant total des pertes ne peut survenir que dans une économie en croissance, c'est-à-dire une économie où la quantité de capital par tête augmente. Cette augmentation est la conséquence de l'épargne qui ajoute de nouveaux biens du capital à la quantité déjà disponible. L'augmentation de capital disponible crée des défauts d'ajustement dans la mesure où elle conduit à un écart entre l'état réel de la production et celui que le capital supplémentaire rend possible. Grâce à l'émergence du capital supplémentaire, certains projets jusqu'alors impossibles à réaliser deviennent possibles. En orientant le nouveau capital vers les directions permettant de satisfaire les plus pressants des besoins auparavant non satisfaits des consommateurs, les entrepreneurs font des profits qui ne sont pas compensés par les pertes d'autres entrepreneurs.
L'enrichissement que génère le capital supplémentaire ne revient que pour une partie à ceux qui l'ont créé par l'épargne. Le reste va, en raison de l'augmentation de la productivité marginale du travail et donc des taux salariaux, aux salariés et, en raison de la hausse des prix de certaines matières premières et des produits alimentaires, aux propriétaires de terrains, ainsi que, enfin, aux entrepreneurs qui intègrent ce nouveau capital dans les processus de production les plus économiques. Mais tandis que le gain des salariés et des propriétaires fonciers est permanent, les profits des entrepreneurs disparaissent une fois cette intégration accomplie. Les profits de l'entrepreneur ne sont, comme il a déjà été dit, un phénomène permanent que parce que les défauts d'ajustement se répètent à nouveau chaque jour, ce qui permet, par leur élimination, de tirer des profits.
Utilisons, pour simplifier l'illustration, le concept de revenu national tel que l'utilise l'économie populaire. Il est alors évident que, dans une économie stationnaire, aucune partie du revenu national ne part en profits. Ce n'est que dans une économie en croissance qu'il existe un surplus des profits totaux par rapport aux pertes totales. La croyance populaire selon laquelle les profits sont soustraits aux revenus des ouvriers et des consommateurs est totalement fausse. Si nous voulons appliquer le mot de soustraction au problème, nous devons dire que ce surplus des profits par rapport aux pertes, tout comme l'augmentation de revenus des salariés et des propriétaires fonciers, est soustrait aux gains de ceux dont l'épargne a apporté le capital supplémentaire. C'est leur épargne qui constitue le véhicule de du progrès économique, qui rend possible l'emploi d'innovations techniques et qui augmente la productivité et le niveau de vie. Les entrepreneurs, par leur activité, s'occupent d'utiliser ce capital supplémentaire de la manière la plus économique. Pour autant qu'ils n'épargnent pas eux-mêmes, ni les ouvriers ni les propriétaires fonciers ne contribuent en quoi que ce soit à l'émergence des circonstances générant ce qu'on appelle le progrès et l'amélioration économiques. Ils tirent profit d'une part de l'épargne des autres, qui crée le capital supplémentaire, d'autre part de l'action entrepreneuriale, qui oriente le capital supplémentaire en vue de satisfaire les besoins les plus pressants.
Une économie est en récession quand la quantité de capital investi par tête diminue. Dans ce type d'économie, le montant total des pertes subies par certains entrepreneurs dépasse le montant total des profits réalisés par les autres.
Les catégories praxéologiques originelles de la perte et du profit se rattachent à des qualités psychiques et ne sont donc pas réductibles à une description interpersonnelle en termes quantitatifs. Il s'agit de quantités intensives. La différence de valeur entre la fin obtenue et celle des moyens appliqués pour l'atteindre constitue le profit quand elle est positive et la perte quand elle est négative.
Quand il y a coopération et division sociale des efforts, ainsi que propriété privée des moyens de production, le calcul économique en termes d'unités monétaires devient possible et nécessaire. Pertes et profits deviennent calculables en tant que phénomènes sociaux. Les phénomènes psychiques de la perte et du profit, dont ils découlent, demeurent bien entendu des grandeurs intensives impossibles à calculer.
Le fait que, dans le cadre d'une économie de marché, les pertes et les profits entrepreneuriaux soient déterminés par des opérations arithmétiques en a égaré beaucoup. De nombreuses personnes n'ont pas réussi à voir que les points essentiels entrant dans ce calcul sont les estimations émanant de la compréhension spécifique de l'entrepreneur quant à la situation future du marché. Ces personnes pensent que ces calculs peuvent être étudiés, vérifiés ou corrigés par un expert désintéressé. Elles ignorent le fait que de tels calculs sont, en règle générale, partie intégrante de l'anticipation spéculative, par l'entrepreneur, des conditions incertaines de l'avenir.
Pour cet essai, nous nous contenterons de faire référence à l'un des problèmes de comptabilité des coûts. L'un des buts d'un état des frais est d'établir la différence entre le prix payé pour l'acquisition de ce que l'on appelle habituellement l'équipement de production durable et sa valeur actuelle. Cette valeur actuelle est l'équivalent monétaire de la contribution que cet équipement apportera aux gains futurs. Il n'y a aucune certitude quant à l'état futur du marché et quant au montant de ces gains. Ils ne peuvent être déterminés que par une prévision spéculative de la part de l'entrepreneur. Il est ridicule d'appeler un expert et de substituer son jugement arbitraire à celui de l'entrepreneur. L'expert n'est objectif que dans la mesure où il n'est pas affecté par l'erreur commise. L'entrepreneur, au contraire, met en jeu son propre bien-être matériel.
Bien sûr, la loi détermine des grandeurs qu'elle appelle profit ou perte. Mais ces grandeurs ne correspondent pas aux concepts économiques de perte ou de profit et ne doivent pas être confondues avec ceux-ci. Si une loi fiscale appelle une grandeur profit, elle détermine en réalité la valeur de la taxe à payer. Elle appelle cette grandeur profit parce qu'elle veut justifier le politique fiscale aux yeux du public. Il serait plus correct de la part du législateur d'oublier le terme de profit et de parler simplement de base pour le calcul de la taxe.
La tendance des lois fiscales est de calculer ce qu'elles appellent profit de façon à ce qu'il soit aussi élevé que possible, afin d'augmenter les revenus publics immédiats. Mais il se trouve d'autres lois qui ont pour tendance de diminuer la grandeur qu'elles appellent profit. Les codes commerciaux de nombreuses nations étaient et sont guidées par des efforts faits pour protéger les créanciers. Ils cherchaient à réduire ce qu'ils appelaient le profit afin d'empêcher l'entrepreneur de retirer, au préjudice du créancier, trop de l'entreprise ou de la société pour son propre bénéfice. C'étaient ces tendances qui prévalaient dans l'évolution des usages commerciaux concernant les valeurs usuelles de dépréciation.
Il n'y a pas de raison aujourd'hui de nous appesantir sur le problème de la falsification du calcul économique dans des conditions d'inflation. Tout le monde commence à comprendre le phénomène des profits illusoires, conséquence des grandes inflations de notre époque.
L'incapacité de comprendre les effets de l'inflation sur les méthodes habituelles de calcul des profits fut à l'origine du concept moderne de "réalisation de profits excessifs" (profiteering). On traite de profiteur un entrepreneur si son compte de pertes et profits, calculé dans une devise soumise à une inflation en progression rapide, montre des profits que d'autres personnes jugent "excessifs". Il est souvent arrivé dans de nombreux pays que le compte de pertes et profits d'un tel profiteur, lorsqu'on le calcule dans une devise non soumise à l'inflation ou soumise à une inflation moindre, ne montre non seulement aucun profit, mais encore des pertes considérables
Même si nous négligeons, pour les besoins du raisonnement, toute référence au phénomène des profits illusoires, uniquement induits par l'inflation, il est évident que l'épithète "profiteur" exprime un jugement de valeur arbitraire. Il n'existe pas de critère disponible permettant de distinguer entre des profits "excessifs" et des profits "justes", en dehors du ressentiment et de l'envie personnels du censeur.
Il est en effet étrange qu'une éminente logicienne, feue L. Susan Stebbing, n'ait absolument pas réussi à comprendre la question. Le professeur Stebbing assimilait le concept de profits excessifs à des concepts faisant allusion à une distinction claire dont la nature ne permettait pas de définir une limite précise entre les extrêmes. La distinction entre des profits excessifs et des "profits légitimes", déclarait-elle, est claire, bien qu'il n'y ait pas de distinction précise [2]. Cette distinction n'est en fait claire qu'en se référant à un acte législatif définissant le terme de profits excessifs dans ce contexte. Mais ce n'est pas ce que Stebbing a en tête. Elle souligne explicitement que de telles définitions sont faites "d'une manière arbitraire pour des objectifs pratiques de l'administration." Elle utilise le terme légitime sans référence aucune à des statuts légaux et à leurs définitions. Mais est-il acceptable d'utiliser le terme "légitime" sans référence à un critère quelconque du point de vue duquel la chose en question peut être considéré comme légitime ? Et y a-t-il un autre critère disponible que les jugements de valeur personnels pour distinguer les profits excessifs et les profits légitimes ?
Le professeur Stebbing faisait référence aux fameux arguments acervus et calvus des anciens logiciens. De nombreux mots sont vagues dans la mesure où ils s'appliquent à des caractéristiques pouvant être possédés à divers degrés. Il est impossible de tracer une limite précise entre les chauves et ceux qui ne le sont pas. Il est impossible de définir précisément le concept de calvitie. Mais ce que le professeur Stebbing n'a pas réussi à remarquer , c'est que la caractéristique qui permet aux gens de distinguer entre ceux qui sont chauves et ceux qui ne le sont pas peut faire l'objet d'une définition précise. C'est la présence ou l'absence de cheveux sur la tête d'une personne. C'est un signe clair et non ambigu, dont la présence ou l'absence doit être établie par l'observation et exprimée par des propositions d'existence. Ce qui est vague, c'est simplement la détermination du point où la non-calvitie devient calvitie. Les gens peuvent être en désaccord quant à la détermination de ce point, mais leur désaccord ne se réfère qu'à l'interprétation de la convention qui donne un certain sens au mot de calvitie. Aucun jugement de valeur n'est impliqué. Il se peut, bien sûr, que la différence d'avis soit causée dans un cas précis par un parti pris spécifique. Mais c'est une autre histoire.
Le caractère vague des mots comme "chauve" est le même que celui qui est inhérent aux pronoms et aux nombres indéterminés. Le langage a besoin de tels termes car l'établissement arithmétique exact de certaines quantités est inutile et trop gênant dans de nombreux cas de la vie pratique. Les logiciens se trompent lourdement quand ils essaient d'associer à de tels mots, dont le caractère vague est intentionnel et sert des buts donnés, la précision de nombres exacts. Pour quelqu'un qui veut visiter Seattle, l'information donnant le nombre d'hôtels de la ville suffit. Un comité qui cherche à tenir une convention à Seattle a besoin de l'information précise sur le nombre de lits disponibles dans les hôtels.
L'erreur du professeur Stebbing consistait à confondre des propositions d'existence avec des jugements de valeur. Son manque de familiarité avec les problèmes de l'économie, que dénote ses écrits par ailleurs intéressants, l'ont égarée. Elle n'aurait pas commis une telle erreur dans un domaine qu'elle connaissait mieux. Elle n'aurait pas déclaré qu'il existe une distinction claire entre les "droits d'auteur légitimes" et les "droits d'auteur illégitimes". Elle aurait compris que le montant des droits d'auteur dépend du jugement du public sur un livre et qu'un observateur critiquant leur montant ne fait qu'exprimer son jugement de valeur personnel.
Ceux qui repoussent le profit entrepreneurial comme "non gagné" veulent dire qu'il s'agit d'argent injustement retiré aux travailleurs, aux consommateurs, ou aux deux. Telle est l'idée qui sous-tend le prétendu "droit à disposer du fruit total de son labeur" et la doctrine marxiste de l'exploitation. On peut dire que la plupart des gouvernements si ce n'est tous et l'immense majorité de nos contemporains souscrivent très largement à cette idée, bien que certains d'entre eux soient assez généreux pour consentir à ce qu'une partie des profits soient laissée aux "exploiteurs."
Il est inutile de discuter sur la pertinence des préceptes éthiques. Ils découlent de l'intuition : ils sont arbitraires et subjectifs. Il n'y a aucun critère objectif disponible d'après lequel ces préceptes pourraient être jugés. Les fins ultimes sont choisies d'après les jugements de valeur individuels. Elles ne peuvent être déterminées ni par la recherche scientifique ni par le raisonnement logique. Si un homme dit : "C'est ce que je cherche quelles que soient les conséquences de mon comportement et quel que soit le prix que je devrai payer pour y arriver," personne ne peut lui opposer d'arguments. Mais la question est de savoir s'il est réellement vrai que cet homme est prêt à payer n'importe quel prix pour atteindre la fin concernée. Si on répond par la négative à cette question, il devient possible d'examiner le problème.
S'il y avait vraiment des gens préparés à accepter toutes les conséquences de l'abolition du profit, aussi néfastes puissent-elles être, il ne serait alors pas possible à l'économie de traiter du problème. Mais tel n'est pas le cas. Ceux qui veulent abolir le profit sont guidés par l'idée que cette confiscation améliorerait le bien-être matériel de tous les non-entrepreneurs. A leurs yeux, l'abolition du profit n'est pas une fin ultime, mais un moyen d'atteindre une fin précise, à savoir l'enrichissement des non-entrepreneurs. Que cette fin puisse véritablement être obtenue par l'emploi de cette méthode, ou qu'elle conduise à certains autres effets qui apparaîtront à plusieurs ou à tous comme pires que la situation prévalant avant l'emploi de cette méthode, telles sont les question que l'économie est appelée à étudier.
L'idée d'abolir le profit pour que le consommateur en tire un avantage implique que l'entrepreneur soit forcé de vendre les produits à des prix ne dépassant pas les coûts de production dépensés. De tels prix se situent, pour tous les articles dont la vente aurait rapporté des profits, sous le prix potentiel du marché, l'offre disponible n'étant pas suffisante pour permettre à tous ceux qui souhaitent acheter à ces prix d'acquérir ces articles. Le marché est paralysé par le décret du prix maximum. Il ne peut plus allouer les produits aux consommateurs. Un système de rationnement doit être adopté.
La suggestion d'abolir le profit de l'entrepreneur au bénéfice des employés ne vise pas à l'abolition du profit. Il cherche à le retirer des mains de l'entrepreneur pour l'offrir aux employés.
Dans un tel plan, les pertes sont subies par l'entrepreneur alors que les profits vont aux employés. Il est probable que l'effet de cet arrangement conduirait à une augmentation des pertes et à une diminution des profits. En tout cas, une plus grande part des profits serait consommée et moins serait épargné et réinvesti dans l'entreprise. Aucun capital ne serait disponible pour établir de nouvelles branches de production et pour transférer le capital des branches qui en raison de la demande des consommateurs seraient en déclin vers les branches en expansion. Car cela nuirait aux intérêts des ceux qui sont employés dans une entreprise ou une branche donnée que de réduire le capital qui y est utilisé pour le transférer vers une autre entreprise ou vers une autre branche. Si un tel plan avait été adopté il y a un demi-siècle, toutes les innovations accomplies depuis auraient été rendues impossibles. Si, pour les besoins du raisonnement, nous étions prêts à négliger toute référence au problème de l'accumulation du capital, nous devrions encore comprendre que distribuer les profits aux employés doit conduire à la rigidité du premier état de production atteint et finit par interdire tout ajustement, toute amélioration et tout progrès.
En réalité, ce plan transférerait la propriété du capital investi dans les mains des employés. Il équivaudrait à mettre en place un syndicalisme et générerait tous les effets de ce dernier, système qu'aucun auteur ou réformateur n'a jamais eu le courage de défendre ouvertement.
Une troisième solution du problème serait de confisquer tous les profits obtenus par les entrepreneurs au bénéfice de l'État. Une taxe de cent pour cent sur les profits accomplirait cet objectif. Elle transformerait les entrepreneurs en administrateurs irresponsables de toutes les usines et de tous les ateliers. Ils ne seraient plus soumis à la suprématie des acheteurs. Ils seraient juste des individus ayant le pouvoir de mener la production comme bon leur plaît.
Les politiques de tous les gouvernements contemporains n'ayant pas adopté franchement le socialisme appliquent ces trois schémas conjointement. Ils confisquent par diverses mesures de contrôle des prix une partie des profits potentiels prétendument au bénéfice des consommateurs. Ils soutiennent les syndicats dans leurs tentatives d'arracher, d'après le principe de détermination des salaires selon la capacité à payer, une partie des profits des entrepreneurs. Et, last but not least, ils sont résolu à confisquer, par des impôts sur le revenu progressifs, par des taxes spéciales sur les bénéfices des entreprises et sur les "profits excessifs", une part sans cesse croissante des profits pour remplir les caisses publiques. Il est facile de voir que si l'on poursuit ces politiques, elles réussiront très rapidement à supprimer tout profit entrepreneurial.
L'effet conjoint de l'application de ces politiques est, déjà aujourd'hui, une montée du chaos. L'effet final sera la pleine réalisation du socialisme en asphyxiant les entrepreneurs. Le capitalisme ne peut pas survivre à l'abolition du profit. Ce sont les profits et les pertes qui obligent les capitalistes à employer leur capital en rendant les meilleurs services aux consommateurs. Ce sont les profits et les pertes qui sélectionnent, pour la conduite des affaires, les individus les mieux adaptés à satisfaire le public. Si le profit est aboli, le chaos en résulte.
Toutes les raisons avancées en faveur d'une politique anti-profit sont le résultat d'une interprétation erronée du fonctionnement de l'économie de marché.
Les magnats de l'industrie sont trop puissants, trop riches et trop gros. Ils abusent de leur pouvoir pour s'enrichir. Ce sont des tyrans irresponsables. Une grande entreprise est en elle-même un mal. Il n'y a pas de raison pour que certains hommes possèdent des millions alors que d'autres sont pauvres. La richesse d'une poignée est la cause de la pauvreté des masses.
Chacun des mots de ces dénonciations enflammées sont faux. Les hommes d'affaires ne sont pas des tyrans irresponsables. C'est précisément la nécessité de faire des profits et d'éviter les pertes qui fournit aux consommateurs un moyen de contrôle ferme sur les entrepreneurs et qui les force à se conformer aux souhaits de la population. Ce qui fait grossir une entreprise, c'est le succès qu'elle rencontre en répondant au mieux aux demandes des acheteurs. Si la plus grosse entreprise ne servait pas mieux les gens que la plus petite, elle aurait depuis longtemps vu sa taille diminuer. Il n'y a rien de mal à ce qu'un homme d'affaires s'enrichisse en augmentant ses profits. Il n'a, dans sa fonction d'homme d'affaires, qu'un seul rôle : s'efforcer d'obtenir le profit le plus élevé possible. Des profits gigantesques sont la preuve de bons services rendus aux consommateurs. Les pertes sont la preuve d'erreurs commises, ou d'une incapacité à assurer de manière satisfaisante les tâches dévolues à un entrepreneur. Les richesses d'un entrepreneur qui réussit ne causent la pauvreté de personne : elles viennent du fait que les consommateurs sont mieux approvisionnés qu'ils ne l'auraient été en l'absence de l'effort de l'entrepreneur. La misère de millions d'individus dans les pays arriérés n'est pas la conséquence de l'opulence de qui que ce soit : c'est le corollaire du fait que leurs pays manquent d'entrepreneurs ayant acquis des richesses. Le niveau de vie de l'homme ordinaire est plus élevé dans les pays qui possèdent le plus grand nombre d'entrepreneurs riches. C'est dans l'intérêt matériel de tout le monde que le contrôle des facteurs de production soient concentrés dans les mains de ceux qui savent comment les utiliser de la façon la plus efficace.
L'objectif avoué des politiques de tous les gouvernements et partis politiques actuels est d'empêcher l'émergence de nouveaux millionnaires. Si cette politique avait été adoptée aux États-Unis il y a cinquante ans, la croissance des industries produisant de nouveaux articles auraient été arrêtée. Les automobiles, les réfrigérateurs, les postes de radio et une centaine d'autres innovations moins spectaculaires mais encore plus utiles n'auraient pas fait partie de l'équipement standard de la plupart des foyers américains.
Le salarié moyen pense que pour continuer à faire fonctionner l'appareil social de production, pour améliorer et accroître la production, il n'est besoin de rien d'autre que le travail routinier relativement simple qui lui est assigné. Il ne comprend pas que le simple labeur et la simple peine du train-train quotidien ne suffisent pas. L'assiduité et le talent sont utilisés pour rien s'ils sont pas mis au service des buts les plus importants par la prévoyance de l'entrepreneur et s'ils ne sont pas suppléés par le capital accumulé par les capitalistes. Le travailleur américain se trompe lourdement quand il croit que son niveau de vie élevé est dû à sa propre qualité. Il n'est ni plus travailleur ni plus adroit que les travailleurs de l'Europe de l'Ouest. Il doit son revenu supérieur au fait que son pays est resté attaché au "rude individualisme" plus longtemps que l'Europe. Sa chance est que les États-Unis se sont tournés vers une politique anticapitaliste quarante ou cinquante plus tard que l'Allemagne. Son salaire est plus élevé que ceux des travailleurs du reste de monde parce que la quantité d'équipement en capital par employé est la plus élevée en Amérique et parce que l'entrepreneur américain n'a pas été autant entravé par une discipline excessive et destructrice que ses collègues des autres régions du globe. La prospérité relativement plus grande des États-Unis est une conséquence du fait que le New Deal n'a pas été mis en pratique en 1900 ou en 1910 mais seulement en 1933.
Si l'on veut étudier les raisons du retard de l'Europe, il serait nécessaire d'examiner les nombreux lois et règlements qui ont empêché d'y établir l'équivalent du drugstore américain et ont paralysé l'évolution des chaînes de grands magasins, des supermarchés et des organisations similaires. Il serait important d'étudier l'effort du Reich allemand pour protéger les méthodes inefficaces du Handwerk (artisanat) traditionnel face à la concurrence des entreprises capitalistes. Encore plus révélateur serait une étude de la Gewerbepolitik autrichienne, politique destinée, depuis le début des années 1880, à préserver la structure économique des temps ayant précédé la Révolution industrielle.
La pire menace pour la prospérité et la civilisation ainsi que pour le bien-être matériel des salariés vient de l'incapacité des leaders syndicaux, des "économistes des syndicats" et des couches moins intelligentes des travailleurs eux-mêmes, à apprécier le rôle des entrepreneurs dans la production. Cette incapacité a trouvé une expression classique dans les écrits de Lénine. Selon ce dernier, tout ce dont a besoin la production, en dehors du travail manuel des ouvriers et du travail de conception des ingénieurs, c'est d'un "contrôle de la production et de la distribution," tâche qui peut être facilement accomplie par "l'armée des travailleurs." Car cette comptabilité et ce contrôle "ont été simplifiés à l'extrême par le capitalisme, jusqu'à ce qu'ils soient devenus des opérations extraordinairement simples de surveillance, d'enregistrement et d'émission de reçus, à la portée de toute personne sachant lire et écrire et connaissant les quatre premières règles de l'arithmétique." [3] Sans commentaire...
Aux yeux des partis qui se disent de gauche et progressistes, l'inégalité des revenus et de la richesse constitue le principal vice du capitalisme. Le but final de leurs politiques est d'établir l'égalité. Les modérés veulent atteindre cet objectif petit à petit ; les radicaux envisagent de l'atteindre d'un coup, par un bouleversement révolutionnaire du mode de production capitaliste.
Cependant, en parlant d'égalité et en réclamant avec véhémence sa mise en oeuvre, personne ne défend l'idée d'une baisse de son revenu actuel. Le terme d'égalité, tel qu'il est employé dans le langage politique contemporain,signifie toujours un nivellement par le haut de son revenu, jamais par le bas. Cela veut dire toucher davantage, et non partager sa propre richesse avec ceux qui ont moins.
Quand l'ouvrier américain du secteur de l'automobile ou ses concitoyens cheminot et compositeur parlent d'égalité, ils veulent exproprier les propriétaires d'actions et d'obligations à leur propre profit. Ils n'envisagent pas de partager avec les travailleurs non qualifiés gagnant moins. Au mieux, ils pensent à l'égalité de tous les citoyens américains. Il ne leur vient jamais à l'esprit que les peuples d'Amérique latine, d'Asie et d'Afrique pourraient interpréter le postulat de l'égalité comme une égalité mondiale et non comme une égalité nationale.
Le mouvement politique travailliste tout comme le mouvement syndical mettent leur internationalisme en avant de manière ostentatoire. Mais cet internationalisme n'est qu'une simple posture rhétorique sans signification réelle. Dans tous les pays où les taux de salaire moyens sont plus élevés que dans les autres régions, les syndicats défendent des barrières insurmontables à l'immigration afin d'empêcher les "camarades" et les "frères" étrangers de concurrencer leurs propres membres. Comparée aux lois anti-immigration des nations européennes, la législation des républiques américaine sur l'immigration est effectivement assez légère, parce qu'elle permet l'immigration d'un nombre limité d'individus. Il n'existe aucun quota normal de ce genre dans la plupart des lois européennes.
Tous les arguments avancés en faveur d'une égalisation des revenus au sein d'un pays peuvent également être avancés avec la même justification, ou avec le même manque de justification, en faveur de l'égalisation mondiale. Un ouvrier américain n'a pas plus de titres à réclamer l'épargne des capitalistes américains que n'en a tout étranger. Qu'un homme ait fait des profits en se mettant au service des consommateurs et qu'il n'ait pas totalement consommé ses fonds mais en ait réinvesti la plus grande part dans l'équipement industriel, ne donne à personne de titre légitime pour exproprier ce capital à son propre avantage. Il n'y a pas de raison pour pouvoir affirmer que seuls les Américains ont le droit d'exproprier d'autres Américains. Les grandes figures de l'industrie américaine sont les descendants de peuples ayant immigrés aux États-Unis en provenance d'Angleterre, d'Écosse, d'Irlande, de France, d'Allemagne et d'autres pays européens. Les peuples de leur pays d'origine affirment qu'ils ont le même droit que le peuple américain de saisir la propriété acquise par ces hommes. Les radicaux américains se trompent lourdement quand ils croient que leur programme social est identique ou au moins compatible avec les objectifs des radicaux étrangers. Il ne l'est pas. Les radicaux étrangers n'accepteront pas de laisser aux Américains, minorité représentant moins de 7 % de la population mondiale, ce qu'ils estiment être une situation privilégiée. Un gouvernement mondial du type réclamé par les radicaux américains essaierait de confisquer, par un impôt mondial sur le revenu, tous l'excédent du revenu américain moyen par rapport au revenu moyen d'un travailleur chinois ou indien. Ceux qui remettent en question la véracité de cette affirmation abandonneraient leurs doutes après une conversation avec n'importe quel intellectuel asiatique.
Il n'y a guère d'Iranien qui ne qualifierait les objections élevées par le gouvernement travailliste britannique contre la confiscation des puits de pétrole autrement que comme manifestation de l'esprit le plus réactionnaire de l'exploitation capitaliste. Les gouvernements de notre époque ne renoncent à exproprier virtuellement par le contrôle des changes, la taxation discriminatoire et autres dispositifs les investissement étrangers que s'ils s'attendent à attirer une plus grande quantité de capital étranger dans les années suivantes, ce qui leur permettra alors d'exproprier à l'avenir une plus grande somme.
La désintégration du marché du capital international constitue l'un des effets les plus importants de la mentalité anti-profits de notre époque. Mais un autre point n'est pas moins désastreux : la majorité de la population mondiale considère les États-Unis non seulement les capitalistes américains, mais aussi les ouvriers américains avec les mêmes sentiments d'envie, de haine et d'hostilité que les masses, stimulées par les doctrines socialistes et communistes, regardent les capitalistes de leur propre pays.
Une méthode habituelle pour traiter des programmes et mouvements politiques consiste à expliquer et à justifier leur popularité en se référant aux conditions que les individus trouvent peu satisfaisantes et aux buts qu'ils veulent atteindre par la mise en oeuvre de ces programmes.
Toutefois, la seule chose importante est de savoir si le programme en question est capable d'atteindre les fins recherchées. Un mauvais programme et une mauvaise politique ne peuvent jamais être expliqués, encore moins justifiés, en soulignant les mauvaises conditions qu'ont connues leurs auteurs et leurs partisans. La seule question qui compte est de savoir si ces politiques peuvent ou non éliminer ou soulager les maux qu'elles sont censées guérir.
Pourtant, presque tous nos contemporains le répètent sans cesse : si vous voulez combattre avec succès le communisme, le socialisme et l'interventionnisme, vous devez avant tout améliorer les conditions matérielles du peuple. La politique de laissez-faire vise précisément à rendre les gens plus prospères, mais elle ne peut pas réussir tant que la pauvreté augmente de plus en plus en raison des mesures socialistes et interventionnistes.
A très court terme, la situation d'une partie de la population peut être améliorée en expropriant les entrepreneurs et les capitalistes et en distribuant le butin. Mais de telles comportements prédateurs, que même le Manifeste communiste décrit comme "despotique" et "économiquement insuffisantes et insoutenables," sabotent le fonctionnement de l'économie de marché, détériorent très rapidement la situation de tout le monde et frustre les tentatives des entrepreneurs et des capitalistes pour rendre les masses plus prospères. Ce qui est bon pour un instant rapidement disparu (i.e. à très court terme) peut très vite (i.e. à long terme) conduire à des conséquences néfastes.
Les historiens se trompent quand ils expliquent la montée du nazisme en faisant référence à des malheurs et à des souffrances réels ou imaginaires du peuple allemand. La raison pour laquelle le peuple allemand soutenait presque unanimement les vingt-cinq points du programme "immuable" d'Hitler, ce ne sont pas certaines conditions qu'ils estimaient peu satisfaisantes mais la conviction que la mise en oeuvre de ce programme répondrait à leur doléances et les rendrait heureux. Ils se sont tournés vers le nazisme parce qu'ils manquaient de bon sens et d'intelligence. Ils n'étaient pas assez avisés pour reconnaître à temps les désastres que le nazisme devait inévitablement leur apporter.
L'immense majorité de la population mondiale est extrêmement pauvre quand on la compare au niveau de vie moyen des nations capitalistes. Mais cette pauvreté n'explique pas leur propension à adopter le programme communiste. Ils s'opposent au capitalisme parce qu'ils sont aveuglés par l'envie, ignorants et trop bêtes pour apprécier correctement les causes de leurs douleurs. Il n'y a qu'une façon d'améliorer leurs conditions matérielles, c'est de les convaincre que seul le capitalisme peut les rendre plus prospères.
La pire méthode pour combattre le communisme est celle du Plan Marshall. Elle donne aux bénéficiaires l'impression que seuls les États-Unis ont intérêt à préserver le système du profit alors que leurs propres intérêts réclament un régime communiste. Les États-Unis, pensent ces bénéficiaires, les aident parce que leur peuple a mauvaise conscience. Ils empochent ce pot-de-vin, mais leurs sympathies vont au système socialiste. Les aides américaines permettent aux gouvernements de cacher pour partie les effets désastreux des diverses mesures socialistes qu'ils ont adoptés.
Ce n'est pas la pauvreté qui est à la source du socialisme, mais des influences idéologiques erronées. La plupart de nos contemporains rejettent d'avance comme non sens aprioriste, sans les avoir étudiés, tous les enseignements de l'économie. On ne peut faire confiance qu'à l'expérience, affirment-ils. Mais y a-t-il une expérience qui parlerait en faveur du socialisme ?
Les socialistes rétorquent : le capitalisme crée la pauvreté, regardez en Inde ou en Chine. Cette réponse n'a pas de sens. Ni l'Inde ni la Chine n'ont jamais connu le capitalisme. Leur pauvreté résulte de l'absence de capitalisme.
Ce qui s'est passé dans ces pays et dans d'autres pays sous-développés, c'est qu'ils ont bénéficié, en provenance de l'étranger, de certains fruits du capitalisme sans avoir adopté le mode capitaliste de production. Les capitalistes européens, et plus récemment les capitalistes américains également, ont investi des capitaux dans ces régions et y ont dès lors augmenté la productivité marginale du travail ainsi que les taux de salaire. Au même moment, ces peuples ont reçu de l'étranger les moyens de lutter contre les maladies contagieuses, à savoir des médicaments développés dans les pays capitalistes. Les taux de mortalité ont par conséquent fortement chuté, particulièrement en ce qui concerne la mortalité infantile. Dans les pays capitalistes, cet allongement de la durée de vie moyenne était en partie compensé par une baisse du taux de natalité. Comme l'accumulation du capital augmentait plus vite que la population, la quantité de capital investi par tête augmentait sans arrêt. Il en résulta une prospérité croissante. Il en fut autrement dans les pays bénéficiant des effets du capitalisme sans s'être convertis au capitalisme. Le taux de natalité ne baissa pas du tout ou pas dans la mesure exigée pour augmenter la quantité de capital investi par tête. Ces nations empêchent par leurs politiques à la fois l'importation de capitaux étrangers et l'accumulation du capital au niveau national. L'effet conjoint du taux de natalité élevé et de l'absence d'accroissement du capital est, bien entendu, une pauvreté croissante.
Il n'y a qu'une manière d'améliorer le bien-être matériel des hommes : accélérer l'augmentation du capital accumulé rapporté à la population. Aucune explication psychologique, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut changer ce fait. Il n'y a aucune excuse à poursuivre des politiques qui non seulement n'arrivent pas à atteindre les objectifs recherchés, mais détériorent sérieusement la situation.
Dès que le problème des profits est évoqué, les gens le sortent de la sphère praxéologique pour le mettre dans celle des jugements de valeur éthiques. Tout le monde chante les louanges de l'auréole du saint ou de l'ascète. Chacun prétend ne pas se soucier de l'argent et du bien-être matériel, être au service des autres au mieux de ses capacités et de manière désintéressée, s'efforcer d'obtenir des choses plus grandes et plus nobles que la richesse, et, Dieu merci, ne pas faire partie de ces profiteurs égoïstes.
On critique les hommes d'affaires parce que la seule chose qu'ils ont à l'esprit est de réussir. Pourtant, tout le monde sans aucune exception essaie de réussir lorsqu'il agit d'atteindre une fin précise. La seule alternative est entre le succès et l'échec. Personne n'a jamais voulu échouer. C'est l'essence même de la nature humaine que de viser consciemment à remplacer une situation moins satisfaisante par une situation plus satisfaisante. Ce qui distingue l'homme honnête de l'escroc, ce sont les différents buts qu'ils poursuivent et les différents moyens qu'ils utilisent pour y arriver. Mais tous les deux veulent réussir d'après leurs critères. Il est inacceptable sur le plan logique de distinguer entre des gens qui recherchent le succès et d'autres qui ne le rechercheraient pas.
Presque tout le monde veut améliorer les conditions matérielles de son existence. L'opinion publique ne s'offusque pas des efforts entrepris par les fermiers, les ouvriers, les employés, les enseignants, les médecins, les ministres et d'autres individus exerçant des métiers différents en vue de gagner autant qu'ils le peuvent. Mais elle critique les capitalistes et les entrepreneurs pour leur cupidité. Tandis qu'il jouit sans scrupules de tous les biens offerts par le commerce, le consommateur condamne vivement l'égoïsme des fournisseurs de ces marchandises. Il ne se rend pas compte qu'il est lui-même à l'origine de leurs profits, en se ruant vers les choses qu'ils doivent vendre.
L'homme moyen ne comprend pas plus que les profits sont indispensables afin d'orienter les activités commerciales dans les directions que le serve au mieux. Il considère les profits comme si leur unique fonction était de permettre à ceux qui les obtiennent de consommer plus que lui. Il n'arrive pas à comprendre que leur fonction principale est de transférer le contrôle des facteurs de production à ceux qui les utilisent au mieux pour remplir ses propres buts à lui, l'homme ordinaire. Il ne renonce pas, comme il le croit, à devenir entrepreneur par scrupules moraux. Il choisit un poste rapportant moins parce qu'il n'a pas les capacités requises pour l'entrepreneuriat ou, dans certains cas en réalité rares, parce que ses goûts le poussent vers une autre carrière.
L'humanité doit être reconnaissante envers les hommes exceptionnels qui, de par leur ferveur scientifique, leur enthousiasme humanitaire ou leur foi religieuse ont sacrifié leur vie, leur santé et leur richesse au service de leurs semblables. Mais les philistins se bercent d'illusions quand ils se comparent avec les pionniers de l'application médicale des rayons X ou avec des nonnes aidant les malades victimes de la lèpre. Ce n'est pas le renoncement de soi qui conduit le médecin moyen à embrasser la carrière médicale, mais l'espoir d'obtenir une situation sociale respectée et un revenu convenable.
Tout le monde est désireux de faire payer ses services et ses réalisations autant que le commerce peut le supporter. A cet égard il n'y a aucune différence entre les ouvriers, syndiqués ou non, les ministres et les enseignants d'un côté, et les entrepreneurs de l'autre. Aucun d'entre eux n'a le droit de parler comme s'il était Saint François d'Assise.
Il n'existe pas d'autre critère pour décider ce qui est moralement bon et moralement mauvais que les effets produits sur la coopération sociale. Un individu hypothétiquement isolé et autonome n'aurait pas, lorsqu'il agit, à prendre en compte autre chose que son bien-être. L'homme social doit éviter, dans toutes ses actions, le moindre comportement qui mettrait en péril le fonctionnement harmonieux du système de coopération sociale. En se conformant à la loi morale, l'homme ne sacrifie pas ses propres intérêts à une entité mythique plus grande, qu'on l'appelle classe, nation, race ou humanité. Il freine certains appétits et désirs instinctifs, une partie de sa cupidité, c'est-à-dire ses intérêts à court terme, afin de servir au mieux ses propres intérêts bien compris ou à long terme. Il renonce à un petit gain qu'il pourrait obtenir immédiatement en se privant d'une satisfaction plus grande mais plus tardive. Car la réalisation d'une fin humaine, quelle qu'elle soit, est conditionnée par la préservation et le développement du lien social et de la coopération entre les hommes. Un moyen indispensable au renforcement de la coopération sociale et permettant à plus de monde de vivre et de jouir d'un niveau de vie plus élevé, est moralement bon et socialement désirable. Ceux qui rejettent ce principe comme non chrétien devrait réfléchir sur le passage suivant : "Que tes jours soient longs sur la terre que le seigneur ton Dieu t'a donnée." Ils ne peuvent certainement pas nier que le capitalisme ait allongé les jours par rapport à la situation des époques précapitalistes.
Il n'y a aucune raison pour laquelle les capitalistes et les entrepreneurs devraient avoir honte de faire des profits. Il est idiot que certains essaient de défendre le capitalisme américain en déclarant : "les états de service du commerce américain sont bons : les profits ne sont pas trop élevés." Le rôle des entrepreneurs est de faire des profits : les profits élevés sont la preuve qu'ils se sont bien acquittés de leur tâche, qui consistait à éliminer les défauts d'ajustement de la production.
Bien sûr, en règle générale les capitalistes et les entrepreneurs ne sont pas des saints brillant par leur abnégation. Mais leurs critiques ne sont pas des saints non plus. Et avec tout le respect que l'on doit à la sublime modestie des saints, nous ne pouvons nous empêcher de dire que le monde serait dans un triste état s'il n'était peuplé que par des hommes ne s'intéressant pas à la poursuite du bien-être matériel.
L'homme ordinaire n'a pas assez d'imagination pour se rendre compte que les conditions de vie et d'action se situent dans un flot continu. Pour lui, aucun changement ne se produit dans les objets externes qui constituent son bien-être. Sa vision du monde est statique et stationnaire. Elle reflète un environnement stagnant. Il ne sait ni que le passé était différent du présent, ni que l'incertitude prévaut quant aux choses futures. Il est totalement incapable de concevoir la fonction de l'entrepreneur parce qu'il n'a pas conscience de cette incertitude. Comme un enfant qui prend tout ce que lui donne ses parents sans poser de questions, il prend tous les biens que le commerce lui propose. Il n'a pas conscience des efforts qui l'approvisionnent avec tout ce dont il a besoin. Il ignore le rôle de l'accumulation du capital et des décisions entrepreneuriales. Il tient pour certain qu'une table magique apparaît sur le champ, chargée de tout ce dont il veut jouir.
Cette mentalité se retrouve dans l'idée populaire de socialisation. Une fois les parasites de capitalistes et d'entrepreneurs éliminés, il obtiendra pour lui-même tout ce qu'ils avaient l'habitude de consommer. L'erreur la moins grave dans cet espoir est de surestimer de façon ridicule l'accroissement du revenu, s'il y en avait un, qu'un individu recevrait au cours d'une telle distribution. Bien plus grave est le fait de supposer que la seule chose nécessaire est de continuer, dans les diverses usines produisant les biens qu'elles fabriquaient au moment de la socialisation, de la manière dont on produisait jusque là. On ne tient aucun compte de la nécessité d'ajuster tous les jours à nouveau la production aux conditions en perpétuel changement. Le socialiste dilettante ne comprend pas qu'une socialisation effectuée il y a cinquante ans n'aurait pas socialisé la structure industrielle telle qu'elle existe aujourd'hui, mais une structure totalement différente. Il ne pense pas un instant à l'énorme effort qui est nécessaire pour transformer sans cesse une affaire afin de rendre les meilleurs services possibles.
Cette incapacité des dilettantes à comprendre les questions essentielles de la conduite des affaires concernant la production n'est pas seulement présente dans les écrits de Marx et Engels, elle imprègne tout autant les contributions de la pseudo-économie contemporaine.
La construction imaginaire d'une économie en rotation uniforme est un outil mental indispensable à la pensée économique. Afin de comprendre le rôle des profits et des pertes, l'économiste construit l'image d'une situation hypothétique, en fait irréalisable, dans laquelle rien ne change, dans laquelle demain ne diffère pas du tout d'aujourd'hui, où aucune erreur d'ajustement ne peut donc se produire et où aucun besoin de modifier la conduite des affaires n'émerge. Dans le cadre de cette construction imaginaire, il n'y a ni entrepreneurs, ni profits ou pertes entrepreneuriales. La roue tourne spontanément, pour ainsi dire. Mais le monde dans lequel les hommes vivent et doivent travailler ne pourra jamais reproduire le monde hypothétique de cet expédient mental.
L'un des défauts principaux des économistes mathématiciens est d'utiliser cette économie en rotation constante ils l'appellent état statique comme si elle représentait quelque chose de réel. Influencés par l'erreur selon laquelle l'économie devrait faire usage des méthodes mathématiques, ils concentrent leurs efforts sur l'analyse des états statiques qui, bien sûr, permettent une description sous la forme d'un ensemble d'équations différentielles simultanées. Mais ce traitement mathématique évite presque toute référence aux véritables problèmes de l'économie. Elle se laisse aller à un jeu mathématique presque inutile sans ajouter quoi que ce soit à la compréhension des problèmes de l'action et de la production humaines. Elle crée un malentendu et laisse croire que l'analyse des états statiques seraient la préoccupation principale de l'économie. Elle confond un simple outil conceptuel auxiliaire avec la réalité.
L'économiste mathématicien est tellement aveuglé par son préjugé épistémologique qu'il n'arrive tout simplement pas à voir ce qu'est le rôle de l'économie. Il est préoccupé de nous montrer que le socialisme est possible dans des conditions statiques. Comme les conditions statiques sont, de son propre aveu, irréalisables, cela revient simplement à affirmer que le socialisme serait possible dans un monde impossible. Résultat de grande valeur, n'est-ce pas, ayant nécessité une centaine d'années de travail et d'efforts conjugués de centaines d'auteurs, résultat enseigné dans toute les universités, publié dans d'innombrables manuels et monographies, ainsi que dans des magazines prétendument scientifiques !
L'économie statique n'existe pas. Aucune conclusion tirée de l'étude de l'image d'états statiques et de l'équilibre statique ne peut servir à décrire le monde tel qu'il est et tel qu'il le sera toujours.
Un ordre social basé sur le contrôle privé des moyens de production ne peut pas fonctionner sans action entrepreneuriale, sans profit entrepreneurial et, bien entendu, sans perte entrepreneuriale. L'élimination du profit, quelles que soient les méthodes utilisées pour y parvenir, doit transformer la société en chaos absurde. Elle créerait la pauvreté pour tous.
Dans un système socialiste, il n'y a ni entrepreneurs, ni pertes ou profits entrepreneuriaux. Le directeur suprême de la l'État socialiste devrait toutefois rechercher de la même façon à obtenir un surplus des rentrées par rapport aux coûts, à l'image des entrepreneurs dans un régime capitaliste. Le présent essai ne traite pas du socialisme. Il n'est donc pas nécessaire de souligner que le chef socialiste, incapable d'effectuer le moindre type de calcul économique, ne saurait jamais ce que sont les coûts et les rentrées correspondant à ses choix.
Ce qui compte dans ce contexte, c'est uniquement le fait qu'il n'y a pas de troisième système possible. Il ne peut exister de système non socialiste sans profits et pertes entrepreneuriaux. Les tentatives pour éliminer les profits du système capitaliste sont simplement destructrices. Elles désintègrent le capitalisme sans rien mettre à la place. C'est ce que nous avons en tête en affirmant que le chaos en résulterait.
Les hommes doivent choisir entre capitalisme et socialisme. Ils ne peuvent éviter ce dilemme en ayant recours au système capitaliste sans profit entrepreneurial. Chaque étape vers l'élimination du profit est un pas vers la désintégration sociale.
En choisissant entre capitalisme et socialisme, les gens doivent implicitement également choisir entre toutes les institutions sociales qui constituent l'accompagnement nécessaire à chacun de ces systèmes, leur "superstructure" comme dit Marx. Si le contrôle de la production est retiré des mains de l'entrepreneur et placé entre celles du commandant en chef des "armées industrielles" (Marx et Engels) ou de "l'armée des travailleurs" (Lénine), ni le gouvernement représentatif ni les libertés civiles ne peuvent survivre. Wall Street, ce contre quoi se battent tous les soi-disant idéalistes, n'est qu'un symbole. Mais les murs des prisons soviétiques dans lesquelles disparaissent pour toujours tous les dissidents sont une dure réalité.
Notes
[2] Cf. L. Susan Stebbing, Thinking to Some Purpose (Pelican Books A44), pages 185-187.