Planifier la liberté et autres essais

Traduction des articles du recueil Planning For Freedom, and sixteen other essays and adresses,

Quatrième édition publiée par Libertarian Press.

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Essai 8 : Benjamin M. Anderson contre la philosophie des pseudo-progressistes

Plain Talk, février 1950

 

1. Les deux lignes de pensée et de politiques marxistes

Dans tous les pays n'ayant pas adopté ouvertement une politique de socialisation directe et intégrale, la conduite des affaires gouvernementales s'est trouvée pendant de nombreuses décennies entre les mains d'hommes d'État et de partis se proclamant "progressistes" et méprisant leurs adversaires, traités de réactionnaires". Les progressistes se mettent parfois (mais pas toujours) très en colère quand quelqu'un les traite de marxistes. En protestant ainsi, ils ont raison en ceci que leurs principes et leur politique sont contraires à certaines doctrines marxistes et à leur application à l'action politique. Mais ils ont tort en ce qu'il acceptent sans réserve les dogmes fondamentaux du credo marxiste et agissent d'après lui. Tout en remettant en question les idées de Marx, le champion de la révolution intégrale, ils souscrivent à une révolution graduelle.

On peut trouver dans les écrits de Marx deux ensembles distincts de théorèmes incompatibles entre eux : la ligne de la révolution intégrale, soutenue au début par Kautsky puis plus tard par Lénine, et la ligne "réformiste" d'une révolution par épisodes telle que l'ont défendue Sombart en Allemagne et les Fabiens en Angleterre.

Les deux lignes ont en commun la condamnation sans condition du capitalisme et de sa "superstructure" politique, le gouvernement représentatif. Le capitalisme est décrit comme un épouvantable système d'exploitation. Il comblerait de richesses un nombre en diminution constante "d'expropriateurs" et condamnerait les masses à une misère, une oppression, un esclavage et une dégradation croissants. Mais c'est précisément ce système ingrat qui apportera finalement le salut "avec le caractère inexorable des lois de la nature". L'avènement du socialisme est inévitable. Il apparaîtra en tant que résultat des actions des prolétaires ayant conscience de leur classe. Le "peuple" triomphera finalement. Toutes les machinations des méchants "bourgeois" sont vouées à l'échec.

C'est ici que les deux lignes divergent.

Dans le Manifeste communiste, Marx et Engels construisent un plan de transformation graduelle du capitalisme en socialisme. Le prolétariat devra obtenir la "conquête de la démocratie" et se constituera ainsi en classe dominante. Puis il se servira de sa suprématie politique pour arracher "petit à petit" tout le capital à la bourgeoisie". Marx et Engels donnent des explications plutôt détaillées des diverses mesures à prendre. Il n'est pas nécessaire de citer in extenso leur plan de bataille. Ses divers points sont familiers à tous les Américains qui ont traversé les années du New Deal et du Fair Deal. Il est plus important de se rappeler que les pères du marxisme eux-mêmes caractérisaient les mesures qu'ils préconisaient comme "une violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production" et comme "des mesures qui, économiquement, paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes, nécessitent de nouvelles violations de l'ordre social ancien, et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier." [1]

Il est évident que tous les "réformateurs" des cent dernières années se sont consacrés à la mise en oeuvre du plan esquissé par les auteurs du Manifeste communiste en 1848. En ce sens, la Sozialpolitik de Bismarck tout comme le New Deal de Roosevelt peuvent être à juste titre qualifiés de marxistes.

Mais Marx a par ailleurs également conçu une doctrine radicalement différente de celle exposée dans le Manifeste et absolument incompatible avec celle-ci. Selon cette seconde doctrine, "aucune formation sociale ne disparaît jamais avant que ne se soient développées toutes les forces productives pour le développement desquelles cette formation suffit, et de nouvelles méthodes de production plus complexes n'apparaissent jamais avant que les conditions matérielles nécessaires à leur existence ne soient sorties des entrailles de la société précédente." La pleine maturité du capitalisme est le préalable indispensable à l'apparition du socialisme. Mais il n'y a qu'une route menant à l'avènement du socialisme, à savoir l'évolution progressive du capitalisme lui-même qui, en raison des contradictions incurables du mode de production capitaliste, causera sa propre chute. Indépendamment de la volonté des hommes, ce processus "s'accomplit de lui-même par l'effet des lois inhérentes de la production capitaliste."

L'extrême concentration du capital par un petit groupe d'exploiteurs d'une part, l'appauvrissement insupportable des masses exploitées de l'autre, sont les seuls facteurs qui puissent conduire à la grande révolte qui balaiera le capitalisme. Ce n'est qu'alors que la patience des salariés misérables cessera et que, d'un seul coup, ils renverseront par une violente révolution la "dictature" de la bourgeoisie devenu vieille et décrépie.

Du point de vue de cette doctrine, Marx établit une distinction entre la politique des petits bourgeois et celle du prolétariat ayant une conscience de classe. Les petits bourgeois, dans leur ignorance, mettent tous leurs espoirs dans les réformes. Ils sont impatients de restreindre, réglementer et améliorer le capitalisme. Ils ne voient pas que de telles tentatives sont vouées à l'échec et empirent les choses au lieu de les améliorer. En effet, ils retardent l'évolution du capitalisme et donc l'avènement de sa maturité, qui seule peut conduire à la grande débâcle et délivrer l'humanité des maux de l'exploitation. Mais le prolétariat, éclairé par la doctrine marxiste, ne se laisse pas aller à ces rêveries. Il ne se lance pas dans des plans inutiles cherchant à améliorer le capitalisme. Il reconnaît, au contraire, dans chaque progrès du capitalisme, dans chaque dégradation de sa propre situation et dans chaque retour d'une crise économique, un progrès vers l'effondrement inévitable du mode de production capitaliste. L'essence de sa politique est d'organiser et de discipliner ses forces, les bataillons militants du peuple, afin d'être prêt quand viendra le grand jour de la révolution.

Le rejet de la politique des petits bourgeois s'applique aussi aux tactiques traditionnelles des syndicats. Les plans des travailleurs pour augmenter, dans le cadre du capitalisme, les taux de salaire et leur niveau de vie au travers de la syndicalisation et des grèves sont vains. Car la tendance inévitable du capitalisme, dit Marx, n'est pas d'augmenter mais de diminuer le niveau de vie moyen des salaires. Par conséquent, il conseillait aux syndicats de changer totalement de politique. "Au lieu de la devise conservatrice : Un salaire journalier honnête pour un jour de travail honnête, ils devraient inscrire sur leurs banderoles le slogan révolutionnaire : Abolition du système des salaires."

Il est impossible de réconcilier ces deux variétés de doctrines et de politiques marxistes. Elles s'excluent l'une l'autre. Les auteurs du Manifeste communiste de 1848 recommandaient précisément les politiques que leurs livres et pamphlets postérieurs condamnèrent comme non sens petit bourgeois. Pourtant, il ne répudièrent jamais leurs plans de 1848. Ils publièrent de nouvelles éditions du Manifeste. Dans la préface de l'édition de 1872, ils déclarèrent que les principes d'action politique esquissés en 1848 avaient besoin d'être adaptés aux conditions historiques changeantes. Mais, dans cette préface, ils ne stigmatisaient pas de telles réformes comme conséquence d'une mentalité de petits bourgeois. Le dualisme des deux lignes marxistes persista donc.

Ce fut en parfait accord avec la ligne révolutionnaire intransigeante que les sociaux-démocrates allemands des années 1880 votèrent au Reichstag contre les lois de Bismarck voulant instaurer la sécurité sociale et que leur opposition passionnée empêcha le même Bismarck de nationaliser l'industrie allemande du tabac. C'est également conformément à cette ligne révolutionnaire que les staliniens et leurs acolytes qualifièrent le New Deal américain et les remèdes keynésiens de dispositifs astucieux mais inutiles destinés à sauver et à préserver le capitalisme.

L'antagonisme actuel entre les communistes d'un côté et les socialistes, les partisans du New Deal et les keynésiens de l'autre, est une controverse sur les moyens à utiliser pour atteindre le but commun aux deux factions, à savoir l'établissement d'une planification centralisée intégrale et l'élimination complète de l'économie de marché. C'est une querelle entre deux factions qui ont toutes deux le droit de se référer aux écrits de Marx. Et il est effectivement paradoxal que dans cette controverse le titre à l'appellation "marxiste" des anti-communistes soit justifié par le document intitulé Manifeste communiste.

2. Le guide des progressistes

Il est impossible de comprendre la mentalité et la politique des progressistes si l'on ne prend pas en compte le fait que le Manifeste communiste est pour eux à la fois un manuel et les Saintes Écritures, la seule source d'information fiable sur l'avenir de l'humanité et l'ultime code de conduite politique. Le Manifeste communiste est le seul écrit de Marx qu'ils aient réellement lu attentivement. Hormis le Manifeste communiste, ils ne connaissent que quelques phrases hors contexte et sans rapport avec les problèmes de politique actuelle. Mais dans le Manifeste communiste ils ont appris que l'avènement du socialisme était inévitable et transformera la Terre en Jardin d'Eden. Ils se disent progressistes et traitent leurs adversaires de réactionnaires précisément parce que, luttant pour le bonheur suprême qui doit arriver, ils sont porté par la "vague du futur", alors que leurs adversaires sont engagés dans la tentative sans espoir d'arrêter la roue du destin et de l'Histoire. Quel confort de savoir que sa cause est destinée à vaincre !

En outre, les professeurs, écrivains, politiciens et fonctionnaires progressistes découvrent dans le Manifeste un passage qui flatte particulièrement leur vanité. Ils appartiennent à cette "petite fraction de la classe dominante" à cette "partie des idéologues bourgeois" qui se sont joints au prolétariat, à cette "classe qui porte en elle l'avenir." Ils sont donc les membres de cette élite "qui se sont haussés jusqu'à la compréhension théorique de l'ensemble du mouvement historique."

Plus important encore est le fait que le Manifeste leur fournit une armure qui les rend insensibles à toute critique qu'on peut faire à l'encontre de leur politique. Les bourgeois décrivent ces politiques progressistes comme "économiquement insuffisantes et insoutenables" et pensent qu'ils ont ainsi démontré leur insuffisance. Comme ils se trompent ! Aux yeux des progressistes, la supériorité de leur politique vient du fait même qu'elles sont "économiquement insuffisantes et insoutenables". Car de telles politiques sont, selon le Manifeste, "indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier."

Le Manifeste communiste ne sert pas de guide qu'au personnel de la masse sans cesse croissante des bureaucrates et des pseudo-économistes. Il révèle aux auteurs "progressistes" la véritable nature de la "culture de classe bourgeoise". Quelle honte que cette prétendue civilisation bourgeoise ! Heureusement, les yeux des auteurs de gauche (les soi-disant "liberals") ont été ouverts en grand par Marx. Le Manifeste leur raconte la vérité sur la méchanceté et la dépravation indescriptibles de la bourgeoisie. "Le mariage bourgeois est, en réalité, la communauté des femmes mariées". "Pour le bourgeois, sa femme n'est autre chose qu'un instrument de production" "Nos bourgeois, non contents d'avoir à leur disposition les femmes et les filles des prolétaires, sans parler de la prostitution officielle, trouvent un plaisir singulier à se cocufier mutuellement." Dans la même veine, un nombre incalculable de pièces et de romans dépeignent la situation de la société pourrie du capitalisme en décadence.

Comme elles sont différentes les conditions dans le pays où les prolétaires, l'avant-garde de ce que les grands Fabiens Sidney et Beatrice Webb appelaient la Nouvelle Civilisation, ont déjà "liquidé" les exploiteurs ! On peut accorder que les méthodes russes ne peuvent pas être considérées en tout point comme le modèle à adopter par les gens de gauche (les "liberals") de l'Occident. Il est peut être également vrai que les Russes, vraiment irrités par les machinations des capitalistes occidentaux complotant sans relâche à renverser le régime soviétique, se fâchent et donnent libre cours à leur indignation dans un langage inamical. C'est néanmoins un fait qu'en Russie les mots du Manifeste communiste ont pris corps. Alors que dans le régime capitaliste "les ouvriers n'ont pas de patrie" et "n'ont rien à perdre que leurs chaînes", la Russie est la véritable mère patrie des prolétaires du monde entier. Dans un sens purement légal et technique, il est peut être mal pour un Américain ou un Canadien de donner des documents d'État confidentiels ou les plans secrets de nouvelles armes aux autorités russes. Mais d'un point de vue plus élevé, cela peut se comprendre.

3. Le combat d'Anderson contre le destructionnisme

Telle était l'idéologie qui exerçait son influence au cours des dernières décennies sur les hommes contrôlant l'administration et déterminant le cours des affaires américaines. C'est contre cette mentalité que les économistes devaient lutter en critiquant le New Deal.

Le plus en vue de ces dissidents fut Benjamin McAllester Anderson. Pendant la plus grande partie de ces années fatidiques, il fut le directeur et le seul auteur, d'abord du Chase Economic Bulletin (publiée par la Chase National Bank) puis de l'Economic Bulletin (publié par la Capital Research Company). Dans ses brillants articles, il analysa ces politiques quand elles n'en étaient encore qu'au stade du développement et à nouveau plus tard, quand leur conséquences désastreuses survinrent. Il éleva la voix pour mettre en garde quand il était encore temps de s'abstenir de telles mesures inappropriées, et n'était jamais à court, plus tard, quand il fallait montrer comment les dégâts qui avaient été commis par le rejet de ses précédentes objections et suggestions pouvaient être réduits autant que possible.

Sa critique n'était jamais uniquement négative. Il essayait toujours d'indiquer des voies permettant de sortir de l'impasse. Il était un esprit constructif.

Anderson n'était pas un doctrinaire éloigné du contact avec la réalité. En sa qualité d'économiste à la Chase National Bank (de 1919 à 1939) il avait amplement l'occasion d'apprendre tout des conditions économiques américaines. Aucun Américain n'avait une plus grande familiarité avec les affaires et la politique européennes. Il connaissait très bien tous les hommes qui comptaient dans la conduite nationale et internationale de la politique, des affaires et de la banque. Travailleur infatigable, il était bien au courant du contenu des documents d'État, des rapports statistiques et de nombreux papiers confidentiels Ses informations étaient toujours complètes et très récentes.

Mais ses qualités les plus remarquables étaient son honnêteté inflexible, sa sincérité spontanée et son patriotisme stoïque. Il ne cédait jamais. Il disait toujours librement ce qu'il considérait être vrai. S'il avait accepté de supprimer ou d'adoucir ses critiques des politiques populaires mais détestables, les postes et les bureaux les plus importants lui auraient été offerts. Mais il ne transigea jamais. Cette fermeté fait de lui un des personnages remarquables de cette époque où règnent les opportunistes.

Sa critique de la politique d'argent facile, de l'accroissement du crédit et de l'inflation, de l'abandon de l'étalon-or, des budgets non équilibrés, des dépenses keynésiennes, du contrôle des prix, des subventions, des achats d'argent [métallique], des tarifs et autres nombreux expédients similaires était dévastatrice. Les apologistes de ces remèdes de charlatan n'avaient pas la moindre idée de la façon dont ils pouvaient réfuter ses objections. La seule chose qu'ils firent fut de l'écarter comme "orthodoxe". Bien que les effets désirés des politiques "hétérodoxes" qu'il avait attaquées ne manquaient jamais de se produire exactement comme il l'avait prédit, presque personne à Washington ne faisait attention à ce qu'il disait.

La raison en est évidente. Le fond des critiques d'Anderson était que toutes ces mesures étaient "économiquement insuffisantes et insoutenables", qu'elles étaient "des violations despotiques" des conditions de production, qu'elles "nécessitent de nouvelles violations" et qu'elles finiront par détruire tout notre système économique. Mais telles étaient justement les fins que les marxistes de Washington cherchaient à atteindre. Ils n'étaient pas gênés de saboter toutes les institutions essentielles du capitalisme, car à leurs yeux le capitalisme était le pire de tous les maux et que son sort était de toute façon scellé par les lois inexorables de l'évolution historique. Leur plan était de mettre en place, petit à petit la planification centralisée. Afin d'y arriver, ils avaient adopté les politiques "insoutenables" que le Manifeste communiste décrétait être "indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier."

Anderson ne se lassait jamais de souligner que les tentatives de baisser les taux d'intérêt au moyen d'un accroissement du crédit devaient conduire à un boom économique artificiel, puis à sa conséquence inévitable, la dépression. Dans cet esprit, il avait attaqué, bien avant 1929, la politique d'argent facile des années 1920, puis plus tard à nouveau, bien avant l'effondrement de 1937, l'amorçage de pompe du New Deal. Il prêchait à des sourds. Car ses adversaires avaient appris de Marx que le retour des dépressions était une conséquence nécessaire de l'absence de planification centralisée et ne pouvait pas être évité s'il y avait une "anarchie de la production". Plus la crise était grave, plus on s'approchait du jour du salut où le socialisme supplanterait le capitalisme.

La politique de maintien des salaires, par décret gouvernemental ou par la violence et l'intimidation syndicales, au-dessus du niveau que le marché libre aurait déterminé crée un chômage de masse prolongé d'année en année. En traitant de la situation américaine comme de celles de la Grande-Bretagne et des autres pays européens, Anderson renvoyait encore et toujours à cette loi économique qui, comme même Lord Beveridge le disait il y a quelques années, n'est contestée par aucune autorité compétente. Ses arguments n'impressionnaient pas ceux qui s'affichaient comme "amis des ouvriers". Ils considéraient la prétendue incapacité de l'initiative privée "à donner du travail à tous" comme inévitable et étaient résolus à utiliser le chômage de masse comme d'un levier pour mettre en oeuvre leurs projets.

Si l'on veut repousser l'assaut des communistes et des socialistes et protéger la civilisation occidentale de la soviétisation, il n'est pas suffisant de montrer le caractère infructueux et inapproprié des politiques progressistes visant prétendument à améliorer les conditions économiques des masses. Ce qu'il faut, c'est attaquer de front le tissu de sophismes de Marx, Veblen et Keynes. Tant que les syllogismes et les pseudo-philosophies garderont leur prestige immérité, l'intellectuel moyen continuera de rendre le capitalisme responsable de tous les effets désastreux des plans et des mécanismes anti-capitalistes.

4. L'Histoire économique posthume d'Anderson

Benjamin Anderson consacra les dernières années de sa vie à écrire un grand livre, sur l'histoire économique et financière de notre époque de guerres et de disparition progressive de la civilisation.

Les travaux historiques les plus remarquables sont venus d'auteurs qui écrivirent l'histoire de leur propre époque pour un lectorat contemporain des événements relatés. Quand les ténèbres commençaient à descendre sur la gloire d'Athènes, l'un de ses meilleurs citoyens se consacra à la déesse Clio. Thucydide écrivit l'histoire des guerres du Péloponnèse et de l'orientation fatale prise par la politique athénienne, et il ne l'écrivit pas en tant que simple étudiant non concerné par les événements. Son esprit aiguisé avait parfaitement compris la portée désastreuse de la voie vers laquelle ses compatriotes se dirigeaient. Il avait lui-même fait de la politique et avait été dans les forces combattantes. En écrivant l'Histoire, il voulait servir ses concitoyens. Il voulait les prévenir et les mettre en garde, les empêcher de poursuivre leur marche vers l'abîme.

Telles étaient également les intentions d'Anderson. Il n'écrivait pas seulement pour le plaisir de décrire des événements. Son histoire est en quelque sorte également une continuation et une récapitulation de ses études et interprétations critiques des événements actuels, telles qu'on peut les trouver dans ses bulletins et dans d'autres articles. Son histoire n'est pas une chronique d'un passé défunt. Elle traite des forces qui sont encore à l'oeuvre et qui propagent la ruine. Comme Thucydide, Anderson était désireux de servir ceux qui voulaient avoir une connaissance exacte du passé comme clé pour l'avenir.

Comme Thucydide également, Anderson n'a malheureusement pas pu vivre assez longtemps pour voir la publication de son livre. Après sa mort prématurée, tant regrettée par ses amis et admirateurs, la D. Van Nostrand Company publia l'ouvrage, avec une préface d'Henry Hazlitt, sous le titre Economic and The Public Welfare, Financial and Economic History of the United States, 1914-1946. Il contient plus que n'en indique le titre. Car l'histoire économique et financière des États-Unis de cette période est tellement entrelacée avec celle des autres nations que sa narration embrasse toute la civilisation occidentale. Les chapitres traitant des affaires britanniques et françaises sont sans aucun doute ce qu'on peut trouver de mieux sur le déclin des ces pays autrefois florissants.

Il est très difficile pour un critique de choisir les plus précieuses pépites dans le trésor d'informations, de sagesse et de fine analyse économique contenues dans ce volume. Le lecteur délicat est captivé dès la première page et ne reposera pas le livre avant d'avoir atteint la dernière page.

Il y a des personnes qui pensent que l'histoire économique néglige ce qu'il appellent "l'aspect humain". Certes, le domaine propre à l'histoire économique est celui des prix et de la production, de la monnaie et du crédit, des taxes et des budgets, ainsi que des autres phénomènes analogues. Mais ces choses résultent de volontés, d'actions, de plans et d'ambitions émanant d'individus. Le sujet de l'histoire économique est l'homme, avec ses connaissances et son ignorance, sa vérité et ses erreurs, ses vices et ses vertus.

Citons l'une des observations d'Anderson. En commentant l'abandon de l'étalon-or par l'Amérique, il remarque : "Il n'est aucun besoin dans la vie humaine qui ne soit aussi impérieux que celui qui veut que les hommes doivent se faire confiance et avoir confiance en leur gouvernement, doivent croire aux promesses et tenir les leurs, afin que les futures promesses puissent être crues et afin que la coopération puisse être possible. La bonne foi — personnelle, nationale et internationale — est le préalable d'une vie honnête, de la bonne marche de l'industrie, de la puissance financière du gouvernement et de la paix internationale" (pages 317-318.)

Telles étaient les idées qui poussèrent les soi-disant progressistes à dénigrer Anderson en le traitant "d'orthodoxe", de "réactionnaire" et de "Victorien." Sir Stafford Cripps, qui nia une douzaine de fois solennellement qu'il changerait un jour la valeur de la livre par rapport au dollar et qui, quand il l'eut fait, protesta du fait qu'il ne pouvait naturellement pas admettre ouvertement une telle intention, est plus à leur goût.

 

Note

[1] Il est important de savoir que les mots "nécessitent de nouvelles violations de l'ordre social ancien" ne figurent pas dans le texte original allemand du Manifeste, ni dans les éditions allemandes autorisées ultérieures. Ils furent insérés en 1888 par Engels dans la traduction de Samuel Moore, publiée avec le sous-titre : "Traduction anglaise autorisée, éditée et annotée par Friedrich Engels".


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