Planifier la liberté et autres essais

Traduction des articles du recueil Planning For Freedom, and sixteen other essays and adresses,

Quatrième édition publiée par Libertarian Press.

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Essai 7 : L'aspect économique du problème des retraites

The Commercial and Financial Chronicle, 23 février 1950

 

1. Qui paye vraiment ?

Quand une loi ou la pression syndicale accable les employeurs d'une nouvelle dépense au profit des employés, les gens parlent de "conquêtes sociales." L'idée sous-jacente est que de tels bénéfices confèrent aux employés une faveur qui s'ajoute aux salaires payés et qu'ils reçoivent une allocation qu'ils n'auraient pas eu en l'absence d'une telle loi ou d'une telle clause contractuelle. On pense que les travailleurs obtiennent quelque chose pour rien.

Cette idée est totalement fausse. Ce que l'employeur prend en compte, lorsqu'il considère l'embauche de bras supplémentaires ou le renvoi de certains de ceux qui travaillaient déjà pour lui, c'est toujours la valeur des services rendus ou à rendre par ces employés. Il se demande : De combien l'emploi de cette personne augmentera-t-il la production ? Est-il raisonnable de s'attendre à ce que la dépense engendrée par cette embauche soit au moins couverte par la vente des produits supplémentaires qu'il produira par son travail ? Si la réponse à la seconde question est négative, l'embauche de cet individu sera cause de pertes. Comme aucune entreprise ne peut fonctionner sur le long terme sur la base de pertes, l'homme sera renvoyé ou ne sera pas embauché.

En ayant recours à ce calcul, l'employeur tient compte non seulement du salaire net de l'individu, mais aussi des coûts nécessaire à son emploi. Si, par exemple, le gouvernement — comme c'est le cas dans certains pays d'Europe — collecte une taxe représentant un pourcentage de la somme des salaires versés par chaque entreprise, taxe que l'entreprise n'a absolument pas le droit de déduire des salaires versés aux travailleurs, le montant pris en compte dans le calcul est la somme du salaire payé à l'ouvrier augmenté du pourcentage de la taxe. Si l'employeur est obligé de payer pour les retraites, la somme prise en compte dans le calcul est constituée du salaire plus une allocation retraite, calculée selon les méthodes actuarielles.

La conséquence de cette situation, c'est que c'est le salarié qui paie en fin de compte toutes les prétendues "conquêtes sociales". Cet effet n'est pas différent de celui de tout autre type d'augmentation des taux salariaux.

Dans un marché libre du travail, les taux de salaire tendent vers un niveau auquel tous les employeurs prêts à payer ces taux peuvent trouver les hommes dont ils ont besoin et où tous les travailleurs prêts à travailler à ce taux trouvent un emploi. Il prévaut une tendance au plein emploi. Mais dès que les lois ou les syndicats fixent les taux à un niveau supérieur, cette tendance disparaît. Les travailleurs sont alors renvoyés et ceux qui cherchent un emploi ne peuvent pas trouver du travail. La raison en est qu'aux taux de salaire artificiellement augmentés, seul l'emploi d'un nombre moins important de bras se révèle payant. Alors que dans un marché libre du travail le chômage n'est que transitoire, il devient un phénomène permanent quand le gouvernement ou les syndicats réussissent à augmenter les taux salariaux au-dessus du niveau du marché potentiel. Même Lord Beveridge, il y a environ vingt ans, admettait que la persistance d'un nombre substantiel de chômeurs était en elle-même la preuve que le prix demandé pour le travail sous forme de salaires était trop élevé pour les conditions du marché. Lord Keynes, l'initiateur de la prétendue "politique de plein-emploi," reconnaissait implicitement la justesse de cette thèse. Sa principale raison pour recommander l'inflation comme moyen d'éliminer le chômage était qu'il croyait que la baisse graduelle et automatique des salaires réels résultant de la hausse des prix ne rencontrerait pas une résistance aussi forte de la part des travailleurs qu'une tentative de baisser les salaires nominaux.

Ce qui empêche le gouvernement et les syndicats de faire monter les taux de salaire à un niveau plus élevé est leur répugnance à chasser du marché du travail un nombre trop grand de personnes. Ce que les travailleurs obtiennent sous la forme de pensions de retraite payables par les entreprises qui les emploient réduit le montant des salaires que les syndicats peuvent demander sans accroître le chômage. Les syndicats, en demandant des pensions que les firmes doivent payer sans contribution de la part des bénéficiaires, a fait un choix. Ils préfèrent une pension de retraite à une hausse du salaire net. Du point de vue économique, cela ne fait aucune différence que les travailleurs contribuent ou non au fonds à partir duquel on paiera les retraites. Il est sans importance pour l'employeur que le coût de l'emploi des travailleurs soit augmenté par un accroissement du salaire net ou par l'obligation de leur fournir une pension. Pour le travailleur, d'un autre côté, les pensions de retraite ne sont pas un cadeau gratuit de la part de l'employeur. Les droits à la retraite qu'ils acquièrent diminuent le montant des salaires qu'ils peuvent toucher sans attirer le spectre du chômage.

Calculé correctement, le revenu d'un salarié bénéficiant d'une pension de retraite consiste en son salaire plus le montant de la prime qu'il devrait payer à une compagnie d'assurance pour obtenir un droit équivalent. En fin de compte, l'octroi de pensions de retraite revient à réduire la liberté du salarié à utiliser son revenu total selon ses propres plans. Il est forcé de diminuer sa consommation actuelle afin de provisionner pour ses vieux jours. Nous pouvons mettre de côté la question consistant à savoir si une telle restriction de la liberté du travailleur individuel est ou non opportune. Ce qu'il est important de souligner, c'est simplement que les pensions de retraite ne sont pas un cadeau de la part de l'employeur. Elles constituent des hausses déguisées de salaire d'un type particulier. L'employé est forcé d'utiliser l'augmentation pour se payer une retraite.

2. Les pensions et le pouvoir d'achat du dollar

Il est évident que le montant de la pension de retraite que chaque homme a le droit de réclamer un jour ne peut être fixé qu'en termes monétaires. La valeur de ces droits est donc inextricablement liée aux vicissitudes de l'unité monétaire américaine, du dollar.

L'actuel gouvernement est pressé de concevoir divers plans pour les pensions de retraite et d'invalidité. Il est résolu à étendre le nombre de personnes incorporées au système gouvernemental de sécurité sociale et à augmenter les bénéfices tirés de ce système. Il soutient ouvertement les demandes syndicales réclamant que les compagnies octroient des pensions sans que les bénéficiaires y contribuent. Mais en même temps, le même gouvernement s'est fermement engagé dans une politique qui abaissera forcément de plus en plus le pouvoir d'achat du dollar. Il a institué les budgets en déséquilibre et les déficits budgétaires comme principe premier des finances publiques, comme nouveau mode de vie. Tout en prétendant hypocritement combattre l'inflation, il a élevé l'accroissement sans limites du crédit et l'augmentation imprudente de la quantité de monnaie en circulation à la dignité d'un postulat essentiel au gouvernement populaire et à la démocratie économique.

Que personne ne se laisse avoir par le lamentable prétexte selon lequel on ne prévoirait pas de déficits permanents mais uniquement le remplacement d'un budget équilibré chaque année par un budget équilibré sur une période de plusieurs années. Selon cette doctrine, les surplus budgétaires doivent être accumulés dans les années de prospérité pour équilibrer les déficits subis pendant les années de dépression. Mais ce qui doit être considéré comme de bonnes conditions et de mauvaises conditions est laissé à l'appréciation du parti au pouvoir. Le gouvernement lui-même a déclaré que l'année fiscale 1949 était, malgré une récession modérée vers sa fin, une année de prospérité. Mais elle n'a pas accumulé de surplus lors de cette année de prospérité : elle a créé un déficit considérable. Souvenons-nous comment les Démocrates, lors de la campagne électorale de 1932, critiquaient le gouvernement Hoover pour ses erreurs budgétaires. Mais dès qu'il arrivèrent au pouvoir, ils mirent en place leurs célèbres plan d'amorçage de la pompe, de déficits budgétaires, etc.

Ce que la doctrine de l'équilibre du budget sur une période de plusieurs années veut vraiment dire c'est : tant que notre propre parti est au pouvoir, nous augmenterons notre popularité par des dépenses insouciantes. Nous ne voulons pas contrarier nos amis en diminuant les dépenses. Nous voulons que les électeurs se sentent heureux au milieu de l'éphémère prospérité artificielle que génèrent la politique d'argent facile et une offre importante de nouvelle monnaie. Plus tard, quand nos adversaires seront au pouvoir, les conséquences inévitables de notre politique d'expansion, à savoir la dépression, apparaîtront. Nous les accuserons alors du désastre et les attaquerons pour leur échec à équilibrer correctement le budget.

Il est très improbable que la pratique du déficit budgétaire soit abandonnée dans un futur assez proche. Comme politique fiscale, elle est très pratique pour les gouvernements idiots. Elle est défendue avec passion par une cohorte de pseudo-économistes. Elle est vantée dans les universités comme la plus favorable et la plus indiquée des méthodes "hétérodoxes," véritablement "progressistes" et "anti-fascistes" dans le domaine des finances publiques. Un changement radical d'idéologie serait nécessaire pour restaurer le prestige des procédures fiscale saines, décriées aujourd'hui comme "orthodoxes" et "réactionnaires."

Il est peu probable qu'un renversement semblable d'une doctrine presque universellement acceptée se produise tant que la génération actuelle de professeurs et de politiciens n'aura pas disparu. L'auteur de ces lignes, ayant combattu de façon intransigeante pendant plus de quarante ans contre toutes les variétés d'accroissement du crédit et d'inflation, est malheureusement obligé d'admettre que les perspectives d'un retour rapide à une gestion saine des affaires monétaires sont plutôt minces. Une évaluation réaliste de l'état de l'opinion publique, des doctrines enseignées dans les universités et de la mentalité des politiciens et des groupes de pression nous montre que les tendances inflationnistes continueront à prévaloir pendant plusieurs années.

Le résultat inévitable des politiques inflationnistes est une baisse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Comparons le dollar de 1950 au dollar de 1940 ! Comparons la monnaie de n'importe quel pays européen ou américain avec l'équivalent nominal de ce qu'elle était il y a une ou deux douzaines d'années ! Comme une politique d'inflation ne marche que tant que les augmentations annuelles du montant de la monnaie en circulation sont de plus en plus grandes, la hausse des prix et des salaires ainsi que la baisse correspondante du pouvoir d'achat ira en s'accélérant. L'aventure du franc français peut nous donner un tableau approximatif du dollar dans les trente ou quarante ans à venir.

C'est pourtant ces périodes qui comptent pour les plans de retraite. Les travailleurs actuels de la United States Seel Corporation toucheront leurs pensions dans vingt, trente ou quarante ans. Une pension de cent dollars par mois signifie aujourd'hui une allocation plutôt substantielle. Que voudra-t-elle dire en 1980 ou 1990. Aujourd'hui, comme l'a montré le responsable des prestations sociales de la ville de New York, 52 cents suffisent à acheter toute la nourriture dont une personne a besoin pour satisfaire aux exigences quotidiennes en calories et en protéines. Combien pourra-t-on acheter avec 52 cents en 1980 ?

Tel est le problème. Ce que veulent les travailleurs en se battant pour obtenir la sécurité sociale et des pensions, c'est bien sûr la sécurité. Mais leur "conquête sociale" s'évanouit avec la baisse du pouvoir d'achat du dollar. Dans leur soutien enthousiaste à la politique fiscale du New Deal, les membres des syndicats font eux-mêmes avorter leurs plans de sécurité sociale et de retraite. Les pensions auxquelles ils auront droit un jour sera certainement en toc.

Aucune solution ne peut être trouvée à ce dilemme. Dans une société industrielle, tous les paiements différés doivent être stipulés en termes de monnaie. Ils diminuent avec la diminution du pouvoir d'achat de la monnaie. Une politique de déficit budgétaire sape le fondement même de toutes les relations entre les individus et de tous les contrats. Elle fait échouer tous les types d'épargne, de sécurité sociale et de retraite.

3. Les retraites et la "Nouvelle économie"

Comment se peut-il que les travailleurs américains n'arrivent pas à voir que leurs politiques vont à l'encontre de leurs objectifs ?

La réponse est la suivante : ils sont trompés par les sophismes de ce que l'on appelle la "nouvelle économie". Cette prétendue nouvelle philosophie ignore le rôle de l'accumulation du capital. Elle ne comprend pas qu'il n'y a qu'un moyen d'augmenter les taux de salaire pour tous ceux désirant avoir un emploi et donc d'améliorer le niveau de vie, à savoir d'accélérer l'augmentation de capital rapporté à la population. Elle parle de progrès technique et de productivité sans être consciente du fait qu'aucune amélioration technique ne peut être utilisée si le capital requis manque. Juste au moment où il devenait évident que l'obstacle le plus sérieux à une plus grande amélioration des conditions économiques était la pénurie de capital, non seulement dans les pays arriérés mais aussi en Angleterre, Lord Keynes, soutenu avec enthousiasme par de nombreux auteurs américains, défendait sa doctrine des maux causés par l'épargne et l'accumulation du capital. Selon ces analystes, tout ce qui ne va pas est dû à l'incapacité des entreprises privées à affronter les conditions d'une économie "mûre". Le remède qu'ils préconisent est à la vérité fort simple. L'État devrait combler le vide. Ils supposent gaiement que l'État dispose de moyens illimités. Il peut entreprendre tous les projets trop importants pour le capital privé. Il n'y a tout absolument rien qui puisse dépasser les pouvoirs financiers du gouvernements des États-Unis. Le projet de la Tennessee Valley et le plan Marshall étaient juste de modestes entrées en matière. Il reste encore de nombreuses vallées en Amérique pour de futures actions. Et il y a encore de nombreux cours d'eau dans les autres régions du globe. Il y a encore peu, le sénateur McMahon dressait les grandes lignes d'un gigantesque projet qui ridiculisait le plan Marshall. Pourquoi pas ? S'il n'est pas nécessaire d'ajuster le montant des dépenses aux moyens disponibles, il n'y a aucune limite aux dépenses du grand dieu qu'est l'État.

Il n'est pas surprenant que l'homme ordinaire soit la victime des illusions qui troublent la vue de dignes hommes d'État et d'éminents professeurs. Comme les conseillers experts du Président, il refuse totalement de reconnaître le principal problème de l'industrie américaine, à savoir l'insuffisance de l'accumulation de nouveaux capitaux. Il rêve d'abondance alors que la pénurie menace. Il interprète de travers les profits élevés que déclarent les compagnies. Il ne perçoit pas qu'une part considérable de ces profits sont illusoires, n'étant qu'une simple conséquence du fait que les sommes mises de côté pour tenir compte de la dépréciation du matériel sont insuffisantes. Ces profits illusoires, résultat trompeur de la baisse du pouvoir d'achat du dollar, seront absorbés par les coûts, déjà en hausse, du remplacement des équipements complètement usés des usines. Le réinvestissement correspondant n'est pas un investissement supplémentaire, ce n'est que le maintien du capital. Il reste bien moins de capital disponible pour un accroissement substantiel de l'investissement et pour l'amélioration des méthodes techniques que ne le pense le public mal informé.

En regardant il y a cinquante ou cent ans en arrière, nous constatons un progrès continuel de la capacité de l'Amérique à produire et donc à consommer. Mais ce serait une grave erreur de supposer que cette tendance doit forcément continuer. Le progrès du passé a été rendu possible par un accroissement rapide de l'accumulation du capital. Si l'accumulation de nouveaux capitaux est ralentie ou cesse totalement, il ne peut pas être question de nouvelles améliorations.

Tel est le véritable problème auquel les travailleurs ont à faire face aujourd'hui. Les problèmes du maintien du capital et de l'accumulation de nouveaux capitaux ne concerne pas que la "direction". Ils sont vitaux pour le salarié. Exclusivement focalisés sur les taux de salaire et sur les retraites, les syndicats se glorifient de leurs victoires à la Pyrrhus. Les syndiqués ne se rendent pas comptent du fait que leur destin est lié à la bonne santé des entreprises de leurs employeurs. Comme électeurs, ils approuvent le système de taxation qui retire et gaspille en dépenses courantes les fonds qui auraient été épargnés et investis comme nouveau capital.

Ce que les travailleurs doivent apprendre, c'est que la seule raison pour laquelle les taux de salaire sont plus élevés aux États-Unis que dans les autres pays est que le montant de capital investi par tête y est plus grand. Le danger psychologique de tous les types de plan de retraite se voit dans le fait qu'ils obscurcissent ce point. Ils donnent aux travailleurs un sentiment de sécurité injustifié. Désormais, pensent-ils, notre avenir est assuré. Plus besoin de se faire du souci. Les syndicats nous apporterons de plus en plus de conquêtes sociales. L'âge de l'abondance est en vue.

Et pourtant, les travailleurs devraient se soucier de la situation de l'offre de capital. Ils devraient se faire du souci parce que la préservation et l'amélioration future de ce qu'on appelle "le mode de vie américain" et le "niveau de vie américain" dépend du maintien et l'accroissement futur du capital investi dans les entreprises américaines.

Un homme forcé de prendre lui-même ses précautions pour ses vieux jours doit épargner une partie de son revenu ou prendre une police d'assurance. Ce qui le conduit à examiner l'état financier des caisses d'épargne ou des compagnies d'assurance, ou la santé des obligations qu'il achète. Un tel homme a plus de chances de se faire une idée des problèmes économiques de son pays qu'un homme que le système des retraites semble mettre à l'abri de tout souci. Il sera incité à lire la page financière de son journal et s'intéressera aux articles que sautent les gens légers. S'il est assez vif, il découvrira l'erreur des enseignements de la "nouvelle économie". Mais celui qui a confiance dans la pension de retraite prescrite croit que tous ces problèmes ne sont que "théoriques" et ne le concernent pas. Il ne se préoccupe pas des choses dont dépend son bien-être parce qu'il ignore cette dépendance. Une nation ne peut être prospère si ses membres ne sont pas pleinement conscients du fait que la seule chose qui puisse améliorer leur situation est une plus grande et une meilleure production. Et cela ne peut se produire qu'en augmentant l'épargne et l'accumulation du capital.

 


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