Traduction des articles du recueil Planning For Freedom, and sixteen other essays and adresses,
Quatrième édition publiée par Libertarian Press.
par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
The Commercial and Financial Chronicle, 20 décembre 1945
Dans un régime socialiste, la production est entièrement dirigée par les ordres du comité central de gestion de la production. Toute la nation est une "armée industrielle" (terme utilisé par Karl Marx dans le Manifeste communiste) et tout citoyen est obligé d'obéir aux ordres de son supérieur. Tout le monde doit apporter sa contribution à l'exécution du plan global adopté par le gouvernement.
Dans un régime d'économie libre, aucun tsar de la production ne dit à quelqu'un ce qu'il doit faire. Chacun s'organise et agit pour lui-même. Le processus du marché et la structure des prix qu'il génère conduisent à la coordination des diverses activités individuelles et à leur intégration en un système harmonieux permettant d'approvisionner les consommateurs avec les biens et les services qu'ils demandent.
Le marché guide l'économie de marché. Il oriente les activités individuelles de chacun dans les directions qui satisferont au mieux les demandes de ses semblables. Seul le marché met de l'ordre dans l'ensemble du système social de la propriété privée des moyens de production et de la libre entreprise et lui donne son sens.
Il n'y a rien d'automatique ni de mystérieux dans le fonctionnement du marché. Les seules forces qui déterminent l'état sans cesse changeant du marché sont les jugements de valeur des différents individus, ainsi que les actions auxquelles conduisent ces jugements de valeur. En dernière analyse, le facteur déterminant du marché est la poursuite par chacun de la plus grande satisfaction possible de ses besoins et de ses désirs. La suprématie du marché équivaut à la suprématie des consommateurs. En achetant ou en s'abstenant d'acheter, les consommateurs déterminent non seulement la structure des prix, mais tout autant ce qui doit être produit, en quelle quantité, à quelle qualité et par qui. Ils déterminent les profits et les pertes de chaque entrepreneur et décident donc qui doit posséder le capital et diriger les usines. Ils rendent riches des hommes pauvres et pauvres des hommes riches. Le système du profit est fondamentalement une production pour la consommation, car les profits ne peuvent être obtenus qu'en réussissant à offrir aux consommateurs les articles qu'ils veulent consommer, de la meilleure manière et au meilleur prix.
On comprend dès lors clairement ce qu'une intervention gouvernementale dans la structure des prix du marché veut dire. Elle détourne la production des directions vers lesquelles les consommateurs la pousse et l'oriente vers d'autres voies. Dans un marché non manipulé par le gouvernement prévaut une tendance à l'accroissement de la production de chaque article jusqu'au point où un accroissement supplémentaire ne serait plus payant parce que le prix s'établirait au-dessus des coûts. Si le gouvernement fixe un prix maximum pour certains biens et que ce prix soit inférieur à celui qu'aurait déterminé le marché libre, et s'il déclare illégal de vendre à ce prix potentiel de marché, alors la production de ces biens implique une perte pour les producteurs marginaux. Ceux qui produisent aux coûts les plus élevés sont éliminés des affaires et utilisent leur équipement productif à la fabrication d'autres articles qui ne font pas l'objet de prix maximums. L'intervention du gouvernement dans le prix d'un bien diminue l'offre disponible à la consommation. Le résultat est contraire aux intentions ayant motivé le prix plafond. Le gouvernement voulait faciliter l'achat de l'article concerné par la population mais son intervention conduit à réduire la production et la quantité offerte à la vente.
Si cette expérience déplaisante ne parvient pas à faire comprendre aux autorités que le contrôle des prix est une entreprise vaine et que la meilleure politique serait de s'abstenir de toute tentative de contrôle des prix, il devient nécessaire d'ajouter à cette première mesure, qui se contentait de restreindre le prix d'un ou de plusieurs biens de consommation, des mesures supplémentaires. Il devient nécessaire de fixer le prix des facteurs de production dont on a besoin pour produire les biens concernés. La même histoire se répète alors au niveau supérieur. L'offre des facteurs de production dont les prix ont été limités diminue. A nouveau, le gouvernement doit alors accroître la sphère des prix maximums. Il doit fixer le prix des facteurs secondaires de production que nécessite la production de facteurs primaires. Le gouvernement doit ainsi aller de plus en plus loin. Il doit fixer le prix de tous les biens de consommation et de tous les facteurs de production, facteurs matériels et travail, et doit obliger chaque entrepreneur et chaque travailleur à poursuivre la production à ces prix et à ces taux de salaire. Aucune branche de la production ne doit être oubliée de l'établissement complet des prix et des salaires et de l'ordre général obligeant à continuer la production. Si certaines branches étaient laissées libres, le capital et le travail s'y déplaceraient et conduiraient à diminuer l'offre des biens dont le gouvernement a fixé les prix. Or, ce sont précisément ces biens que le gouvernement considère comme particulièrement importants pour satisfaire les besoins des masses.
Mais une fois cette situation de contrôle total des affaires obtenue, l'économie de marché a été remplacée par un système de planification centralisée, par le socialisme. Ce ne sont plus les consommateurs qui décident ce qui doit être produit, en quelle quantité et à quelle qualité, mais le gouvernement. Les entrepreneurs ne sont plus des entrepreneurs. Ils sont réduits au statut de directeurs d'établissement de Betriebsführer, comme disaient les nazis et sont obligés d'obéir aux ordres donnés par le comité central du gouvernement chargé de la gestion de la production. Les travailleurs sont obligés de travailler dans les usines que leur désignent les autorités ; leurs salaires sont déterminés par décrets autoritaires. Le gouvernement est tout puissant. Il détermine le revenu et le niveau de vie de chaque citoyen. Il est totalitaire.
Le contrôle des prix est contraire au but poursuivi s'il se limite à quelques articles. Il ne peut pas marcher de façon satisfaisante au sein d'une économie de marché. Les tentatives pour le faire marcher doivent élargir le domaine des biens soumis au contrôle jusqu'à ce que les prix de tous les biens et services soient réglementés par décret autoritaire et que le marché cesse de fonctionner.
Soit la production est dirigée par les prix fixés sur le marché par l'achat, ou l'abstention d'achat, de la part du public ; soit elle est dirigée par les bureaux du gouvernement. Il n'y a pas de troisième solution. Un contrôle par le gouvernement se limitant seulement à certains prix conduit à une situation que tout le monde sans exception considère comme absurde et contraire au but poursuivi. Il en résulte inévitablement le chaos et l'agitation sociale.
On a souvent raconté que l'expérience allemande a prouvé que le contrôle des prix est possible et peut atteindre les objectifs souhaités par le gouvernement y ayant recours. Rien ne peut être plus faux.
Quand la Première Guerre Mondiale éclata, le Reich allemand adopta immédiatement une politique d'inflation. Pour éviter le résultat inévitable de l'inflation, à savoir une hausse générale des prix, il eut en même temps recours au contrôle des prix. La police allemande, dont on vante tant l'efficacité, réussit plutôt bien à faire respecter les prix maximums. Il n'y avait pas de marché noir. Mais l'offre des articles soumis au contrôle des prix diminua rapidement. Les prix ne montèrent pas. Mais le public n'était plus en position d'acheter de la nourriture, des vêtements et des chaussures. Le rationnement fut un échec. Bien que le gouvernement réduisait de plus en plus les rations allouées à chacun, seules quelques personnes avaient assez de chance pour obtenir tout ce à quoi la ration leur donnait droit. Dans leurs efforts pour faire marcher le système de contrôle des prix, les autorités augmentaient petit à petit le domaine des articles soumis à ce contrôle. Les branches industrielles étaient centralisées et placées les après les autres sous la direction d'un commissaire du gouvernement. Le gouvernement obtint le contrôle absolu de toutes les branches vitales de la production. Mais même cela ne suffisait pas tant que les autres branches étaient laissées libres. Le gouvernement décida donc d'aller plus loin. Le "programme Hindenburg" visait à une planification intégrale de toute la production. L'idée était de confier la direction de toutes les activités industrielles aux autorités. Si le programme Hindenburg avait été mis en pratique, il aurait transformé l'Allemagne en un État purement totalitaire. Il aurait réalisé l'idéal d'Othmar Spann, le champion du socialisme "allemand", revenant à faire de l'Allemagne un pays où la propriété privée n'existe plus que dans un sens légal et formel, alors que dans les faits il n'y a plus qu'une propriété publique.
Cependant, le programme Hindenburg n'avait pas été totalement mis en pratique quand le Reich s'effondra. La désintégration de la bureaucratie impériale chassa tout l'appareil du contrôle des prix et du socialisme de guerre. Les auteurs nationalistes continuaient cependant à vanter les mérites de la Zwangswirtschaft, de l'économie autoritaire. Il s'agissait, selon eux, de la meilleure méthode pour instaurer le socialisme dans un pays à prédominance industrielle comme l'Allemagne. Ils triomphèrent lorsque le chancelier Brüning revint en 1931 aux dispositions essentielles du programme Hindenburg et quand, plus tard, les nazis firent appliquer ces décrets avec la plus grand brutalité.
Les nazis n'ont pas fait appliquer, comme le prétendent leurs admirateurs étrangers, le contrôle des prix au sein d'une économie de marché. Pour eux, le contrôle des prix n'était qu'un rouage dans le cadre d'un système complet de planification centralisée. Dans l'économie nazie, il n'était pas question d'initiative privée et d'entreprise libre. Toutes les activités de production étaient dirigées par le Reichswirtschaftsministerium. Aucune entreprise n'était libre de s'écarter, dans la conduite de ses opérations, des ordres donnés par le gouvernement. Le contrôle des prix n'était qu'un rouage dans l'ensemble des innombrables ordres et décrets réglementant les plus petits détails de toute activité industrielle et fixant précisément d'une part les tâches de chacun et d'autre part son revenu et son niveau de vie.
Ce qui fit que de nombreuses personnes eurent du mal à comprendre la véritable nature du système économique allemand, c'était le fait que les nazis n'expropriaient pas ouvertement les entrepreneurs et les capitalistes, et qu'ils n'adoptèrent pas le principe d'égalité des revenus que les bolcheviques avaient embrassé dans les premières années du pouvoir soviétique pour ne les écarter que plus tard. Les nazis avaient pourtant retiré tout contrôle aux bourgeois. Les entrepreneurs qui n'étaient ni nazis ni suspects de tendances pacifistes ou libérales conservèrent leur poste dans la structure économique. Mais ils n'étaient plus que de simples fonctionnaires salariés, obligés d'obéir sans condition aux ordres de leurs supérieurs, les bureaucrates du Reich et du parti nazi. Les capitalistes touchaient leurs dividendes (fortement réduits). Mais comme les autres citoyens, ils n'étaient pas libres de dépenser une part de leurs revenus supérieure à celle que ce que le parti estimait appropriée à leur statut et à leur rang dans la hiérarchie de l'échelle de direction. Le surplus devait être investi en parfait accord avec les ordres du Ministre des affaires économiques.
L'expérience de l'Allemagne nazie n'a certainement pas réfuté l'affirmation selon laquelle le contrôle des prix dans une économie non entièrement socialisée est voué à l'échec. Les avocats du contrôle des prix qui prétendent vouloir préserver le système d'initiative privée et de libre entreprise se trompent lourdement. Ce qu'ils font en réalité, c'est paralyser le fonctionnement du mécanisme de direction de ce système. On ne préserve pas un système en détruisant son nerf vital : on le tue.
L'inflation est le processus consistant à accroître fortement la quantité de monnaie en circulation. En Europe continentale, elle s'effectue principalement par l'impression de billets de banques non remboursables et ayant cours légal. Aux États-Unis, l'inflation consiste surtout en emprunts de la part du gouvernement auprès des banques commerciales ainsi qu'en une augmentation de la quantité de papier monnaie de différents types et de pièces de monnaie. Le gouvernement finance son déficit budgétaire par l'inflation.
L'inflation doit conduire à une tendance générale à la hausse des prix. Ceux qui reçoivent dans leurs poches les quantités supplémentaires de devises sont en position d'accroître leur demande de biens et de services marchands. Une demande supplémentaire doit, toutes choses égales par ailleurs, faire monter les prix. Aucun sophisme ni aucun syllogisme ne peuvent empêcher cette conséquence inévitable de l'inflation.
La révolution sémantique qui caractérise notre époque a obscurci et embrouillé ce fait. Le terme d'inflation est utilisé avec une nouvelle connotation. Ce que les gens appellent aujourd'hui inflation, ce n'est pas l'inflation, c'est-à-dire une augmentation de la quantité de monnaie et de substituts de monnaie, mais la hausse générale du prix des biens et des salaires qui est la conséquence inévitable de l'inflation. Cette nouveauté sémantique n'est pas du tout inoffensive.
En premier lieu, il ne reste plus de terme disponible pour faire comprendre ce que l'inflation voulait dire. Il est impossible de lutter contre un mal que l'on ne peut nommer. Les hommes d'État et les politiciens n'ont plus la possibilité d'utiliser une terminologie acceptée et comprise par le public quand ils veulent décrire la politique financière qu'ils combattent. Ils doivent se livrer à une analyse minutieuse ainsi qu'à une description de cette politique; avec tous les détails et des explications précises; à chaque fois qu'ils veulent y faire référence, et doivent répéter cette procédure ennuyeuse dans chaque phrase traitant du sujet. Comme on ne peut pas donner de nom à la politique d'accroissement de la quantité de monnaie en circulation, tout se passe dans un style luxuriant.
Le deuxième dommage vient de ce que ceux qui se lancent dans des tentatives vaines et sans espoir de combattre les conséquences inévitables de l'inflation la hausse des prix font passer leurs tentatives pour une lutte contre l'inflation. Alors qu'ils en combattent les symptômes, ils prétendent s'attaquer aux racines du mal. Et comme ils ne comprennent pas la relation causale entre l'accroissement de la quantité de monnaie en circulation et l'accroissement des crédits d'un côté, et la hausse des prix de l'autre, ils ne font en pratique qu'empirer les choses.
Les subventions en sont la meilleure illustration. Comme nous l'avons souligné, les prix maximums réduisent l'offre parce que la production entraîne dès lors une perte pour les producteurs marginaux. Pour empêcher ce résultat, le gouvernement octroie souvent des subventions aux exploitants agricoles travaillant à des coûts les plus élevés. Ces aides sont financées par un accroissement supplémentaire du crédit. Elles conduisent ainsi à augmenter la pression inflationniste. Si les consommateurs devaient payer des prix plus élevés pour les produits concernés, aucun effet inflationniste supplémentaire ne surviendrait. Les consommateurs devraient utiliser la monnaie déjà mise en circulation pour payer de telles augmentations de prix. Par conséquent, l'idée prétendument brillante de combattre l'inflation par des subventions conduit en réalité à plus d'inflation.
Aujourd'hui, il est pratiquement inutile de discuter de l'inflation comparativement faible et sans danger que l'étalon-or peut engendrer par une forte augmentation de la production d'or. Les problèmes auxquels le monde doit faire face de nos jours sont ceux de l'inflation galopante. Une telle inflation est toujours le résultat d'une politique gouvernementale délibérée. D'un côté le gouvernement n'est pas prêt à réduire ses dépenses. De l'autre il ne veut pas équilibrer son budget en levant des impôts ou en empruntant auprès du public. Il choisit l'inflation parce qu'il la considère comme le moindre mal. Il continue à accroître le crédit et à augmenter la quantité de monnaie en circulation parce qu'il ne voit pas les conséquences inévitables d'une telle politique.
Il n'y a pas de raison de trop s'alarmer du niveau déjà atteint par l'inflation aux États-Unis. Bien qu'elle soit allée très loin et ait fait beaucoup de dégâts, elle n'a certainement pas créé un désastre irréparable. Il n'y a pas de doute que les États-Unis sont encore libres de changer de méthode de financement et de revenir à une politique de monnaie saine.
Le véritable danger ne réside pas dans ce qui s'est déjà passé, mais dans les fausses doctrines qui ont surgi de ces événements. La superstition selon laquelle il serait possible au gouvernement d'échapper aux conséquences inexorables de l'inflation par le contrôle des prix constitue le principal danger. Car cette doctrine détourne l'attention du public du coeur du problème.Pendant que les autorités sont lancées dans une lutte inutile contre les phénomènes concomitants, seuls quelques-uns s'attaquent à la véritable source du mal, à savoir les méthodes du Trésor pour financer les énormes dépenses. Pendant que les services du gouvernement font les gros titres avec leurs activités, les statistiques concernant l'accroissement de la quantité de devises nationales sont reléguées à une place inaperçue dans les pages financières des journaux.
Ici encore l'exemple de l'Allemagne peut être un avertissement. La terrible inflation allemande qui réduisit en 1923 le pouvoir d'achat du mark à un milliardième de sa valeur d'avant-guerre n'était pas un acte de Dieu. Il aurait été possible d'équilibrer le budget allemand de l'après-guerre sans avoir recours à la presse de la Reichsbank. La preuve en est que le budget du Reich fut facilement équilibré dès que l'effondrement de l'ancienne Reichsbank força le gouvernement à abandonner sa politique d'inflation. Mais avant cela, tous les soi-disant experts allemands niaient obstinément que la hausse du prix des biens, des salaires et des taux de change aient quoi que ce soit à voir avec la méthode gouvernementale de dépenses insouciantes. A leurs yeux, seuls les profits excessifs étaient responsables. Ils préconisaient comme remède une application stricte du contrôle des prix et appelaient "déflationnistes" ceux qui recommandaient un changement de méthodes de financement.
Les nationalistes allemands furent battus dans les deux guerres les plus terribles de l'Histoire. Mais les sophismes économiques qui ont poussé l'Allemagne à ces abominables agressions ont malheureusement survécu. Les erreurs monétaires développées par des professeurs allemands comme Lexis ou Knapp et mises en pratique par Havenstein, le président de la Reichsbank durant les années critiques de sa grande inflation, constituent aujourd'hui la doctrine officielle de la France et de nombreux autres pays européens. Les États-Unis n'ont nul besoin d'importer ces absurdités.