Planifier la liberté et autres essais

Traduction des articles du recueil Planning For Freedom, and sixteen other essays and adresses,

Quatrième édition publiée par Libertarian Press.

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Essai 12 : La tendance peut changer

The Freeman, 12 février 1951

 

L'un des dogmes les plus chers des doctrines actuellement à la mode est de croire que les tendances de l'évolution sociale du passé récent vaudront encore pour le futur. L'étude du passé, pense-t-on, nous révèle la forme que prendront les choses à venir. Toute tentative d'inverser ou même d'arrêter une tendance est vouée à l'échec. L'homme doit se soumettre au pouvoir irrésistible du destin historique.

On ajoute à ce dogme l'idée hégélienne d'une amélioration progressive des conditions humaines. Toute étape ultérieure de l'Histoire, enseigne Hegel, représente nécessairement un état plus élevé et plus parfait que l'état précédent, et constitue un progrès vers le but ultime que Dieu, dans son infinie bonté, a fixé à l'humanité. Par conséquent, tout doute en ce qui concerne l'excellence de ce qui doit arriver est injustifié, non scientifique et blasphématoire. Ceux qui luttent contre le "progrès" ne se sont pas seulement lancés dans une aventure sans espoir, ils sont aussi moralement condamnables, réactionnaires, car ils souhaitent empêcher l'émergence d'une situation qui bénéficiera à l'immense majorité.

C'est du point de vue de cette philosophie que ses adeptes, les soi-disant "progressistes", traitent des questions fondamentales de politique économique. Ils n'examinent pas les mérites et les torts des mesures et des réformes suggérées. Ce serait, à leurs yeux, non scientifique. Selon eux, la seule question à laquelle il faut répondre est de savoir si les innovations proposées sont on non en accord avec l'esprit de l'époque et vont dans la direction que le destin a dicté au cours des affaires humaines. La direction prise par les politiques du passé récent nous apprend ce qui est à la fois inévitable et bénéfique. La seule source légitime permettant de connaître de ce qui est salutaire et doit être accompli aujourd'hui est la connaissance de ce qui a été fait hier.

Dans les dernières décennies, ce qui a prévalu fut une tendance à une interférence gouvernementale de plus en plus grande dans le domaine des affaires. La sphère relevant de l'initiative privée du citoyen a été réduite. Les lois et les décrets administratifs ont restreint le domaine au sein duquel les entrepreneurs et les capitalistes étaient libres de mener leurs activités conformément aux souhaits des consommateurs, tels qu'ils se manifestent au sein de la structure du marché. D'année en année, une part sans cesse croissante des profits et des intérêts du capital investi a été confisquée par les impôts sur les bénéfices, sur les revenus et sur les biens personnels. Le contrôle "social", c'est-à-dire le contrôle par le gouvernement, exercé sur les entreprises se substitue petit à petit au contrôle privé. Les "progressistes" sont convaincus que cette tendance à ravir le pouvoir "économique" de la "classe oisive" parasitaire pour le transférer au "peuple" continuera jusqu'à ce que "l'État-providence" aura supplanté l'abominable système capitaliste, que l'Histoire a condamné pour toujours. Malgré les sinistres machinations en provenance "des intérêts", l'humanité, conduite par les économistes et autres bureaucrates du gouvernement, par les politiciens et les leaders syndicaux, marche inexorablement vers la félicité d'un paradis terrestre.

Le prestige de ce mythe est tellement grand qu'il étouffe toute opposition. Il répand le défaitisme chez ceux qui ne partagent pas l'opinion que ce qui suit vaut toujours mieux que ce qui précède, et qui sont pleinement conscients des effets désastreux d'une planification intégrale, c'est-à-dire du socialisme totalitaire. Eux aussi se soumettent humblement à ce qui est, d'après les pseudo-savants, inévitable. C'est cette mentalité d'acceptation passive de la défaite qui a permis le triomphe du socialisme dans de nombreux pays européens et qui pourrait très bientôt conquérir également les États-Unis.

Le dogme marxiste du caractère inévitable du socialisme était basé sur la thèse d'un capitalisme devant nécessairement appauvrir toujours plus l'immense majorité du peuple. Tous les avantages du progrès technique étaient censés ne bénéficier qu'à une faible minorité d'exploiteurs. Les masses étaient quant à elles condamnées à une augmentation "de la misère, de l'oppression, de l'esclavage, de la dégradation et de l'exploitation." Aucune action de la part des gouvernements ou des syndicats ne pouvait réussir à endiguer cette évolution. Seul le socialisme, qui doit survenir en raison du "caractère inexorable des lois de la nature," apportera le salut par "l'expropriation des quelques usurpateurs par les masses populaires".

Les faits ont démenti ce pronostic, comme ils ont démenti toutes les autres prédictions marxistes. Dans les pays capitalistes, le niveau de vie de l'homme ordinaire est aujourd'hui incomparablement plus élevé qu'il ne l'était du temps de Marx. Il est tout simplement faux que les fruits des améliorations techniques ne bénéficient qu'aux capitalistes pendant que l'ouvrier, ainsi que le dit le Manifeste communiste "loin de s'élever avec le progrès de l'industrie, descend toujours plus bas." Ce n'est pas une minorité de "farouches individualistes" mais les masses qui constituent les principaux consommateurs des produits issus de la production à grande échelle. Seuls des imbéciles peuvent encore se cramponner à la fable expliquant que le capitalisme est "incapable d'assurer l'existence de son esclave dans le cadre de son esclavage."

Aujourd'hui, la doctrine du caractère irréversible des tendances dominantes a remplacé la doctrine marxiste du caractère inévitable de l'appauvrissement progressif.

Cette doctrine n'est toutefois soutenue par aucune vérification logique ou expérimentale. Les tendances historiques ne continuent pas nécessairement indéfiniment. Aucun homme pratique n'est assez fou pour supposer que les prix continueront à monter parce que les courbes de prix du passé ont montré une tendance à la hausse. Au contraire, plus les prix grimpent, plus les hommes d'affaires prudents s'inquiètent d'un retournement possible. Presque tous les pronostics que les statisticiens du gouvernement ont faits sur la base de leurs études des chiffres disponibles — qui se réfèrent toujours, par nécessité, au passé — se sont révélés faux. Ce qu'on appelle l'extrapolation des courbes de tendance est considéré par la théorie statistique avec la plus grande suspicion.

Il en est de même pour les développements dans des domaines qui ne se prêtent pas à une description statistique chiffrée. Il y avait par exemple, dans l'antique civilisation gréco-latine, une tendance à la division interrégionale du travail. Le commerce entre les diverses parties du vaste Empire romain devenait de plus en plus intense. Puis survint un tournant. Le commerce déclina et, finalement, le système médiéval des fiefs émergea, chaque famille propriétaire évoluant dans une autarcie presque totale.

Ou, pour prendre un autre exemple, il y avait au dix-huitième siècle une tendance à réduire la gravité et les horreurs de la guerre. En 1770, le comte de Guibert pouvait écrire : "Aujourd'hui, toute l'Europe est civilisée. Les guerres sont devenues moins cruelles. En dehors du combat, aucun sang n'est répandu ; les prisonniers sont respectés ; les villes ne sont plus détruites ; le pays n'est plus ravagé."

Quelqu'un peut-il affirmer que cette tendance n'a pas changé ?

De plus, même s'il était vrai qu'une tendance historique devait continuer pour toujours, et que l'avènement du socialisme était inévitable, il n'en serait pas plus permis d'en déduire que le socialisme serait une meilleure organisation économique de la société, voire plus que ça : l'état social le plus parfait. Il n'y a rien qui vienne à l'appui d'une telle conclusion, hormis les hypothèses arbitraires et pseudo-théologiques de Hegel, Comte et Marx, selon lesquels toute étape ultérieure d'un processus historique doit nécessairement représenter une situation préférable. Il n'est pas vrai que la condition humaine doit toujours s'améliorer et qu'un retour à des modes de vie très peu satisfaisants, à la pénurie et à la barbarie est impossible. Le niveau de vie comparativement élevé dont peut jouir aujourd'hui l'homme moyen dans les pays capitalistes est un résultat du capitalisme de laissez-faire. Ni le raisonnement théorique, ni l'expérience historique, ne permettent de dire que ce niveau persistera toujours sous le socialisme, et encore moins de dire qu'il sera amélioré.

Au cours des dernières décennies, le nombre des divorces et des suicides a augmenté chaque année dans de nombreux pays. Et pourtant, il se trouvera peu de gens pour avoir la témérité de prétendre que cette tendance signifie un progrès vers des conditions plus favorables.

L'élève standard du collège et du lycée oublie très vite la plupart des choses qu'il a apprises. Mais il est un point de l'endoctrinement qui laisse une forte impression dans son esprit, à savoir le dogme du caractère irréversible de la tendance vers la planification et la discipline totale. Il ne doute pas de la thèse expliquant que l'humanité ne reviendra jamais au capitalisme, système lugubre d'un âge à jamais révolu, et que la "vague du futur" nous porte vers le pays de Cocagne promis. S'il avait les moindres doutes, ce qu'il lit dans les journaux et ce qu'il entend de la bouche des politiciens les dissiperaient. Car mêmes les candidats désignés par les partis d'opposition, bien que critiquant les mesures du parti au pouvoir, se défendent d'être "réactionnaires," et ne s'aventurent pas à arrêter la marche vers le progrès.

L'homme moyen est donc prédisposé en faveur du socialisme. Bien sûr, il n'approuve pas tout ce que les soviétiques ont fait. Il pense que les Russes ont fait des bévues à de nombreux égards, mais il excuse ces erreurs qu'il estime causées par leur manque de familiarité avec la liberté. Il rend les chefs, en particulier Staline, responsables de la corruption des nobles idéaux de la planification totale. Ses sympathies vont plutôt à Tito, l'honnête rebelle, qui refuse de se rendre à la Russie. Il n'y a pas si longtemps, il montrait les mêmes sentiments de sympathie envers Benes et jusqu'à ces derniers mois envers Mao Tse-tung, le "réformateur agraire."

En tout cas, une bonne partie de l'opinion publique américaine croit que ce pays est en retard sur les questions essentielles, car il n'a pas encore, comme les Russes, éliminé la production pour le profit ni le chômage et n'a pas encore atteint la stabilité. Presque personne ne pense qu'il puisse apprendre quelque chose d'important sur ces problèmes en étudiant sérieusement l'économie. Les dogmes de l'irréversibilité des tendances dominantes et de leurs effets immanquablement bénéfiques rendent de telles études surérogatoires. Si l'économie confirme ces dogmes, elle est superflue. Si elle s'en écarte, elle est illusoire et trompeuse.

Or les tendances de l'évolution peuvent changer et elle ont jusqu'ici toujours changé. Mais elles n'ont changé que parce qu'elles ont rencontré une opposition déterminée. La tendance dominante à ce qu'Hilaire Belloc appelait l'état servile ne sera certainement pas renversée si personne n'a le courage d'attaquer ses dogmes sous-jacents.

 


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