Nation, État et Économie

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo  

Quatrième partie – Conclusions


L'utilitarisme rationaliste n'écarte ni le socialisme ni l'impérialisme par principe. L'accepter ne constitue qu'un point de vue à partir duquel on peut comparer et évaluer les avantages et les inconvénients des divers ordres sociaux possibles : on pourrait imaginer devenir socialiste ou même impérialiste à partir d'un point de vue utilitariste. Mais celui qui a adopté un jour ce point de vue est obligé de présenter son programme de manière rationnelle. Tout ressentiment, toute politique poussée par des sentiments et tout mysticisme sont de ce fait rejetés, qu'ils prennent la forme d'une croyance raciale ou de tout autre évangile du salut. On peut discuter du pour et du contre des fondements de la politique sur des bases rationnelles. Si un accord ne peut être obtenu à la fois sur les buts ultimes et également, quoique plus rarement, sur le choix des moyens pour les atteindre, en raison d'une évaluation dépendant de sentiments subjectifs, on peut encore réussir de cette manière à réduire fortement l'étendue du débat. Les espoirs de nombreux rationalistes vont plus loin, bien entendu. Ils pensent que tout débat peut être tranché par les moyens intellectuels car tous les désaccords ne surviennent que d'erreurs et de l'insuffisance de la connaissance. Mais en faisant cette hypothèse ils présupposent déjà la thèse de l'harmonie des intérêts bien compris des individus, et c'est précisément ce point que nient les impérialistes et les socialistes.

Tout le dix-neuvième siècle se caractérise par la lutte contre le rationalisme, dont la domination semblait au début incontestée. Même son hypothèse d'une similitude fondamentale des façons de penser est attaquée. L'Allemand doit penser autrement que le Britannique, le dolichocéphale autrement que le brachycéphale ; la logique « prolétarienne » est opposée à la logique « bourgeoise ». On nie à la raison la capacité d'être capable de trancher toutes les questions politiques ; le sentiment et l'instinct doivent montrer aux hommes le chemin qu'ils doivent emprunter.

La politique et la gestion économique rationnelles ont enrichi matériellement au-delà de toute mesure les vies des individus et des nations. On pourrait l'oublier car l'attention ne s'est jamais tournée que sur la pauvreté de ceux qui vivaient encore hors des frontières des territoires déjà gagnés à la libre entreprise et parce que le sort de l'ouvrier moderne a toujours été comparé à celui du riche d'aujourd'hui, au lieu de comparer le sort des deux à ceux de leurs ancêtres. Il est vrai que l'homme moderne n'est jamais content de sa situation économique, qu'il voudrait que les choses aillent encore mieux. Or c'est précisément cette poursuite incessante d'une richesse toujours plus grande qui est la force motrice de notre développement : on ne peut pas l'éliminer sans détruire la base de notre civilisation économique. La satisfaction du serf, qui était heureux lorsqu'il ne souffrait pas de la faim et que son seigneur ne le traitait pas trop mal, n'est pas un état de choses idéal dont la disparition soit à regretter.

Il est également vrai que la hausse du bien-être matériel extérieur ne correspond pas à un accroissement des richesses intérieures. Le citadin moderne est plus riche que le citoyen de l'Athènes de Périclès et que le troubadour provençal, mais sa vie intérieure se limite à assurer des fonctions mécaniques au travail et à passer ses heures de loisir de manière superficielle. De la torche en bois à la lampe à incandescence il y a un grand progrès, de la chanson folklorique à la chanson populaire un grand pas en arrière. Rien n'est plus réconfortant que de voir que les gens commencent à se rendre compte de ce manque. C'est là que réside l'espoir d'une culture qui puisse dans l'avenir repousser dans l'ombre ce qui a précédé.

Mais la réaction à cet appauvrissement intérieur ne devrait pas s'opposer à la rationalisation de la vie matérielle extérieure. Le goût romantique des aventures sauvages, en faveur de la bataille et d'une émancipation vis-à-vis des contraintes extérieures n'est qu'un signe de vide intérieur : il se raccroche à ce qui est superficiel et ne vise pas à la profondeur. Il ne faut pas attendre le soulagement d'un mélange d'expériences extérieures. L'individu doit chercher par lui-même la voie permettant de trouver en lui la satisfaction qu'il attend en vain de l'extérieur. Si nous choisissons d'abandonner la politique et l'économie à l'impérialisme, au ressentiment et aux sentiments mystiques, nous nous retrouverions matériellement plus pauvres mais pas intérieurement plus riches.

L'activité guerrière offre à un homme une profonde satisfaction liée à l'extrême mobilisation de toutes ses forces pour résister aux dangers extérieurs. Il s'agit seulement d'un réveil atavique de pulsions et d'instincts rendus sans objet par le changement des circonstances. Le sentiment de bonheur interne, issu non pas de la victoire ou de la revanche mais plutôt de la lutte et du danger, provient de la perception vive que l'urgence oblige la personne à déployer au plus haut point les forces dont il peut disposer et qui rendent efficace tout ce qui est en lui 1. Il est caractéristique des très grands hommes qu'ils soient poussés vers les plus grands exploits par un élan interne ; d'autres ont besoin d'un élan externe pour surmonter une inertie bien enracinée et pour développer leur propre être. L'homme ordinaire ne partagera jamais le bonheur que le créateur ressent en se consacrant à son œuvre à moins que des circonstances extraordinaires ne le confronte lui aussi à des tâches qui exigent et récompensent un engagement total de sa personne. C'est ici que réside la source de tout héroïsme. Ce n'est pas parce que l'individu ressent la mort ou les blessures comme étant douces mais plutôt parce que, dans l'expérience enchanteresse de l'action, il les sort de son esprit, qu'il part à l'assaut de l'ennemi. La bravoure est une émanation de la santé et de la force et constitue la réaction de la nature humaine face à l'adversité extérieure. L'attaque est la plus primaire des initiatives. Par ses sentiments l'homme se sent toujours un impérialiste 2.

Mais la raison lui interdit de donner libre cours à ses sentiments. Vouloir ruiner le monde pour satisfaire une aspiration romantique contredit tellement la plus simple des réflexions qu'il n'est nul besoin de perdre son temps là-dessus.

On a reproché à la politique rationnelle habituellement désignée comme représentant les idées de 1789 d'être antipatriotique — anti-allemande en Allemagne. Elle ne tiendrait pas compte des intérêts particuliers de la patrie : au-delà de l'humanité et de l'individu, elle oublierait la nation. Ce reproche n'est compréhensible que si l'on accepte l'idée qu'il existe un clivage insoluble entre d'une part les intérêts du peuple dans son ensemble et d'autre part ceux des individus et de l'humanité. Si l'on part de l'harmonie des intérêts bien compris, on ne comprend pas du tout cette objection. L'individualiste ne pourra jamais saisir comment une nation peut devenir grande, riche et puissante aux dépens de ses membres ni comment le bien-être de l'humanité pourrait empêcher celui des peuples pris séparément. A l'heure de la plus grave dégradation de l'Allemagne, on peut se poser la question de savoir si la nation allemande ne s'en serait pas mieux tirée en s'en tenant à la politique pacifique de ce libéralisme tellement injurié qu'avec la politique de guerre des Hohenzollern ?

La politique utilitariste a de plus subi le reproche de ne chercher que la satisfaction des intérêts matériels et de négliger les objectifs plus nobles du combat humain. L'utilitariste penserait, dit-on, au café et au coton et oublierait de ce fait les vraies valeurs de la vie. Sous le règne d'une telle politique tout devrait se conformer à une recherche précipitée des plus bas plaisirs terrestres et le monde tomberait dans un grossier matérialisme. Rien n'est plus absurde que cette critique. Il est vrai que l'utilitarisme et le libéralisme postulent que l'obtention de la plus grande productivité possible du travail est le premier et plus important but de la politique. Mais ils ne le font nullement en oubliant que l'existence humaine ne se réduit pas aux plaisirs matériels. Ils cherchent le bien-être et la richesse non pas parce qu'ils y voient la plus grande valeur mais parce qu'ils savent que toute culture élevée et intérieure présuppose le bien-être matériel. S'ils nient à l'État la mission d'aider à la réalisation des valeurs de la vie, ce n'est pas parce qu'ils manquent d'égard vis-à-vis des vraies valeurs mais plutôt parce qu'ils reconnaissent que ces valeurs, étant l'expression la plus profonde de la vie intérieure, sont inaccessibles à toute influence des forces externes. Ce n'est pas par irréligion qu'ils réclament la liberté religieuse mais en raison d'un respect très profond envers le sentiment religieux, qui veut libérer l'expérience intérieure de l'influence brutale d'une puissance extérieure. Ils réclament la liberté de pensée parce qu'ils placent la pensée bien trop haut pour la laisser sous la coupe des magistrats et des assemblées. Ils réclament la liberté de parole et la liberté de la presse parce qu'ils n'attendent le triomphe de la vérité que de la lutte entre des avis opposés. Ils rejettent toute autorité parce qu'ils croient en l'homme.

La politique utilitariste est effectivement une politique terrestre. Mais ce point est inhérent à toute politique. Celui qui a une faible opinion de l'esprit n'est pas homme à vouloir le libérer de toute réglementation extérieure mais plutôt quelqu'un qui cherche à le contrôler par le biais de lois pénales et d'armes à feu. Le reproche d'un mode de pensée matérialiste ne s'applique pas à l'utilitarisme individualiste mais à l'impérialisme collectiviste.

Avec la [Première] Guerre mondiale l'humanité entra dans une crise qu'on ne peut comparer à rien de ce qui s'est passé autrefois dans l'Histoire. Il y eut auparavant de grandes guerres ; des États florissants furent détruits, des peuples entiers exterminés. Rien de tout cela ne peut être comparé avec ce qui se passe devant nos yeux. Tous les peuples du monde sont impliqués dans la crise mondiale que nous commençons à connaître. Personne ne peut rester à l'écart ; personne ne peut dire que son avenir ne sera pas décidé avec celui des autres. Si dans les temps anciens la volonté de destruction du plus puissant trouvait ses limites dans l'insuffisance des moyens de destruction et dans la possibilité qu'avait le vaincu d'échapper à la persécution par la fuite, le progrès des techniques de guerre, des transports et des communications rend impossible aujourd'hui au perdant d'éviter l'exécution de la sentence d'annihilation du vainqueur.

La guerre est devenue plus affreuse et plus destructrice que jamais parce qu'elle est désormais menée avec tous les moyens de la technique hautement développée que l'économie libre a engendrée. La civilisation bourgeoise a construit des chemins de fer et des centrales électriques, a inventé les explosifs et les avions, afin de créer des richesses. L'impérialisme a mis ces outils de la paix au service de la destruction. Il serait facile avec les moyens modernes de détruire l'humanité d'un seul coup. Caligula souhaitait dans son horrible folie que le peuple romain dans sa totalité n'ait qu'une seule tête afin de pouvoir la lui couper. La civilisation du vingtième siècle a permis à la folie délirante des impérialistes modernes de réaliser de tels rêves sanguinaires. On peut vouer des milliers de gens à la destruction en pressant un bouton. Le destin de la civilisation voulait qu'elle fût incapable de conserver les moyens matériels qu'elle avait créés hors de portée de ceux qui restaient étrangers à sa mentalité. Les tyrans modernes ont un travail bien plus aisé que leurs prédécesseurs. Celui qui contrôle les moyens permettant d'échanger les idées et les biens dans une économie fondée sur la division du travail voit son autorité plus fermement établie que celle d'un empereur d'autrefois. La presse rotative est plus facile à enchaîner et celui qui la contrôle n'a pas besoin de craindre la concurrence des simples mots parlés ou écrits. Les choses étaient bien plus difficiles pour l'Inquisition. Aucun Philippe II ne put paralyser la liberté de pensée plus sévèrement qu'un censeur moderne. Combien plus efficaces que la guillotine de Robespierre furent les armes à feu de Trotsky ! Jamais l'individu ne fut plus tyrannisé que depuis le déclenchement de la [Première] Guerre mondiale et plus particulièrement de la révolution mondiale. On ne peut pas échapper à la police et à la technique administrative de l'époque actuelle.

Seule une limite est osée à cette rage destructive. En détruisant la libre coopération des hommes, l'impérialisme sape la base matérielle de son pouvoir. La civilisation économique a forgé ses armes. En utilisant les armes pour faire sauter une forge et tuer le forgeron, elle se met en position de ne plus pouvoir se défendre dans l'avenir. L'appareil économique fondé sur la division du travail ne peut pas être reproduit, encore moins étendu, si la liberté et la propriété ont disparu. Il mourra et l'économie reprendra des formes primitives. Ce n'est qu'alors que l'humanité sera capable de respirer plus librement. Si l'esprit de réflexion ne revient pas rapidement, l'impérialisme et le bolchevisme seront vaincus au plus tard lorsque les moyens de pouvoir qu'ils ont arrachés au libéralisme se seront épuisés.

Le résultat malheureux de la guerre a placé des milliers, voire des millions d'Allemands sous une autorité étrangère et impose de payer des dédommagements d'un montant jamais vu au reste de l'Allemagne. Un système légal est en train de se mettre en place dans le monde et il exclut de manière permanente le peuple allemand de ses possessions dans les régions du globe qui disposent de conditions de production plus favorables. A l'avenir aucun Allemand n'aura le droit d'acquérir des terres et des moyens de production à l'étranger et des millions d'Allemands, vivant ensemble à l'étroit, devront mal se nourrir sur le piètre sol allemand, alors qu'outremer des millions de kilomètres carrés des meilleures terres restent en friche. De cette paix sortiront la gêne et la misère pour le peuple allemand. La population déclinera et le peuple allemand, qui comptait avant la guerre parmi les peuples les plus nombreux de la terre, devra à l'avenir être numériquement moins puissant qu'autrefois.

Toutes les pensées et tous les efforts du peuple allemand doivent avoit pour but de sortir de cette situation. Le but peut être atteint de deux façons. La première est celui de la politique impérialiste. Devenir militairement fort et reprendre la guerre dès qu'une occasion d'attaque se présentera — c'est le seul moyen auquel on pense aujourd'hui. Que cette voie soit tout simplement praticable est douteux. Les nations qui ont aujourd'hui pillé et réduit en esclavage l'Allemagne sont très nombreuses. La somme de pouvoir qu'ils ont utilisée est si grande qu'ils veilleront avec anxiété à empêcher tout nouveau renforcement de l'Allemagne. Une nouvelle guerre éventuelle menée par l'Allemagne pourrait aisément devenir une troisième guerre punique et se terminer par l'annihilation totale du peuple allemand. Mais même si elle devait conduire à la victoire elle apporterait tant de misère économique à l'Allemagne que le succès ne vaudrait pas l'enjeu ; de plus il y aurait un danger que le peuple allemand, dans l'euphorie d'avoir gagné, tombe à nouveau dans cette folie sans bornes et sans limites de la victoire qui lui a déjà à plusieurs reprises porté préjudice, car elle ne peut conduire en définitive qu'à une grande débâcle.

La deuxième option que peut prendre le peuple allemand est celle d'un refus complet de l'impérialisme. Ne chercher à reconstruire que par le seul travail productif, rendre possible le développement de tous les potentiels de l'individu et de la nation dans son ensemble par une liberté complète chez elle — voilà la voie qui ramène à la vie. Ne rien entreprendre d'autre que le travail productif, qui enrichit et donc libère, face aux efforts des États impérialistes voisins en vue de nous opprimer et de nous dégermaniser, est un chemin qui conduit plus rapidement et plus sûrement à l'objectif que la politique de combat et de guerre. Les Allemands qui ont été soumis aux États tchécoslovaque, polonais, danois, français, belge, italien, roumain et yougoslave préserveront mieux leur caractère national s'ils s'évertuent à obtenir la démocratie et l'autonomie, qui conduit en définitive à l'indépendance nationale totale, que s'ils placent leurs espoirs dans une victoire des armes.

La politique de grandeur de la nation allemande au moyen de la force s'est brisée. Non seulement elle a affaibli le peuple allemand dans son ensemble mais elle lui a aussi apporté misère et pénurie. Jamais le peuple allemand n'était tombé si bas qu'aujourd'hui. S'il devait se relever, il ne pourrait plus s'évertuer à donner de la grandeur à l'ensemble aux dépens des individus, mais devrait plutôt chercher un fondement durable au bien-être de l'ensemble sur la base du bien-être des individus. Il devrait quitter la politique collectiviste qu'il a suivie jusqu'ici pour la remplacer par une politique individualiste.

Qu'une telle politique soit possible dans le futur, étant donné l'impérialisme qui s'affirme en ce moment partout dans le monde, est une autre question. Mais si ça ne l'était pas, toute la civilisation moderne se trouverait face au déclin.

« La personne la plus vertueuse ne peut pas vivre en paix si cela déplait à son voisin. » L'impérialisme met les armes dans les mains de tous ceux qui ne veulent pas être soumis. Pour combattre l'impérialisme, les hommes pacifiques doit employer tous ses moyens. S'ils triomphent alors dans la bataille, ils peuvent certes avoir détruit leur adversaire, mais ils ont été eux-mêmes conquis par ses méthodes et sa façon de penser. Ils ne reposent alors pas leurs armes et deviennent eux-mêmes impérialistes.

Anglais, Français et Américains se sont déjà débarrassés de tous leurs désirs de conquête au dix-neuvième siècle et ont fait du libéralisme leur principe premier. Certes, même pendant leur période libérale leur politique n'était pas totalement libre de toute déviation impérialiste, et l'on ne peut pas mettre immédiatement chaque succès de l'idée impérialiste dans ces pays sur le compte de la défense. Mais il n'y a pas de doute que leur impérialisme tirait sa plus grande force de la nécessité de parer l'impérialisme allemand et russe. Ils sont désormais les vainqueurs et ne veulent pas se contenter de ce qu'ils considéraient comme leur but de guerre avant leur victoire. Ils ont oublié depuis longtemps les beaux programmes avec lesquels ils entrèrent dans le conflit. Ils ont maintenant le pouvoir et ne veulent plus le laisser filer. Peut-être pensent-ils qu'ils exerceront le pouvoir pour le bien général, mais c'est ce qu'ont cru tous ceux qui l'ont détenu. Le pouvoir est un mal en lui-même, qui que ce soit qui l'exerce 3.

Mais s'ils veulent désormais adopter la politique qui nous a conduits au naufrage, tant pis pour eux ; pour nous cela n'est toujours pas une raison pour s'abstenir de ce qui nous fait du bien. En effet si nous demandons une politique de développement calme et pacifique, ce n'est pas pour leur bien mais pour le nôtre. La plus grande erreur des impérialistes allemands fut d'accuser ceux qui avaient préconisé une politique de modération d'éprouver des sympathies antipatriotiques en faveur des étrangers ; le cours de l'Histoire a montré à quel point ils se faisaient des illusions. Nous savons mieux aujourd'hui où mène l'impérialisme.

Le pire malheur pour l'Allemagne et pour toute l'humanité serait que l'idée de revanche domine la future politique allemande. Se libérer des chaînes qui ont été mises sur le développement allemand par le Traité de Versailles, libérer nos compatriotes de la servitude et de la pénurie, tel devrait être le seul but de la nouvelle politique allemande. Se venger du mal subi, prendre sa revanche et punir, satisferait certes les plus bas instincts mais en politique le vengeur se fait tout autant de tort à lui-même qu'à son ennemi. La communauté mondiale du travail est basée sur l'avantage réciproque pour tous les participants. Celui qui veut le conserver et l'étendre doit renoncer par avance à tout ressentiment. Que gagnerait-il à satisfaire sa soif de vengeance au prix de son propre bien-être ?

Au sein de la Société des Nations de Versailles, les idées de 1914 triomphent en vérité sur celle de 1789 ; que ce ne soit pas nous mais plutôt nos ennemis qui aient aidé à leur victoire, et que l'oppression se retourne contre nous est important pour nous mais moins crucial du point de vue de l'histoire du monde. Le point principal demeure que les nations sont « punies » et que la théorie de la confiscation renaît encore une fois. Si l'on admet des exceptions au droit des nations à l'autodétermination, au détriment des « mauvaises » nations, on a renversé le premier principe de la communauté libre des nations. Que des Anglais, des Nord-Américains, des Français et des Belges, principaux exportateurs de capitaux, aident ainsi à faire reconnaître le principe que posséder du capital à l'étranger constitue une forme de pouvoir et que sa confiscation est une conséquence naturelle des changements politiques, montre combien la colère aveugle et le désir d'enrichissement passager prend le pas aujourd'hui chez eux sur les considérations rationnelles. Une froide réflexion aurait dû précisément conduire ces peuples à un comportement très différent sur les questions des mouvements de capitaux internationaux.

Le chemin qui nous sort, avec le reste de l'humanité, du danger que représente l'impérialisme mondial pour la communauté naturelle et féconde des nations, et donc pour le destin de la civilisation, se trouve dans le rejet de la politique du sentiment et de l'instinct et dans un retour au rationalisme politique. Si nous voulions nous jeter dans les bras du bolchevisme dans le simple but d'embêter nos ennemis, ceux qui nous ont pris notre liberté et notre propriété, ou mettre également le feu à leur maison, cela ne nous aiderait pas le moins du monde. Le but de notre politique ne doit pas être d'entraîner nos ennemis dans notre propre destruction. Nous devrions essayer de ne pas nous détruire nous-mêmes et de sortir à nouveau de la servitude et de la misère. Nous ne pouvons toutefois pas y parvenir par des actions de guerre, ni par la revanche ou la politique du désespoir. Il n'y a qu'un seul salut pour nous et pour l'humanité : le retour au libéralisme rationaliste des idées de 1789.

Il se peut que le socialisme représente une meilleure forme d'organisation du travail humain. Laissons tous ceux qui l'affirment essayer de le démontrer de manière rationnelle. Si la preuve en était donnée, alors le monde, uni de façon démocratique par le libéralisme, n'hésiterait pas à introduire la communauté communiste. Dans un État démocratique, qui s'opposerait à une réforme qui apporterait nécessairement le plus grand bénéfice à l'écrasante majorité ? Le rationalisme politique ne rejette pas le socialisme par principe. Mais il rejette par avance le socialisme qui dépend non pas d'une analyse froide mais de sentiments peu clairs, qui ne repose pas sur la logique mais sur le mysticisme d'un évangile du salut, le socialisme qui ne découle pas de la libre volonté de la majorité du peuple mais du terrorisme de sauvages fanatiques.



Notes

1. Schiller :

... der Krieg lässt die Kraft erscheinen,
Alles erhebt er zum Ungemeinen,
Selber dem Feigen erzeugt er den Mut. (Die Braut von Messina)


[... la guerre laisse apparaître la force,
Elle élève tout au rang d'extraordinaire,
Et engendre le courage même chez le lâche. (La Fiancée de Messine)]

2. Ceci ne se réfère pas à la glorification de la guerre par les esthètes velléitaires qui admirent dans l'activité de guerre la force dont ils manquent. Cet impérialisme de salon et de café est sans importance. Avec ses effusions littéraires il n'est qu'un compagnon de route.

Les jeux et le sport constituent une tentative de réagir à l'impérialisme émotionnel naturel. Ce n'est pas par hasard que l'Angleterre, patrie de l'utilitarisme moderne, est également la patrie du sport moderne et que précisément l'Allemagne — et en son sein la couche la plus hostile à la philosophie utilitariste, la jeunesse universitaire — est le pays qui s'est refusé le plus longtemps à la diffusion des activités sportives.

3. Cf. J. Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen (Berlin : 1905), p. 96.


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