Nation, État et Économie

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo  

Troisième partie – Socialisme et impérialisme


4. L'impérialisme socialiste

Les anciens socialistes étaient des adversaires de la démocratie. Ils voulaient faire le bonheur du monde par leurs projets et étaient intolérant à l'égard de ceux qui avaient un avis différent. Leur forme favorite d'État aurait été l'absolutisme éclairé, dans lequel ils se rêvaient secrètement dans la peau du despote éclairé. Conscients de ne pas occuper ce poste et de ne pas pouvoir non plus y parvenir, ils cherchaient le despote prêt à adopter leurs projets et à devenir leur outil. D'autres socialistes, en outre, ont une orientation d'esprit oligarchique et veulent que le monde soit dirigé par une aristocratie comprenant les individus — à leurs yeux — véritablement les meilleurs. De ce point de vue il importe peu que ces aristocrates soient les philosophes de Platon, les prêtres de l'Église ou le Conseil newtonien de Saint-Simon.

Marx opéra à ce sujet un changement complet d'interprétation. Les prolétaires constituent l'immense majorité de la population. Or, ils doivent tous nécessairement devenir socialistes puisque c'est la réalité sociale qui détermine leur conscience. Le socialisme serait ainsi, au contraire de toutes les luttes de classe antérieures qui furent des mouvements minoritaires ou dans l'intérêt de minorités, le mouvement de la vaste majorité dans l'intérêt du plus grand nombre, et ce pour la première fois dans l'Histoire. Il s'ensuit que la démocratie est le meilleur moyen pour instaurer le socialisme. Le véritable fondement sur lequel fut bâti le socialisme démocratique était le fait de trouver sa base principalement en Allemagne, en Autriche et en Russie, dans des pays par conséquent où la démocratie ne l'avait pas encore emporté. Le programme démocratique était le programme naturel de tout parti d'opposition et donc nécessairement aussi du socialisme.

Quand la possibilité se présenta en Russie à un nombre très réduit, par rapport à une population de millions de gens, de socialistes de saisir les rênes en s'emparant des moyens du pouvoir abandonnés par tsarisme déchu, les principes démocratiques furent rapidement jetés par dessus bord. Le socialisme russe n'est certainement pas le mouvement de l'immense majorité. S'il prétend être un mouvement dans l'intérêt de l'immense majorité, cela n'a rien d'exceptionnel : tous les mouvements l'ont dit. Il est certain que le règne des bolcheviques repose en Russie tout autant sur la possession de l'appareil de gouvernement que le règne des Romanov autrefois. Une Russie démocratique ne serait pas bolchevique.

En Allemagne une dictature du prolétariat n'aurait aucune difficulté, comme le disent ses partisans, à vaincre la résistance de la bourgeoisie à la socialisation des moyens de production. Si l'on renonce d'avance à la socialisation des petites fermes de paysans et que l'on permette au petit rentier de continuer à toucher des revenus, conformément aux intentions du socialisme actuel, il ne faut pas s'attendre à la moindre résistance en Allemagne. Les idées libérales, les seules avec lesquelles on puisse s'opposer au socialisme, n'ont jamais gagné beaucoup de terrain en Allemagne : elles n'y sont aujourd'hui partagées que par à peine une douzaine de personnes. La résistance à la socialisation qui se fonde sur la défense d'intérêts privés n'a jamais — à juste titre — la moindre perspective de succès, et encore moins dans un pays dans lequel les richesses industrielles et commerciales ont toujours semblé être un crime aux yeux des masses. L'expropriation de l'industrie, des mines et des grandes propriétés terriennes, ainsi que l'élimination du commerce sont dans l'Allemagne d'aujourd'hui la revendication fougueuse de l'écrasante majorité du peuple allemand. Pour la mettre en oeuvre il n'est nul besoin d'une dictature. Le socialisme peut compter sur les grandes masses du moment, il n'a pas à craindre la démocratie.

L'économie allemande est aujourd'hui dans la pire position imaginable. D'un côté la guerre a détruit d'immenses biens de valeur et a laissé le peuple allemand dans l'obligation de payer de lourdes réparations à ses adversaires ; d'un autre côté elle a clairement mis en lumière la surpopulation relative des terres allemandes. Tout le monde doit admettre aujourd'hui qu'il sera extraordinairement difficile, si ce n'est impossible, pour l'industrie allemande d'après-guerre de faire concurrence à l'industrie étrangère sans une forte réduction du niveau des salaires. Des centaines de milliers, voire des millions d'Allemands observent aujourd'hui jour après jour la disparition de leurs maigres biens. Les gens qui se croyaient encore riches il y a quelques mois, qui étaient enviés par des milliers d'autres et qui en tant que « bénéficiaires de la guerre » ne faisaient pas vraiment l'objet d'une tendre attention de la part du peuple, peuvent aujourd'hui calculer avec exactitude quand ils auront fini de consommer les modestes vestiges de l'apparente richesse et deviendront des mendiants. Les membres des professions libérales voient leur niveau de vie chuter jour après jour sans le moindre espoir d'une amélioration.

Qu'un peuple dans une telle situation puisse être saisi par le désespoir n'est pas étonnant. Il est facile de dire qu'il n'existe qu'un remède contre le danger de la misère croissante de tout le peuple allemand, à savoir reprendre le travail aussi rapidement que possible et essayer, en améliorant le processus productif, de compenser les dommages infligés à l'économie allemande. Mais il est compréhensible qu'un peuple à qui l'on a prêché l'idée de puissance pendant des décennies, dont l'instinct de force a été réveillé par les horreurs de la longue guerre, cherche aussi en premier lieu à recourir de nouveau lors de la crise actuelle à une politique de pouvoir. Le terrorisme des spartakistes continue la politique des Junkers, comme le terrorisme des bolcheviques continue la politique tsariste.

La dictature du prolétariat permettrait de surmonter plus facilement les difficultés économiques du moment en confisquant les biens de consommation détenus par les classes possédantes. Il est clair que ce n'est pas du socialisme et qu'aucun théoricien socialiste n'a jamais défendu cela. On ne peut cacher de cette manière qu'avec maladresse et uniquement pendant un certain temps les difficultés auxquelles est confrontée la production menée sur une base socialiste. Les importations de denrées alimentaires en provenance de l'étranger peuvent être financées pendant un moment par la vente de titres étrangers et par l'exportation d'oeuvres d'art et de bijoux. Cela doit cependant échouer tôt ou tard.

La dictature du prolétariat veut utiliser la terreur pour tuer dans l'oeuf toute tentative d'opposition. Le socialisme est censé être installé pour l'éternité une fois la propriété retirée à la bourgeoisie et toute possibilité de critique publique interdite. On ne peut bien entendu pas nier que l'on puisse réussir beaucoup de choses de cette façon, et que l'on peut avant tout détruire ainsi toute la civilisation européenne ; mais on ne bâtit pas de cette façon une société socialiste. Si le modèle social communiste est moins adapté que celui reposant sur la propriété privée des moyens de production pour apporter « le plus grand bonheur au plus grand nombre », les idées libérales ne peuvent pas être éliminées même par des mesures terroristes.

Le socialisme marxiste, mouvement fondamentalement révolutionnaire, est en son for intérieur favorablement disposé envers l'impérialisme. Personne ne le niera et certainement pas les marxistes, qui proclame ouvertement le culte de la révolution. On remarque toutefois moins souvent que le socialisme moderne de la nécessité doit également avoir une apparence impérialiste.

Le socialisme moderne ne se présente pas comme une demande rationnelle ; il s'agit d'une position de politique économique qui se présente comme une doctrine du salut à l'instar des religions. En tant qu'idée politique et économique il devrait s'opposer au libéralisme sur le plan intellectuel : il devrait essayer de réfuter les arguments de ses adversaires par la logique et répondre aux objections qu'ils font à ses propres doctrines. Certains socialistes l'ont fait. Mais généralement parlant les socialistes se sont peu souciés de débattre scientifiquement des avantages et des inconvénients des deux systèmes de production sociale envisageables. Ils ont institué le programme socialiste en doctrine de salut. Ils ont présenté toutes les souffrances terrestres comme une émanation du modèle social capitaliste et ont promis d'éliminer avec l'instauration du socialisme tout ce qui était douloureux. Ils rendaient l'économie capitaliste responsable des défauts du passé et du présent. Dans le futur toutes les aspirations et tous les espoirs seront comblés ; l'agité trouvera le calme ; le malheureux le bonheur ; l'inadapté la force ; le malade le remède ; le pauvre la richesse ; l'abstinent le plaisir. Dans l'avenir le travail sera un plaisir et plus un tourment. Dans l'avenir s'épanouiront un art dont l'art « bourgeois » ne peut donner idée de sa magnificence, et une science qui résoudra toutes les interrogations restantes dans l'univers. Tous les besoins sexuels disparaîtront : homme et femme se donneront l'un à l'autre le bonheur dans un amour dont les générations précédentes n'auraient jamais rêvé. La nature humaine subira un profond changement : elle deviendra noble et sans tache ; toutes les insuffisances intellectuelles, morales et physiques disparaîtront de l'humanité. Ce qui s'épanouit pour le héros allemand dans le Walhalla, pour le chrétien dans le jardin de Dieu, pour le musulman dans le paradis de Mahomet — le socialisme le réalisera sur terre.

Les utopistes, et Fourier avant tout, cherchaient sans cesse à dépeindre les détails de cette vie facile. La marxisme a très nettement interdit toute esquisse de la situation future. Mais cette prohibition ne se référait qu'à la description du modèle économique, gouvernemental et légal du monde socialiste et ce sacrifice fut un coup de maître de sa propagande. Comme les dispositions du monde futur étaient laissées dans un flou mystérieux, les adversaires du socialisme étaient privés de toute possibilité de les critiquer et de montrer éventuellement que leur mise en oeuvre ne pourrait en aucun cas créer le paradis sur terre. Décrire des conséquences favorables de la socialisation de la propriété n'était, au contraire, nullement proscrit par le marxiste comme cela l'était pour la démonstration des moyens permettant d'y parvenir. En représentant sans arrêt tous les maux de la terre comme des événements concomitants et nécessaires du modèle social capitaliste, et en déclarant de plus qu'ils cesseraient dans les futures conditions, il a dépassé, par le tableau utopique du bonheur qu'il promettait d'apporter, les auteurs les plus imaginatifs de romans utopiques. L'annonce mystérieuse et l'allusion mystique ont bien plus d'effet qu'une explication claire.

Le fait que le socialisme apparut comme une doctrine du salut lui rendit facile son combat contre le libéralisme. Quiconque cherche à réfuter le socialisme par des moyens rationnels se heurte chez la plupart des socialistes non pas à des convictions rationnelles, comme attendu, mais plutôt à une croyance, ne découlant pas de l'expérience, dans la rédemption par le socialisme. On peut sans aucun doute aussi défendre le socialisme de manière rationnelle. Mais pour la grande masse de ses adhérents il s'agit d'une doctrine du salut : ils croient en elle. Chez ceux auprès de qui les Évangiles ont perdu de leur force elle remplace la foi et constitue une consolation et un espoir face aux difficultés de la vie. Face à une telle conviction aucune critique rationaliste ne peut réussir. Celui qui aborde un socialiste de ce type avec des objections rationnelles trouve le même manque de compréhension que rencontre la critique rationaliste des doctrines de la foi chez le chrétien croyant.

Dans ce sens il est parfaitement justifié de comparer le socialisme et le christianisme. Mais le Royaume du Christ n'est pas de ce monde ; le socialisme veut au contraire établir le royaume du salut sur terre. C'est là que se trouve sa force, mais là aussi sa faiblesse, qui le conduira un jour à un effondrement aussi rapide que son triomphe. Même si la méthode de production socialiste pouvait augmenter la productivité et offrir un bien-être général supérieur à ce que donne la méthode libérale, il serait obligé de décevoir amèrement ses partisans, qui en attendent aussi la plus grande exaltation du sentiment de bonheur interne. Il ne sera pas capable d'éliminer l'insuffisance terrestre, il ne pourra pas calmer la quête faustienne ni combler les aspirations intérieures. Si le socialisme devenait réalité, il devrait admettre qu'une religion ne faisant pas référence à la vie à venir est absurde.

Le marxisme est une théorie évolutionniste. Même le mot de « révolution » signifie « évolution » dans l'interprétation matérialiste de l'Histoire. Mais la nature messianique de l'évangile socialiste finit par conduire le socialisme marxiste à toujours soutenir les renversements violents, la révolution au sens strict du terme. Il ne put admettre que l'évolution approchait du socialisme autrement qu'en constatant que les contradictions du mode de production capitaliste devenaient de plus en plus claires et appelaient un renversement révolutionnaire du capitalisme dans le futur proche. S'il avait bien voulu admettre que l'évolution conduisait à instaurer le socialisme petit à petit, il se serait retrouvé dans l'embarras de devoir expliquer pourquoi ses prophéties de salut ne se réalisaient pas petit à petit dans la même mesure. Le marxisme devait nécessairement rester pour cette raison révolutionnaire s'il ne voulait pas abandonner son outil de propagande le plus efficace, la doctrine du salut. Pour cette raison et malgré tout ce que l'on savait, il se cramponna à sa théorie de la misère croissante et de l'effondrement. Il dut rejeter pour cette raison le révisionnisme de Bernstein ; pour cette raison il ne se laissa pas retirer un iota de son orthodoxie.

Désormais, cependant, le socialisme a gagné. Le jour de la réalisation s'est levé. Des millions de gens se dressent avec fougue et réclament le salut qui était censé venir ; ils réclament les richesses, demandent le bonheur. Les dirigeants vont-ils maintenant venir pour consoler la multitude en disant que le travail assidu, après peut-être quelques décennies ou quelques siècles, sera leur récompense et que le bonheur intérieur ne peut jamais être atteint sans moyens externes ? Pourtant, combien de fois ont-ils critiqué le libéralisme parce qu'il recommandait l'assiduité et l'épargne au pauvre ! Combien de fois ont-ils tourné en ridicule les doctrines qui refusaient d'attribuer toutes les épreuves terrestres aux défauts du système social !

Le socialisme n'a qu'une seule façon de s'en sortir. Sans se préoccuper du fait qu'il détient le pouvoir, il doit encore essayer d'apparaître comme une secte opprimée et persécutée, empêchée par des puissances hostiles de mettre en oeuvre des parties essentielles de son programme, et faire ainsi porter à d'autres la responsabilité de la non réalisation de l'état de félicité annoncé. Dans la même optique, la lutte contre les ennemis du salut général devient une nécessité inévitable pour la communauté socialiste. Elle doit persécuter dans le sang la bourgeoisie intérieure ; elle doit passer à l'offensive face aux pays étrangers qui ne sont pas encore socialistes. Elle ne peut pas attendre que les étrangers se tournent volontairement vers le socialisme. Comme elle ne peut expliquer l'échec du socialisme que par des machinations du capitalisme étranger, elle en arrive nécessairement à un nouveau concept d'une internationale socialiste offensive. Le socialisme ne peut être réalisé que si le monde entier devient socialiste ; un socialisme isolé dans une nation unique y devient impossible. Par conséquent, tout gouvernement socialiste doit immédiatement se préoccuper de propager le socialisme à l'étranger.

Il s'agit là d'un type d'internationalisme très différent de celui du Manifeste communiste. Il n'est pas conçu dans une perspective défensive mais offensive. Pour aider la victoire de l'idée socialiste il devrait cependant suffire — pourrait-on penser — que les nations socialistes organisent leurs sociétés tellement bien que leur exemple conduise les autres à les imiter. Mais pour l'État socialiste, l'attaque contre tous les États capitalistes est une nécessité vitale. Pour maintenir sa position à l'intérieur du pays, il doit devenir agressif à l'extérieur. Il ne peut pas se reposer avant d'avoir socialisé le monde entier.

L'impérialisme socialiste n'a également aucune base économique. Il est difficile de voir pourquoi une communauté socialiste ne pourrait pas acquérir par le commerce avec les pays étrangers les biens qu'elle ne peut pas produire elle-même. Le socialiste convaincu de la plus grande productivité de la production communiste est le moins bien placé pour nier ce fait 24

L'impérialisme socialiste dépasse tous les impérialismes précédents par son étendue et par sa profondeur. La nécessité interne qui l'a fait naître, enraciné dans la nature de l'évangile socialiste du salut, le pousse de manière illimitée dans toutes les directions. Il ne peut pas s'arrêter avant d'avoir soumis la totalité du monde habité et avant d'avoir éliminé toute trace des autres formes de société humaine. Tous les impérialismes qui l'ont précédé purent se passer d'une expansion supplémentaire lorsqu'ils rencontrèrent des obstacles à leur diffusion et qu'ils ne purent les surmonter. L'impérialisme socialiste ne pourrait pas le faire : il devrait considérer de tels obstacles comme des difficultés non seulement pour son expansion extérieure mais aussi pour son développement au pays. Il doit essayer de les détruire ou disparaître lui-même.



Note

24. Notons à quel point l'argument de la thèse de l'impossibilité du socialisme en dehors du socialisme mondial est absent de la littérature marxiste avant 1918.


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