par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Publié pour la première fois dans The Economic Journal (septembre 1933).
Les célèbres leçons sur la monnaie et le commerce international de Nassau William Senior ont été rééditées par la London School of Economics and Political Science dans leur collection de réimpressions 1. Nous vivons dans un monde où les barrières commerciales deviennent de plus en plus insurmontables. Pour défendre le système de la protection et de la prohibition, on entend à nouveau les mêmes arguments que Senior et ses collègues économistes avaient réfutés et que Ricardo avait déjà réfutés des années auparavant. Pourquoi cette critique avisée de la théorie mercantiliste 2 de la richesse n'a-t-elle pas réussi à convaincre l'opinion publique ? Y a-t-il un point faible dans la démonstration de la futilité de la doctrine protectionniste ?
Le principal argument du raisonnement protectionniste est aujourd'hui à nouveau, comme à l'époque de la théorie mercantiliste, le point de vue monétaire. La restriction des importations serait indispensable au maintien de l'équilibre monétaire d'un pays. Il est vrai que l'on ne parle plus du danger de perdre les réserves de pièces de métaux précieux en circulation au profits des pays étrangers. Mais la seule raison en est que pratiquement aucun pays n'a conservé aujourd'hui une véritable circulation de pièces d'or comme la plupart le faisaient jusqu'au déclenchement de la guerre. Le protectionniste moderne insiste plutôt sur la nécessité de garantir le taux de change entre la monnaie nationale et les monnaies étrangères. Ce qu'il refuse d'admettre, c'est que ce taux de change ne dépend pas, en définitive, de la balance des paiements et qu'il n'y a pas de danger de voir la situation se détériorer tant qu'il n'y a pas de surémission de billets dans le pays.
La question à laquelle il faut répondre est exactement la même que celle posée dans les leçons de Senior sur « La Transmission des métaux précieux d'un pays à un autre ». La différence ne tient qu'à la formulation, pas au fond. Le problème est de savoir s'il existe un réajustement automatique de la balance des paiements ou si le gouvernement est obligé d'intervenir pour éviter des conséquences désastreuses. La chaîne de raisonnements par laquelle Senior démontre que l'intervention du gouvernement est superflue à ce sujet part d'une situation où les importations et les exportations de biens dominent les relations commerciales internationales. Dans la situation actuelle il semble nécessaire de tenir compte de l'importance du crédit et par là même d'insister non seulement sur le prix des biens mais aussi sur les taux d'intérêt. Ceci ne change bien entendu rien à l'essence du problème mais a de grandes conséquences sur l'aspect politique et éthique de la question.
Des considérations de cette nature jouent aux yeux du public un plus grand rôle qu'on ne le pense en général. En discutant du problème des restrictions commerciales en se référant principalement aux prix des biens, on imagine un producteur égoïste qui demande des prix plus élevés au pauvre consommateur. Dans ce cas la sympathie est du côté du consommateur. Mais en ce qui concerne les taux d'intérêt la sympathie va au prêteur. Alors qu'à propos du prix des biens l'opinion publique se divise en deux camps de sorte que les amis des prix élevés s'opposent aux amis des prix bas, à propos de l'intérêt il n'existe qu'une seule opinion, celle en faveur des taux bas. Comme le sujet de la controverse semble résider dans le dilemme entre, d'une part, maintenir un taux d'escompte national bas au prix de restrictions sur les importations et, d'autre part, laisser le prix de l'argent monter avec le libre-échange, la balance penche du côté des restrictions sur les importations. On rencontre dans tous les pays une formidable opposition aux taxes sur les importations que l'on essaie de justifier par la nécessité de faire monter le niveau national des prix afin de favoriser la production nationale. L'opposition est très faible quand des taxes sur les importations ont pour objectif affiché le maintien d'un taux d'intérêt bas.
Il n'y a aucun doute que, dans les pays où le capital est très abondant, le taux d'intérêt serait bien plus bas s'il n'y avait plus d'occasions d'exporter des capitaux vers des pays ayant un taux d'intérêt plus élevé. Si le Royaume-Uni ou la France n'avaient pas investi de grandes sommes d'argent à l'étranger au cours des cinquante ou soixante années ayant précédé la guerre, le taux de l'argent à Londres et à Paris aurait été bien plus bas qu'il ne le fut en réalité. Si à cette époque quelqu'un avait proposé en Angleterre des restrictions sur les investissements étrangers du point de vue de la main-d'œuvre, comme le Liberal Industrial Report le fit après la guerre, cela aurait été compréhensible au moins du point de vue d'une politique de classe à courte vue. Mais, de façon étrange, c'étaient les pays importateurs de capitaux et non les pays exportateurs de capitaux qui se plaignaient le plus des conséquences des mouvements internationaux de capitaux, en croyant qu'ils devaient entraîner des taux d'intérêt plus élevés alors que leurs effets allaient en sens contraire. Fait surprenant, on développa en Autriche dans les années 1870 une théorie selon laquelle la monnaie de papier autrichienne isolait le pays de la solidarité des marchés monétaires internationaux et permettait ainsi à la banque d'émission d'accroître le crédit tout en conservant un taux d'intérêt relativement bas sans aucun inconvénient. Cette théorie erronée fut dûment réfutée par Wilhelm Luccam, alors directeur de la banque centrale autrichienne. Mais elle survécut néanmoins en Autriche et connut de plus en plus de succès avec les ans au sein de toute l'Europe, particulièrement en Allemagne, et même en Amérique.
Quand les gens affirment habituellement de nos jours que les choses ont si profondément changé, depuis l'époque où fut développé la théorie classique de la monnaie et des devises étrangères, que l'on ne peut plus appliquer ses résultat à la situation moderne, ils ne donnent malheureusement aucune preuve. Il est totalement faux de prétendre que l'augmentation du taux d'escompte n'aurait aujourd'hui aucune conséquence, ou des conséquences faibles, sur les mouvements de l'or et sur les taux de change. Il n'y a aucune preuve que l'ancienne politique d'escompte soit inapplicable à la situation actuelle. Le fait est que les partis au pouvoir préfèrent les conséquences d'une dépréciation de la devise nationale aux conséquences résultant de la non intervention sur le taux de l'argent du marché.
Étudions séparément les différents exemples d'écart par rapport à la l'ancienne parité-or. Il y eut le cas de l'Angleterre en 1931. La Grande-Bretagne dut choisir entre une politique de défense de l'étalon-or par la hausse du taux d'escompte, comme on l'avait fait à maintes reprises, et une politique de dévaluation. Elle se décida pour la deuxième solution parce que celle-ci permettait de maintenir constant le niveau des prix et des salaires britanniques au sein d'un monde où les prix en or baissaient. Les opinions divergent sur la validité de cette politique et il n'y a pas de doute qu'elle aurait été considérée comme particulièrement malsaine du point de vue des idées de Senior. Mais il n'y a rien dans la situation qui ne pourrait être expliqué du point de vue des enseignements théoriques de Senior. Il est vrai que sa décision aurait été très différente de celle des dirigeants de la Grande-Bretagne en 1931. Il aurait pensé que les salaires nominaux devaient baisser pari passu avec les prix et qu'il n'y avait rien d'alarmant dans une situation où le prix des matières premières achetées par l'Angleterre chute plus rapidement que le prix des biens manufacturés qu'elle exporte. Mais Senior, en discutant de ces problèmes avec MM. Norman et Keynes aurait dit à l'issue de la conversation : « Je vois, messieurs, que vous poursuivez d'autres buts. » Mais il n'aurait eu aucune raison de dire : « Vous avez à faire face à une situation que ma théorie ne couvre pas. »
Un changement radical a pourtant eu lieu sur un autre point. Dans le système bancaire moderne les dettes à court terme jouent un rôle prédominant. Les banques des pays prêteurs ont prêté d'énormes sommes aux banques des pays emprunteurs. Elles avaient littéralement le droit de reprendre cet argent à brève échéance. Mais en fait de tels retraits ne pouvaient pas se faire d'un coup car les banque emprunteuses avaient prêté cet argent à l'industrie, qui ne pouvait pas du tout le rembourser, ou seulement après un certain délai. Les relations de crédit internationales se fondaient sur une fausse hypothèse de liquidité. Au moment où les prêteurs voulurent faire valoir leur droit au remboursement il n'y avait que deux solutions : une franche déclaration de faillite de la part des banques débitrices ou l'intervention du gouvernement suspendant les paiements en direction des pays étrangers. L'introduction du contrôle des changes dans certains pays du continent européen au cours de l'été 1931 fut un expédient destiné à remplacer un moratoire explicite.
L'activité bancaire n'est pas plus saine quand on la considère du point de vue de la situation nationale. Les comptes autorisant à tirer des chèques et les comptes d'épargne sont deux choses totalement différentes. L'épargnant souhaite confier son argent pour une période longue : il veut toucher des intérêts. La banque qui reçoit son argent doit le prêter à l'industrie. Un retrait de l'argent confié par l'épargnant ne peut avoir lieu que dans la mesure où la banque est capable de récupérer l'argent qu'elle a prêté. Comme le montant total des comptes d'épargne est utilisé par l'industrie du pays, un retrait intégral est impossible. Un épargnant individuel peut récupérer son argent auprès de la banque, mais tous ne peuvent pas le faire au même instant. Cela ne veut pas dire que l'activité bancaire est malsaine. Elle ne le devient que quand les banques promettent explicitement ou implicitement une chose qu'elles ne peuvent pas faire : rembourser l'épargne déposé à la demande ou à brève échéance.
Les dépôts autorisant à tirer des chèques ont un autre but. Ils constituent les liquidités de l'homme d'affaire, à l'instar des pièces et des billets de banque. Le déposant veut en disposer au jour le jour. Il ne réclame pas d'intérêts, ou au moins confierait son argent à la banque y compris sans intérêts. La banque, certes, n'aurait rien à y gagner si elle devait garantir la disponibilité de la totalité du montant de ces dépôts. Elle doit prêter l'argent à court terme à l'industrie. Si tous les déposants réclamaient simultanément le retrait de leurs dépôts, elle ne pourrait pas répondre à la demande. Le fait qu'une banque qui émet des billets ou qui propose des dépôts permettant de tirer des chèques ne détient pas dans ses coffres la totalité du montant correspondant aux billets en circulation et aux dépôts, et ne peut par conséquent jamais rembourser en une fois le montant total de ses engagements de ce type, constitue l'épineux problème de la politique bancaire. C'est la prise en compte de cette difficulté qui doit déterminer la politique de crédit des banques émettant des billets ou des dépôts autorisant l'émission de chèques. C'est ce point qui a entraîné la législation limitant l'émission de billets de banque et qui impose aux banques centrales de conserver des fonds de réserve d'un certain montant.
Mais le cas des dépôts d'épargne est différent. Comme l'épargnant n'a pas besoin de la somme déposée à la demande ou à brève échéance, il n'est pas nécessaire que les caisses d'épargne et les autres banques acceptant ce type de dépôts promettent de rembourser à la demande ou à court terme. C'est néanmoins de ce qu'elles ont fait. Et elles se sont ainsi exposées aux dangers d'une panique. Elles n'auraient pas couru ce danger si elles n'avaient accepté les dépôts d'épargne qu'à la condition de notifier tout retrait plusieurs mois à l'avance.
L'opinion publique pense que le véritable danger du maintien de la stabilité monétaire réside dans la fuite des capitaux. Cette idée est fausse. Le capital investi dans l'immobilier, dans des usines industrielles ou dans des participations dans des compagnies possédant des biens de cette nature ne peut pas s'envoler. Vous pouvez vendre ce type de bien et quitter le pays avec l'argent reçu. Mais — à moins qu'il n'y ait un accroissement du crédit — l'acheteur vous remplace. Si c'est un étranger, alors la fuite de capital du natif du pays est compensée par l'arrivée de capitaux de l'étranger. Si l'acheteur est un autre habitant du pays, alors il ne peut se procurer les moyens — si aucun crédit supplémentaire n'est accordé suite à une expansion du crédit — qu'en vendant ses biens, et sa situation est identique à la précédente. Une personne ou une autre peut retirer ses capitaux d'un pays, mais cela ne peut jamais constituer un mouvement de masse. Il n'y a qu'une exception apparente : le dépôt d'épargne qui peut être retiré immédiatement ou à court terme de la banque. Quand un dépôt d'épargne peut être retiré instantanément et que la banque d'émission rend ce retrait immédiat possible en avançant des crédits pour remplacer ces fonds retirés, alors l'expansion du crédit et l'inflation font monter le taux de change. Il est évident que ce n'est pas la fuite des capitaux mais l'expansion du crédit en faveur des caisses d'épargne qui est la racine du mal.
Le nœud du problème se trouve dans la politique des dépôts. Les banques qui ne promettent pas plus qu'elles ne peuvent tenir sans l'aide extraordinaire de la banque centrale ne mettent jamais en péril la stabilité de la monnaie nationale. Et même les autres banques qui ont été assez imprudentes pour accepter des engagements qu'elles ne peuvent pas tenir ne représentent un danger que lorsque la banque centrale essaie de les aider. Si la Banque centrale les abandonnait à leur sort, leurs difficultés particulières n'auraient aucun effet sur les taux de change. Le fait que l'émission supplémentaire de grandes quantités de billets de banque pour permettre le remboursement du montant total ou d'une grande partie des dépôts d'épargne du pays fasse monter le cours des devises étrangères est facile à comprendre. Ce n'est pas simplement le désir des capitalistes de fuir avec leurs capitaux mais l'expansion de la monnaie circulante qui met en danger la stabilité monétaire.
Si les banques centrales ne croyaient pas qu'il était de leur devoir d'étouffer les conséquences de la mauvaise politique des banques de dépôt, elles auraient non seulement maintenu la stabilité du taux de change sans l'aide de mesures artificielles et en même temps inefficace, mais elles auraient obligé les banques de dépôt à se mettre d'accord avec leurs clients à propos du paiement des sommes dues. Par le biais de tels accords elles auraient ajusté les paiements dus aux paiements recevables. Les accords finaux auraient été faits une fois pour toutes et pour toutes les dettes, nationales et étrangères.
Pour résumer, nous n'avons pas le droit de dire que Senior avait à traiter dans ses écrits sur la monnaie et les sujets monétaires de problèmes différents des nôtres. Le rôle de la théorie monétaire et bancaire n'est sur le plan des principes pas différent aujourd'hui de ce qu'il était au temps de Senior. Bien sûr, les conditions de notre système bancaire, des institutions et les considérations que les politiciens gardent en tête sont différentes. Les données sont différentes mais pas le mécanisme de l'échange et de la coopération sociale. Toutes les questions de principe auxquelles Senior eut à faire face sont identiques à celles auxquelles doit répondre notre théorie. Nous pouvons nous écarter de Senior à propos du traitement des points fondamentaux de la valeur et de l'échange, mais nous devons toujours résoudre les mêmes problèmes. Et malgré tous les changement de la pensée et du raisonnement économiques, des conditions sociales et des aspects politiques, de l'organisation bancaire et de la vie des affaires en général, personne ne peut lire ces anciens opuscules sans en tirer profit.
Notes
1. Nassau W. Senior :
Numéros 3, 4 et 5 de la Series of Reprints of scarce Tracts in Economic and Political Science (Londres : London School of Economics and Political Science, 1931).
2. Les mercantilistes croyaient que l'or et les autres métaux précieux constituaient la véritable richesse et préconisaient donc d'augmenter au maximum les exportations d'un pays tout en minimisant les importations. [Note de l'édition américaine.]