Monnaie, méthode et marché

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

17. Quelques observations sur le mouvement réformateur russe

 

Publié pour la première fois dans The Freeman (Mai 1966).

Les chefs du gouvernement communiste russe sont perturbés par le fait que la situation économique des pays n'ayant pas adopté les méthodes de l'Internationale communiste soit bien plus satisfaisante que celle de leur propre pays. S'ils pouvaient réussir à laisser leurs « camarades » dans l'ignorance complète des réalisations du capitalisme occidental, ils ne se soucieraient pas de la faible efficacité de leurs propres usines et fermes. Mais dès qu'une parcelle d'information sur « la richesse » de l'Occident pénètre en Russie, ses maîtres sont pris par la crainte d'une réaction pro-capitaliste dans leur propre demeure. Cette peur les pousse d'une part à fomenter la sédition dans tout le « bloc capitaliste » de la terre, et à d'autre part à discuter de divers projets visant à effectuer certaines réformes mineures de leurs méthodes de gestion.

Personne n'est aujourd'hui plus fermement convaincu de l'incomparable supériorité des méthodes capitalistes de production que les « tsars de la production » des pays se situant derrière le Rideau de fer. La force actuelle du communisme est entièrement due à la mentalité des pseudo-intellectuels des nations occidentales qui jouissent encore de la libre entreprise.

I

L'économie de marché — le capitalisme —est un système social fondé sur la suprématie des consommateurs. Dans son cadre il n'y a qu'une seule méthode pour gagner sa vie et acquérir des biens, à savoir essayer de servir ses semblables, les consommateurs, du mieux possible. Un plébiscite répété tous les jours et à toute heure détermine sans cesse à nouveau les gains de chacun et sa place dans la société. En achetant et en s'abstenant d'acheter les consommateurs attribuent la propriété des facteurs matériels de production à ceux qui ont réussi à satisfaire le mieux, et le moins cher possible, les besoins les plus urgents non encore satisfaits. La propriété des facteurs matériels de production ne peut être acquise et conservée qu'en servant les consommateurs mieux que les autres. C'est pour ainsi dire un mandat public renouvelable.

La suprématie des consommateurs n'en est pas moins totale en ce qui concerne le travail, le facteur humain de la production. Les taux de salaire sont déterminés par le prix que le consommateur, en achetant le produit, est disposé à payer à l'employeur pour la contribution du travailleur au processus de fabrication. C'est donc ainsi le jugement du consommateur qui fixe le montant de la rémunération de chaque travailleur 1. Et n'oublions pas : l'immense majorité des consommateurs sont eux-mêmes des salariés et ce sont eux qui décident à ce titre leur propre rémunération.

L'efficacité unique du système capitalisme tient à ce qu'il incite chacun à utiliser ses forces au maximum pour servir ses semblables. Ce n'est pas un vague altruisme mais un égoïsme bien compris qui pousse un homme à mettre toute sa force au service des autres. Le système du calcul économique exprimé en monnaie, moyen d'échange communément employé, permet de calculer précisément tous les projets à l'avance ainsi que le résultat de chaque action accomplie après coup et permet aussi, ce qui est tout aussi important, d'affecter à chaque facteur la proportion de sa contribution au résultat.

Le trait caractéristique du socialisme est précisément le fait qu'il remplace ce système marchand reposant sur la suprématie des consommateurs par un système dictatorial, le « plan ». Dans une économie planifiée les individus ne sont pas poussés par le désir d'améliorer leur propre condition mais par l'obéissance ou par la crainte d'être punis. Il est impossible aux travailleurs individuels d'améliorer leurs propres efforts : eux seuls subissent la charge des sacrifices nécessaires mais seule une fraction infinitésimale du produit de leurs efforts supplémentaires leur reviendra. A l'inverse, ils peuvent goûter tous les plaisirs de la négligence et de la paresse dans l'accomplissement des tâches qui leur sont confiées parce que la baisse du produit national qui en résulte ne réduit que très peu leur propre part.

Les économistes ont toujours souligné ce défaut inhérent au socialisme. Aujourd'hui tous les habitants des pays socialistes savent que cette critique était pleinement justifiée. Tous leurs projets visant à améliorer la qualité et à accroître la quantité des biens et des services économiques tournent autour de ce problème. Tous ont pour but — malheureusement en vain — de découvrir un schéma qui pourrait intéresser les membres d'un système socialiste à l'effet de leur propre contribution à l'effort collectif.

Que les socialistes reconnaissent ce point et qu'ils soient anxieux de trouver une solution constitue déjà une réfutation spectaculaire de deux des arguments avancés avec le plus d'empressement en faveur du socialisme. D'une part les socialistes affirmaient que dans une économie de marché les salariés ne cherchaient pas à améliorer la production de leur propre travail. Ils s'attendaient à ce que le socialisme apportât des améliorations sans précédent aux contributions des travailleurs, chacun y étant incité par la connaissance de ne point travailler pour un exploiteur mais pour ses propres intérêts. Par ailleurs les socialistes calomniaient la recherche du profit, la décrivant comme l'institution la plus pernicieuse et la plus « socialement » nuisible, et se laissaient aller à des rêveries sur les bienfaits de ce qu'ils appelaient la substitution de « la production pour l'usage » à la « production pour le profit ».

Un aveu tout aussi important de l'échec de l'idéologie socialiste nous est fourni par les petits terrains dont l'exploitation pour le compte des travailleurs ruraux (fausse dénomination pour éviter de parler de « profit privé ») a à elle seule évité les famines dans un pays qui compte une bonne partie du sol arable le plus fertile du monde. L'urgence du problème de la productivité soviétique est due au fait que dans les industries de transformation il n'existe aucun expédient analogue à portée de main.

II

Les projets de réforme tant débattus du professeur Liberman 2 et d'autres auteurs russes ne portent pas sur les caractéristiques essentielles du système soviétique de planification centralisée de toutes les activités habituellement qualifiées d'économiques. Ils ne traitent pas non plus en quoi que ce soit des problèmes du calcul économique. (Pour les planificateurs russes actuels ce problème n'a pas encore une importance primordiale car, œuvrant au milieu d'un monde ayant un système de prix, ils sont en mesure de compter sur les prix déterminés sur les marchés de l'Occident.)

Ce que les réformateurs veulent obtenir, c'est une amélioration dans la conduite des usines et des ateliers fabriquant les biens de consommation par le biais de l'adoption de nouvelles méthodes de rémunération des directeurs, des superviseurs et des chefs d'équipe. Les salaires de ces personnes devraient par conséquence être décerné de façon à ce qu'ils aient un intérêt pécuniaire à produire des articles jugés satisfaisants par les consommateurs.

C'est une grave erreur d'utiliser une quelconque référence au concept de « profit » en traitant de cette question ou de déclarer que la méthode de paiement proposée pourrait vouloir dire quelque chose comme un « partage des profits », une « participation aux bénéfices ». Il n'y a pas de place dans un système socialiste pour la constitution ou le calcul d'une grandeur que l'on pourrait appeler profit ou perte.

L'objet de la production est d'utiliser les facteurs de production matériels et humains disponibles en vue de la plus grande satisfaction possible de besoins futurs pour lesquels il ne peut y avoir aucune connaissance certaine aujourd'hui.

La technique indique dans quels buts les divers facteurs de production pourraient être employés : elle montre ainsi les objectifs qui pourraient être atteints s'ils étaient considérés souhaitables. Choisir, au milieu de cette déroutante profusion de possibilités de production, celles qui ont le plus de chances de pouvoir satisfaire les plus urgents des futurs besoins des consommateurs est, dans une économie de marché, le rôle spécifique de l'entrepreneur. Si tous les entrepreneurs avaient raison dans leur appréciation de l'état futur du marché, le prix des divers facteurs complémentaires auraient déjà atteint aujourd'hui le niveau correspondant à cette situation future. Comme, dans ces conditions, aucun entrepreneur n'aurait acquis une partie ou la totalité des facteurs de production complémentaires à des prix inférieurs ou supérieurs à ceux que les événements postérieurs montrent être les bons, aucun profit et aucune perte ne pourraient survenir.

On fait un profit en ayant dépensé moins que l'on reçoit — plus tard — des acheteurs du produit, et l'on subit une perte si l'on ne parvient à vendre qu'à des prix ne remboursant pas les frais dépensés au cours de la production. Ce qui détermine le profit ou la perte est le choix de l'objectif fixé aux activités entrepreneuriales et le choix des méthodes pour y parvenir.

C'est donc l'investissement qui entraîne soit un profit soit une perte. Comme dans un système socialiste seule la « société » investit, seule celle-ci peut faire un profit ou subir des pertes. Mais dans un système socialiste les facteurs matériels de production sont des res extra commercium [des biens extra-économiques]. Cela veut dire qu'ils ne peuvent être ni achetés ni vendus et qu'aucun prix ne peut être déterminé pour eux. Il est par conséquent impossible de savoir si une activité de production donnée aboutit à une perte ou à un profit.

La grandeur du capitalisme tient précisément au fait qu'il tend à placer la direction de la production entre les mains des entrepreneurs qui ont le mieux réussi à répondre aux demandes des consommateurs. Dans une économie planifiée il manque un processus de sélection intégré de ce genre. Il y importe peu que les autorités planificatrices se trompent ou non. Les consommateurs doivent prendre ce que les autorités leurs donnent. Les erreurs commises par l'autorité planificatrice n'apparaissent pas parce qu'il n'y a aucune méthode permettant de les découvrir.

Dans une économie de marché l'aspect critique du profit démontre qu'aux yeux des consommateurs un entrepreneur a mieux servi ces derniers que les autres. Pertes et profits sont ainsi le résultat d'une comparaison et d'une estimation des performances des différents fournisseurs. Dans le système socialiste il n'y a rien qui puisse permettre de comparer les biens fabriqués et les services rendus par le plan et ses exécuteurs avec quelque chose d'autre provenant d'ailleurs. Le comportement des personnes que le plan et ses exécuteurs sont supposés approvisionner n'indique pas s'il aurait été possible ou non de recourir à une méthode plus performante pour répondre à leurs besoins. Si l'on parle de profits à propos du socialisme, on ne fait qu'engendrer la confusion. Il n'y a pas de profits en dehors du « système de profits et pertes ».

Si les autorités promettent au directeur d'une usine de chaussures une prime calculée comme un pourcentage des ventes, ils ne le font pas participer aux « bénéfices ». On peut encore moins parler dans ce cas de retour au système du profit. Les profits ne peuvent être calculés que si l'on déduit la totalité des coûts de la totalité des recettes. Une opération de ce genre est impossible dans les conditions du cas évoqué. Toute l'usine, avec tous ses équipements, a été placée par les autorités sous la responsabilité du directeur, et on lui a donné avec elle tous les matériaux nécessaires ainsi que l'ordre de produire, avec l'aide des ouvriers affectés à cette entreprise, une quantité donnée de chaussures devant être livrée dans des magasins donnés. Il n'existe aucune méthode permettant de déterminer les coûts de l'ensemble des opérations ayant précédé la première décision du directeur. La prime qui lui est accordée ne peut pas avoir le moindre rapport avec la différence chiffrée entre ces coûts totaux et les recettes issues de la vente du production finale.

III

En réalité le problème de la réforme dont on débat avec passion aujourd'hui dans les pays communistes ne concerne pas la rentabilité des diverses usines et des divers processus productifs. Il tourne en fait autour d'un problème différent. Est-il possible dans un pays socialiste de rémunérer un travailleur, et en particulier le principal dirigeant d'une usine, en fonction de la valeur que les consommateurs, le peuple, donnent à sa contribution à la réalisation du produit ou du service ?

Dans l'économie de marché, ou capitaliste, l'employeur est obligé de payer à un travailleur qu'il emploie le prix que les consommateurs sont prêts à lui rembourser en achetant le produit. S'il payait plus il subirait des pertes, perdrait ses fonds et serait éliminé des rangs des entrepreneurs. S'il essayait de payer moins, la concurrence des autres employeurs l'empêcherait de trouver des auxiliaires. Dans un régime socialiste il n'y a pas de lien de ce genre entre les sommes dépensées pour la production d'un bien et son appréciation par les consommateurs. Il ne peut donc pas en général y être le moins du monde question de rémunérer les travailleurs en fonction de leur « productivité », telle que les consommateurs la jugent. Ce n'est que dans des cas exceptionnels qu'il est possible de séparer la contribution d'un travailleur de celles de tous les autres, de sorte qu'il devienne possible de déterminer l'évaluation individuelle qu'en font les consommateurs et par conséquent sa rémunération en fonction de cette évaluation. Un exemple : toutes les places d'un opéra sont vendues au prix habituel m. Mais si un fameux ténor chante la partie principale, l'opéra affiche complet même si le prix d'entrée passe à m+n. Il est évident que de tels cas sont extrêmement rares et qu'on ne doit pas s'y référer en traitant du problème de la détermination des salaires dans un régime socialiste.

Bien sûr, une direction socialiste peut déterminer pour plusieurs types de travail les tâches normales à accomplir par le travailleur et récompenser d'une part ceux qui accomplissent davantage tout en pénalisant d'autre part ceux qui ne parviennent pas à produire leurs quotas. Mais une telle norme ne dépend en aucune façon d'un quelconque phénomène du marché. Elle résulte d'une décision plus ou moins arbitraire des autorités.

Dans l'économie de marché les salaires payés aux gens fabriquant des biens ou rendant des services ne pouvant pas être vendus sur le marché et pour lesquels on ne dispose par conséquent d'aucun prix sont déterminés indirectement par la structure du marché. L'employeur — en règle générale le gouvernement dans ce type de cas — doit suffisamment rémunérer ces personnes pour éviter qu'elles ne préfèrent un emploi dans l'orbite du marché. Une telle détermination indirecte du niveau des salaires est également impossible dans un système socialiste.

Bien entendu, le gouvernement est toujours libre d'octroyer à tout fonctionnaire qu'il emploie un salaire égal à la valeur que le dirigeant ou le planificateur suprême attache aux services de cet homme. Mais cela n'a aucun lien avec le problème social sur lequel porte la discussion.



Notes

1. C'est ce à quoi le jargon de l'industrie d'Hollywood se réfère lorsqu'il utilise le terme de « recettes du box office ». Mais cela vaut tout autant pour les autres industries.

2. Yevsei Liberman commença à écrire en Union soviétique dans les années 1960 que les profits devraient être « l'indice d'efficacité d'une entreprise ». En 1966 fut institué un plan accordant l'autonomie à 43 entreprises différentes dans diverses industries. Le résultat fut une augmentation de la productivité et du revenu des travailleurs, conduisant à une plus grande épargne individuelle et à davantage de biens exportables, Socialism: The Grand Delusion, édité par Brian Crozier et Arthur Seldon (New York: Universe Books, 1986), pp. 138-39. Ce plan fut un succès embarrassant pour les avocats du socialisme d'État — Note de l'édition américaine.


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