par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Article apparemment écrit en 1967.
En cette année 1967, au cours de laquelle l'Université de Chicago célèbre son soixante-dixième anniversaire, le mouvement politique actuellement le plus puissant du monde, le marxisme, commémore les deux dates les plus importantes de son histoire. Il y a cent ans, la première pierre littéraire du marxisme fut posée avec la publication du premier tome de Das Kapital, seul volume publié par Marx en personne. Et cinquante ans plus tard, en 1917, le premier gouvernement marxiste fut mis au pouvoir dans les vastes étendues auparavant soumises à l'autorité des tsars de Russie. Il semble approprié de choisir ces jubilés pour juger du rôle qu'a joué et que joue encore le marxisme dans l'évolution du monde moderne.
Karl Marx n'était connu de son vivant qu'auprès de petits groupes de gens sans influence. Dans les cercles des agitateurs révolutionnaires où il évoluait, il comptait plus d'ennemis que d'amis. Quand il mourut en 1883, de nombreux journaux n'estimèrent pas nécessaire de rapporter le fait.
Toutes les doctrines économiques et sociologiques de Marx et toutes ses interprétations de l'Histoire ont été définitivement réfutées. Le formidable succès du marxisme, l'adoption de ses programmes par la Russie et par les autres pays slaves de l'Europe de l'Est ainsi que par la Chine, constitue en soi une réfutation spectaculaire des principes fondamentaux des théories marxistes essentielles. Car d'après ces enseignements il fallait s'attendre soit à ce que tous les pays deviennent au même moment communistes, soit à ce que les nations les plus avancées sur le plan industriel de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord prennent la tête.
Tout ceci et bien plus a déjà été dit pour démontrer la futilité de toutes les réalisations prétendument scientifiques de Marx. Mais une fois tout cela dit, reste le fait que les idées de cet auteur sans le sou, dont le nom même était inconnu de la plupart des hommes d'État et des politiciens de son temps, a influencé dans les soixante-dix ou quatre-vingts dernières années le déroulement des affaires du monde plus que toute autre philosophie. Quoi que l'on puisse penser de Marx, il ne faut pas rabaisser le rôle qu'il joue dans notre monde. Il est l'un des grands chefs de file politiques, peut-être le chef de file politique le plus influent que le monde ait jamais connu.
L'histoire de la littérature conserve les noms et parfois aussi les écrits de rêveurs sans pouvoir qui prirent plaisir à inventer les plans d'un paradis sur terre. La caractéristique commune de tous ces projets était que les habitants de cette utopie proposée étaient destinés à être soumis de manière inconditionnelle aux ordres tout d'abord de son fondateur et par la suite de ses successeurs. Ce que les utopies envisageaient n'était en réalité que des prisons embrassant tout. Peut-être peut-on trouver comme excuse à certains de leurs auteurs le fait qu'ils étaient des psychopathes.
L'esprit critique qu'engendrèrent les Lumières détruisit le prestige de tous les projets utopiques et de ce fait aussi l'idée communiste. Le rôle historique de Karl Marx fut d'enseigner une épistémologie à la lumière de laquelle l'idée discréditée pouvait renaître tout en se mettant à l'abri de toute tentative de réfutation. Cette théorie marxiste tient en trois dogmes :
Selon cette doctrine il ne peut y avoir aucune discussion pacifique concernant un quelconque problème sérieux entre des peuples appartenant à des classes différentes. Ils ne peuvent jamais aboutir à un accord. Car le résultat de leurs réflexions sera toujours « idéologique », c'est-à-dire déterminé par les intérêts particuliers de leur classe. La guerre entre les classes est permanente. Elle ne prendra fin qu'avec la « liquidation » radicale de toutes les « classes exploiteuses » et de leurs « sycophantes », ces misérables individus qui trahissent leurs camarades de classe.
Il y a eu, bien longtemps avant Marx, des doctrines prêchant la guerre totale menant à l'extinction radicale ou à la mise en esclavage du vaincu. Il y eut le sinistre aphorisme, sans cesse répété, que personne ne peut obtenir un profit sans que d'autres subissent des pertes. Ce fut précisément le haut fait de la doctrine libérale classique que d'avoir démontré, par une chaîne de raisonnement irréfutable, la solidarité des intérêts bien compris de tous les individus et de toutes les classes, quel que soit le critère utilisé pour définir les appartenances.
Mais toutes ces tentatives pour offrir une base rationnelle à la coopération pacifique entre les hommes dans le cadre de la société apparaissent vaines à la lumière de l'épistémologie marxiste. Il n'existerait pas, tant que la société « sans classes » n'a pas été instaurée par la liquidation radicale de toutes les classes exploiteuses, de doctrine dont la vérité puisse être reconnue par tous les gens raisonnables. Il n'y aurait que des idéologies de classe, c'est-à-dire des doctrines convenant aux intérêts particuliers de la classe du penseur et s'opposant implacablement aux intérêts de toutes les autres classes et de leurs membres. Il ne pourrait nullement être question de discuter du pour et du contre d'une quelconque idéologie issue d'un membre d'une classe exploiteuse. La seule chose à faire pour la détruire est de révéler l'appartenance de classe de son auteur.
L'essence de tout ce que dit Marx est ceci : La tendance de l'évolution historique conduit inévitablement à l'instauration d'un idéal, état parfait à tous les égards, appelé socialisme. Ceux qui nient la vérité de cette affirmation ont de mauvais préjugés et doivent être « liquidés » sans pitié. Leur cause est jugée, car en vertu des lois inéluctables du devenir cosmique, l'avenir appartient au socialisme.
Le succès politique de la propagande marxiste fit revivre les aspirations d'autres groupes militants. Il y a des ennemis jurés du socialisme qui revendiquent pour leur race ou pour leur groupe linguistique l'hégémonie à la surface de la planète exactement comme Marx la revendique pour la classe prolétarienne.
A l'époque libérale du XIXe siècle, le groupe libéral le plus cohérent, l'École britannique de Manchester, s'attendait à ce que l'adoption générale du libre-échange et du laissez-faire amène la paix perpétuelle. A notre époque il n'est plus du tout question d'une telle « abolition de la guerre ». Il y a d'un côté des gens qui détestent les guerres étrangères et qui prêchent la révolution et la guerre civile, et de l'autre de gens qui veulent la paix au sein de leur propre nation ou race et une guerre sans merci contre tous les étrangers.
La philosophie des Lumières considérait que sa plus précieuse réalisation était le principe de tolérance, la liberté de conserver ses idées dans les questions religieuses et philosophiques sans être harassé par le gouvernement. Elle était tout aussi désireuse de donner à tout le monde le droit de choisir la manière dont il prévoyait de s'intégrer au sein du système de coopération sociale. Le grand idéal de l'époque du libéralisme classique était la liberté, la liberté d'établir les plans de sa propre vie. Les gens aspirent aujourd'hui à substituer la « planification » à l'économie de marché et se battent pour cela. La planification, dans le sens qu'ils donnent à ce terme, veut dire : des plans faits par d'autres me diront ce que je dois faire et comment le faire. Je vivrai toute ma vie comme un garçon à l'internat, comme un soldat dans l'armée, comme un prisonnier dans sa cellule. Je verrai, entendrai, lirai et apprendrai ce que mes supérieurs considéreront comme adapté à ma personne. Je serai un rouage dans une vaste machine dont le fonctionnement est dirigé par les autorités. Il n'y a qu'une philosophie, qu'une idéologie, qu'une quasi-religion que les gens sont libres de professer et de diffuser. Tout écart par rapport aux principes de ce dogmatisme est un crime méritant la mort.
Le marxisme constitue ainsi le rejet le plus radical et le plus inconditionnel de tous les idéaux de liberté. Il ne reconnaît aucun droit à l'existence pour les opinions dissidentes. Dans ses efforts pour extirper toute trace d'une idée qu'ils considère hérétique, il n'est nullement inférieur à n'importe quel persécuteur, inquisiteur et chasseur de sorcière des époques les plus sombres. Mais il parade comme seul continuateur légitime de toutes les luttes passées en faveur de la liberté.
Le fait que marxisme put atteindre, malgré tous ses défauts intrinsèques, la puissante position qu'il occupe dans le monde d'aujourd'hui, est dû à ce que les hommes d'État, les politiciens et l'immense majorité de nos intellectuels et de nos hommes d'affaires sont totalement ignorants des défauts les plus flagrants du raisonnement marxiste. Regardons la thèse centrale du marxisme, la doctrine de l'inévitabilité de la grande révolution sociale qui transformera le capitalisme en ce bonheur absolu et éternel qu'est le socialisme.
L'avènement de cette révolution, dit Marx, est inévitable parce que les « lois immanentes de la production capitaliste » doivent faire croître « la masse de misère, d'oppression, d'esclavage, de déchéance et d'exploitation » de la classe laborieuse à un point tel que les prolétaires seront finalement poussés à la rébellion, exproprieront leurs oppresseurs et instaureront le système socialiste amené à durer éternellement. L'appauvrissement progressif des masses laborieuses, c'est-à-dire le défaut inhérent au mode de production capitaliste, conduit ainsi à la grande catastrophe sociale où naissent la révolution radicale et finale et de ce fait l'âge du bonheur éternel.
Comparons maintenant la prévision sans réserves de Marx avec les faits des cent années qui se sont écoulées. Personne ne niera que dans tous les pays capitalistes le niveau de vie moyen des salariés s'est amélioré dans une proportion inattendue et sans précédent. Ces personnes jouissent de commodités dont n'auraient pas rêvé les princes et les seigneurs les plus riches des époques passées.
Marx et tous les autres individus ayant développé des doctrines similaires ne sont absolument pas parvenus à comprendre que le trait caractéristique du capitalisme est d'être une production de masse destinée à satisfaire les besoins des masses. Aux époques pré-capitalistes le commerce de transformation ne servait qu'à l'approvisionnement des gens aisés. L'innovation apportée par le capitalisme a consisté à établir des usines produisant pour le grand nombre. Ainsi, par exemple, l'industrie textile et l'industrie de l'habillement n'ont pas remplacé l'activité d'artisans qui filaient, tissaient et coupaient auparavant pour l'homme ordinaire. Une telle classe d'hommes d'affaires vendant aux « couches inférieures » de la population n'existait pas aux époques pré-capitalistes. Les activités que les industries du textile et de l'habillement ont remplacées étaient celles de la gente féminine de la famille. Dans les premiers temps du capitalisme les usines fabriquant des biens de consommation travaillaient presque exclusivement pour les couches les plus pauvres de la population. Et aujourd'hui aussi seule une fraction de tous les produits de l'industrie est consommée par ceux qui appartiennent aux tranches de revenus les plus élevées. La plus grande part est consommée par ceux-là mêmes qui travaillent dans les usines, les magasins et les bureaux.
La prétendue loi de l'inévitabilité de l'appauvrissement progressif de la classe laborieuse, qui a été réfutée de manière spectaculaire par l'Histoire, était pour Marx et est encore pour ses successeurs l'une des deux lois fondamentales de l'économie et de l'évolution historique. La loi qui l'accompagnait, bien avant que Marx ne l'adoptât, était connue sous le nom de « loi d'airain des salaires », expression que Marx n'aimait pas pour des raisons purement personnelles, bien que toutes ses doctrines économiques, exposées dans le Manifeste communiste et dans Le Capital, soient basées sur cette loi d'airain. Or il y a deux choses plutôt importantes à dire au sujet de cette prétendue loi d'airain : premièrement, elle avait déjà été réfutée comme pur non sens et comme contraire aux faits par tous les hommes raisonnables avant que Marx ne publie son livre Le Capital et, deuxièmement, elle est logiquement incompatible avec l'autre loi fondamentale du marxisme, la loi de l'appauvrissement progressif des masses salariées.
Cette prétendue loi d'airain des salaires déclare que les salaires ne peuvent jamais s'élever au-dessus du minimum requis pour maintenir le travailleur dans sa simple existence de travailleur. Toute hausse des salaires au-dessus de ce montant conduirait à un accroissement de la population, et alors la concurrence d'un nombre plus grand pour obtenir un emploi obligera les salaires à revenir à ce minimum. Nous n'avons pas à traiter de l'erreur inhérente à cette pseudo-loi. Mais si l'on adopte son raisonnement afin de démontrer qu'à long terme aucune hausse du taux des salaires au-dessus de ce minimum n'est possible, alors il faut aussi supposer qu'aucune baisse du taux moyen ne peut se produire. L'appauvrissement progressif des masses laborieuses que décrivent les célèbres observations de la fin du chapitre 24 du Capital ne peut pas survenir dans le système capitaliste tel qu'il est dépeint et analysé par Marx dans les chapitres précédents de cet ouvrage. La thèse principale du grand pronostic historique de Marx, l'appauvrissement progressif des masses salariées, contredit la thèse principale de la doctrine économique de Marx, la loi d'airain des salaires. En outre, comme il a déjà été dit, elle a été spectaculairement réfutée par les faits.
Pour bien évaluer la signification et les conséquences historiques de la philosophie marxiste, nous devons la confronter aux enseignements économiques du milieu du XIXe siècle. En règle générale, les économistes de cette époque étaient d'accord pour dire que l'amélioration du bien-être matériel de toutes les couches de la population dépendait de l'accumulation du capital. Ce ne sont pas seulement les capitalistes mais aussi tous les autres individus qui tirent bénéfice de l'accroissement de la quantité de capital disponible par tête. Il n'existe pas, pour pouvoir augmenter le salaire de tous ceux qui désirent vendre leur travail, d'autre moyen que d'accélérer l'accroissement de capital par rapport à celui de la population.
L'expérience quotidienne a montré à tous les hommes ne souffrant pas de préjugés inaltérables que toutes les tentatives de nier cette vérité fondamentale étaient vaines. Le point essentiel concernant les industries capitalistes, dont la bonne santé excitait l'envie des auteurs anti-capitalistes, est et était que les principaux consommateurs de leurs produits sont les même gens qui œuvrent à leur production. A peine quelques années après la publication du premier volume du Capital, Jevons, Menger et Walras développèrent l'approche de l'utilité marginale pour traiter des problèmes économiques, approche qui démontrait clairement l'intérêt qu'avaient les travailleurs à accroître le capital disponible. Personne n'ose aujourd'hui nier que ce qui manque le plus pour permettre la moindre amélioration du bien-être du peuple, c'est une quantité de capital plus abondante.
La méthode pré-capitaliste pour lutter contre la pauvreté était la charité. On demandait à ceux qui le pouvaient, ou on les y obligeait, de donner à ceux qui avaient moins. La méthode capitaliste est de produire davantage et moins cher : sa mise en pratique exige d'accumuler de grandes quantités de capital par le biais de l'épargne. La charité ne peut pas améliorer le niveau de vie moyen. L'épargne et l'accumulation du capital le peuvent.
Le socialisme ne peut pas changer ces faits ontologiques de base. Dans une communauté socialiste ou communiste aussi, toute amélioration du niveau de vie moyen est conditionnée par une accumulation préalable de capitaux supplémentaires. La seule « guerre contre la pauvreté » pouvant réussir consiste à éliminer les obstacles qui retardent l'épargne et à abolir les conditions conduisant à la consommation du capital.
Nous autres, êtres humains soumis aux faiblesses et aux erreurs de l'existence humaine, ne pouvons pas savoir comment nos affaires terrestres pourraient apparaître à une intelligence surhumaine. Mais nous pouvons observer que tous les peuples non capitalistes reconnaissent implicitement la supériorité de nos méthodes capitalistes en réclamant ardemment leurs produits.
Quand les bolcheviques s'emparèrent du gouvernement de la Russie, eux et leurs amis des autres pays étaient pleinement convaincus que leur plan quinquennal, qui fut l'objet d'une bruyante propagande, transformerait la Russie en paradis terrestre. Le monde a désormais l'expérience d'un demi-siècle de gestion communiste dans les pays qui offraient en Europe et dans l'Asie du nord-ouest les conditions les plus propices à la production agricole et qui étaient également extrêmement riches en minéraux et en autres ressources naturelles. Les résultats obtenus par les méthodes de gestion socialistes furent tout bonnement catastrophiques. Il n'est nul besoin de souligner le fait, qu'aucun observateur honnête ne nie, que les méthodes de production capitalistes sont de loin supérieures à celles préconisées par les partis socialistes et communistes.
La supériorité du système de production capitaliste est due au fait qu'il rémunère tout le monde selon sa contribution à la satisfaction de ses semblables. Il stimule ainsi tout le monde, au sein du système de la division sociale du travail, à se donner le plus de peine. Mieux un homme sert les autres, mieux c'est pour lui. Dans une économie de marché capitaliste les consommateurs sont souverains. En sa qualité de producteur de biens et de services, tout le monde est obligé de se mettre au service des consommateurs.
Le salarié est rémunéré en fonction du prix que le consommateur est prêt à payer pour sa contribution aux qualités du produit. Si l'employeur payait davantage le travailleur, il subirait des pertes en vendant ses articles. S'il le payait moins, il obtiendrait un bénéfice et ce fait attirerait de nouveaux concurrents dont les efforts pour débaucher les travailleurs feraient remonter les taux de salaire au point d'équilibre.
Il importe peu de savoir comment les gens jugent ce système de rémunération d'un point de vue plus ou moins partial. On peut qualifier d'injuste le fait qu'un chanteur d'opéra ou un champion de boxe gagnent plusieurs fois ce que touche un docker ou une femme de ménage. Mais il faut alors blâmer la nature pour n'avoir pas doté plus de monde des qualités requises pour le chant ou la boxe.
La production de biens prêts à être consommés réclame l'utilisation de biens du capital, c'est-à-dire d'outils et de matériaux semi-finis. Le capital naît de l'épargne, c'est-à-dire du renoncement temporaire à consommer. La part qui revient aux propriétaires des biens du capital n'ôte rien aux travailleurs ou aux consommateurs. C'est le prix que les capitalistes perçoivent pour avoir retardé leur consommation.
La production en général, cela n'existe pas. Le principal problème de la production est de planifier : que faut-il produire, en quelle quantité et à quelle qualité, comment et où ? La production est nécessairement toujours une production destinée à satisfaire des besoins futurs. Comme les conditions futures sont incertaines, la production est toujours spéculative. Elle peut entraîner un surplus ou un déficit pour l'entrepreneur.
Dans une économie de marché tout le monde est libre de choisir la façon dont il prévoit de servir ses semblables. Il n'y a — et ceci caractérise le système capitaliste par rapport à la société de statut du passé et au despotisme totalitaire des régimes dictatoriaux contemporains — aucune obligation forçant l'individu à adopter un style de vie donné et lui attribuant une place définie dans la société. Les consommateurs souverains, avec leur envie constante d'avoir plus de biens, s'empressent toujours de confier les fonctions entrepreneuriales à ceux qui sont le plus qualifiés pour diriger les affaires commerciales. Et les entrepreneurs sont toujours à la recherche des meilleurs éléments pour assurer la technique et l'encadrement. Dans un régime capitaliste tout le monde a la chance d'atteindre une position où il peut servir au mieux les consommateurs, c'est-à-dire ses semblables. La souveraineté des consommateurs n'est contestée par aucune institution capitaliste. Chaque bien du capital doit être investi dans les branches où il contribue à satisfaire les plus urgents des besoins non encore satisfaits du public.
Le succès sans précédent du capitalisme est dû au fait que dans son cadre les intérêts à long terme de l'individu coïncident toujours avec ceux des autres individus. En servant ses propres intérêts l'individu sert également ceux des autres, ou au moins ne leur fait pas de tort. L'insuffisance de la société socialiste se manifeste dans le fait que dans le cadre d'une gestion prudente les intérêts d'un individu ne sont pas toujours en accord avec ceux des autres.
Dans l'économie de marché le montant de la rémunération du travailleur individuel est déterminée par la valeur que son travail ajoute à la marchandise. Mieux il travaille, plus haute est sa paie. Il a un intérêt personnel à faire du bon travail.
Mais avec le socialisme l'individu n'a pas de motivation personnelle pour le pousser à utiliser pleinement ses forces. S'il travaille avec plus de ferveur, toute la peine et tous les ennuis engendrés par le surmenage le dérangent lui et lui seul, alors qu'il ne peut au mieux jouir que d'une fraction infinitésimale des rentrées supplémentaires apportées par ce surmenage. Dans le système socialiste, dans lequel tous les fruits du travail des divers individus sont appropriés par l'office suprême de gestion de la production puis distribués entre les camarades sans considération de la valeur de leur contribution individuelle, il n'y a aucune incitation conduisant un individu à faire usage de sa force. L'expérience quotidienne prouve sans arrêt la justesse de cette affirmation. Et personne ne se rend mieux compte de sa véracité que les hommes à la tête des affaires de la Russie communiste.
Le citoyen individuel des pays capitalistes sait qu'il s'en tirera d'autant mieux qu'il est davantage et mieux en mesure de contribuer au bien-être de ses semblables. En travaillant pour satisfaire les autres il travaille toujours pour lui. Ceci vaut pour tous les membres de la société capitaliste, pour les capitalistes et les entrepreneurs tout autant que pour les salariés.
Un trait caractéristique de toutes les idées anti-capitalistes est leur incapacité de comprendre le rôle que jouent l'épargne capitaliste et sa conséquence, l'accumulation de capital, dans les efforts des hommes pour survivre. Les animaux et les sauvages vivent au jour le jour. Ce qui caractérise l'homme, c'est qu'il accumule des biens lui permettant de s'engager dans des méthodes détournées prenant davantage de temps afin de répondre à ses besoins. Toute la grandeur culturelle et spirituelle de l'homme est conditionnée par l'accumulation de capital. Épargner en vue de permettre des méthodes de production détournées est la méthode fondamentale et unique pour améliorer le statut physiologique, intellectuel et moral de l'humanité. Tout ce qui distingue la situation matérielle des États-Unis de celle des autres pays que l'on qualifie de pauvres, arriérés, sous-développés ou barbares, est dû à la plus grande quantité par tête de capital accumulé et utilisé —investi — dans les processus de production.
La nature a bien mieux doté de nombreuses régions de la surface du globe qu'elle ne la fait pour les territoires initialement habités par les hommes blancs qui ont développé les méthodes de production capitalistes modernes. Toutes les réalisations de la civilisation occidentale ont été rendues possibles par l'instauration d'institutions morales et juridiques protégeant l'épargne des individus et son investissement dans des buts productifs de la rapacité des dirigeants. Alors qu'à l'Est la propriété privée était en pratique à la merci des fonctionnaires, les systèmes juridiques de l'Occident la considéraient comme le principe de base de l'organisation de la société.
L'économie de marché et le système capitaliste ont été dépeints comme une démocratie de consommateurs dans laquelle chaque sou donne un droit de vote 2. De telles descriptions métaphoriques sont toujours facultatives. Mais si nous acceptons la métaphore dans ce cas, nous ne devons pas oublier de souligner certaines différences très importantes entre les deux systèmes qualifiés de démocratie.
Premièrement : Dans la démocratie politique du gouvernement représentatif on vote pour des hommes. L'électeur renonce en pratique à ses prérogatives en faveur de l'élu. Dans la démocratie du marché l'objet du processus électoral n'est pas un homme mais les réalisations d'un homme, les produits de son labeur. L'électeur n'exprime pas une confiance aveugle dans le comportement futur de l'un des candidats. Il approuve ou désapprouve un service déjà accompli.
Deuxièmement : L'électeur moyen n'est en général pas qualifié pour juger de manière pertinente les problèmes de politique gouvernementale. Mais la ménagère moyenne est en règle générale capable de distinguer ce qui est bon et salutaire pour sa famille de ce qui ne l'est pas.
La démocratie politique et la démocratie économique dépendent l'une de l'autre. Une constitution démocratique est le corollaire politique soit d'une communauté primitive de propriétaires de fermes familiales soit d'une économie de marché. Un système socialiste implique des pouvoirs dictatoriaux illimités pour le chef. Ce qui a créé le gouvernement représentatif dans les pays de la civilisation occidentale, ce fut le remplacement progressif du système féodal en voie de désagrégation par le capitalisme. Ce qui a inauguré une nouvelle ère de dictatures sanglantes ce furent les lents progrès de l'immixtion du gouvernement dans les affaires.
Le système socialiste n'abolit pas seulement la démocratie du marché. Il est tout aussi incompatible avec la démocratie politique. La plupart des gens sont trompés à cet égard par la terminologie inappropriée du discours politique actuel, qui établit une distinction fallacieuse entre des partis de gauche et des partis de droite. Dans les parlements européens du début du XIXe siècle les partis combattant l'absolutisme et réclamant davantage de parlementarisme siégeaient traditionnellement à la gauche du président et leurs adversaires, les soutiens de l'absolutisme, à sa droite. Aux États-Unis on qualifie aujourd'hui les défenseurs de la liberté économique et constitutionnelle d'hommes « de droite » et les partisans d'une dictature socialiste ou communiste d'hommes « de gauche ». Une véritable confusion des langues digne de Babylone !
Bien d'autres choses doivent être dites sur les réalisations du système capitaliste et sur l'échec de toutes les expériences socialistes et semi-socialistes. Et il faut avant tout se référer à la critique fondamentale du socialisme par les économistes, à savoir le fait qu'un système socialiste serait incapable de mettre en œuvre le moindre mode de calcul économique et qu'il manquerait ainsi d'une méthode permettant de distinguer entre ce qui satisfait plus et ce qui satisfait moins les besoins humains. Un système socialiste mondial ne mériterait donc pas le nom de système économique. Ce serait plutôt des tâtonnements dans l'obscurité, incapables de distinguer ce qui est, de son propre point de vue, c'est-à-dire du point de vue des gestionnaires socialistes et du peuple qu'ils ont à approvisionner, plus ou moins désirable. Cette incapacité à calculer ne trouble aujourd'hui pas encore les dictateurs des nations communistes. Ils peuvent utiliser et utilisent dans ce but les prix établis sur les marchés des nations capitalistes.
La grandeur et l'incomparable efficacité de l'économie de marché sont dues au fait que toutes les actions économiques peuvent être calculées. Ceci veut dire qu'il est possible de se figurer quels sont les coûts de chaque action, ce à quoi il faudra renoncer afin d'obtenir la chose dont nous essayons de déterminer les coûts en termes monétaires. Il y a aussi beaucoup d'actions qui coûtent plus que les choses simples qui ont un prix sur le marché. Mais ces choses sont des objets dont la valeur est déterminée directement par ceux qui en jouissent. Si une municipalité envisage un projet qui — en dehors de ses coûts monétaires — nécessite de démolir un symbole historique, elle peut tenir entièrement compte de sa portée émotionnelle en lui attribuant une valeur monétaire donnée.
Le calcul économique est la force vitale qui anime toute manifestation de l'action et de la coopération humaines dans les domaines habituellement qualifiés d'économiques. Il constitue le triomphe de l'esprit humain, l'outil intellectuel et chrématistique qui permet à l'homme de créer tout ce qui élève sa vie au-dessus de celles des brutes.
Telle que nous nous en souvenons, l'histoire des activités économiques et des réalisations techniques n'enregistre que les innovations et les changements radicaux, les tournants de l'évolution intellectuelle de l'humanité. Elle se réfère par exemple à l'adoption de la machine à vapeur et traite de la situation de ce qu'on a appelé l'ère de la machine à vapeur. En ayant recours à ce genre de simplification on oublie facilement que le concept de « machine à vapeur » embrasse une grande variété de méthodes employées pour utiliser la vapeur. Les exemples les plus anciens et les plus primitifs de moteur à vapeur ont connu une longue série de transformations et d'améliorations qui adaptèrent le procédé à divers usages. Dans la technologie de l'économie capitaliste rien n'est permanent ou stable, il y a au contraire une tendance continuelle à adapter quotidiennement les méthodes de production de manière à satisfaire du mieux possible et le moins cher possible les besoins des consommateurs. Un millier ou plusieurs milliers de changements — la plupart seulement très faibles, certains ayant bien entendu des conséquences énormes — ont transformé l'automobile telle qu'on la construisait dans les années 1890 en ce qu'on appelle aujourd'hui une automobile. Ce qui permet, sur le plan intellectuel, cette disposition inhérente à l'amélioration est le système de comptabilité à double entrée. Il permet à l'entrepreneur de calculer les coûts de chaque aspect de sa production et donc de découvrir les méthodes les plus appropriées pour mener ses affaires. C'est l'outil intellectuel qui autorise la comparaison des degrés d'utilité des diverses méthodes de production. Il permet d'éliminer le gaspillage technique de certaines quantités de main-d'œuvre ou de matières, c'est-à-dire leur emploi dans une production qui retient une main-d'œuvre ou des matérieux particuliers pouvant être employés ailleurs pour satisfaire davantage la demande des consommateurs.
L'histoire économique de deux ou trois derniers siècles offre une ample illustration des effets bénéfiques de cette méthode capitaliste. Le niveau de vie moyen des masses de l'Europe occidentale et centrale était, vu d'aujourd'hui, horriblement bas. Ce qui a amené un changement radical, ce ne furent pas des décrets autoritaires mais les idées et les actes d'hommes entreprenants dont l'énergie et la diligence avaient été provoquées par la motivation du profit. Ce furent ces hommes qui, dans un processus qui continue encore heureusement, transformèrent les économies presque complètement autarciques de leurs nations en systèmes à dominante industrielle et l'isolement des diverses régions économiques en marché mondial. Le niveau de vie actuel de ces pays — très élevé si on le compare à celui de tous les autres pays à l'exception des États-Unis — est entièrement dû à l'exportation de biens manufacturés, la plupart produits avec des matières premières importées. Le calcul économique permit toutes ces améliorations et adapte chaque jour de nouveau les activités des affaires à l'état en perpétuel changement de l'offre et de la demande des divers biens et services.
Marx n'était pas l'auteur de l'idée socialiste et il n'a contribué en rien aux tentatives futiles pour démontrer la justesse et la praticabilité des plans visant à instaurer une communauté socialiste. Il rejetait avec passion tous ces efforts comme non scientifiques. Il revendiquait l'épithète de scientifique pour son propre socialisme et pour le pronostic de l'inévitabilité de l'avènement du socialisme. Selon lui cela devait trancher la question pour les contemporains de Darwin et Maxwell 3. Comment un homme honnête pourrait-il oser douter de ce que la science enseignait ! En critiquant tout ce qui existait comme désespérément contaminé par l'environnement capitaliste, le marxisme acquit l'auréole de représenter l'impeccable grandeur de la science pure et l'âge d'or à venir.
Marx s'opposait à toutes les revendications du nationalisme et du chauvinisme. Mais parmi les facteurs qui contribuèrent à l'adoption des enseignements marxistes, ces sentiments nationalistes jouèrent un rôle non négligeable. Le capitalisme moderne s'est tout d'abord développé en Angleterre. Les chauvins d'Europe occidentale et centrale avaient le sentiment désagréable que leurs propres peuples n'étaient que les imitateurs de méthodes inventées et perfectionnées par les Britanniques. Avec la diffusion des méthodes capitalistes dans toutes les régions du globe ce type de ressentiment s'accrut de plus en plus. Les peuples slaves en Europe et les habitants de l'Asie et de l'Afrique étaient tourmentés par le fait que dans tous les domaines : littéraire, artistique, scientifique, social, technique et économique, ils suivaient le sillage des nations avancées de l'Europe et de leurs descendants. En condamnant le capitalisme comme le pire de tous les maux ayant frappé l'humanité, le marxisme rétablit leur équilibre moral. A la lumière de la philosophie marxisme, ne pas être responsable de l'émergence de ce système injuste et nuisible n'est plus considéré comme la preuve d'une infériorité morale et intellectuelle mais au contraire comme un critère d'éminence.
Sous l'influence de l'idée socialiste, les gouvernements et les municipalités s'engagèrent dans diverses entreprises de nationalisations et de municipalisations. Le Gouvernement impérial allemand, avec à sa tête le prince Bismarck que l'Encyclopaedia of the Social Sciences appelle « le principal représentant du socialisme d'État de son époque » 4, était le principal partisan de ces politiques. Mais la tendance vers le socialisme prévalait aussi dans tous les autres pays. Dans les années 1880 déjà, Sidney Webb, chef de file du socialisme fabien, déclarait que la philosophie socialiste n'était « que l'affirmation consciente et explicite de principes d'organisation sociale déjà en grande partie adoptés inconsciemment. » Et il ajoutait que l'histoire économique du XIXe siècle était « un récit presque ininterrompu des progrès du socialisme. » 5 Quelques années plus tard un éminent homme d'État britannique, Sir William Harcourt, affirma : « Nous sommes désormais tous socialistes » 6. En 1913 un auteur américain, Elmer Robert, qualifia la politique économique du Gouvernement impérial allemand de « socialisme monarchique » 7.
Ce furent précisément ces actions socialistes des divers gouvernements et municipalités qui attirèrent pour la première fois l'attention générale vers les principaux problèmes du socialisme : l'inefficacité intrinsèque de la gestion publique des entreprises. La mauvaise qualité des services et des déficits croissants étaient les traits caractéristiques de presque toutes les entreprises nationalisées ou municipalisées. Tous le monde était d'accord pour dire qu'une réforme radicale de leur gestion des affaires était nécessaire. Mais aucune suggestion pratique n'apparut.
Les Allemands, dont la défaite lors de la Première Guerre mondiale avait détruit le moral et l'équilibre politique, étaient en 1918 encore plus désireux d'adopter le socialisme intégral que les Russes. Ils considéraient cela comme la meilleure méthode pour assouvir leur vengeance contre les nations capitalistes victorieuses : les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Mais il fallait d'abord surmonter un grand obstacle : il restait le problème non résolu de trouver une méthode qui permettrait une gestion satisfaisante des entreprises socialisées. La révolution allemande confia cette tâche à un comité de professeurs d'université et de sommités socialistes. Ce fut véritablement un spectacle absurde. L'aile révolutionnaire des sociaux-démocrates, victorieux après une lutte de plus d'un demi-siècle et pleinement convaincus que grâce à leur action l'humanité avait atteint le plus important tournant de son histoire, fut forcée d'admettre qu'elle ne savait pas comment réaliser le principal point de son programme, le seul point qui comptât, et attendait qu'un comité d'experts et de professeurs lui dise quoi faire ! Et, bien entendu, ce comité dont les membres les plus connus étaient le docteur Hilferding et le professeur Schumpeter, produisit une collection de volumes traitant de divers sujets mais ne résolut pas le problème pour lequel il avait été mis en place. Il n'indiqua aucune méthode permettant une gestion raisonnable et à succès des affaires selon des principes différents de ceux de la recherche capitaliste du profit.
Il est important de garder ces points en tête si l'on veut comprendre le cours que prit l'Histoire dans les cinquante dernières années. Les masses des nations civilisées et industrialisées de l'Occident furent facilement amenées par des agitateurs fanatiques à accepter des doctrines anti-capitalistes et à voter en faveur de partis visant à soumettre les activités économiques aux ordres des autorités. Dans les pays civilisés se situant de ce côté du Rideau de fer, la masse des électeurs et les membres du gouvernement sympathisent pleinement avec les principes socialistes, et on ne tolère presque aucune critique des idées socialistes dans les établissements d'éducation et dans la presse. Mais il reste le fait indéniable de l'irrémédiable insuffisance des méthodes de travail socialistes, sans même parler de l'impossibilité absolue de tout type de calcul économique dans un système socialiste englobant le monde entier. La gestion publique de n'importe quelle entreprise ou firme conduit inévitablement à l'échec financier et à un service de mauvaise qualité. L'inefficacité de la gestion bureaucratique des affaires est proverbiale. La seule pensée d'une extension de la gestion publique dans l'industrie fait frémir même les politiciens socialistes les plus sectaires.
La Russie devint communiste en 1917 et beaucoup de nations semi-civilisées suivirent son sillage parce que leurs intellectuels ne connaissaient rien en dehors de ce qui pouvait être appris de la lecture des écrits de Marx et Engels. Lénine, par exemple, pensait ainsi pouvoir rejeter de manière convaincante tous les doutes sur le bon fonctionnement de la direction socialiste des entreprises en soulignant que ces organisations socialistes fonctionneraient sur le modèle de la poste ! 8 A ses yeux les « choses principales pour organiser la première phase de la société communiste » étaient « l'enregistrement et le contrôle » et il affirmait que ceux-ci avaient été « simplifiés à l'extrême par le capitalisme, qui les a réduits aux opérations les plus simples de surveillance et d'inscription et à la délivrance de reçus correspondants, toutes choses à la portée de quiconque sait lire et écrire et connaît les quatre règles d'arithmétique. » 9.
Un non sens aussi flagrant pouvait être raconté à ces soi-disant intellectuels ignorants de Russie, qui se vantaient d'être l'avant-garde du marxisme et de ce fait du progrès et de la civilisation. Il réconfortait les chauvins de toutes les nations arriérées qui ressentaient un sentiment de malaise en comparant la culture de leur propre pays avec celle de l'Occident. Mais cela n'attirait pas les nations industrialisées occidentales. Les Américains ne pouvaient pas être bernés par la promesse que le système socialiste réussirait et rendrait tout le monde heureux en prenant la poste comme modèle et en organisant la société tout entière comme « un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire. » 10
Telle est la situation dans les pays de la civilisation occidentale. Les gens sont en règle générale des admirateurs enthousiastes du marxisme et du socialisme ou du communisme. Les dirigeants qu'ils élisent manquent rarement une occasion de faire preuve de leur fanatisme anti-capitaliste en perturbant sérieusement le fonctionnement de l'économie de marché. Mais une fois que l'occasion leur est donnée de mettre totalement en pratique leurs plans de socialisation intégrale de l'économie, ils reculent. Personne ne s'attend plus à ce que les sociaux-démocrates de l'Allemagne de l'Ouest ou le parti travailliste britannique mettent en œuvre le principe fondamental de leur programme socialiste. La seule chose qu'ils fassent, c'est harceler les hommes d'affaires et prendre plaisir à saboter les efforts de ces derniers pour améliorer les méthodes de production.
Ce qui sépare aujourd'hui les nations n'est pas l'opposition idéologique entre capitalisme et socialisme. Dans les pays non communistes aussi les gouvernements et l'immense majorité de ceux que l'on appelle les intellectuels sont plus ou moins favorables au principe socialiste. Ce qui empêche ces soi-disant « liberals » et progressistes d'adopter les méthodes de socialisation intégrale de Lénine est le fait qu'il ne peuvent éviter de reconnaître à contrecœur la lamentable insuffisance des méthodes socialistes de gestion économique. Ils craignent que tout pas supplémentaire sur la voie de la socialisation des entreprises ne détériore sérieusement la quantité et la qualité des produits de toutes les industries. Tout le monde sait que cela toucherait en premier lieu tous les travailleurs, car les principaux bénéficiaires des méthodes capitalistes de conduite des affaires sont les masses d'individus travaillant dans les bureaux et dans les ateliers. Très peu ont le courage, bien entendu, de faire publiquement référence à ce fait, mais tout le monde en est conscient.
Les auteurs socialistes pré-marxistes avaient développé des plans détaillés concernant l'organisation et le fonctionnement d'une communauté socialiste. Il était facile pour les économistes de démontrer le caractère impraticable et absurde de ces projets. Marx évita soigneusement de traiter de ce problème épineux et condamna comme fantaisies utopiques toutes les tentatives des anciens socialistes pour le résoudre. Il répétait sans cesse que le socialisme devait nécessairement survenir en tant que stade le plus élevé de l'évolution de l'humanité et qu'il arrangerait tout du mieux possible. Mais le point crucial est que chaque pas en direction de la réalisation des idéaux socialistes a invariablement abouti et aboutira toujours à l'échec économique, et que les socialistes sont incapables de découvrir la moindre méthode pour éviter ce résultat.
Ce qui a arrêté et arrête le progrès des politiques socialistes est le fait que les gens ont aujourd'hui l'occasion de comparer le fonctionnement du socialisme avec celui du capitalisme. Les socialistes de l'Allemagne de l'Est, la soi-disant République démocratique allemande, ont admis de manière spectaculaire la faillite des rêves marxistes quand ils ont construit un mur pour empêcher leurs camarades de fuir vers la partie non socialiste de l'Allemagne.
Notes
1. Il y a un défaut dans ce point de doctrine, un privilège spécial accordé à ses auteurs, les bourgeois Marx et Engels. Ils appartiennent, dit le Manifeste communiste, à un groupe d' « idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu'à la compréhension théorique de l'ensemble ».
2. Cf. Frank A. Fetter, The Principles of Economics, deuxième édition (New York : The Century Company, 1910), p. 394. Note de l'édition américaine.
3. James Clark Maxwell a développé la théorie des ondes électromagnétiques. Note de l'édition américaine.
4. Encyclopaedia of the Social Sciences, volume 2 (New York : Macmillan, 1930), p. 573.
5. Sidney Webb dans Fabian Essays in socialism, publié pour la première fois en 1889 (New York : Humboldt, 1891), p. 4.
6. Cf. G.M. Trevelyan, Shortened History of England (Londres : Longmans, 1942), p. 510.
7. Elmer Roberts, Monarchical Socialism in Germany (New York : C. Scribner's Sons, 1913).
8. V.I. Lénine, State and Revolution (New York : International Publishers, 1917), pp. 43 et suivante. (État et révolution, chapitre III, paragraphe 1).
9. Ibid., pp. 83 et suivante, (État et révolution, chapitre V, paragraphe 4 : « enregistrement » est le terme utilisé dans la traduction française du texte de Lénine, la traduction anglaise citée par Mises utilise le terme de « comptabilité » [accounting]).
10. Cf. Ibid., pp. 83 et suivante.