Monnaie, méthode et marché

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

1. Science sociale et science de la nature

 

Publié pour la première fois dans le Journal of Social Philosophy and Jurisprudence 7, numéro 3 (Avril 1942).

I

Les fondations des sciences sociales modernes ont été posées au XVIIIe siècle. Jusqu'à cette époque nous ne trouvons que l'Histoire. Bien sûr les écrits des historiens sont pleins d'insinuations qui prétendent valoir pour toute action humaine quels que soient le moment et le milieu, et même quand ils ne mettent pas en avant de telles thèses ils basent forcément leur compréhension des faits et leur interprétation sur des hypothèses de ce type. Mais aucune tentative n'était faite pour clarifier ces suppositions implicites par une analyse spécifique.

Par ailleurs la croyance dominante dans le champ de l'action humaine était que l'on ne peut utiliser de critère autre que celui du bien et du mal. Si une politique ne parvenait pas à sa fin, son échec était attribué à l'insuffisance morale de l'homme ou à la faiblesse du gouvernement. Avec des hommes bons et des gouvernements forts tout semblait possible.

Puis, au cours du XVIIIe siècle, survint un changement radical. Les fondateurs de l'économie politique découvrirent une régularité dans le fonctionnement du marché. Ils découvrirent qu'à tout état du marché correspondait une certaine structure de prix et qu'une tendance à restaurer cet état se manifestait à chaque fois que quelque chose essayait de la modifier. Cette prise de conscience ouvrit un nouveau chapitre dans les sciences. Les gens se mirent à comprendre avec étonnement que les actons humaines pouvaient être un objet d'étude de points de vue autres que celui du jugement moral. Ils furent obligés de reconnaître une régularité qu'ils comparèrent à celles dont ils avaient déjà l'habitude dans le domaine des sciences de la nature.

Depuis l'époque de Cantillon, de Hume, des Physiocrates et d'Adam Smith, la théorie économique a fait des progrès continus — bien que non constants. Au cours de ce développement elle est devenue bien plus qu'une théorie du fonctionnement du marché dans le cadre d'une société basée sur la propriété privée des moyens de production. C'est depuis un certain temps une théorie générale de l'action humaine, des choix et des préférences des hommes.

II

Les éléments de la connaissance sociale sont abstraits et irréductibles à de quelconques images concrètes pouvaient être appréhendées par les sens. Pour les rendre plus faciles à visualiser certains aiment recourir au langage métaphorique. Pendant un temps les métaphores biologiques étaient très populaires. Il y avait des écrivains qui poussèrent cette métaphore à des extrémités ridicules. Il suffira de citer le nom de Lilienfeld 1.

Aujourd'hui la métaphore mécanique est bien plus utilisée. La base théorique de son emploi se trouve dans la vision positiviste des sciences sociales. Le positivisme écartait joyeusement tout ce que l'Histoire et l'économie enseignaient. L'Histoire, à ses yeux, n'est tout simplement pas une science ; et l'économie est un type particulier de métaphysique. A la place des deux le positivisme postule une science sociale qu'il faudrait bâtir par la méthode expérimentale comme la physique newtonienne l'a fait de manière idéale. L'économie doit être expérimentale, mathématique et quantitative. Son objet est de mesurer parce que la science est la mesure. Toute affirmation doit être susceptible de vérification par les faits.

Chaque affirmation de cette épistémologie est erronée.

Les sciences sociales en général et l'économie en particulier ne peuvent pas se baser sur l'expérience au sens où ce terme est employé dans les sciences de la nature. L'expérience sociale est une expérience historique. Bien entendu toute expérience est expérience d'une chose passée. Mais ce qui distingue l'expérience sociale de celle qui forme la base des sciences de la nature est qu'il s'agit toujours de l'expérience d'un ensemble complexe de phénomènes. L'expérience à laquelle les sciences de la nature doivent toutes leurs succès est l'expérience de l'expérimentation *. Lors des expérimentations les différents éléments du changement sont observés de façon isolée. Le contrôle des conditions du changement fournit à l'expérimentateur la possibilité d'attribuer à chaque effet sa cause suffisante. Sans ce soucier du problème philosophique sous-jacent il procède en amassant des « faits ». Ces faits sont les briques que le scientifique utilise pour construire ses théories. Ils constituent le seul matériau à sa disposition. Sa théorie ne doit pas être en contradiction avec ces faits. Ce sont les choses ultimes.

Les sciences sociales ne peuvent pas faire usage d'expérimentations. L'expérience à laquelle elles ont affaire est expérience de phénomènes complexes. Elles sont dans la position où serait l'acoustique si le seul matériau du scientifique était l'interprétation d'un concerto ou le bruit d'une chute d'eau. Il est à la mode de nos jours de qualifier de laboratoires les bureaux statistiques. Ceci est trompeur. Le matériau que fournissent les statistiques est historique, ce qui veut dire le résultat d'un ensemble complexe de plusieurs forces. Les sciences sociales ne bénéficient pas de l'avantage de pouvoir observer les conséquences du changement d'un seul élément, les autres conditions restant constantes.

Il s'ensuit que les sciences sociales ne peuvent jamais utiliser l'expérience pour vérifier leurs énoncés. Chaque fait et chaque expérience que nous avons à traiter est ouvert à diverses interprétations. Bien entendu l'expérience d'un ensemble complexe de phénomènes ne peut jamais prouver ou réfuter une affirmation à la manière dont une expérimentation prouve ou réfute. Nous n'avons aucune expérience historique dont le sens est jugé pareillement par tous. Il n'y a pas de doute que jusqu'à présent dans l'Histoire seules les nations qui ont basé leur ordre social sur la propriété privée des moyens de production ont atteint un stade relativement élevé de bien-être et de civilisation. Néanmoins personne ne considérerait qu'il s'agit d'une réfutation incontestable des théories socialistes. Dans le domaine des sciences de la nature il y a aussi des avis différents concernant l'interprétation des faits complexes. Mais la liberté d'explication est limitée dans ce cas par la nécessité de ne pas contredire les affirmations vérifiées de façon satisfaisante lors des expérimentations. Dans l'interprétation des faits sociaux on ne rencontre pas de limites de ce genre. On pourrait tout affirmer sur elles, si nous n'étions pas contraints par les limites de principes dont la nature logique sera abordée plus loin. Nous devons toutefois mentionner ici que toute discussion concernant la signification de l'expérience historique se transforme en une discussion sur ces principes en abandonnant toute référence supplémentaire à l'expérience. Les gens peuvent commencer par débattre de la leçon à tirer d'une taxe sur les importations ou du système soviétique russe ; ils se retrouveront vite en train de discuter de la théorie générale du commerce interrégional ou de la théorie non moins pure du socialisme et du capitalisme.

L'impossibilité de l'expérimentation signifie en même temps impossibilité de mesure. Le physicien doit traiter de grandeurs et de relations numériques parce qu'il a le droit de faire l'hypothèse que certaines relations invariables entre les propriétés physiques demeurent. L'expérimentation lui fournit les valeurs numériques à leur donner. Pour le comportement humain il n'existe pas de relations constantes de ce genre, il n'y a pas d'étalon pouvant être utilisé pour mesurer et il n'y a pas d'expérimentations pouvant établir une uniformité de ce type.

Ce que le statisticien établit en étudiant les relations entre les prix et l'offre ou entre l'offre et la demande n'a qu'une importance historique. S'il détermine qu'une hausse de 10 % de l'offre de pommes de terres dans l'Atlantide entre les années 1920 et 1930 a été suivie d'une baisse du prix des pommes de terre de 8 %, il ne dit rien du tout sur ce qui s'est passé ou pourrait se passer pour un changement de l'offre de pommes de terre dans un autre pays ou à un autre moment. Des mesures comme celles de l'élasticité de la demande ne peuvent pas être comparées avec la mesure du physicien, par exemple sur la densité ou la masse spécifique des atomes. Tout le monde se rend naturellement compte que le comportement des hommes concernant les pommes de terre et tous les autres biens varie. Des individus différents donnent une valeur différente aux mêmes choses, et le jugement change aussi pour le même individu quand les conditions changent. Nous ne pouvons pas ranger les individus dans des classes dont tous les membres réagiraient de la même façon et ne pouvons pas déterminer les conditions qui aboutissent à la même réaction. Dans ces circonstances nous devons comprendre que l'économistes statisticien est un historien et non un expérimentateur. Pour les sciences sociales la statistique constitue une méthode de recherche historique.

Dans toute science les considérations qui conduisent à la formulation d'une équation sont de nature non mathématique. La formulation de l'équation revêt une importance pratique parce que les relations constantes qu'elle comprend sont établies de façon expérimentales et parce qu'il est possible d'introduire des valeurs spécifiques connues dans la fonction déterminant ces inconnues. Ces équations sont ainsi à la base de la conception technique ; elles ne sont pas seulement le couronnement de l'analyse théorique mais aussi le point de départ du travail pratique. Mais en économie, où il n'y a pas de relations constantes entre les grandeurs, les équations n'ont aucune application pratique. Même si nous pouvions écarter toutes les objections concernant leur formulation, nous devrions encore comprendre qu'elle n'ont aucune utilité pratique.

Mais l'objection principale que nous devons faire au traitement mathématique des problèmes économiques vient d'ailleurs : il ne traite en réalité pas de la réalité des actions humaines mais d'un concept fictif que l'économiste construit uniquement pour des raisons utilitaires. Je veux parler du concept d'équilibre statique.

Afin de pouvoir appréhender les conséquences du changement et la nature du profit dans une économie de marché, l'économiste construit un système fictif où il n'y a aucun changement. Aujourd'hui est pareil à hier et demain sera comme aujourd'hui. Il n'y a pas incertitude sur l'avenir et l'activité ne comporte par conséquent aucun risque. Sans tenir compte de l'intérêt, la somme des prix des facteurs de production complémentaires est exactement égale au prix du produit, ce qui signifie qu'il n'y a plus de place pour le profit. Mais ce concept fictif n'est pas seulement irréalisable dans la vie réelle : il ne peut même pas être poussé de manière cohérente jusqu'à ses dernières conclusions. Les individus de ce monde fictif n'agiraient pas, ils n'auraient pas à faire de choix, ils se contenteraient de végéter. Il est vrai que l'économie, précisément parce qu'elle ne peut pas faire d'expérimentations, est obligée d'utiliser ce concept fictif ainsi que d'autres du même type. Mais son usage devrait se limiter aux buts pour lesquels il est conçu. Le but du concept d'équilibre statique est d'étudier la nature des relations entre les coûts et les prix et donc la nature du profit. En dehors de cela il est inapplicable et s'en servir est inutile.

Or tout ce que les mathématiques peuvent faire dans le domaine des études économiques est de décrire un équilibre statique. Les équations et les courbes d'indifférence se réfèrent à un état fictif des choses qui n'existe jamais nulle part. Ce qu'elles permettent c'est une expression mathématique de la définition de l'équilibre statique. Comme les économistes mathématiciens partent de l'idée préconçue que l'économie devrait être étudiée en termes mathématiques, il considèrent l'étude de l'équilibre statique comme le monde de l'économie. La nature purement instrumentale de ce concept a été éclipsée par cette préoccupation.

Les mathématiques ne peuvent bien sûr rien nous dire sur la façon dont cet équilibre statique pourrait être atteint. La détermination mathématique de la différence entre une situation réelle et la situation d'équilibre ne remplace pas la méthode avec laquelle les économistes logiques ou non mathématiciens nous font comprendre la nature des actions humaines qui aboutiraient nécessairement à l'équilibre si aucun autre changement ne se produisait dans les données.

Les travaux sur l'équilibre statique constituent un malencontreux refus d'étudier les principaux problèmes économiques. La valeur pragmatique de ce concept d'équilibre ne doit pas être sous-estimée mais c'est un instrument ne permettant de résoudre qu'un seul problème. En tout état de cause la construction mathématique de l'équilibre statique n'est que secondaire en économie.

La situation est semblable pour l'utilisation des courbes. Nous pouvons représenter le prix d'un bien comme le point d'intersection de deux courbes, la courbe de demande et la courbe d'offre. Mais nous devons comprendre que nous ne savons rien sur l'allure de ces courbes. Nous connaissons a posteriori les prix, que nous supposons être les points d'intersection, mais nous ne connaissons pas la forme de la courbe soit à l'avance, soit pour le passé. La représentation des courbes n'est donc rien de plus qu'un moyen didactique permettant de rendre la théorie graphique et donc plus facilement compréhensible.

L'économiste mathématicien est enclin à considérer le prix soit comme une mesure de la valeur, soit comme l'équivalent du bien. Nous devons répondre à cela que les prix ne sont pas mesurés en monnaie mais qu'ils sont le montant de monnaie échangé contre un bien. Le prix n'est pas l'équivalent du bien. Un achat se produit uniquement quand l'acheteur estime que le bien vaut plus que le prix et que le vendeur estime qu'il vaut moins. Personne n'a le droit d'écarter ce fait et de supposer une équivalence là où il y a une différence de jugements de valeur. Quand l'une des parties considère le prix comme équivalent au bien aucune transaction n'a lieu. Nous pouvons dire en ce sens que toute transaction est une « occasion » pour les deux parties.

III

Les physiciens considèrent l'objet de leurs études de l'extérieur. Ils n'ont aucune connaissance sur ce qui se passe à l'intérieur, dans « l'âme », d'une pierre qui tombe. Mais ils ont la possibilité d'observer la chute d'une pierre au cours d'expérimentations et de découvrir par là ce qu'ils appellent les lois de la chute des corps. A partir des résultats d'une connaissance expérimentale de ce type, ils échafaudent leurs théories en allant du particulier au plus général, du concret au plus abstrait.

L'économie traite des actions humaines et non, comme on le dit parfois, des biens, des quantités économiques ou des prix. Nous n'avons pas le pouvoir de faire une expérimentation avec les actions humaines. Mais nous avons, êtres humains nous-mêmes, une connaissance de ce qui se passe à l'intérieur de l'homme qui agit. Nous ne savons rien sur le sens que les agents attachent à leurs actions. Nous savons pourquoi les hommes désirent échanger les conditions de leur vie. Nous ne savons rien du malaise qui constitue la raison finale des changements que suscitent les hommes. Un homme parfaitement satisfait ou un homme qui bien qu'insatisfait ne voit aucun moyen d'améliorer sa condition n'agirait pas du tout.

L'économiste est ainsi déjà, comme le dit Cairnes, dès le début de ses recherches en possession des principes ultimes gouvernant les phénomènes qui forment l'objet de son étude, alors que l'humanité n'a pas de connaissance directe des principes physiques ultimes 2. C'est là que réside la différence radicale entre les sciences sociales (les sciences morales, Geisteswissenschaften) et les sciences de la nature. Ce qui permet la science de la nature est le pouvoir de l'expérimentation, ce qui permet la science sociale est le pouvoir d'appréhender ou de comprendre le sens de l'action humaine.

Nous devons distinguer deux modes très différents de compréhension de la signification de l'action : nous la concevons et nous la comprenons. Nous concevons le sens d'une action, c'est-à-dire que nous prenons une action en tant que telle. Nous voyons dans l'action une tentative de parvenir à un but par l'utilisation de moyens. En concevant le sens d'une action nous la considérons comme une tentative intentionnelle d'atteindre un certain but, mais nous ne prenons pas en compte la qualité des fins choisies et des moyens utilisés. Nous concevons l'activité en tant que telle, ses qualités et ses catégories logiques (praxéologiques). La seule chose que nous faisons dans le fait de concevoir est de mettre en lumière par l'analyse déductive tout ce qui est contenu dans le premier principe de l'action et de l'appliquer aux différents types de conditions imaginables. Cette étude relève de la science théorique de l'action humaine (la praxéologie) et en particulier de sa branche jusqu'à présent la mieux développée, l'économie (la théorie économique).

L'économie ne se base donc pas sur l'expérience et elle n'en découle pas (on ne la tire pas de l'expérience). C'est un système déductif, qui part de l'appréhension des principes de la raison et du comportement humains. En fait toute notre expérience dans le champ de l'action humaine est basée sur le fait que nous avons cette compréhension dans notre esprit et sommes conditionnés par cela. Sans cette connaissance a priori et les théorèmes qui en découlent, nous ne pourrions pas le moins du monde comprendre ce qui se passe dans l'activité humaine. Notre expérience de l'action humaine et de la vie sociale repose sur la théorie praxéologique et économique.

Il est important de prendre conscience du fait que cette procédure et cette méthode ne sont pas particulières à la seule recherche scientifique mais constituent la façon quotidienne ordinaire d'appréhender les faits sociaux. Ces principes a priori et les déductions qu'on en tire sont utilisés non seulement par l'économiste professionnel mais par tous ceux qui traitent des faits et des problèmes économiques. Le profane ne procède pas de façon significativement différente de celle du scientifique ; il est seulement parfois moins critique, moins scrupuleux en examinant chaque maillon de la chaîne de déductions et est donc parfois plus sujet à l'erreur. Il suffit d'observer la moindre discussion sur les problèmes économiques actuels pour comprendre que son déroulement se transforme très vite en une analyse des principes abstraits ne faisant aucune référence à l'expérience. Vous ne pouvez ainsi pas discuter du système soviétique sans retomber dans un débat sur les principes généraux du capitalisme et du socialisme. Vous ne pouvez pas discuter d'une loi sur les salaires et les horaires sans retomber sur la théorie des salaires, des profits, des intérêts et des prix, c'est-à-dire sur la théorie générale d'une société de marché. Le « fait brut » — laissons de côté la question épistémologique de savoir si une telle chose peut exister — est susceptible d'être interprété différemment. Ces interprétations réclament une explication à partir d'une analyse théorique.

Non seulement l'économie ne découle pas de l'expérience, mais il est même impossible de vérifier ses théorèmes en en appelant à cette dernière. Toute expérience de phénomènes complexes, nous devons le répéter, peut être et est expliquée de différentes façons. Les mêmes faits et les mêmes chiffres statistiques sont invoqués comme conformation de leurs dires par des théories contradictoires.

Il est instructif de comparer la technique suivant laquelle les sciences traitent de l'expérience avec celle des sciences de la nature. Nous avons de nombreux livres d'économie qui, après avoir développé une théorie, ajoutent des chapitres dans lesquels ils tentent de vérifier la théorie développée en en appelant aux faits. Ce n'est pas la façon de procéder du spécialiste des sciences de la nature. Celui-ci part de faits expérimentaux établis et construit sa théorie en les utilisant. Si sa théorie permet de tirer une prédiction sur un point non encore découvert dans les expérimentations il décrit le type d'expérimentation qui serait cruciale pour sa théorie : la théorie semble être vérifiée si les résultats sont conformes à la prédiction. Il s'agit de quelque chose de radicalement différent, de fort différent, de l'approche des sciences sociales.

Pour confronter la théorie à la réalité nous n'avons pas besoin d'essayer d'expliquer de manière superficielle des faits interprétés différemment par d'autres personnes de sorte qu'ils semblent vérifier notre théorie. Cette procédure douteuse n'est pas une façon permettant d'avoir une discussion raisonnable. Ce que nous devons faire est la chose suivante : nous devons nous demander si les circonstances particulières de l'action que nous avons supposée dans notre raisonnement correspondent à celles où nous nous trouvons dans la partie de la réalité étudiée. Une théorie de la monnaie (ou plutôt de l'échange indirect) est correcte ou non sans qu'il y ait besoin de se référer à la question de savoir si le système économique réel étudié utilise l'échange indirect ou se contente du troc.

La méthode utilisée dans ces considérations théoriques a priori est la méthode des constructions spéculatives. L'économiste — ainsi que le profane dans son raisonnement économique — construit l'image d'un état de choses inexistant. La matériau de construction est tiré d'une compréhension des conditions de l'action humaine. Que l'état de choses que ces constructions spéculatives dépeignent corresponde ou non à la réalité n'a pas d'importance quant à leur efficacité instrumentale. Même des constructions irréalisables peuvent rendre de grands services en nous donnant l'occasion de saisir ce qui les rend irréalisables et sur quel point elles diffèrent de la réalité. La construction spéculative d'une communauté socialiste est indispensable au raisonnement économique en dehors du fait de savoir si une telle société pourrait ou non être réalisée.

L'une des constructions spéculatives les mieux connues et les plus fréquemment employées est celle de l'état d'équilibre statique mentionné plus haut. Nous sommes parfaitement conscients du fait que cet état ne pourra jamais être réalisé. Mais nous ne pouvons pas étudier les implications des changements sans imaginer un monde sans changement. Aucun économiste moderne ne niera que l'utilisation de ce concept spéculatif ait rendu des services inestimables dans l'explication de la nature des pertes et des profits de l'entrepreneur et dans celle de la relation entre les coûts et les prix.

Tout notre raisonnement économique fonctionne avec ces concepts spéculatifs. Il est vrai que la méthode a ses dangers : elle donne facilement l'occasion de faire des erreurs. Mais nous devons l'utiliser parce que c'est la seule méthode disponible. Bien entendu nous devons faire très attention en l'employant.

A la question évidente : « Comment une déduction purement logique à partir de principes a priori peut-elle nous dire quelque chose sur la réalité ? », nous devons répondre que la pensée et l'action humaines ont toutes deux la même origine en ce qu'elle sont toutes deux des produits de l'esprit humain. Les résultats corrects de notre raisonnement aprioriste ne sont donc pas seulement logiquement irréfutables mais en même temps applicables avec une certitude apodictique totale à la réalité à condition que les hypothèses faites correspondent à la réalité. La seule façon de refuser une conclusion de l'économie est de démontrer qu'elle contient une erreur logique. Savoir si les résultats obtenus s'appliquent à la réalité est une autre question. Ceci ne peut être tranché qu'en démontrant que les hypothèses sous-jacentes ont ou non une contrepartie dans la réalité que nous désirons expliquer.

La relation entre expérience historique — car toute expérience économique est historique au sens où elle est expérience d'une chose passée — et la théorie économique est par conséquent différente de celle habituellement supposée. La théorie économique ne découle pas de l'expérience. C'est au contraire l'outil indispensable pour appréhender l'histoire économique. L'histoire économique ne peut ni prouver ni réfuter les enseignements de la théorie économique. C'est au contraire la théorie économique qui nous permet de concevoir les faits économiques du passé.

IV

Mais afin de nous orienter dans le monde des actions humaines nous avons besoin de faire plus que de saisir le sens de l'action humaine. A la fois l'agent et l'historien qui se contente d'observer ne doivent pas seulement comprendre les concepts de l'action telle que l'économie les conçoit ; ils doivent en outre comprendre intuitivement [au sens bergsonien du terme] (verstehen) le sens du choix humain.

Cette compréhension intuitive de la signification de l'action constitue la méthode spécifique de la recherche historique. L'historien doit établir les faits autant que possible en utilisant tous les moyens fournis par les sciences théoriques de l'action humaine — la praxéologie et l'économie qui est sa branche jusqu'ici la mieux développée — et des sciences de la nature. Mais il doit ensuite aller plus loin. Il doit étudier les conditions particulières et uniques du cas en question. Individuum est ineffabile. L'individualité est donnée à l'historien, c'est précisément cela qui ne peut pas être entièrement expliqué et que l'on ne peut pas faire remonter à d'autres entités. En ce sens l'individualité est irrationnelle. Le but de la compréhension intuitive particulière qu'emploient les disciplines historiques est de saisir le sens de la nature individuelle par un processus psychologique. Elle montre que nous sommes face à quelque chose d'unique. Elle fixe les jugements de valeurs, les buts, les théories, les croyances et les erreurs, en un mot toute la philosophie des agents individuels et la façon dont ils regardaient les conditions dans lesquelles ils devaient agir. Elle nous plonge au milieu de l'action. Bien entendu cette compréhension intuitive spécifique ne peut pas être séparée de la philosophie de l'interprête. Le degré d'objectivité scientifique qui peut être atteint dans les sciences de la nature et dans les sciences aprioristes de la logique et de la praxéologie ne peut jamais être atteint par les sciences morales ou historiques (Geisteswissenschaften) dans le domaine de la compréhension intuitive. On peut interpréter de différentes manières. L'Histoire peut être écrite de différents points de vue. Les historiens peuvent être d'accord sur tout ce qui peut être établi de manière rationnelle et néanmoins se trouver en grand désaccord quant à leurs interprétations. L'Histoire doit par conséquent toujours être réécrite. Les nouvelles philosophies réclament une nouvelle représentation du passé.

La compréhension intuitive des sciences historiques n'est pas un acte de pure rationalité. C'est une reconnaissance du fait que la raison a épuisé toutes ses ressources et que nous ne pouvons rien faire de plus que d'essayer autant que nous le pouvons de donner une explication de quelque chose d'irrationnel qui résiste à la description exhaustive et exceptionnelle. Voilà les tâches que doit accomplir la compréhension intuitive. Il s'agit néanmoins d'un outil logique et elle devrait être employée en tant que telle. Il ne faut jamais en abuser dans le seul but de passer en fraude l'obscurantisme, le mysticisme et autres éléments similaires dans les travaux historiques. Ce n'est pas une carte blanche accordée au non sens.

Il est nécessaire de souligner ce point parce qu'il arrive parfois que les abus d'un certain type d'historicisme soient justifiés par un appel à une « intuition » mal interprétée. Le raisonnement de la logique, de la praxéologie et des sciences de la nature ne peut en aucune circonstance être réfuté par la compréhension intuitive. Aussi fortes que puissent être les preuves apportées par les sources historiques, et aussi compréhensible soit un fait du point de vue des théories de son époque, s'il ne rentre pas dans le cadre de nos connaissances rationnelles actuelles, nous ne pouvons pas l'accepter. L'existence des sorcières et la pratique de la sorcellerie sont abondamment attestées par des comptes rendus légaux ; mais nous ne les accepterons pas. Les jugements de nombreux tribunaux affirment que certaines personnes ont dévalorisé la monnaie d'un pays en déséquilibrant la balance des paiements ; nous ne croirons cependant pas que de telles actions puissent avoir ces effets.

Il n'est pas du rôle de l'Histoire de reproduire le passé. Tenter de le faire serait futile et nécessiterait une duplication humainement impossible. L'Histoire est une représentation du passé en termes de concepts. Les concepts spécifiques de la recherche historiques sont les concepts-types. Ces types de la méthode historique ne peuvent être créés qu'en utilisant la compréhension intuitive et n'ont de sens que dans le cadre de l'intuition à laquelle ils doivent leur existence. On ne peut par conséquent pas considérer comme utile à l'intuition n'importe quel concept-type logiquement acceptable. Une classification est acceptable sur le plan logique si tous les éléments d'une classe se caractérisent par un trait commun. Les classes n'existent pas dans la réalité, elle sont toujours le produit d'un esprit qui découvre en observant les choses des similitudes et des différences. C'est une autre question de savoir si une classification logiquement acceptable et basée sur des considérations solides peut être utilisée pour expliquer une donnée précise. Il n'y a par exemple aucun doute qu'un type ou une classe « fascisme » regroupant non seulement le fascisme italien mais aussi le nazisme allemand et le système espagnol du général Franco, le système hongrois de l'amiral Horthy et quelques autres systèmes peut être construit de manière logiquement acceptable et qu'on peut lui opposer un type appelé « bolchevisme » qui comprendrait le bolchevisme russe, le système de Bela Kun en Hongrie et le bref intermède soviétique de Munich. Mais savoir si cette classification et la déduction qu'on en tire suivant laquelle le monde des vingt dernières années se diviserait en deux camps, les fascistes et les bolcheviques, est la bonne façon pour comprendre la situation politique actuelle est une question dont on peut discuter. Il est possible de comprendre cette période de l'Histoire d'une manière très différente en utilisant d'autres types. Vous pouvez faire une distinction entre la démocratie et le totalitarisme et faire rentrer dans le type « démocratie » le système capitaliste occidental et dans le type « totalitarisme » à la fois le bolchevisme et ce que l'autre classification qualifie de fascisme. Le fait que vous appliquiez l'une ou l'autre des typologies dépend de la faon dont vous voyez l'ensemble des choses. C'est l'intuition qui décide de la classification à employer, et non la classification qui décide de l'intuition.

Les concepts-types des sciences morales et historiques (Geisteswissenschaften) ne sont pas des moyennes statistiques. La plupart des traits utilisés pour la classification ne sont pas objet de détermination numérique et ceci rend à lui seul impossible de construire des moyennes statistiques basées sur eux. Ces concepts-types (en Allemand on utilise le terme Ideal-Typus afin de les distinguer des concepts-types des autres sciences, en particulier de ceux de la biologie) ne doivent pas être confondus avec les concepts praxéologiques utilisés pour concevoir les catégories de l'action humaine. Par exemple le concept d' « entrepreneur » est utilisé par la théorie économique pour désigner une fonction spécifique, qui est la prise en compte d'un futur incertain. A cet égard tout le monde doit dans une certaine mesure être considéré comme un entrepreneur. Bien entendu il ne revient pas à la théorie économique de distinguer des hommes dans cette classification, mais d'y distinguer des fonctions et d'expliquer les sources du profit et des pertes. L'entrepreneur est en ce sens l'incarnation de la fonction qui aboutit à des pertes ou à des profits. En histoire économique et dans le traitement des problèmes économiques actuels le terme « entrepreneur » signifie une classe d'individus qui participent aux affaires mais qui peuvent à de nombreux autres égards être tellement différents que le terme général d'entrepreneur semble ne pas avoir de sens et qu'il n'est utilisé qu'avec une restriction spéciale, par exemple de la grande (ou moyenne ou petite) industrie, de « Wall Street », de l'industrie de l'armement, de l'industrie allemande, etc. Le type entrepreneur qu'utilisent l'Histoire et la politique ne peuvent jamais avoir la précision conceptuelle qu'a le concept praxéologique d'entrepreneur. Vous ne rencontrerez jamais dans la vie des gens n'incarnant qu'une fonction unique.

V

Les remarques précédentes justifient la conclusion suivante : il y a une différence radicale entre les méthodes des sciences sociales et celles des sciences de la nature. Les sciences sociales doivent leur progrès à l'usage de leurs méthodes spécifiques et doivent continuer selon les voies que réclame la nature particulière de leur objet. Elles ne doivent pas adopter les méthodes des sciences de la nature.

C'est une erreur de recommander aux sciences sociales d'utiliser les mathématiques et de croire qu'elles pourraient de cette façon devenir plus « exactes ». L'application des mathématiques ne rend pas la physique plus exacte et plus certaine. Citons la remarque d'Einstein : « Dans la mesure où les propositions mathématiques se réfèrent à la réalité elle ne sont pas certaines et dans la mesure où elles sont certaines elle ne se réfèrent pas à la réalité. » Il en va différemment avec les propositions praxéologiques. Celles-ci se réfèrent avec toute leur exactitude et toute leur certitude à la réalité de l'action humaine. L'explication de ce phénomène réside dans le fait que les deux — la science de l'action humaine et l'action humaine elle-même — ont une racine commune : la raison humaine. Ce serait une erreur de penser que l'approche quantitative pourrait les rendre plus exactes. Toute expression numérique est inexacte à cause des limites inhérentes du pouvoir de mesure humain. Pour le reste nous devons renvoyer à ce qui a été dit plus haut sur la nature purement historique des expressions quantitatives dans le domaine des sciences sociales.

Les réformateurs souhaitant améliorer les sciences sociales par l'adoption des méthodes des sciences de la nature essaient parfois de justifier leurs efforts en attirant l'attention sur le retard des premières. Personne ne niera que les sciences sociales et l'économie en particulier soient loin d'être parfaites. Tout économiste sait combien il reste à faire. Mais deux considérations doivent demeurer à l'esprit. Premièrement, l'actuel état insatisfaisant de la situation économique et sociale n'a rien à voir avec une prétendue insuffisance de la théorie économique. Si les gens n'utilisent pas les renseignements de l'économie comme guide pour leurs politiques, ils ne peuvent pas mettre sur le dos de la discipline leur propre échec. Deuxièmement, s'il peut un jour sembler nécessaire de réformer de manière radicale la théorie économique, ce changement ne prendra pas la direction suggérée par les critiques actuels. Leurs objections ont été à tout jamais profondément réfutées.



Notes

*. Le texte anglais de Mises utilise les mots « experience » et « experiment ». Le premier terme a été traduit par « expérience » (connaissance) et le second par « expérimentation » (expérience de laboratoire) pour éviter la confusion. Note du traducteur.

1. Cf. par exemple La Pathologie Sociale de Paul von Lilienfeld (Paris, 1896). [« Quand un gouvernement emprunte de l'argent à la maison Rothschild, la sociologie organique se représente l'opération de la façon suivante : « La maison Rothschild agit, dans cette occasion, parfaitement en analogie avec l'action d'un groupe de cellules qui, dans le corps humain, coopèrent à la production du sang nécessaire à l'alimentation du cerveau dans l'espoir d'en être indemnisées par une réaction des cellules de la substance grise dont ils ont besoin pour s'activer de nouveau et accumuler de nouvelles énergies. » (Ibid., p. 104). Telle est la méthode qui affirme d'elle-même qu'elle est bâtie sur « un sol ferme » et explore « le devenir des phénomènes pas à pas en allant du simple au complexe. » cité dans Ludwig von Mises, Le Socialisme, Librairie de Médicis, 1952, p. 332, note 1. (Remarque ajoutée dans l'édition américaine).

2. John E. Cairnes, The Character and Logical Method of Political Economics [1875] (New York : Augustus M. Kelley, 1965), pp. 89-97. (Note de l'édition américaine).

3. Pour être complet nous devons faire remarquer qu'il existe un troisième usage du terme entrepreneur en droit, usage qu'il faut distinguer soigneusement des deux autres mentionnés plus haut.


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