par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Tiré d'un mémorandum, daté du 24 avril 1946, et préparé en anglais par le professeur Mises pour un comité d'hommes d'affaires auprès desquels il servait de consultant.
L'auteur de ce papier est pleinement conscient de son insuffisance. Il n'est pourtant pas possible de traiter du problème du cycle économique de façon plus satisfaisante sans écrire un traité embrassant tous les aspects de l'économie de marché capitaliste. L'auteur est entièrement d'accord avec la remarque de Böhm-Bawerk : « Une théorie du cycle économique, si elle ne veut pas être un simple bricolage, ne peut être que le dernier ou l'avant-dernier chapitre d'un traité portant sur tous les problèmes économiques. » Ce n'est qu'avec réserves que l'auteur de ces lignes présente cette esquisse aux membres du comité.
L'un des traits caractéristiques de notre époque de guerres et de destruction est l'attaque générale menée par tous les gouvernements et tous les groupes de pression à l'encontre des droits des créanciers. La première mesure du gouvernement bolchevique fut d'abolir à la fois les prêts et le paiement des intérêts. Le plus populaire des slogans qui mirent les nazis au pouvoir fut Brechung der Zinsknechtschaft, « abolition de l'esclavage de l'intérêt ». Les pays débiteurs veulent exproprier les titres des créanciers étrangers par divers procédés, le plus efficace étant le contrôle des changes. Leur nationalisme économique vise à chasser un prétendu retour au colonialisme. Ils prétendent mener une nouvelle guerre d'indépendance contre les capitalistes étrangers ainsi qu'ils s'aventurent à qualifier ceux qui leur ont fourni les capitaux requis pour améliorer leur situation économique. Comme la principale nation créancière est aujourd'hui les États-Unis, cette lutte est en réalité dirigée contre le peuple américain. Seules les vieilles habitudes de la retenue diplomatique conseille aux nationalistes économiques de parler de « Wall Street » et non des Yankees pour désigner le mal qu'ils combattent.
« Wall Street » est tout autant la cible des autorités monétaires américaines quand ces dernières se lancent dans une politique « d'argent facile ». On pense généralement que les mesures destinées à faire baisser le taux d'intérêt sous le niveau que fixerait le marché libre sont extrêmement bénéfiques pour l'immense majorité et nuisent à une petite minorité de capitalistes et de prêteurs sur gages durs à cuire. On sous-entend tacitement que les créanciers seraient de riches oisifs tandis que les débiteurs seraient des pauvres industrieux. Mais cette croyance est un atavisme et se trompe totalement sur la situation contemporaine.
Au temps de Solon, le sage législateur d'Athènes, au temps des lois agraires de Rome, au Moyen Âge ou même quelques siècles plus tard, on avait en règle générale raison d'identifier les créanciers aux riches et des débiteurs aux pauvres. Il en va très différemment à notre époque d'obligations et de bons, de caisses d'épargne, d'assurances-vie et de sécurité sociale. Les classes possédantes sont les propriétaires des grandes usines et des grandes exploitations agricoles, des actions ordinaires, de l'immobilier urbain et sont, en tant que telles, très souvent débitrices. Les gens aux revenus plus modestes possèdent des obligations, des comptes d'épargne et des polices d'assurance, et bénéficient de la sécurité sociale. En tant que tels ce sont des créanciers. Leurs intérêts sont mis en péril par les tentatives visant à faire baisser le taux d'intérêt et le pouvoir d'achat de la devise nationale. Il est vrai que les masses ne se voient pas elles-mêmes comme créancières et sympathisent ainsi avec les politiques anti-créancières. Mais cette ignorance ne change rien au fait que l'immense majorité de la nation doit être classée comme créancière et que les gens, en approuvant la politique « d'argent facile », nuisent sans le savoir à leurs propres intérêts matériels. Cela détruit tout simplement la fable marxiste voulant qu'une classe sociale ne se trompe jamais quand il s'agit de reconnaître ses intérêts particuliers de classe et qu'elle agit toujours en fonction de ses intérêts.
Les champions modernes de la politique « d'argent facile » sont fiers de se dire hétérodoxes et qualifient leurs adversaires d'orthodoxes, de ringards et de réactionnaires. L'un des porte-parole les plus éloquents de ce qu'on appelle la finance fonctionnelle, le professeur Abba Lerner, affirme que pour juger les mesures fiscales lui et ses amis ont recours à « ce que l'on appelle la méthode scientifique par opposition à la méthode scolastique ». La vérité est que Lord Keynes, le professeur Alvin H. Hansen et le professeur Lerner, dans leur dénonciation passionnée de l'intérêt, sont guidés par l'essence de la doctrine économique de la scolastique médiévale : la condamnation de l'intérêt. Tout en affirmant avec emphase qu'un retour aux politiques économiques du XIXe siècle est hors de question, ils défendent avec zèle un retour aux méthodes du Haut Moyen Âge et à l'orthodoxie des vieux canons.
Il n'y a pas de différence entre les objectifs ultimes des politiques anti-intérêt du droit canon et les politiques recommandées par le harcèlement moderne à l'encontre de l'intérêt. Mais les méthodes employées sont différentes. L'orthodoxie médiévale voulait au début totalement interdire l'intérêt par décret puis limiter le niveau des taux d'intérêt par les lois sur l'usure. La soi-disant hétérodoxie moderne vise à faire baisser ou même à abolir l'intérêt au moyen de l'accroissement du crédit.
Toute discussion sérieuse du problème de l'accroissement du crédit doit partir de la distinction entre deux types de crédit : le crédit-marchandises et le crédit de circulation.
Le crédit-marchandises est un transfert d'épargne des mains de l'épargnant initial vers celles de l'entrepreneur qui prévoit d'utiliser ces fonds dans la production. L'épargnant originel a épargné de l'argent en s'abstenant de consommer comme il aurait pu le faire. Il transfert du pouvoir d'achat au débiteur et permet ainsi à ce dernier d'acheter les biens non consommés pour les utiliser dans une production nouvelle. Le montant du crédit-marchandises est ainsi strictement limité par le montant de l'épargne, c'est-à-dire par une abstention de consommer. Le crédit supplémentaire ne peut être accordé que dans la mesure où une épargne nouvelle a été accumulée. Le processus dans son ensemble n'affecte pas le pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Le crédit de circulation est un crédit accordé à partir de fonds spécialement créés dans ce but par les banques. Afin d'accorder un prêt la banque imprime des billets de banque ou crédite le débiteur d'un compte de dépôt. C'est une création de crédits à partir de rien. Elle équivaut à une création de monnaie factice, à une inflation manifeste, non déguisée. Elle augmente le montant de substituts de monnaie, de choses considérées et dépensées par le public comme s'il s'agissait de véritable monnaie. Elle accroît le pouvoir d'achat des débiteurs. Les débiteurs arrivent sur le marché des facteurs de production avec une demande supplémentaire qui n'existerait pas sans la création des billets de banque et des dépôts. Cette demande supplémentaire entraîne une tendance générale à la hausse du prix des biens et des taux de salaire.
Alors que la quantité de crédit-marchandises est rigoureusement fixée par le montant de capitaux accumulés par l'épargne précédente, la quantité de crédit de circulation dépend de la conduite du commerce bancaire. Le crédit-marchandises ne peut pas être augmenté mais le crédit de circulation peut l'être. Quand il n'y a pas de crédit de circulation, une banque ne peut accroître ses prêts que dans la mesure où les épargnants lui confient davantage de dépôts. Quand il y a crédit de circulation, une banque peut accroître ses prêts par une politique qu'on appelle assez curieusement « plus libérale ».
L'expansion du crédit n'entraîne pas seulement une tendance inévitable à la hausse du prix des biens et du taux des salaires. Elle affecte aussi le taux d'intérêt du marché. Comme elle représente une quantité de monnaie additionnelle offerte pour les prêts, elle génère une tendance à faire baisser les taux d'intérêt sous le niveau qu'ils auraient atteint sur un marché des prêts non manipulé par l'expansion du crédit. Elle doit sa popularité auprès des charlatans et des excentriques non seulement à la hausse inflationniste des prix et des taux salariaux qu'elle engendre, mais aussi à son effet à court terme sur les taux d'intérêt. C'est aujourd'hui l'instrument principal des politiques recherchant l'argent facile ou l'argent moins cher.
Le taux d'intérêt est un phénomène du marché. Dans une économie de marché c'est la structure des prix, des taux de salaire et des taux d'intérêt, déterminée par le marché, qui oriente les activités des entrepreneurs vers les branches où ils satisfont le mieux et au meilleur prix les besoins des consommateurs. Les prix des facteurs matériels de production, des taux de salaire et des taux d'intérêt d'une part et l'anticipation des futurs prix des biens de consommation d'autre part sont les points qui entrent dans les calculs de prévision de l'homme d'affaires. Le résultat de ces calculs lui montre si oui ou non un projet donné sera rentable. Si les données du marché sous-tendant ses calculs sont faussées par l'intervention du gouvernement, le résultat doit être trompeur. Trompés par une opération mathématique faite à partir de chiffres illusoires, les entrepreneurs se lancent dans la réalisation de projets qui s'écartent des désirs les plus urgents des consommateurs. Le désaccord des consommateurs devient manifeste quand les produits d'investissements injustifiés en capital arrivent sur le marché et ne peuvent pas être vendus à des prix satisfaisants. Il apparaît alors ce qu'on appelle de « mauvaises affaires ».
Si, sur un marché non entravé par l'interférence du gouvernement dans les données économiques, l'examen d'un projet donné montre qu'il n'est pas rentable, il est prouvé que dans cette situation les consommateurs préfèrent voir d'autres projets exécutés. Le fait qu'une entreprise commerciale donnée ne soit pas rentable signifie que les consommateurs ne sont pas prêts, en achetant ses produits, à rembourser à l'entrepreneur le prix des facteurs de production complémentaires nécessaires, alors que par ailleurs, en achetant d'autres produits, ils sont prêts à rembourser à d'autres entrepreneurs le prix de ces mêmes facteurs. Les consommateurs souverains expriment ainsi leurs souhaits et forcent l'économie à adapter ses activités pour satisfaire les besoins qu'ils considèrent comme les plus urgents. Les consommateurs engendrent ainsi une tendance à l'accroissement des industries rentables et à la disparition des industries qui ne le sont pas.
Il est possible de dire que ce qui empêche l'exécution de certains projets, c'est l'état des prix, des taux de salaire et des taux d'intérêt. C'est une grave erreur de croire que si seulement ils étaient moins chers, les activités de production pourraient être accrues. Ce qui limite la taille de la production, c'est la rareté des facteurs de production. Les prix, les taux de salaire et les taux d'intérêt ne sont que des indices exprimant le degré de rareté. Ce sont des indicateurs pour ainsi dire. A travers les phénomènes marchands la société envoie un avertissement aux entrepreneurs qui envisagent un projet donné : « Ne touchez pas à ce facteur de production, il est destiné à satisfaire un autre besoin plus urgent. »
Les expansionnistes, comme les partisans de l'inflation s'appellent eux-mêmes de nos jours, ne voient dans le taux d'intérêt rien d'autre qu'un obstacle à l'expansion de la production. S'ils étaient cohérents, ils devraient envisager de la même façon le prix des facteurs matériels de production et les taux de salaire. Un décret gouvernemental abaissant les taux salariaux à 50 % de ceux du marché libre du travail donnerait également à certains projets, qui ne semblent pas rentables dans un calcul basé sur les données réelles du marché, l'apparence de la rentabilité. Il n'y a pas plus de sens à dire que le niveau des taux d'intérêt empêche une expansion supplémentaire de la production que de dire que le niveau des taux de salaire engendre ces effets. Le fait que les expansionnistes n'emploient ce type d'argumentation fallacieuse que pour les taux d'intérêt et pas pour le prix des biens de base et pour le prix de la main-d'œuvre, est une preuve qu'ils suivent leurs émotions et leurs passions et ne sont pas guidés par un raisonnement froid. Ils sont poussés par le ressentiment. Ils envient ce qu'ils croient être la part de l'homme riche. Ils n'ont pas conscience du fait qu'en attaquant l'intérêt ils attaquent la grande masse des épargnants, des détenteurs d'obligations et des bénéficiaires des assurances-vie.
Les expansionnistes ont raison de dire que l'accroissement du crédit permet d'engendrer un essor économique. Ils se trompent seulement en ignorant qu'une telle prospérité artificielle ne peut pas durer et doit inévitablement aboutir à une récession, à une dépression générale.
Si le taux d'intérêt du marché est réduit par l'expansion du crédit, de nombreux projets qui étaient autrefois estimés non rentables donnent l'apparence de la rentabilité. L'entrepreneur qui s'embarque dans ces projets va cependant rapidement se rendre compte que son calcul était basé sur des hypothèses erronées. Il avait fait ses calculs avec les prix des facteurs de production correspondant aux conditions du marché telles qu'elles étaient à la veille de l'accroissement du crédit. Mais désormais, suite à l'expansion du crédit, les prix ont monté. Les fonds de l'homme d'affaires ne sont pas suffisants pour acheter les facteurs de production nécessaires. Il serait forcé d'arrêter la poursuite de ses plans si l'expansion du crédit ne continuait pas.
Toutefois, comme les banques ne cessent d'augmenter le crédit et d'offrir de « l'argent facile » à l'économie, les entrepreneurs ne voient pas de raison de se faire du souci. Ils empruntent de plus en plus. Les prix et les taux de salaire grimpent. Tout le monde se sent heureux et est convaincu que l'humanité a enfin dépassé pour toujours le triste état de pénurie et qu'elle a atteint la prospérité éternelle. En fait toute cette stupéfiante richesse est fragile, est un château construit sur le sable de l'illusion. Elle ne peut pas durer. Il n'existe aucun moyen permettant de remplacer des biens du capital inexistants par des billets de banque et des dépôts bancaires. Lord Keynes, d'humeur poétique, affirmait que l'accroissement du crédit avait accompli « le miracle [...] de transformer la pierre en pain » 1. Mais ce miracle, quand on le regarde de plus près, est tous aussi douteux que les tours des fakirs indiens.
Il n'y a qu'une alternative.
Première possibilité, les banques pratiquant l'expansion s'accrochent de manière entêtée à leurs politiques expansionnistes et n'arrêtent jamais de fournir l'argent dont a besoin l'économie afin de continuer à fonctionner malgré la hausse inflationniste de coûts de production. Elles veulent satisfaire la demande toujours croissante de crédit. Plus le monde des affaires demande de crédits, plus il en obtient. Les prix et les taux de salaire s'envolent. La quantité de billets et de dépôts augmente au-delà de toute mesure. Au bout du compte le public prend conscience de ce qui se passe. Les gens s'aperçoivent qu'il n'y aura pas de fin à l'émission de plus en plus grande des substituts monétaires — que les prix augmenteront par conséquent à un rythme accéléré. Ils comprennent qu'une telle situation est défavorable à la conservation d'argent liquide. Afin d'éviter d'être victimes de la baisse progressive du pouvoir d'achat de la monnaie, ils courent acheter des biens, quels que soient leur prix et qu'ils en aient ou non besoin. Ils préfèrent tout à la monnaie. Ils pratiquent ce que dans l'Allemagne de 1923, quand le Reich établit l'exemple classique de la politique d'expansion illimitée du crédit, on avait appelé die Flucht in die Sachwerte, la fuite dans les valeurs réelles. La totalité du système monétaire s'effondre. Le pouvoir d'achat de son unité monétaire tombe à zéro. Les gens ont recours au troc ou à l'usage d'un autre type de monnaie étrangère ou nationale. La crise apparaît.
Autre possibilité, les banques ou les autorités monétaires prennent conscience des dangers associés à l'expansion illimitée du crédit avant l'homme ordinaire. Elles arrêtent, de leur propre chef, toute nouvelle augmentation de la quantité des billets et des dépôts. Elles ne satisfont plus les demandes de crédits supplémentaires du monde des affaires. Alors la panique survient. Les taux d'intérêt grimpent à un niveau excessif parce que de nombreuses firmes ont désespérément besoin d'argent afin d'éviter la faillite. Les prix baissent brusquement, car les entreprises en détresse essaient d'obtenir des liquidités en vendant pour une bouchée de pain leurs stocks sur le marché. Les activités de production diminuent, les travailleurs sont licenciés.
L'expansion du crédit aboutit ainsi inévitablement à une crise. Dans un cas comme dans l'autre, le boom artificiel est voué à l'échec. A long terme il doit s'effondrer. L'effet à court terme, la période de prospérité, peut durer parfois quelques années. Pendant qu'elle dure les autorités, les banques pratiquant l'expansion et les agences de relations publiques bravent avec arrogance les avertissements des économistes et se vantent du succès manifeste de leur politique. Mais quand arrive la douloureuse fin, elles s'en lavent les mains.
La prospérité artificielle ne peut pas durer parce que la baisse artificielle du taux d'intérêt, purement technique et ne correspondant pas à l'état réel des données du marché, a trompé les calculs entrepreneuriaux. Elle a créé l'illusion que certains projets offraient des chances de profits quand en réalité la quantité disponible des facteurs de production ne suffisait pas à leur mise en œuvre. Induits en erreur par ce calcul erroné, les hommes d'affaires ont développé leurs activités au-delà des limites posées par la réalité de la richesse de la société. Ils ont sous-estimé le degré de rareté des facteurs de production et ont surévalué leur capacité à produire. Bref, ils ont gaspillé les biens du capital rares dans des investissements injustifiés.
Toute la classe des entrepreneurs est pour ainsi dire dans la situation d'un entrepreneur en bâtiments qui devrait construire un édifice à partir d'une quantité limitée de matériel de construction. Si cet homme surestime la quantité existante, il établit un plan pour lequel les moyens dont il dispose ne sont pas suffisants. Il construit des fondations trop grandes et ne découvre que plus tard, au cours de la construction, qu'il n'a pas le matériel nécessaire pour achever la structure. Cette découverte tardive n'engendre pas la crise de notre entrepreneur. Elle ne fait que révéler les erreurs commises par le passé. Elle balaie les illusions et le force à faire face à la dure réalité.
Il est nécessaire de souligner ce point parce que le public, toujours à la recherche d'un bouc émissaire, est en général prêt à accuser les autorités monétaires et les banques du déclenchement de la crise. Elles seraient coupables, dit-on, parce qu'en refusant une nouvelle expansion du crédit, elles auraient créé une pression déflationniste sur le commerce. Certes les autorités monétaires et les banques étaient certainement responsables des orgies d'accroissement de crédit et du boom qui en a résulté, mais l'opinion publique, qui approuve toujours ces aventures inflationnistes de tout son cœur, ne devrait pas oublier que la faute n'est pas seulement chez les autres. La crise n'est pas le résultat de l'abandon de la politique expansionniste. Elle est l'inévitable et inextricable conséquence de cette politique. La question n'est pas de savoir s'il faudrait continuer l'expansionnisme avant l'effondrement final de tout le système de la monnaie et du crédit ou s'il faudrait s'arrêter plus tôt. Plus tôt on s'arrête, moins graves seront les dommages infligés et les pertes subies.
L'opinion publique a entièrement tort dans son appréciation des phases du cycle économique. Le boom artificiel n'est pas la prospérité mais l'apparence trompeuse d'une bonne conjoncture. Ses illusions égarent les gens et sont cause d'investissements injustifiés et de la consommation de bénéfices apparents mais irréels qui revient à une véritable consommation du capital. La dépression est le processus nécessaire de réajustement de la structure des activités économiques à l'état réel des données du marché, c'est-à-dire à la quantité de biens du capital et aux jugements de valeur du public La dépression est ainsi la première étape vers le retour aux conditions normales, le début de la reprise et le fondement de la prospérité réelle basée sur la production solide de biens et non sur les sables de l'expansion du crédit.
Un crédit supplémentaire n'est sain dans une économie de marché que dans la mesure où il est issu d'un accroissement de l'épargne du public et de l'accroissement de la quantité de crédit-marchandises qui en résulte. C'est alors le comportement du public qui fournit les moyens nécessaires à l'investissement supplémentaire. Si le public ne fournit pas ces moyens, les tours de magie bancaires ne peuvent pas les faire apparaître. Le taux d'intérêt, tel qu'il est déterminé sur un marché des prêts non manipulé par une politique « d'argent facile », est l'expression de la disposition des gens à ne pas retenir pour leur consommation courante une partie du revenu véritablement gagné et à la consacrer à une nouvelle expansion des affaires. Il fournit à l'homme d'affaires une information fiable pour déterminer jusqu'à quel point il peut aller en augmentant ses investissements, quels projets sont conformes avec le véritable niveau de l'épargne et de l'accumulation du capital et lesquels ne le sont pas. La politique de baisse artificielle du taux d'intérêt sous son niveau potentiel du marché pousse les entrepreneurs à se lancer dans certains projets que le public n'approuve pas. Dans une économie de marché chaque membre de la société a sa part dans la détermination du montant d'investissements supplémentaires. Il n'est pas possible de tromper le public en jouant avec le taux d'intérêt. Tôt ou tard la réprobation du public vis-à-vis de la politique de surexpansion produit ses effets. La structure de la prospérité artificielle s'effondre.
L'intérêt n'est pas le produit des machinations de vils exploiteurs. L'escompte des biens futurs par rapport aux biens présents est un concept éternel de l'action humaine et ne peut pas être aboli par des mesures bureaucratiques. Tant qu'il y aura des gens préférant une pomme aujourd'hui à deux pommes dans vingt-cinq ans, l'intérêt existera. Peu importe que la société soit organisée sur la base de la propriété privée des moyens de production, c'est-à-dire du capitalisme, ou sur la base de la propriété privée, c'est-à-dire du socialisme ou du communisme. Pour la conduite des affaires d'un gouvernement totalitaire, l'évaluation différente des biens présents et futurs joue le même rôle que dans un cadre capitaliste. Bien entendu, dans une économie socialiste les gens sont privés de tout moyen de faire prévaloir leurs propres jugements de valeur et seuls ceux du gouvernement comptent. Un dictateur ne se soucie pas de savoir si les masses approuvent ou non sa décision concernant la quantité à consacrer à la consommation courante et celle à l'investissement supplémentaire. Si le dictateur investit plus, réduisant ainsi les moyens disponibles à la consommation courante, le peuple doit manger moins et tenir sa langue. Aucune crise ne survient parce que les sujets n'ont pas l'occasion d'exprimer leur mécontentement. Mais dans une économie de marché, avec sa démocratie économique, les consommateurs sont rois. Leurs achats et leurs refus d'acheter engendrent les pertes et les profit entrepreneuriaux. Ils sont le critère ultime de l'activité économique.
Il est indispensable de comprendre que ce qui fait émerger la crise économique est la désapprobation du public à l'encontre des aventures expansionnistes, aventures rendues possibles par la manipulation du taux d'intérêt. L'effondrement du château de cartes est une manifestation du processus démocratique du marché. Il est vain d'objecter que le public favorise la politique d'argent facile. Les masses sont induites en erreur par les assertions des pseudo-experts selon lesquelles l'argent facile pourrait les rendre prospères sans qu'il y ait de prix à payer. Elles ne se rendent pas compte que les investissements ne peuvent être accrus que dans la mesure où davantage de capital est accumulé par l'épargne. Ils sont trompés par les contes de fée des fous monnayeurs, de John Law au Major C.H. Douglas. Mais ce qui compte en réalité, ce ne sont pas les contes de fée mais le comportement des gens. Si les hommes ne sont pas disposés à épargner plus en réduisant leur consommation courante, les moyens manqueront pour permettre un accroissement substantiel des investissements. Ces moyens ne peuvent pas être fournis en imprimant des billets de banque ou en accordant des prêts dans les livres bancaires.
En analysant la situation telle qu'elle s'est développée avec la pression expansionniste exercée sur le commerce et résultant d'années de politique de taux d'intérêt bon marché, il faut être pleinement conscient du fait que la fin de cette politique illustrera les ravages qu'elle a diffusés. Les incorrigibles inflationnistes vociféreront contre la prétendue déflation et feront à nouveau la promotion de leur remède, l'inflation, qu'ils rebaptisent alors re-déflation. Ce qui donne naissance aux maux est bien la politique expansionniste. Sa fin ne fait que rendre les maux visibles. Cette fin doit en tout cas arriver tôt ou tard, et plus tard elle survient, plus graves seront les dommages causés par le boom artificiel. Les choses étant ce qu'elles sont aujourd'hui, après une longue période de taux d'intérêt maintenus artificiellement bas, la question n'est pas de savoir comment éviter les souffrances du processus de reprise, mais comment les réduire au minimum. Si l'on ne met pas fin à temps à la politique expansionniste par un retour à des budgets équilibrés, par un refus du gouvernement d'emprunter auprès des banques commerciales et en laissant le marché déterminer le niveau des taux d'intérêt, on choisit la voie allemande de 1923.
Notes
1. Paper of the British Experts, 8 avril 1943.