De la Manipulation de la monnaie et du crédit

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Deux posfaces

 

I. Le statut de la recherche sur le cycle économique et ses perspectives concernant le futur immédiat (1933)

Contribution de Mises à un mélange en l'honneur d'Arthur Spiethoff,
Die Stellung und der nächste Zukunft der Konjunkturforschung, pp. 175-180 (Munich : Duncker & Humblot, 1933).
Tous les contributeurs devaient traiter du même sujet.

1. L'acceptation de la théorie du crédit de circulation du cycle économique

On affirme souvent que si les causes des changements cycliques étaient comprises, on pourrait adopter des programmes économiques capables d'atténuer les « oscillations » cycliques. L'essor serait alors ralenti à temps pour adoucir le déclin qui suit inévitablement son sillage. Résultat, le développement économique se ferait à un rythme plus calme. Les effets collatéraux accompagnant le boom, considérés par beaucoup comme indésirables, seraient alors substantiellement, voire totalement, éliminés. Plus important encore, les pertes infligées par la crise et le déclin, que presque tout le monde déplore, seraient considérablement réduites, ou même complètement évitées.

Pour beaucoup de gens cette perspective a peu d'attrait. A leur avis les inconvénients de la dépression ne sont pas un prix à payer trop élevé pour la prospérité de l'essor. Ils disent que dans ce qui a été fait durant le boom tout n'a pas été mal investi et ne doit pas disparaître avec la crise. Pour eux certains fruits du boom demeurent et l'économie actuelle ne peut pas s'en passer. Toutefois, la plupart des économistes ont considéré l'élimination des changements cycliques comme à la fois désirable et nécessaire. Certains sont arrivés à cette position parce qu'ils pensaient que si l'on épargnait à économie le choc des crises revenant à quelques années d'intervalle, cela aiderait à préserver le système capitaliste qu'ils soutenaient. D'autres ont accueilli favorablement la perspective d'une ère sans crises précisément parce qu'ils ne voyaient — dans une économie non perturbée par les fluctuations économiques — aucun problème dans l'élimination des entrepreneurs qui, à leurs yeux, ne seraient que les bénéficiaires superflus des efforts des autres.

Que ces auteurs considérassent comme favorable ou défavorable la perspective d'atténuer les oscillations cycliques, tous étaient d'avis qu'un examen plus approfondi de la cause des changements économiques périodiques aiderait à créer un âge de fluctuations moins sévères. Avaient-ils raison ? La théorie économique ne peut pas répondre à cette question — il ne s'agit pas d'un problème théorique. C'est un problème de politique économique ou plus précisément d'histoire économique. Bien que leurs mesures puissent produire des résultats sérieusement embrouillés, les personnes en charge de la direction du cours de la politique économique sont mieux informées aujourd'hui sur les conséquences d'une expansion du crédit de circulation que ne l'étaient leurs confrères d'autrefois, en particulier sur le continent européen. Mais la question demeure : introduira-t-on à nouveau dans le futur des mesures qui doivent mener à une crise via un boom ?

La théorie du crédit de circulation (théorie monétaire) du cycle économique doit être considérée comme la doctrine actuellement en vigueur pour les changements cycliques. Même les gens qui soutiennent une autre théorie trouvent nécessaire de faire des concessions à la théorie du crédit de circulation. Toute suggestion faite pour contrecarrer la crise économique actuelle utilise le raisonnement développé par cette théorie. Certains insistent pour tirer tous les prix d'une difficulté momentanée, même si une telle difficulté se produit pendant l'essor suivant une nouvelle crise. Pour ce faire ils veulent « amorcer la pompe » en augmentant davantage la quantité d'instruments fiduciaires. D'autres s'opposent à une telle simulation artificielle parce qu'ils veulent éviter la prospérité illusoire qu'entraîne l'expansion du crédit ainsi que la crise qui s'ensuit inévitablement. Toutefois, même ceux qui défendent des programmes visant à déclencher et à stimuler un boom reconnaissent, si ce ne sont pas des ignorants et des dilettantes complètement irrécupérables, les conclusions du raisonnement de la théorie du crédit de circulation. Ils ne contestent pas la justesse des objections émises par la théorie du crédit de circulation à l'encontre de leur position. Au lieu de cela ils essaient de les éviter en indiquant qu'ils ne proposent qu'une « dose modérée », soigneusement prescrite, d'expansion du crédit ou de « création monétaire », qui, disent-ils, se contenterait d'adoucir ou d'arrêter une nouvelle baisse des prix. Même le terme de « re-déflation » 1 récemment introduit à ce sujet avec tant d'enthousiasme reconnaît implicitement la théorie du crédit de circulation. Mais il y a aussi des erreurs sous-jacentes dans l'usage de ce terme.

2. La popularité des taux d'intérêt faibles

L'expansion du crédit qui provoque l'essor a toujours comme origine l'idée que la stagnation économique peut être surmontée par « l'argent facile ». Les tentatives visant à démontrer que tel n'est pas le cas ont été vaines. Si quelqu'un prétend que des taux d'intérêt faibles n'ont pas été constamment dépeints comme l'objectif idéal de la politique économique, cela ne peut être dû qu'à un manque de connaissances concernant l'histoire économique et la littérature économique récente. Pratiquement personne n'a osé affirmé qu'il serait souhaitable d'avoir des taux d'intérêt plus élevés plus rapidement 2. Les gens, qui recherchent le crédit bon marché, réclament la création de banques de crédit et une réduction des taux de la part de ces banques. Toute mesure prise pour éviter de « faire monter le taux d'escompte » a ses racines dans l'idée que le crédit devrait être rendu « facile ». Le fait que la réduction des taux d'intérêts par le biais d'un accroissement du crédit doit conduire à des hausses de prix a généralement été ignoré. Cependant la politique d'argent facile n'aurait pas été abandonnée même si cela avait effectivement été reconnu.

L'opinion publique n'a pas un seul point de vue à propos du niveau des prix, contrairement au cas des taux d'intérêt. Concernant les prix il y a toujours eu deux points de vue. D'un côté la demande de prix plus élevés de la part des producteurs et de l'autre la demande de prix plus bas de la part des consommateurs. Gouvernements et partis politiques ont soutenu les deux demandes, si ce n'est en même temps, du moins en passant de l'une à l'autre selon les groupes d'électeurs dont elles recherchaient les voix sur le moment. Au début un slogan, puis un autre, s'inscrivent sur leurs étendards, en fonction du mouvement temporaire des prix désiré. Si les prix sont en train de monter, ils partent en croisade contre la hausse du coût de la vie. Si les prix sont en train de baisser, ils professent leur désir de faire tout leur possible pour garantir des prix « raisonnables » aux producteurs. Mais quand il s'agit de réduire les prix, ils soutiennent en général des programmes qui ne peuvent pas parvenir à cet objectif. Personne ne veut adopter le seul moyen efficace — la limitation du crédit de circulation — parce qu'on ne veut pas faire monter les taux d'intérêt 3. En cas de baisse des prix, toutefois, ils ont été parfaitement disposés à adopter des mesures d'expansion du crédit, car cet objectif-là est possible avec le moyen déjà désiré, à savoir la réduction du taux d'intérêt.

Aujourd'hui, ceux qui voudraient chercher à accroître le crédit de circulation répondraient aux objections en expliquant vouloir uniquement réagir à la baisse des prix qui a déjà eu lieu au cours des dernières années, ou au moins prévenir une nouvelle baisse. Ainsi, affirme-t-on, un tel accroissement n'introduit rien de nouveau. Des arguments similaires étaient déjà entendu à l'époque de la campagne en faveur du bimétallisme [au XIXe siècle].

3. La popularité de la politique syndicale

On reconnaît en général que les conséquences des changements de la valeur de la monnaie — en dehors de l'effet de tels changements sur la valeur des obligations monétaires — peuvent être attribuées au seul fait que ces changements ne touchent pas de la même manière et en même temps tous les biens et services. C'est-à-dire que tous les prix n'augmentent pas dans la même proportion et au même moment. En outre on ne nie plus, comme c'était généralement le cas il y a quelques années, que la durée de la crise actuelle soit avant tout causée par le fait que les taux de salaire et certains prix ne sont plus flexibles en raison de la politique salariale des syndicats et des diverses activités de soutien aux prix. Ainsi les taux de salaire et les prix rigides ne participent pas au mouvement à la baisse de la plupart des prix, ou seulement après un délai très long. Malgré toutes les interventions politiques contradictoires, il est également admis que le chômage de masse qui perdure est une conséquence nécessaire des tentatives de maintien des taux salariaux au-dessus de ceux qui prévaudraient sur le marché libre. Toutefois, lorsqu'il s'agit de décider de la politique économique, la bonne conclusion n'en est pas tirée. Presque tous ceux qui proposent d'amorcer la pompe par l'expansion du crédit considèrent comme évident que les taux de salaire nominaux ne suivront pas le mouvement des prix à la hausse tant que leur excès relatif par rapport aux prix précédents n'aura pas disparu. Les projets inflationnistes sont retenus parce que personne n'ose attaquer la politique salariale des syndicats, qui est approuvée par l'opinion publique et soutenue par le gouvernement. Par conséquent, tant que demeurera l'idée actuellement dominante sur le maintien de taux de salaire plus élevés que ceux du marché libre et et concernant les mesures interventionnistes qui les soutiennent, il n'y a aucune raison de penser que les taux de salaire nominaux pourront rester constants dans une période de hausse des prix.

4. L'effet d'un taux d'intérêt plus faible que celui du marché libre

Le lien causal [entre l'accroissement du crédit et la hausse des prix] est nié encore plus fortement si la proposition visant à limiter l'accroissement du crédit correspond à certaines anticipations. Si les entrepreneurs s'attendent à ce que les taux d'intérêt faibles perdurent, ils les utiliseront comme base pour leurs calculs. Mais alors les entrepreneurs se laisseront tenter, en raison de l'offre de crédits plus importants et moins chers, par des entreprises commerciales qui n'apparaîtraient pas rentables aux taux d'intérêt plus élevés qui prévaudraient sur un marché libre des prêts.

S'il est publiquement dit que l'on fera attention à arrêter la création de crédit additionnel à temps, les bénéfices espérés n'apparaîtront pas. Aucun entrepreneur ne voudra se lancer dans une nouvelle affaire s'il est clair à l'avance pour lui que l'affaire ne pourrait pas être achevée avec succès. L'échec des tentatives récentes d'amorçage de pompe et les déclarations de autorités responsables de la politique bancaire ont montré que le temps de l'argent facile allait bientôt prendre fin. Si l'on parle de restriction pour l'avenir, ont ne peut pas continuer à « amorcer la pompe » avec une expansion du crédit.

Les économistes savent depuis longtemps que tout accroissement du crédit doit prendre fin un jour et que lorsque la création de crédits supplémentaires s'arrête, cette interruption doit entraîner un changement soudain de la conjoncture économique. Un coup d'œil sur la presse quotidienne et hebdomadaire pendant les années de « boom » depuis le milieu du XIXe siècle montre que cette analyse ne se limitait en aucun cas à un petit nombre de personnes. Mais les spéculateurs, rétifs à la théorie en tant que telle, ne le savaient pas et continuèrent à se lancer dans de nouvelles aventures. Toutefois, si les gouvernements faisaient savoir que l'accroissement du crédit continuerait seulement un peu plus longtemps, alors son intention d'arrêter l'expansion ne serait plus ignorée par personne.

5. La crainte contestable de la baisse des prix

Les gens sont enclins aujourd'hui à surévaluer l'importance des récentes réalisations dans la clarification du problème du cycle économique et à sous-évaluer la formidable contribution de la Currency School. Le bénéfice que la politique cyclique appliquée pouvait tirer des vieux théoriciens de la Currency School n'a pas encore été pleinement exploité. La théorie cyclique moderne a peu apporté à la politique appliquée qui ne fût déjà connu de la théorie de la Currency School.

Malheureusement la théorie économique est précisément la plus faible quand on a le plus besoin d'elle — pour analyser les effets de la baisse des prix. Une baisse générale des prix a toujours été considérée comme une mauvaise chose. Pourtant aujourd'hui, bien plus encore qu'autrefois, la rigidité des taux de salaire et le coût de nombreux autres facteurs de production empêchent d'étudier le problème de façon impartiale. Il serait certainement temps maintenant d'étudier de manière approfondie les effets d'une baisse des prix monétaires et d'analyser l'idée répandue que des prix en baisse sont incompatibles avec une production accrue des biens et des services ainsi qu'avec une amélioration du bien-être général. Cette recherche devrait comprendre une analyse cherchant à déterminer s'il est vrai que seules les mesures inflationnistes permettent l'accumulation progressive du capital et des équipements productifs. Tant que l'on croira fermement à cette théorie inflationniste naïve du développement, les propositions visant à utiliser l'expansion du crédit pour susciter un boom continueront à avoir du succès.

La théorie de la Currency School a décrit il y a longtemps le lien nécessaire entre l'expansion du crédit et le cycle des fluctuations économiques. Sa chaîne de raisonnements ne s'intéressait qu'à un accroissement du crédit limité à une nation. Elle ne faisait pas justice à la situation, particulièrement importante à notre époque de coopération entre les banques d'émission, où toutes les nations augmenteraient le crédit de concert. Malgré l'explication de la Currency School, les banques d'émission ont continuellement préconisé une nouvelle expansion du crédit.

On peut faire remonter cette forte campagne des banques d'émission à l'idée que les hausses de prix sont utiles et absolument nécessaires au « progrès » et à la croyance selon laquelle l'expansion du crédit serait une méthode capable de maintenir des taux d'intérêt bas. La relation entre l'émission d'instruments fiduciaires et la formation des taux d'intérêt est suffisamment bien expliquée aujourd'hui, au moins pour les besoins immédiats du choix d'une politique économique. Mais ce qu'il reste à expliquer de manière satisfaisante, c'est le problème de la baisse générale des prix.

Notes

1. Le terme plus moderne pour ce que Mises voulait apparemment dire par « redéflation » est sans doute « reflation. » Note de l'édition américaine.

2. Il en a toujours été ainsi, l'opinion publique a toujours été du côté des débiteurs. (Voir Jeremy Bentham, Defence of Usury. 2ème édition. Londres, 1790, p. 102). L'idée que les créanciers sont de riches oisifs, exploiteurs sans cœur des travailleurs et que les débiteurs sont de pauvres infortunés, n'a pas été abandonnée, même à notre époque d'obligations, de dépôts bancaires et de comptes d'épargne. Note de Ludwig von Mises.

3. Un exemple extrême : la politique d'escompte de la Reichsbank allemande pendant l'inflation. Voir Graham, Frank, Exchange, Prices and Production in Hyper-Inflation Germany, 1920-1923. Princeton, 1930. pp. 65 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.


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