Le Libéralisme

Première édition allemande (sous le titre Liberalismus) en 1927

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

5. L'avenir du libéralisme


Toutes les anciennes civilisations sont mortes, ou ont au moins connu un état de stagnation, bien avant d'avoir atteint le niveau de développement matériel que la civilisation européenne moderne a réussi à mettre en place. Des nations furent détruites lors de guerres avec des ennemis étrangers, ainsi qu'au cours de querelles intestines. L'anarchie les a obligées à revenir en arrière quant à la division du travail. Les villes, le commerce et l'industrie déclinèrent. Avec cette détérioration des fondements économiques, les raffinements intellectuels et moraux durent laisser place à la brutalité et à l'ignorance. Les Européens de l'époque moderne ont réussi à resserrer les liens sociaux entre les individus et entre les nations bien plus fortement qu'on ne l'avait jamais connu au cours de l'histoire. Ceci constitua un haut fait de l'idéologie libérale qui, depuis la fin du XVIIe siècle, fut élaborée avec une clarté et une précision sans cesse plus grande et eut de plus en plus d'influence sur les esprits. Le libéralisme et le capitalisme créèrent les fondations sur lesquelles reposent toutes les merveilleuses caractéristiques de notre vie moderne.

Notre civilisation commence cependant à dégager un parfum de mort. Des dilettantes affirment haut et fort que toutes les civilisations, y compris la nôtre, sont destinées à mourir : ce serait une loi inexorable. La dernière heure de l'Europe aurait sonné, nous expliquent ces prophètes de malheur. Certains les écoutent. Partout, une humeur maussade s'installe.

La civilisation moderne ne peut toutefois périr qu'en raison d'un acte d'autodestruction. Aucun ennemi extérieur ne peut la détruire comme les Espagnols ont détruit la civilisation aztèque, car personne sur terre ne peut rivaliser avec la puissance des porte-drapeaux de la civilisation moderne. Seuls ses ennemis intérieurs peuvent la menacer. Elle ne peut dépérir que si les idées du libéralisme sont remplacées par une idéologie antilibérale, hostile à la coopération sociale.

Les gens sont de plus en plus nombreux à comprendre que le progrès matériel n'est possible que dans une société libérale et capitaliste. Même si les antilibéraux ne veulent pas l'accepter ouvertement, ce fait est implicitement reconnu dans les panégyriques exaltant l'idée de stabilité et d'immobilisme.

Le progrès matériel des dernières générations, dit-on, a bien sûr été très agréable et bénéfique. Mais il serait désormais temps de faire une pause. Le tourbillon frénétique du capitalisme moderne doit laisser place à la tranquille contemplation. On doit prendre le temps de la communion et un autre système économique doit remplacer le capitalisme, un système qui ne soit pas sans cesse à la poursuite des nouveautés et des innovations. Le regard du romantique se tourne avec nostalgie vers les conditions économiques du Moyen Âge — pas du Moyen Âge tel qu'il était, mais d'une image tirée de son imagination, sans rapport avec la réalité. Ou alors il regarde du côté de l'Orient — non pas, bien sûr, du véritable Orient mais d'une rêverie issue de ses fantasmes. Comme les hommes étaient heureux sans la technique et la culture modernes ! Comment avons nous pu renoncer à ce paradis de manière tellement inconsidérée ?

Ceux qui prônent le retour à des formes simples d'organisation économique de la société devraient garder à l'esprit que seul notre système permet d'offrir le style de vie auquel nous sommes habitués aujourd'hui au grand nombre d'individus peuplant désormais la terre. Un retour au Moyen Âge signifierait l'extermination de plusieurs centaines de millions de personnes. Les amis de la stabilité et de l'immobilisme disent, il est vrai, que nul n'est besoin d'en arriver à cette extrémité. Il suffit de s'en tenir à ce qui existe déjà et de renoncer à aller plus loin.

Ceux qui chantent les louanges de l'immobilisme et de l'équilibre stable oublient qu'il existe en l'homme, pour autant qu'il est un être pensant, un désir inhérent d'améliorer sa condition matérielle. Cet élan ne peut être supprimé : il constitue la force motrice de toute action humaine. Si on empêche l'homme d'œuvrer pour le bien de la société tout en satisfaisant ses propres besoins, seule une voie lui reste ouverte : s'enrichir et appauvrir les autres par l'oppression et la spoliation violentes de ses semblables.

Il est vrai que cette tendance et le combat pour accroître son niveau de vie ne rendent pas l'homme plus heureux. Néanmoins, il est dans sa nature de continuer à vouloir améliorer sa situation matérielle. S'il lui est interdit de satisfaire cette aspiration, il devient maussade et brutal. Les masses n'écouteront pas les exhortations à la modération et à se satisfaire de sa condition. Il se peut que les philosophes qui expriment de telles remontrances soient victimes d'une grave illusion. Quand on raconte aux gens que leurs parents vivaient dans des conditions bien pires, ils répondent qu'ils ne voient pas pourquoi ils devraient se contenter des conditions actuelles et renoncer à des possibilités encore meilleures.

Que ce soit bien ou mal, que cela mérite ou non la réprobation morale, il est certain que les hommes ont toujours cherché à améliorer leur condition et qu'ils continueront de le faire. C'est le destin sans issue de l'homme. L'agitation et l'inquiétude de l'homme moderne est l'éperon de l'esprit, des nerfs et des sens. On peut aussi facilement lui rendre l'innocence de l'enfance que le ramener à la passivité des périodes révolues de l'histoire humaine.

Mais, après tout, qu'offre-t-on en retour, contre la renonciation à de nouveaux progrès matériels ? Bonheur et contentement, paix et harmonie intérieures ne surgiront pas de ce que les gens ne chercheront plus à améliorer la satisfaction de leurs besoins. Aigris par le ressentiment, les gens de lettres s'imaginent que la pauvreté et l'absence de besoins créeraient des conditions particulièrement favorables au développement des capacités spirituelles de l'homme, mais c'est un non-sens. En étudiant ces questions, il faudrait éviter les euphémismes et appeler les choses par leur nom. La richesse moderne s'exprime par dessus tout par le culte du corps : l'hygiène, la propreté, le sport. Aujourd'hui encore un luxe réservé aux gens aisés — peut-être plus aux États-Unis, mais partout ailleurs — ils seront à la portée de tous dans un futur proche si le développement économique continue sur sa lancée. Pense-t-on servir d'une façon quelconque la vie intérieure de l'homme en empêchant les masses d'atteindre le niveau d'entretien physique déjà accessibles aux gens aisés ? Le bonheur se trouve-t-il dans un corps négligé ?

Aux apologistes du Moyen Âge, on ne peut que répondre que nous ne savons pas si l'homme médiéval se sentait plus heureux que l'homme moderne. Mais nous pouvons laisser ceux qui considèrent le mode de vie oriental comme un modèle pour nous, répondre à la question suivante : l'Asie est-elle vraiment le paradis qu'ils nous décrivent ?

L'éloge excessif de l'économie stationnaire comme idéal social est le dernier argument sur lequel ont dû se replier les ennemis du libéralisme pour justifier leurs doctrines. Il faut cependant garder en tête que le point de départ de leur critique était que le libéralisme et le capitalisme empêchaient le développement des forces productives, qu'ils étaient responsables de la pauvreté des masses. Les adversaires du libéralisme avaient prétendu que ce qu'ils voulaient, c'était un ordre social pouvant créer une richesse plus grande que celui qu'ils combattaient. Et désormais, aculés par la contre-attaque de l'économie et de la sociologie, ils doivent admettre que seuls le capitalisme et le libéralisme, seules la propriété privée et l'activité libre des entrepreneurs peuvent garantir la plus grande productivité du travail humain.

On affirme souvent que ce qui sépare les partis politiques actuels est une opposition fondamentale entre leurs engagements philosophiques ultimes, opposition qui ne peut être éliminée par des arguments rationnels. Un échange de points de vue entre les protagonistes ne pourrait donc que se révéler stérile : chacun campera, inébranlable, sur ses positions, car ces dernières se basent sur une vision globale du monde qui peut pas être modifiée par des considérations purement rationnelles. Les fins dernières que recherchent les hommes sont variées. Par conséquent, il serait de toute façon hors de question que des individus ayant des visées différentes puissent se mettre d'accord sur une procédure commune.

Rien n'est plus absurde que cette croyance. Hormis quelques ascètes cohérents, qui cherchent à débarrasser la vie de toutes ses fioritures extérieures et qui réussissent finalement à atteindre un état de renoncement à tout désir et à toute action et, de fait, à s'autodétruire, tous les hommes de race blanche, aussi divers que puissent être leurs idées sur les questions surnaturelles, sont d'accord pour préférer entre deux systèmes sociaux celui au sein duquel le travail est le plus productif. Même ceux qui croient qu'un progrès éternel de la satisfaction des besoins humains n'est pas la solution et que nous serions mieux en produisant moins de biens matériels — bien que l'on puisse douter que le nombre de ceux qui le pensent sincèrement soit très grand — ne voudraient pas que cette même quantité de travail conduisent à produire moins de biens. Au pire, ils voudraient qu'il y ait moins de travail et donc une production plus faible, mais pas que la même quantité de travail produise moins.

Les antagonismes politiques d'aujourd'hui ne résident pas dans les controverses sur les questions ultimes de philosophie mais dans les réponses à la question de savoir comment un but reconnu comme légitime peut être atteint le plus rapidement possible et avec le moins de sacrifices. Ce but, que visent tous les hommes, c'est la plus grande satisfaction possible des besoins humains, c'est la prospérité et l'abondance. Bien sûr, tous les hommes ne sont pas à la poursuite de ce but, mais c'est tout ce qu'ils peuvent espérer obtenir en ayant recours à des moyens extérieurs et par le biais de la coopération sociale. Les biens intérieurs — bonheur, paix de l'esprit, exaltation — ne peuvent être cherchés qu'en soi par chacun.

Le libéralisme n'est ni une religion, ni une vision du monde, ni un parti défendant des intérêts particuliers. Il n'est pas une religion parce qu'il ne demande ni la foi ni la dévotion, parce qu'il n'y a rien de mystique en lui et qu'il ne connaît pas de dogmes. Il n'est pas une vision du monde parce qu'il n'essaie pas d'expliquer l'univers, parce qu'il ne dit rien et ne cherche pas à dire quoi que ce soit sur la signification et les objectifs de l'existence humaine. Il ne défend pas d'intérêts particuliers parce qu'il ne fournit pas d'avantage particulier à un individu ou à un groupe, et ne cherche pas à en fournir. Il est quelque chose de totalement différent. C'est une idéologie, une doctrine de relations mutuelles entre les membres de la société. C'est en même temps l'application de cette doctrine en ce qui concerne la conduite des hommes dans la société existante. Il ne promet rien qui dépasse ce qu'il peut accomplir dans la société et grâce à elle. Il ne cherche à donner aux hommes qu'une chose : le développement pacifique, sans heurts, du bien-être matériel pour tous, afin de les mettre à l'abri des causes extérieures de peine et souffrance, autant qu'il est dans le pouvoir des institutions sociales de le faire. Réduire la souffrance, augmenter le bonheur : voilà son but.

Aucune secte et aucun parti politique n'a cru pouvoir se permettre de défendre sa cause par le simple appel à la raison. L'emphase rhétorique, la musique et le retentissement des chants, le mouvement des bannières, les couleurs et les fleurs servent de symboles ; les dirigeants cherchent à attacher leurs partisans à leur personne. Le libéralisme n'a rien à voir avec tout cela. Il n'a pas de fleur ou de couleur qui lui soient associées, pas de chant ni d'idoles, pas de symboles ni de slogans. Il a pour lui le contenu et les arguments. Ce sont eux qui doivent le mener à la victoire.


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