Le Libéralisme

Première édition allemande (sous le titre Liberalismus) en 1927

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

3. La politique étrangère libérale


1. Les frontières de l'État

Pour le libéral, il n'y a pas d'opposition entre politique intérieure et politique étrangère, et la question souvent posée et longuement débattue de savoir si les considérations de politique étrangère devraient avoir la priorité sur celles de politique étrangère, ou vice versa, est à ses yeux sans intérêt. Le libéralisme est en effet, dès le début, un concept s'appliquant au monde entier. Il considère que les idées qu'il cherche à mettre en œuvre dans une région limitée sont tout aussi valables pour la politique mondiale. Si le libéral établit une distinction entre politique intérieure et politique étrangère, il ne le fait que pour des raisons de classification et par commodité, afin de diviser le vaste champ des problèmes politiques en types principaux, et non parce qu'il pense que des principes différents vaudraient dans chaque domaine.

L'objectif de la politique intérieure du libéralisme est le même que celui de sa politique étrangère : la paix. Il vise à établir une coopération pacifique aussi bien entre les nations qu'au sein d'une même nation. Le point de départ de la pensée libérale consiste à reconnaître la valeur et l'importance de la coopération humaine. La politique et le programme du libéralisme sont entièrement établis pour aider à maintenir l'état existant de coopération mutuelle entre les membres de l'espèce humaine et pour la pousser encore plus loin. L'idéal ultime qu'envisage le libéralisme est une coopération parfaite de toute l'humanité, se déroulant dans la paix et sans friction. La pensée libérale a toujours en vue l'humanité dans son ensemble et non uniquement dans ses parties. Elle ne se limite pas à certains groupes et ne s'arrête pas aux frontières du village, de la province, de la nation ou du continent. Sa pensée est cosmopolite et œcuménique : elle embrasse tous les hommes et la terre entière. Le libéralisme est, en ce sens, un humanisme et le libéral est un citoyen du monde, un cosmopolite.

Aujourd'hui, alors que le monde est dominé par les idées antilibérales, le cosmopolitisme est suspect aux yeux des masses. Il y a en Allemagne des patriotes qui font de l'excès de zèle et ne peuvent pardonner aux grand poètes allemands, en particulier Goethe, d'avoir une pensée et des sentiments d'orientation cosmopolite et non strictement nationale. Ils pensent qu'il existe un conflit irréconciliable entre les intérêts de la nation et ceux de l'humanité et que, par conséquent, ceux qui guident leurs aspirations et leur comportement en vue du bien-être de toute l'humanité négligent les intérêts de leur propre nation. Aucune croyance ne peut être plus fausse. L'Allemand qui travaille pour le bien de l'ensemble de l'humanité ne nuit pas plus aux intérêts particuliers de ses compatriotes — c'est-à-dire de ceux de ses semblables avec lesquels il partage une terre et une langue communes et avec lesquels il forme également souvent une communauté ethnique et spirituelle — que celui qui travaille pour le bien de toute la nation allemande ne nuit aux intérêts de sa propre ville. L'individu a en effet autant intérêt à la prospérité du monde entier qu'il en a à l'épanouissement et à la bonne santé de la communauté locale dans laquelle il vit.

Les nationalistes chauvins, qui prétendent qu'il existe des conflits irréconciliables entre les diverses nations et qui cherchent à faire adopter une politique visant à garantir, au besoin par la force, la suprématie de leur propre nation sur toutes les autres, insistent généralement sur la nécessité et l'utilité d'une unité nationale interne. Plus ils soulignent la nécessité d'une guerre contre les nations étrangères, plus ils en appellent à la paix et à la concorde au sein de leur propre nation. Sur ce point, le libéral ne s'oppose nullement à cette demande d'unité nationale,. Au contraire ! La demande de paix au sein de chaque nation est un postulat né de la pensée libérale et qui ne prit de l'importance que lorsque les idées libérales du XVIIIe siècle en vinrent à être plus largement acceptées. Avant que la philosophie libérale, avec ses louanges inconditionnelles de la paix, n'eût pris l'ascendance dans les esprits, les menées guerrières ne se cantonnaient pas aux conflits entre pays. Les nations elles-mêmes étaient continuellement détruites par des guerres civiles et par de sanglantes luttes internes. Au XVIIIe siècle, des Britanniques se battaient encore contre d'autres Britanniques à Culloden, et au XIXe siècle, en Allemagne, alors que la Prusse était en guerre contre l'Autriche, d'autres États allemands prirent part au conflit, et ce des deux côtés. A cette époque la Prusse ne voyait rien de mal à se battre aux côtés de l'Italie contre l'Autriche allemande et, en 1870, seule la progression rapide des événements empêcha l'Autriche de s'allier à la France dans sa guerre contre la Prusse et ses alliés. La plupart des victoires dont l'armée prussienne est si fière furent remportées par des troupes prussiennes sur celles d'États allemands. Ce fut le libéralisme qui enseigna le premier aux nations à préserver la paix dans leurs affaires intérieures, paix qu'il souhaitait aussi les voir entretenir avec les autres pays.

C'est à partir du fait de la division internationale du travail que le libéralisme déduit son argument décisif, irréfutable, contre la guerre. La division du travail a depuis longtemps dépassé les frontières de chaque nation. Aucune nation civilisée ne satisfait aujourd'hui ses besoins à partir de sa propre production, aucune ne constitue une communauté autosuffisante. Toutes les nations sont obligées d'obtenir des biens de l'étranger et de les payer en exportant des produits nationaux. Tout ce qui aurait pour effet d'empêcher ou d'arrêter les échanges internationaux de biens créerait d'immenses dommages à la civilisation humaine et saperait le bien-être, à vrai dire la base même de l'existence, de millions et de millions de gens. A une époque où les nations entretiennent des relations de dépendance mutuelle vis-à-vis des produits en provenance de l'étranger, les guerres ne peuvent plus être entreprises. Comme tout arrêt des importations pourrait avoir un effet décisif sur le résultat d'une guerre menée par une nation impliquée dans la division internationale du travail, une politique cherchant à prendre en considération la possibilité d'une guerre doit entreprendre de rendre son économie autosuffisante, c'est-à-dire doit, même en temps de paix, chercher à faire que la division internationale du travail s'arrête à ses propres frontières. Si l'Allemagne voulait se retirer de la division internationale du travail et essayait de satisfaire directement tous ses besoins par la production nationale, la production annuelle totale du travail allemand diminuerait et avec lui le bien-être, le niveau de vie et le niveau culturel du peuple allemand, et ce d'une manière considérable.

2. Le droit à l'autodétermination

Nous avons déjà signalé qu'un pays ne peut bénéficier de la paix intérieure que si une constitution démocratique lui donne la garantie que le gouvernement peut s'ajuster sans heurts à la volonté des citoyens. Il n'est besoin de rien d'autre que l'application logique de ce même principe pour assurer également la paix internationale.

Les libéraux des anciens temps pensaient que les peuples du monde étaient pacifiques par nature et que seuls les monarques souhaitaient la guerre afin d'accroître leur pouvoir et leur richesse par la conquête de nouvelles provinces. Ils pensaient, par conséquent, qu'il était suffisant de remplacer la succession dynastique des princes par des gouvernements dépendant du peuple pour assurer une paix durable. Si, ensuite, les frontières existantes d'une république démocratique, telles qu'elles ont pu être tracées par le cours de l'histoire avant la transition vers le libéralisme, ne correspondent plus aux souhaits politiques du peuple, il convient de les modifier pacifiquement pour les mettre en adéquation avec les résultats d'un plébiscite populaire. Il doit toujours être possible de déplacer les frontières de l'État si les habitants d'une région expriment clairement leur volonté de se rattacher à un autre État. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Tsars russes incorporèrent à leur empire de vastes régions dont la population n'avait jamais ressenti le désir d'appartenir à l'État russe. Même si l'Empire russe avait adopté une constitution entièrement démocratique, les souhaits des habitants de ces territoires n'auraient pas été satisfaits, pour la simple raison qu'ils ne désiraient pas participer de quelque façon que ce soit à une union politique avec les Russes. Leur demande démocratique était : se libérer de l'Empire russe, former une Pologne, une Finlande, une Lettonie, une Lituanie, etc. indépendantes. Le fait que ces demandes et des demandes similaires de la part d'autres peuples (par exemple les Italiens, les Allemands du Schleswig-Holstein, les Slaves de l'Empire des Habsbourg) ne pouvaient être satisfaites que par le recours aux armes fut la cause principale de toutes les guerres qui eurent lieu en Europe depuis le Congrès de Vienne.

Le droit à l'autodétermination en ce qui concerne la question de l'appartenance à un État veut donc dire : si les habitants d'un territoire donné, qu'il s'agisse d'un simple village, d'une région entière ou d'une série de régions adjacentes, font savoir, par un plébiscite librement organisé, qu'ils ne veulent plus rester unis à l'État dont ils sont membres au moment de ce choix, mais préfèrent former un État indépendant ou se rattacher à un autre État, alors il faut respecter leurs désirs et leur donner satisfaction. C'est la seule manière efficace d'empêcher les révolutions ainsi que les guerres civiles et internationales.

Appeler ce droit à l'autodétermination « droit à l'autodétermination des nations » constitue une erreur. Il ne s'agit pas du droit à l'autodétermination d'une unité nationale définie, mais du droit des habitants d'un territoire quelconque à décider de l'État dont ils veulent être membres. L'erreur d'interprétation est encore plus grave quand on veut dire par « droit à l'autodétermination des nations » qu'un État national a le droit de détacher, pour se les incorporer et contre l'avis des habitants, des parties de la nation se situant sur le territoire d'un autre État. C'est dans cette acception du droit à l'autodétermination des nations que les fascistes italiens cherchent à justifier leur demande de séparer de la Suisse le canton du Tessin ainsi que certaines parties d'autres cantons afin de les unir à l'Italie, alors que les habitants de ces cantons n'en n'ont nul désir. Certains avocats du pangermanisme prennent une position analogue en ce qui concerne la Suisse alémanique et les Pays-Bas.

Cependant, le droit à l'autodétermination dont nous parlons n'est pas le droit à l'autodétermination des nations, mais plutôt le droit à l'autodétermination des habitants de tout territoire assez grand pour pouvoir former une unité administrative indépendante. S'il était possible de donner ce droit à l'autodétermination à chaque individu, il faudrait le faire. Si cela n'est pas praticable, c'est uniquement en raison de contraintes techniques, qui rendent nécessaire le fait de diriger une région en tant qu'unité administrative unique et qui obligent à restreindre le droit à l'autodétermination à la volonté de la majorité des habitants de régions assez grandes pour pouvoir être considérées comme des unités territoriales dans l'administration du pays.

Tant que le droit à l'autodétermination fut appliqué et à chaque fois qu'il aurait pu être appliqué, au XIXe et XXe siècles, il a conduit ou aurait conduit à la formation d'États constitués d'une seule nationalité (c'est-à-dire d'individus parlant la même langue) et à la disparition des États composés de plusieurs nationalités, mais ceci uniquement comme conséquence du libre choix de ceux qui avaient le droit de participer au plébiscite. La formation d'États comprenant tous les membres d'un groupe national fut le résultat de l'exercice de ce droit à l'autodétermination, non son objectif. Si certains membres d'une nation se sentent plus heureux d'être politiquement indépendants que d'appartenir à un État constitué de tous les membres du même groupe linguistique, on peut, bien entendu, essayer de modifier leurs idées politiques par la persuasion, afin de les gagner à la cause du principe des nationalités, qui veut que tous les membres d'un même groupe linguistique devraient former un État indépendant unique. Si, toutefois, on cherche à leur imposer contre leur volonté un destin politique en en appelant à un prétendu droit plus élevé de la nation, alors on viole tout autant le droit à l'autodétermination qu'en pratiquant une autre forme d'oppression. Une partition de la Suisse, la rattachant à l'Allemagne, à la France et à l'Italie, même si elle était faite conformément aux frontières linguistiques, serait une aussi grande violation du droit à l'autodétermination qu'une partition de la Pologne.

3. Les fondements politiques de la paix

On aurait pu penser qu'après l'expérience de la [Première] Guerre mondiale, la nécessité d'une paix perpétuelle serait devenue une idée de plus en plus répandue. Cependant, on ne comprend toujours pas qu'une paix éternelle ne peut être obtenue qu'en mettant en œuvre le programme libéral de manière générale et en le maintenant de manière constante et cohérente. On ne comprend pas que la [Première] Guerre mondiale ne fut que la conséquence naturelle et inéluctable des politiques antilibérales des dernières décennies.

Un slogan dépourvu de signification et de réflexion rend le capitalisme responsable des origines de la guerre. Le lien entre cette dernière et la politique protectionniste est évident et, très certainement en raison d'une ignorance crasse des faits, la politique des droits de douanes protecteurs est entièrement identifiée au capitalisme. Les gens oublient qu'il y a encore peu de temps les publications nationalistes étaient remplies de violentes diatribes à l'encontre du capital international (du « capital de la finance » et du « trust international de l'or ») parce ce qu'il est apatride, s'oppose aux tarifs protecteurs et parce qu'il est favorable à la paix et ennemi de la guerre. Il est tout aussi absurde de tenir l'industrie de l'armement pour responsable du déclenchement de la guerre. Cette industrie n'est née et n'a pris de l'importance que parce que les gouvernements et les peuples enclins à la guerre demandaient des armes. Il serait vraiment grotesque de supposer que les nations se sont tournées vers des politiques impérialistes pour aider les usines d'artillerie. L'industrie de l'armement, comme toutes les autres, est là pour répondre à une demande. Si les nations avaient préféré autre chose que des balles et des explosifs, les propriétaires d'usines auraient produit ces autres choses au lieu du matériel de guerre.

On peut supposer que le désir de paix est aujourd'hui universel. Mais les peuples du monde ne comprennent pas clairement les conditions à remplir pour assurer cette paix.

Si la paix ne doit pas être perturbée, toute incitation à l'agression doit être éliminée. Il faut établir un ordre mondial dans lequel les nations et les groupes nationaux soient suffisamment satisfaits des conditions de vie pour ne pas se sentir obligés d'avoir recours à la solution du désespoir que représente la guerre. Le libéral n'espère pas supprimer la guerre par des prêches moralisateurs. Il essaie de créer les conditions sociales qui élimineront les causes de la guerre.

La première exigence à cet égard concerne la propriété privée. Si l'on respecte la propriété privée même en temps de guerre, si le vainqueur n'a pas le droit de s'approprier la propriété des personnes privées et que l'appropriation de la propriété publique n'est pas très importante parce que la propriété privée des moyens de production prévaut partout, alors un motif majeur d'entreprendre la guerre est déjà éliminé. Toutefois, ceci est loin de garantir la paix. Pour que le droit à l'autodétermination ne se réduise pas à une farce, les institutions politiques doivent faire en sorte que le transfert de souveraineté sur un territoire d'un gouvernement à un autre ait le moins d'importance possible et n'implique ni avantage ni inconvénient pour quiconque. Les gens ne comprennent pas ce que cela signifie. Il est donc nécessaire de clarifier ce point par quelques exemples.

Regardez une carte des groupes nationaux et linguistiques de l'Europe centrale ou de l'Europe de l'Est et notez le nombre de fois où, par exemple dans le Nord et l'Ouest de la Bohême, les frontières entre ces groupes sont traversées par des lignes de chemins de fer. Dans ce cas, en situation d'interventionnisme et d'étatisme, il n'existe aucune manière de faire coïncider les frontières de l'État et les frontières linguistiques. Il serait impossible de mettre en place un chemin de fer d'État tchèque sur le sol de l'État allemand, et il serait encore moins possible de faire fonctionner une ligne de chemin de fer sous une direction différente tous les quelques kilomètres. Il serait tout aussi impensable, lors d'un voyage en train, de devoir faire face toutes les quelques minutes ou tous les quarts d'heure à une barrière douanière et à toutes ses formalités. Il est donc facile de comprendre pourquoi les étatistes et les interventionnistes en viennent à conclure que l'unité « géographique » ou « économique » de telles zones ne doit pas être « interrompue » et que le territoire en question doit donc être placé sous la souveraineté d'un unique « dirigeant » (bien évidemment, chaque nation cherche à prouver qu'elle seule est légitime et compétente pour tenir ce rôle dirigeant dans de telles circonstances). Pour le libéralisme, un tel problème n'existe pas. Des chemins de fer privés, s'ils sont laissés libres de travailler sans interférence de la part du gouvernement, peuvent traverser le territoire de nombreux États sans problèmes. S'il n'y a ni droits de douane ni limites aux mouvements des personnes, des animaux ou des biens, il est sans importance qu'un train traverse plus ou moins souvent la frontière d'un État au cours d'un voyage de plusieurs heures.

La carte linguistique montre aussi l'existence d'enclaves nationales. Sans aucun lien territorial avec la majeure partie de leur peuple, des compatriotes se rassemblent dans des colonies fermées ou dans des îlots linguistiques. Dans les conditions actuelles, ils ne peuvent pas être incorporés à leur mère-patrie. Le fait que la zone sous le contrôle de l'État soit de nos jours « protégée » par des barrières douanières rend politiquement nécessaire la continuité territoriale ininterrompue. Une petite « possession étrangère », isolée des territoires adjacents par les droits de douanes et les autres mesures protectionnistes, serait exposée à un étranglement économique. Mais si l'on met en place le libre-échange et que l'État se contente d'assurer la protection de la propriété privée, rien n'est plus facile que de résoudre ce problème. Aucun îlot linguistique n'a à accepter de voir ses droits en tant que nation bafoués sous le prétexte qu'il n'est pas relié à la partie principale de son propre peuple par un territoire peuplé de compatriotes.

Le fameux « problème du corridor » ne survient également qu'en raison du système impérialo-étatico-interventionniste. Un pays situé à l'intérieur des terres s'imagine qu'il a besoin d'un accès à la mer, afin de lui permettre de commercer librement avec l'étranger sans subir l'influence des politiques interventionnistes et étatistes des pays qui le séparent de la mer. Si le libre-échange était la règle, il serait difficile de voir l'avantage qu'un tel pays pourrait attendre de la possession d'un tel « corridor ».

Le transfert d'une « zone économique » (au sens étatique) vers une autre a d'autres conséquences économiques importantes. Il suffit de penser, par exemple, à l'industrie du coton de la Haute Alsace, qui a connu deux fois cette expérience, ou de l'industrie polonaise du textile de la haute Silésie, etc. Si un changement d'affiliation politique d'un territoire implique des avantages ou des inconvénients pour ses habitants, alors leur liberté de vote pour le choix de l'État auquel ils veulent véritablement appartenir est fortement limitée. On ne peut parler de véritable autodétermination que si la décision de chaque individu vient de sa propre volonté et non de la peur de perdre ou de l'espoir de gagner. Un monde capitaliste organisé selon des principes libéraux ne connaît pas de zones « économiques » séparées. Dans un tel monde, la totalité de la surface de la terre forme un seul territoire économique. Le droit à l'autodétermination n'est avantageux que pour ceux qui forment la majorité. Afin de protéger également les minorités, des mesures nationales sont nécessaires, parmi lesquelles nous allons d'abord considérer celles impliquant la politique nationale en ce qui concerne l'éducation.

Dans la plupart des pays l'école, ou au moins l'instruction, est obligatoire. Les parents sont obligés d'envoyer leurs enfants à l'école pendant un certain nombre d'années ou, en lieu et place de cette instruction publique à l'école, de leur fournir une instruction équivalente à domicile. Il est sans intérêt d'étudier les raisons qui ont été avancées pour et contre l'éducation obligatoire quand la question était encore débattue. Elles n'ont plus la moindre importance pour le problème auquel nous sommes confrontés aujourd'hui. Il ne reste qu'un argument se rapportant à la question actuelle, à savoir que le soutien constant à une politique d'éducation obligatoire est entièrement incompatible avec les efforts entrepris pour établir une paix durable.

Les habitants de Londres, de Paris et de Berlin trouveront sans aucun doute cette affirmation incroyable. En quoi l'éducation obligatoire pourrait-elle avoir quoi que ce soit à voir avec la guerre et la paix ? On ne doit pas, cependant, trancher cette question, comme tant d'autres, du seul point de vue des peuples de l'Europe occidentale. A Londres, Paris ou Berlin, le problème de l'éducation obligatoire est à coup sûr facilement résolu. Dans ces villes, il ne subsiste aucun doute quant à la langue utilisée pour instruire les élèves. La population qui vit dans ces villes et qui envoie ses enfants à l'école peut être largement considérée comme homogène sur le plan national. Et même les non anglophones vivant à Londres trouvent dans l'intérêt de leurs enfants que l'instruction se déroule en anglais et non dans une autre langue. Les choses ne sont pas différentes à Paris ou à Berlin.

Le problème de l'éducation obligatoire a toutefois une tout autre importance dans les vastes étendues au sein desquelles cohabitent des peuples parlant des langues différentes, entremêlés dans une confusion polyglotte. La question de la langue utilisée pour l'instruction revêt ici une importance cruciale. Une décision dans un sens ou dans un autre peut, au cours des années, déterminer la nationalité de la totalité d'une région. Les écoles peuvent rendre les enfants étrangers à la nationalité de leurs parents et être utilisées comme moyen d'opprimer des nationalités dans leur ensemble. Ceux qui contrôlent les écoles ont le pouvoir de nuire aux autres nationalités et d'obtenir des bénéfices pour la leur.

Proposer que chaque enfant soit envoyé dans une école où l'on parle la langue des parents n'est pas la solution du problème. Tout d'abord, même en mettant de côté la question des enfants d'origine linguistique mixte, il n'est pas toujours facile de décider quelle est la langue des parents. Dans une région polyglotte, de nombreuses personnes sont obligées de par leur profession de parler plusieurs langues du pays. De plus, il n'est pas toujours possible à un individu — toujours en raison de ses moyens d'existence — de se déclarer ouvertement pour l'une ou l'autre nationalité. Dans un système interventionniste, cela pourrait lui coûter la clientèle d'autres nationalités ou un emploi auprès d'un entrepreneur d'une nationalité différente. Dès lors, certains parents pourraient même préférer envoyer leurs enfants dans des écoles d'une nationalité différente de la leur, parce qu'ils estimeraient les avantages du bilinguisme ou l'assimilation à une autre nationalité comme plus grands que la loyauté à leur propre peuple. Si on laisse aux parents le choix de l'école où ils préfèrent envoyer leurs enfants, on les expose à toutes les formes de coercition politique. Dans des régions mêlant diverses nationalités, l'école possède un prix politique de la plus haute importance. On ne peut lui retirer son caractère politique tant qu'elle demeure une institution publique et obligatoire. Il ne reste, en fait, qu'une seule solution : l'État, le gouvernement, les lois ne doivent en aucun cas s'occuper des écoles et de l'éducation. Les fonds publics ne doivent pas être utilisés à cette fin. Élever et instruire la jeunesse doit être l'apanage exclusif des parents ainsi que des associations et institutions privées.

Il vaut mieux que certains enfants grandissent sans enseignement scolaire plutôt que de bénéficier des écoles si c'est pour courir le risque, une fois qu'ils auront grandi, de les voir tués ou mutilés. Un analphabète en bonne santé vaut toujours mieux qu'un estropié cultivé.

Mais même si nous éliminons la coercition intellectuelle exercée par l'éducation obligatoire, nous n'aurions pas fait tout ce qui est nécessaire pour éliminer les sources de friction entre nationalités vivant dans une région polyglotte. L'école est un moyen d'opprimer les nationalités — peut-être le plus dangereux, selon nous — mais n'est certainement pas le seul. Toute interférence de la part du gouvernement dans la vie économique peut devenir un moyen de persécution à l'encontre des membres de nationalités différentes de celle du groupe dominant. Pour cette raison, et dans l'intérêt de la paix, l'activité du gouvernement doit être limitée à la sphère où elle est, au sens strict du terme, indispensable.

On ne peut pas se passer de l'appareil gouvernemental pour protéger et préserver la vie, la liberté, la propriété et la santé des individus. Mais même les activités de police ou les activités judiciaires accomplies à ces fins peuvent devenir dangereuses dans les domaines où l'on peut trouver toutes sortes de raisons pour établir une discrimination entre les divers groupes en ce qui concerne la conduite des affaires publiques. Ce n'est que dans les pays où n'existe aucune raison particulière d'être partial que l'on n'a généralement pas à craindre qu'un magistrat supposé appliquer les lois en vigueur pour la protection de la vie, de la liberté, de la propriété et de la santé, agisse de manière biaisée. En revanche, la situation est tout autre là où des différences de religion, de nationalité, etc. divisent la population en groupes séparés par un gouffre si profond qu'il élimine toute volonté d'équité ou d'humanité et ne laisse place à rien d'autre qu'à la haine. Le juge qui agit consciemment, voire même souvent inconsciemment, de manière biaisée pense alors qu'il accomplit un devoir plus noble en faisant usage des prérogatives et des pouvoirs de son poste au bénéfice de son propre groupe.

Dans la mesure où l'appareil gouvernemental n'a pas d'autres rôles que de protéger la vie, la liberté, la propriété et la santé, il est possible, en tout cas, de définir des règlements qui limitent de manière stricte le domaine dans lequel les autorités administratives et les tribunaux peuvent agir, afin de ne laisser aucune ou uniquement très peu de latitude à l'exercice de leur discrétion et de leur propre jugement subjectif et arbitraire. Mais dès qu'une partie de la production est abandonnée à l'État, une fois que l'appareil du gouvernement est appelé à décider du choix des biens de rang plus élevés, il est impossible de contraindre les fonctionnaires de l'administration par un ensemble de lois et de réglementations strictes garantissant certains droits à tout citoyen. Une loi pénale destinée à punir les assassins peut, au moins dans une certaine mesure, tracer une ligne entre ce qui est et n'est pas considéré comme un crime et par là placer certaines limites au domaine dans lequel le magistrat peut exercer son propre jugement. Bien entendu, tout juriste ne sait que trop bien que même la meilleure loi peut être pervertie dans des cas concrets, par son interprétation, son application et son utilisation. Mais dans le cas d'une agence gouvernementale chargée de gérer les transports, les mines ou les territoires publics, pour autant que l'on puisse restreindre sa liberté d'action pour d'autres raison (déjà discutées dans la deuxième partie du livre), le mieux que l'on puisse faire pour éliminer les questions controversées de politique nationale ne peut être énoncé que par des généralités bien creuses. Il faut lui laisser une bonne marge de manœuvre sous de nombreux aspects, parce que l'on ne peut pas connaître à l'avance les circonstances dans lesquelles elle devra agir. La porte est donc laissée grande ouverte à l'arbitraire, au parti pris et à l'abus de pouvoir officiel.

Même dans des zones peuplées par diverses nationalités, il est nécessaire d'avoir une administration unifiée. On ne peut pas disposer à la fois un policier allemand et un policier tchèque à chaque coin de rue, chacun chargé de ne protéger que les membres de sa nationalité. Et même si on pouvait le faire, la question serait à nouveau posée de savoir lequel devrait intervenir dans une situation où les deux nationalités seraient impliquées. Les inconvénients résultant de la nécessité d'une administration unifiée sont inévitables dans ces régions. Mais si des difficultés existent déjà, même pour remplir les fonctions indispensables du gouvernement comme la protection de la vie, de la liberté, de la propriété et de la santé, on ne doit pas les augmenter dans des proportions monstrueuses en étendant le domaine d'activité de l'État à d'autres champs d'action dans lesquels, par leur nature, une latitude encore plus grande doit être laissée aux jugements arbitraires.

De nombreuses parties du monde ont été peuplées non par des ressortissants d'une nationalité, d'une race ou d'une religion unique mais par un mélange hétéroclite de plusieurs peuples. Le résultat des mouvements migratoires qui sont la conséquence nécessaire des changements des lieux de production, c'est qu'un plus grand nombre de nouveaux territoires sont continuellement confrontés au problème du mélange des populations. Si l'on ne veut pas aggraver artificiellement la friction qui doit se produire du fait de la vie en communauté de groupes différents, il faut restreindre l'activité de l'État aux tâches qu'il est seul à pouvoir accomplir.

4. Le nationalisme

Tant que les nations furent dirigées par des despotes monarchiques, l'idée de rectifier les frontières de l'État pour les faire coïncider avec les frontières séparant les différentes nationalités n'avait pas d'écho. Si un potentat voulait annexer une province à son domaine, il se souciait peu de savoir si les habitants — les sujets — étaient d'accord ou non pour changer de dirigeants. Le seul point de vue qui entrait en ligne de compte était de savoir si les forces militaires disponibles étaient suffisantes pour conquérir et conserver le territoire en question. On justifiait publiquement sa conduite sur la base plus ou moins artificielle d'une revendication légale. La nationalité des habitants de l'endroit concerné n'était nullement prise en compte.

Ce ne fut qu'avec la montée du libéralisme que la question du tracé des frontières des États devint un problème indépendant des considérations militaires, historiques et légales. Le libéralisme, qui fonde l'État sur la volonté de la majorité du peuple vivant sur un territoire donné, élimine toutes les considérations militaires autrefois décisives quant à la question des frontières de l'État. Il rejette le droit à la conquête. Il ne peut pas comprendre que certains puissent parler de « frontières stratégiques » et trouve totalement incompréhensible qu'un État puisse réclamer une portion de territoire afin d'établir un glacis. Le libéralisme ne reconnaît pas au prince un quelconque droit historique à hériter d'une province. Un roi ne peut exercer son autorité, au sens libéral du terme, que sur des personnes, pas sur une partie du territoire dont les habitants ne seraient considérés que comme des appendices. Le monarque par la grâce de Dieu porte le titre d'un territoire, par exemple « Roi de France. » Les rois installés par le libéralisme reçurent leur titre non pas de leur territoire mais du peuple sur lesquels ils régnaient comme monarques constitutionnels. Ainsi, Louis-Philippe porta le titre de « Roi des Français » ; il y eut encore un « Roi des Belges », comme il y eut aussi un « Roi des Grecs. »

C'est le libéralisme qui créa la forme légale permettant aux souhaits du peuple d'appartenir ou non à un certain État de pouvoir s'exprimer, à savoir le plébiscite. L'État auquel les habitants d'un territoire donné désirent être rattachés doit être choisi par une élection. Mais même si toutes les conditions économiques et politiques étaient remplies (celles par exemple concernant la politique nationale en matière d'éducation) afin d'éviter que le plébiscite ne soit une comédie, même s'il était possible de faire simplement voter les habitants de chaque communauté pour déterminer à quel État ils veulent se rattacher et de répéter de telles élections lorsque les circonstances évoluent, il resterait certainement des problèmes non résolus, sources potentielles de friction entre les diverses nationalités. Le fait de devoir appartenir à un État auquel on souhaite ne pas appartenir n'est pas moins pénible quand il résulte d'une élection que lorsqu'il est la conséquence d'une conquête militaire. Et cela est deux fois plus difficile à un individu qui se trouve écarté de la majorité de ses concitoyens par des barrières linguistiques.

Appartenir à une minorité nationale signifie toujours être un citoyen de seconde zone. Les discussions politiques doivent naturellement toujours être menées à l'aide du langage parlé et écrit — par des discours, des articles de journaux et des livres. Ces moyens d'explications et de débats politiques ne sont toutefois pas à la disposition des minorités linguistiques dans la même mesure qu'ils le sont à ceux dont la langue maternelle — la langue parlée au quotidien — est celle dans laquelle se déroulent les discussions. La pensée politique d'un peuple reflète après tout les idées de sa littérature politique. Exprimé sous la forme du droit écrit, le résultat de ses discussions politiques acquiert une importance directe pour le citoyen parlant une langue étrangère, car il doit respecter la loi tout en ayant l'impression d'être exclu d'une véritable participation à la formation de l'autorité législative ou en ayant au moins l'impression de ne pas être autorisé à coopérer autant que ceux dont la langue maternelle est celle de la majorité. Et lorsqu'il se présente devant un magistrat ou un fonctionnaire de l'administration pour engager des poursuites ou exprimer une requête, il se retrouve devant des hommes dont la pensée politique lui est étrangère, parce qu'elle s'est développée sous des influences idéologiques différentes.

En dehors de tout cela, le fait même que les membres de la minorité soient obligés, devant un tribunal ou face aux autorités administratives, de faire usage d'une langue qui leur est étrangère les handicape sérieusement de nombreuses manières. Lors d'un procès, il est extrêmement différent de pouvoir parler directement au juge ou d'être obligé d'avoir recours aux services d'un interprète. Le membre d'une minorité nationale sent à chaque instant qu'il vit au milieu d'étrangers et qu'il est, même si la lettre de la loi dit le contraire, un citoyen de seconde zone.

Tous ces inconvénients sont ressentis comme étant très oppressants, même dans un État pourvu d'une constitution libérale et dans lequel l'activité du gouvernement se réduit à la protection de la loi et de la prospérité des citoyens. Mais elle devient presque intolérable dans un État socialiste ou interventionniste. Si les autorités administratives ont le droit d'intervenir partout comme bon leur semble, si la latitude donnée aux juges et aux fonctionnaires pour établir leurs décisions est assez grande pour laisser place à des préjugés politiques, alors le membre d'une minorité nationale se trouve livré au jugement arbitraire et à l'oppression de la part des fonctionnaires publics de la majorité au pouvoir. Nous avons déjà parlé de ce qui se passe lorsque les écoles et l'Église ne sont pas non plus indépendantes, mais au contraire soumises à réglementation de la part du gouvernement.

C'est ici qu'il faut chercher les racines du nationalisme agressif que nous voyons aujourd'hui à l'œuvre. Les tentatives pour faire remonter les antagonismes violents opposant les nations à des causes naturelles plutôt qu'à des causes politiques sont complètement erronées. Tous les symptômes de l'antipathie prétendument innée entre les peuples que l'on présente habituellement comme preuve se retrouvent également au sein de chaque nation. Le Bavarois déteste le Prussien, et le Prussien le Bavarois. La haine n'est pas moins tenace entre les divers groupes constituant la France ou la Pologne. Et pourtant, Allemands, Polonais et Français arrivent à vivre ensemble pacifiquement dans leur propre pays. L'importance politique de l'antipathie du Polonais à l'encontre de l'Allemand et de l'Allemand à l'encontre du Polonais provient de l'ambition de chacun de ces deux peuples d'obtenir le contrôle des zones frontalières séparant Allemands et Polonais, et ce afin de pouvoir opprimer l'autre nationalité. Si la haine entre les nations a produit un incendie dévastateur, c'est parce que certains veulent utiliser l'école pour écarter les enfants de la langue de leurs pères, veulent utiliser les tribunaux et les administrations, des mesures politiques et économiques, ainsi que l'expropriation pure et simple, pour persécuter ceux qui parlent une autre langue. Comme ils sont prêts à avoir recours à la violence pour créer des conditions favorables à l'avenir politique de leur propre nation, ils ont mis sur pied un système d'oppression dans les zones polyglottes, système qui menace la paix mondiale.

Tant que le programme libéral ne sera pas mené jusqu'au bout dans les régions comprenant plusieurs nationalités, la haine entre les membres des différentes nations deviendra de plus en plus forte et continuera à conduire vers de nouvelles guerres et rebellions.

5. L'impérialisme

La soif de conquête des monarques absolus des siècles passés avait pour but d'étendre leur sphère de pouvoir et d'accroître leur richesse. Aucun prince ne pouvait se considérer assez puissant, car seule la force pouvait lui permettre de conserver son autorité face aux ennemis intérieurs et extérieurs. Aucun prince ne pouvait se trouver assez riche, car il avait besoin d'argent pour entretenir ses soldats et son entourage.

Pour un État libéral, la question de savoir si les frontières du pays doivent être ou non poussées plus loin n'a que peu d'importance. La richesse ne peut provenir de l'annexion de nouvelles provinces car le « revenu » procuré par un territoire doit être utilisé pour payer les frais nécessaires à son administration. Pour un État libéral, qui n'envisage aucun plan d'agression, le renforcement de son pouvoir militaire n'est pas important. Ainsi, les parlements libéraux se sont opposés à toutes les tentatives d'augmenter le potentiel militaire d'un pays et à toutes les politiques guerrières ou ayant des buts d'annexion.

Cependant, la politique de paix libérale qui, au début des années 1860, alors que le libéralisme volait de victoire en victoire, était considérée comme déjà assurée, au moins en Europe, se fondait sur l'hypothèse que les peuples de chaque territoire pouvaient bénéficier du droit à choisir eux-mêmes l'État auquel il voulait appartenir. Or, afin de garantir ce droit et comme les puissances absolutistes n'avaient nullement l'intention d'abandonner pacifiquement leurs prérogatives, plusieurs guerres et révolutions assez sérieuses furent d'abord nécessaires. Le renversement de la domination étrangère en Italie, le maintien des Allemands au Schleswig-Holstein menacés de dénaturalisation, la libération des Polonais et des Yougoslaves ne pouvaient être entrepris que par les armes. Parmi les nombreux cas où l'ordre politique existant fut confronté à une demande au droit à l'autodétermination, un seul put être résolu pacifiquement : quand l'Angleterre libérale accorda la liberté aux Îles Ioniennes. Partout ailleurs, la même situation conduisit à des guerres et à des révolutions. Les luttes pour créer un État allemand unifié engendrèrent le désastreux conflit franco-allemand ; la question polonaise resta sans solution parce que le Tsar écrasait les rébellions les unes après les autres ; la question des Balkans ne fut que partiellement réglée ; et l'impossibilité de résoudre les problèmes de la monarchie des Habsbourg face à la dynastie au pouvoir conduisit finalement à l'incident qui déclencha la [Première] Guerre mondiale.

L'impérialisme moderne doit être distingué des tendances expansionnistes des principautés absolues car les esprits qui l'animent ne sont pas ceux des membres de la dynastie au pouvoir, ni même de la noblesse, de la bureaucratie ou des corps d'officiers cherchant conquête et enrichissement personnel par le pillage des ressources des territoires conquis. Non, ces esprits sont ceux de la masse du peuple, qui considère l'impérialisme comme le moyen adéquat pour préserver l'indépendance nationale. Dans la liste complexe des politiques antilibérales qui ont jusqu'ici accru le rôle de l'État pour ne laisser presque aucun champ d'activité humaine à l'écart des interférences gouvernementales, il serait vain d'espérer trouver une solution même partiellement satisfaisante aux problèmes politiques des régions où cohabitent différentes nationalités. Il ne peut y avoir que des dirigeants et des dirigés. Le seul choix est de savoir si l'on sera marteau ou enclume. Par conséquent, la mise en place d'un État national aussi fort que possible — qui puisse étendre son contrôle sur tous les territoires mélangeant les nationalités — devient une exigence indispensable à la préservation nationale. Le problème des zones pluri-linguistiques ne se limite pas à des pays établis depuis un bon moment. Le capitalisme permet d'ouvrir à la civilisation de nouveaux terrains, offrant des conditions plus favorables que de nombreuses régions habitées depuis longtemps. Le capital et le travail partent pour les endroits les plus favorables. Les mouvements de migration ainsi amorcés dépassent de loin tous les mouvements de peuples que le monde a connus. Seules quelques nations peuvent voir leurs émigrants aller vers des lieux où la puissance politique est aux mains de leurs compatriotes. Quand cette condition ne prévaut pas, les migrations engendrent à nouveau le type de conflits qui se développent généralement dans les territoires polyglottes. Dans certains domaines particuliers, que nous n'étudierons pas ici, les choses sont assez différentes entre les zones de colonisation d'outre-mer et les pays d'Europe existant depuis longtemps. Néanmoins, les conflits qui proviennent de la situation insatisfaisante des minorités nationales sont en dernière analyse identiques. La volonté de chaque pays de préserver ses nationaux d'un tel destin conduit d'un côté à une lutte pour l'acquisition de colonies permettant l'établissement d'Européens et, d'un autre côté, à adopter une politique de taxes à l'importation destinée à protéger la production nationale opérant dans de moins bonnes conditions que ses concurrents de l'industrie étrangère, ceci dans l'espoir de rendre inutile l'immigration des travailleurs. De fait, pour développer autant que faire se peut le marché protégé, des efforts sont même faits pour conquérir des territoires qui ne sont pas considérés comme adaptés à une colonie européenne. Nous pouvons faire remonter l'impérialisme moderne à la fin des années 1870, lorsque les pays industrialisés d'Europe commencèrent à abandonner la politique de libre-échange pour s'engager dans la course aux « marchés » coloniaux d'Afrique et d'Asie.

C'est en référence à l'Angleterre que le terme « impérialisme » fut employé pour la première fois en vue de caractériser la politique moderne d'expansion territoriale. L'impérialisme anglais, il est vrai, n'était pas tant dirigé vers l'annexion de nouveaux territoires que vers la création d'une zone de politique commerciale uniforme à partir des diverses possessions du Roi d'Angleterre. Ceci résultait de la situation spéciale dans laquelle se trouvait l'Angleterre, en tant que mère-patrie des colonies les plus riches du monde. Néanmoins, l'objectif que les impérialistes anglais cherchaient à atteindre par la création d'une union douanière comprenant dominions et mère-patrie était le même que celui que les conquêtes coloniales de l'Allemagne, de l'Italie, de la France, de la Belgique et d'autres pays européens étaient censées assurer, à savoir garantir des marchés pour l'exportation.

Les grands buts commerciaux de la politique impérialiste ne furent atteints nulle part. Le rêve d'une union douanière britannique ne fut pas concrétisé. Les territoires annexés par les pays européens au cours des dernières décennies, ainsi que ceux où ils purent établir des « concessions », jouent un rôle tellement subalterne dans l'approvisionnement du marché mondial en matières premières ou en biens semi-finis et dans leur consommation correspondante de produits industriels, qu'aucun changement essentiel des conditions ne put être obtenu par de tels arrangements. Afin d'atteindre les buts visés par l'impérialisme, les nations d'Europe ne purent se contenter d'occuper des zones habitées par des sauvages incapables de se défendre. Ils devaient mettre la main sur des territoires possédés par des peuples prêts à se défendre et capables de le faire. Et c'est sur ce point que la politique impérialiste connut le naufrage, ou va bientôt le connaître. En Abyssinie, au Mexique, dans le Caucase, en Perse, en Chine — nous voyons partout les agresseurs impérialistes battre en retraite ou au moins en grandes difficultés.

6. La politique coloniale

Les considérations et les objectifs qui ont guidé la politique coloniale des puissances européennes depuis l'époque des grandes découvertes est en très nette opposition avec tous les principes du libéralisme. L'idée de base de la politique coloniale était de tirer avantage de la supériorité militaire de la race blanche sur les membres des autres races. Les Européens ont entrepris, équipé avec toutes les armes et les inventions que leur civilisation mettait à leur disposition, d'assujettir les peuples plus faibles, de confisquer leur propriété et de les mettre en esclavage. Certains ont essayé de trouver des circonstances atténuantes et de discuter des véritables motifs de la politique coloniale, en donnant comme excuse que son unique objet étant de permettre le partage des bienfaits de la civilisation européenne avec les peuples primitifs. Même à supposer qu'il s'agissait là du véritable objectif des gouvernements qui ont envoyé les conquérants dans les diverses parties du globe, le libéral ne peut pas plus y voir une raison adéquate pour considérer cette entreprise de colonisation comme utile ou bénéficiaire. Si, comme nous le pensons, la civilisation européenne est réellement supérieure à celle des tribus primitives d'Afrique et aux civilisations d'Asie — aussi estimable que puissent être à leur façon ces dernières — il serait préférable de prouver cette supériorité en incitant ces peuples à l'adopter de leur plein gré. Peut-il y avoir une preuve plus lugubre de la stérilité de la civilisation européenne que de ne pas pouvoir se répandre autrement que par l'épée et le feu ?

Aucun chapitre de l'histoire n'est plus imprégné de sang que l'histoire du colonialisme. On répandit le sang sans raison et de façon inepte. Des pays florissants furent dévastés, des peuples entiers furent détruits et exterminés. Tout ceci ne peut être atténué ou justifié. La domination des Européens en Afrique et dans de larges parties de l'Asie est absolue. Elle est en opposition totale avec tous les principes du libéralisme et de la démocratie, et il ne peut y avoir aucun doute que nous devons viser à son abolition. La seule question est de savoir comment éliminer cette situation intolérable de la façon la moins douloureuse possible.

La solution la plus simple et la plus radicale serait que les gouvernements européens retirent leurs fonctionnaires, soldats et policiers de ces régions et abandonnent leurs habitants à leur sort. Il n'est pas important de préciser si ceci serait fait immédiatement ou si un plébiscite libre des autochtones devrait précéder l'abandon des colonies. Il n'y a en effet que peu de doute sur l'issue d'une telle élection. L'autorité européenne dans les colonies d'outre-mer ne peut pas compter sur le consentement de ses sujets.

La conséquence immédiate de cette solution radicale serait, si ce n'est une anarchie complète, au moins des conflits perpétuels dans les régions abandonnées par les Européens. On peut à bon droit considérer que les autochtones n'ont pris des Européens que les mauvais côtés, pas les bons. Ce n'est pas tant la faute des autochtones que de leurs conquérants européens, qui ne leur ont rien appris d'autre que le mal. Ils ont apporté armes et engins de destruction aux colonies ; ils leur ont envoyé comme officiers et fonctionnaires les individus les pires et plus brutaux ; ils ont établi la loi coloniale au fil de l'épée, avec une cruauté sanguinaire auquel seul le système despotique des Bolcheviques peut être comparé. Les Européens ne doivent pas être surpris si le mauvais exemple qu'ils ont mis en place dans leurs colonies porte de mauvais fruits. En tout état de cause, ils n'ont aucun droit à se plaindre comme des Pharisiens du mauvais état des mœurs publiques chez les autochtones. Ils ne seraient pas plus justifiés à affirmer que ces autochtones ne seraient pas encore mûrs pour la liberté et qu'ils auraient encore besoin de plusieurs années d'éducation sous la férule de maîtres étrangers avant de pouvoir être laissés à leur sort. Car c'est cette « éducation » elle-même qui est en partie responsable des conditions épouvantables qui prévalent aujourd'hui dans les colonies, même si ses conséquences ne deviendront évidentes qu'après un éventuel retrait des troupes et des fonctionnaires européens.

Certains pourront peut-être prétendre que c'est le devoir des Européens, en tant que membres d'une race supérieure, d'éviter l'anarchie qui éclaterait probablement après l'évacuation des colonies et de maintenir leur protection dans l'intérêt et au bénéfice des autochtones eux-mêmes. Afin de donner plus de poids à cet argument, on peut dresser un tableau terrifiant des conditions qui prévalaient en Afrique centrale et dans de nombreuses régions d'Asie avant la mise en place de l'autorité européenne. On peut rappeler la chasse aux esclaves menée par les Arabes en Afrique centrale et les sauvages excès que de nombreux despotes indiens se permettaient. Bien sûr, une grande partie de cette argumentation est hypocrite et l'on ne doit pas oublier, par exemple, que le commerce des esclaves en Afrique ne pouvait prospérer que parce que les descendants des Européens établis dans les colonies d'Amérique participaient comme acheteurs au marché des esclaves. Mais il ne nous est pas nécessaire de peser le pour et le contre de ce raisonnement. Si tout ce que l'on peut trouver pour maintenir l'autorité européenne dans les colonies est l'intérêt supposé des autochtones, il faut dire alors qu'il vaudrait mieux mettre un terme final à cette autorité. Personne n'a le droit de s'immiscer dans les affaires des autres pour améliorer leur sort et personne ne devrait, quand il n'a en vue que ses propres intérêts, prétendre qu'il agit de manière altruiste et uniquement dans l'intérêt d'autrui.

Il existe cependant un autre argument en faveur du maintien de l'autorité et de l'influence européennes dans les régions coloniales. Si les Européens n'avaient jamais soumis les colonies tropicales à leur domination, s'ils n'avaient pas rendu leur système économique dans une très large mesure dépendant de l'importation de matières premières et de produits agricoles des colonies, qu'il payent avec des biens industriels, il serait encore possible de discuter assez calmement de la question de savoir s'il est ou non recommandable d'incorporer ces régions au réseau du marché mondial. Mais comme la colonisation a déjà forcé ces territoires à entrer dans le cadre de la communauté économique mondiale, la situation est différente. L'économie européenne est aujourd'hui basée, dans une large mesure, sur l'appartenance de l'Afrique et d'une grande partie de l'Asie à l'économie mondiale, en tant que fournisseurs de matières premières de toutes sortes. Ces matières premières ne sont pas retirées par la force aux autochtones. Elles ne sont pas transportées comme tribut mais échangées librement contre des produits industriels en provenance d'Europe. Par conséquent, les relations ne sont pas fondées sur un avantage unilatéral mais sont au contraire mutuellement bénéfiques : les habitants des colonies en retirent autant d'avantages que les habitants d'Angleterre ou de Suisse. Tout arrêt de ces relations commerciales impliquerait de sérieuses pertes économiques pour l'Europe comme pour les colonies et abaisseraient notablement le niveau de vie de la grande masse de la population. Si le lent accroissement des relations commerciales sur toute la surface de la terre et le développement progressif de l'économie mondiale constituèrent l'une des sources les plus importantes de l'accroissement de richesses des cent cinquante dernières années, un renversement de cette tendance constituerait une catastrophe sans précédent pour l'économie mondiale. Dans son étendue et par ses conséquences, cette catastrophe dépasserait de loin la crise liée aux conséquences économiques de la [Première] Guerre mondiale. Doit-on accepter de diminuer encore plus le bien-être de l'Europe et, en même temps, celui des colonies, afin de donner aux autochtones une chance de choisir leur propre destin politique, alors que cela, de toute manière, ne conduirait pas à la liberté mais à un simple changement de maîtres ?

C'est cette considération qui doit l'emporter sur la question de la politique coloniale. Les fonctionnaires, les troupes et les policiers européens doivent demeurer dans ces régions tant que leur présence est nécessaire pour maintenir les conditions légales et politiques indispensables à la participation des territoires coloniaux au commerce international. Il doit être possible de continuer les opérations commerciales, industrielles et agricoles dans les colonies, de continuer à exploiter les mines et à acheminer les produits du pays, par voie ferroviaire et fluviale, jusqu'à la côte et donc jusqu'à l'Europe et l'Amérique. Tout cela doit continuer dans l'intérêt de tout le monde : non seulement dans l'intérêt des habitants de l'Europe, de l'Amérique et de l'Australie, mais aussi dans celui des habitants de l'Asie et de l'Afrique eux-mêmes. Partout où les puissances coloniales ne vont pas au-delà de cette attitude vis-à-vis de leurs colonies, on ne peut émettre aucune objection à leurs activités, même du point de vue libéral.

Tout le monde sait cependant que toutes les puissances coloniales ont péché contre ce principe. Il est à peine nécessaire de rappeler les horreurs perpétrées au Congo Belge, horreurs que des correspondants anglais dignes de confiance ont racontées. Acceptons toutefois que ces atrocités n'étaient pas voulues par le gouvernement belge mais peuvent être attribuées aux excès et au mauvais caractère des fonctionnaires envoyé au Congo. Cependant, le fait même que presque toutes les puissances coloniales ont établi dans leurs possessions étrangères un système commercial garantissant des conditions favorables aux produits de la métropole, montre que la politique coloniale actuelle est dominée par des considérations entièrement différentes de celles qui devraient prévaloir dans ce domaine. Afin de mettre les intérêts de l'Europe et de la race blanche en harmonie avec les races de couleur des colonies, en ce qui concerne la politique économique, il faut donner l'autorité suprême à la Société des Nations en ce qui concerne l'autorité administrative des territoires coloniaux qui ne possèdent pas de gouvernement parlementaire. La Société des Nations (SDN) devrait vérifier que l'indépendance soit accordée dès que possible aux pays qui n'en jouissent pas aujourd'hui et que l'autorité de la métropole se limite à la protection de la propriété, des droits civiques des étrangers et des relations commerciales. Les autochtones, tout comme les nationaux des autres puissances, devraient avoir le droit de se plaindre directement auprès de la SDN si des mesures de la métropole dépassaient ce qui est nécessaire pour garantir dans ces territoires la sécurité du commerce et de l'activité économique en général. La SDN devrait avoir le droit de donner réellement suite à de telles plaintes.

L'application de tels principes signifierait, de fait, que tous les territoires coloniaux des pays européens deviendraient des mandats de la SDN. Mais même cet état doit être considéré comme transitoire. L'objectif final doit continuer à être la libération totale des colonies de l'autorité despotique sous laquelle elle est placée aujourd'hui.

Par cette solution à un délicat problème — et qui devient de plus en plus délicat au cours du temps — les nations d'Europe et d'Amérique qui ne possèdent pas de colonies, mais aussi les puissances coloniales et les autochtones pourraient être satisfaits.

Les puissances coloniales doivent comprendre qu'elles ne pourront maintenir leur domination sur les colonies à long terme. Comme le capitalisme a pénétré ces territoires, les autochtones sont devenus indépendants : il n'y a plus de disparité culturelle entre les classes supérieures et les officiers ou les fonctionnaires en charge de l'administration au nom de la métropole. Militairement et politiquement, la répartition des forces est aujourd'hui différente de ce qu'elle était il y a une génération. Les tentatives des puissances européennes, des États-Unis et du Japon de traiter la Chine comme territoire colonial s'est révélé être une faillite. En Égypte, les Anglais sont même aujourd'hui sur le départ ; en Inde, ils sont dans une position défensive. Que les Pays-Bas seraient incapables de conserver l'Indonésie face à une véritable attaque est un fait bien connu. Il en est de même des colonies françaises en Afrique et en Asie. Les Américains ne sont pas très heureux avec les Philippines et seraient prêts à les abandonner si l'occasion se présentait d'elle-même. Le transfert des colonies à la SDN garantirait aux puissances coloniales la possession totale de leurs investissements en capital et les protégerait contre le fait d'avoir à faire des sacrifices pour réprimer les soulèvements autochtones. Les autochtones eux aussi ne pourraient qu'être reconnaissants face à une telle proposition qui leur garantirait l'indépendance selon une évolution pacifique et les mettrait à l'abri contre tout voisin avide de conquêtes pouvant menacer leur indépendance politique dans l'avenir.

7. La libre concurrence

La démonstration théorique des conséquences respectives des droits de douane protecteurs et du libre-échange est la clé de voûte de l'économie classique. Elle est tellement claire, tellement évidente, tellement indiscutable, que ses adversaires ont été incapables d'avancer le moindre argument à son encontre qui ne puisse être immédiatement réfuté comme totalement erroné et absurde.

De nos jours, pourtant, nous avons encore des tarifs protecteurs — et même, en fait, des interdictions directes à l'importation — dans le monde entier. Même en Angleterre, la mère-patrie du libre échange, le protectionnisme est aujourd'hui en pleine ascension. Le principe d'autarcie nationale gagne chaque jour de nouveaux partisans. Même des pays ne comptant que quelques millions d'habitants, comme la Hongrie et la Tchécoslovaquie, essaient, par le biais d'une politique de tarifs élevés et de restrictions à l'importation, de se rendre indépendants du reste du monde. L'idée de base de la politique étrangère commerciale des États-Unis est d'imposer sur tous les biens produits à l'étranger à coût plus faible des taxes à l'importation se montant à la différence. Ce qui rend la situation globale absurde est que tous les pays veulent diminuer leurs importations mais en même temps augmenter leurs exportations. L'effet de ces politiques est d'interférer avec la division internationale du travail et généralement d'abaisser la productivité du travail. L'unique raison pour laquelle ce résultat n'a pas été plus remarqué tient au fait que le système capitaliste a toujours été jusqu'ici suffisant pour le compenser. Cependant, il n'y a pas de doute que tout le monde serait de nos jours plus riche si les tarifs protecteurs ne conduisaient pas artificiellement à déplacer la production de lieux plus favorables vers des lieux moins favorables. Dans un système de libre-échange intégral, capital et travail seraient employés dans les conditions les plus favorables à la production. D'autres lieux seraient utilisés tant qu'il serait possible de produire ailleurs dans des conditions plus favorables. Dans la mesure où, en raison du développement des transports, des améliorations de la technique et d'une meilleure connaissance des pays récemment ouverts au commerce, on découvre qu'il existe des sites plus favorables à la production que ceux actuellement utilisés, la production se déplace vers ces lieux. Capital et travail tendent à partir des régions où les conditions sont moins favorables à la production pour celles où elles sont plus favorables.

Toutefois, la migration du capital et du travail présuppose non seulement la complète liberté du commerce, mais aussi l'absence totale d'entraves à la liberté de circulation d'un pays vers un autre. Ceci était loin d'être le cas au moment où la doctrine classique du libre-échange fut initialement développée. Toute une série d'obstacles entravait le libre mouvement du capital et du travail. En raison d'une ignorance des conditions qui y régnaient, d'une insécurité générale en ce qui concernait la loi et l'ordre et d'une série de motifs similaires, les capitalistes rechignaient à investir à l'étranger. Quant aux travailleurs, il leur était impossible de quitter leur pays natal, non seulement parce qu'ils ne parlaient pas les langues étrangères, mais aussi à cause de difficultés légales, religieuses et autres. Il est certain que le capital et le travail pouvaient en général se déplacer plus librement au sein de chaque pays au début du XIXe siècle, mais des obstacles empêchaient leur circulation d'un pays vers un autre. La seule justification pour distinguer en théorie économique le commerce intérieur du commerce extérieur se trouve dans le fait que le premier connaît la mobilité du capital et du travail alors qu'il n'en est pas de même en ce qui concerne le commerce entre les nations. Par conséquent, le problème que la théorie classique avait à résoudre pouvait être énoncé comme suit : Quels sont les effets du libre-échange des biens de consommation entre plusieurs pays si la mobilité du capital et du travail de l'un vers l'autre est restreinte ? La doctrine de Ricardo fournit la réponse à cette question. Les branches de la production se répartissent entre les pays de telle sorte que chacun consacre ses ressources aux industries où il possède la plus grande supériorité sur les autres. Les mercantilistes craignaient qu'un pays connaissant des conditions défavorables à la production importerait plus qu'il n'exporterait, de sorte qu'il se retrouverait finalement sans aucune monnaie : ils réclamaient donc que des tarifs protecteurs et des interdictions à l'importation soient décrétés à temps pour empêcher cette situation déplorable de survenir. La doctrine classique a montré que ces craintes mercantilistes étaient sans fondement. Car même un pays dans lequel les conditions de production seraient moins favorables que celles des autres pays dans toutes les branches industrielles n'a pas à craindre que ses exportations soient inférieures à ses importations. La doctrine classique a démontré, d'une façon brillante et irréfutable, jamais contestée par personne, que même les pays connaissant des conditions relativement favorables de production comprendront qu'il leur est avantageux d'importer de pays connaissant des conditions comparativement moins favorables de production des biens qu'ils auraient été certes mieux à même de produire, mais pas dans la même mesure que pour la production des biens dans lesquels ils se sont spécialisés.

Ainsi, ce que la doctrine classique du libre-échange dit à l'homme d'État est : Il existe des pays soumis à des conditions naturelles de production relativement favorables et d'autres soumis à des conditions de production relativement défavorables. En l'absence d'interférence de la part des gouvernements, la division internationale du travail devra, par elle-même, conduire à ce que chaque pays trouve sa place dans l'économie mondiale, quelles que soient ses conditions de production vis-à-vis de celles des autres pays. Bien entendu, les pays comparativement favorisés seront plus riches que les autres, mais c'est un fait qu'aucune mesure politique ne pourra changer de toute façon. C'est simplement la conséquence d'une différence entre les facteurs naturels de production.

Telle était la situation à laquelle était confronté l'ancien libéralisme. Et à cette situation répond la doctrine classique du libre-échange. Mais depuis l'époque de Ricardo, les conditions mondiales ont considérablement changé et le problème auquel la doctrine du libre-échange eut à faire face au cours des soixante dernières années précédant le déclenchement de la [Première] Guerre mondiale fut très différent de celui qu'elle devait traiter à la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Car le XIXe siècle avait partiellement éliminé les obstacles qui, au début, entravaient la libre circulation du capital et du travail. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il était bien plus facile pour un capitaliste d'investir son capital à l'étranger qu'à l'époque de Ricardo. La loi et l'ordre étaient établis sur une base bien plus solide, la connaissance des pays étrangers, de leurs manières et coutumes, s'était développée, et la création de compagnies par actions permettait de diviser le risque encouru par des entreprises étrangères entre plusieurs personnes, donc de le réduire. Il serait bien entendu exagéré de dire que la mobilité du capital était au début du XXe siècle aussi grande entre les pays qu'au sein d'un même pays. Certaines différences persistaient assurément ; il n'était pourtant plus question de faire l'hypothèse que le capital devait rester dans les frontières de chaque pays. Ce n'était pas non plus possible pour le travail : dans la seconde moitié du XIXe siècle, des millions d'individus quittèrent l'Europe pour chercher de meilleures occasions d'emploi à l'étranger. Comme les conditions supposées par la doctrine classique du libre-échange, à savoir immobilité du capital et du travail, n'avaient plus cours, la distinction entre les effets du libre-échange sur le commerce intérieur et sur le commerce extérieur perdit en même temps sa validité. Si le capital et le travail peuvent se déplacer librement d'un pays à un autre comme ils le font au sein d'un même pays, il n'est plus justifié de distinguer entre commerce intérieur et commerce extérieur en ce qui concerne les effets du libre-échange. Tout ce qui a été dit pour le premier vaut dès lors aussi pour le second : le libre-échange conduit à n'utiliser pour la production que les lieux qui connaissent des conditions comparativement favorables, alors que ceux dans lesquels les conditions sont relativement défavorables restent inutilisés. Capital et travail partent des pays aux conditions comparativement défavorables pour ceux où les conditions de production sont plus favorables, ou plus exactement des pays d'Europe, établis depuis longtemps et où la densité de population est élevée, pour l'Amérique et l'Australie, régions qui offrent de meilleures conditions de production. Pour les nations européennes qui avaient à leur disposition, en plus de leurs anciennes bases en Europe, des territoires à l'étranger convenant à une colonisation européenne, cela ne signifiait rien de plus que d'envoyer une partie de leur population outre-mer. Dans le cas de l'Angleterre, par exemple, certains de ses enfants vivent désormais au Canada, en Australie ou en Afrique du Sud. Les émigrants qui ont quitté l'Angleterre peuvent conserver leur citoyenneté et leur nationalité anglaises dans leurs nouvelles demeures. Mais pour les Allemands, le cas est assez différent : L'Allemand qui a émigré s'est retrouvé dans un pays étranger et au milieu de membres d'une nation étrangère. Il est devenu citoyen d'un État étranger et il fallait s'attendre à ce qu'après une, deux, au plus trois, générations, son attachement au peuple allemand se dissolve et que le processus d'assimilation à la nation étrangère soit terminé. L'Allemagne eut à faire face au problème de savoir s'il fallait considérer ce fait avec indifférence alors qu'une partie de son capital et de son peuple partait émigrer à l'étranger.

Il ne faut pas faire l'erreur de croire que les problèmes de politique commerciale de l'Angleterre et de l'Allemagne au cours de la seconde moitié du XIXe siècle étaient identiques. Pour l'Angleterre, la question était de permettre ou non à plusieurs de ses sujets d'émigrer vers ses colonies et aucune raison ne pouvait de toute façon empêcher ce départ. Pour l'Allemagne, en revanche, le problème était de ne rien faire alors que ses nationaux partaient pour les colonies anglaises, pour l'Amérique du Sud ou pour d'autres pays et qu'il fallait s'attendre à ce que ces émigrants, au cours du temps, abandonnent leur citoyenneté et leur nationalité comme l'avaient fait auparavant les centaines de milliers, à vrai dire les millions, d'individus qui avaient déjà émigré. Comme il ne voulait pas qu'une telle chose se produise, l'Empire allemand, qui s'était lentement rapproché d'une politique de libre-échange au cours des années 1860 et 1870, opta à la fin des années 1870 pour une politique protectionniste, en imposant des taxes à l'importation destinées à protéger l'agriculture et l'industrie allemandes de la concurrence étrangère. Sous la protection de ces tarifs, l'agriculture allemande fut capable de soutenir dans une certaine mesure la concurrence des exploitations de l'Europe de l'Est et des pays d'outre-mer, dotées de meilleurs terrains, tandis que l'industrie allemande pouvait former des cartels maintenant les prix intérieurs au-dessus du prix du marché mondial, ce qui leur permettait d'utiliser les profits ainsi réalisés pour vendre moins cher que leurs concurrents à l'étranger.

Mais le but ultime visé par le retour au protectionniste ne pouvait pas être atteint. Plus les coûts de production et le coût de la vie grimpaient en Allemagne, conséquence directe de ces tarifs protecteurs, et plus difficile devenait sa situation commerciale. Il fut certes possible à l'Allemagne de réaliser une croissance industrielle notable au cours des trente premières années de l'ère correspondant à cette nouvelle politique commerciale. Mais cette croissance aurait eu lieu même en l'absence des tarifs douaniers, car elle était principalement le résultat de l'introduction de nouvelles méthodes au sein des industries allemandes de la chimie et de l'acier, ce qui leur a permis de faire un meilleur usage des abondantes ressources naturelles du pays.

La politique antilibérale, en abolissant la libre mobilité du travail dans le commerce international et en restreignant considérablement aussi la mobilité du capital, a dans une certaine mesure gommé la différence qui existait en ce qui concerne les conditions du commerce international entre le début et la fin du XIXe siècle et nous a ramenés aux conditions en vigueur à l'époque où fut formulée pour la première fois la doctrine du libre-échange. A nouveau, le capital et surtout le travail sont entravés dans leurs déplacements. Dans les conditions actuelles, le commerce sans entraves des biens de consommation ne peut pas conduire à des mouvements migratoires. A nouveau, la conséquence en est que les peuples du monde vont chacun se spécialiser dans les branches de production pour lesquelles il existe des conditions relativement meilleures dans leur pays.

Mais quelles que soient les conditions préalables au développement du commerce international, la politique de tarifs protecteurs ne peut accomplir qu'une seule chose : empêcher la production d'être entreprise dans les conditions sociales et naturelles les plus favorables et la contraindre à s'effectuer dans de moins bonnes conditions. Le résultat du protectionnisme est par conséquent toujours une réduction de la productivité du travail humain. Le libre-échangiste est loin de nier que le mal que les nations du monde cherchent à combattre au moyen du protectionnisme est bel et bien un mal. Ce qu'il affirme, c'est uniquement que les moyens préconisés par les impérialistes et les protectionnistes ne peuvent pas éliminer ce mal. Il recommande donc une autre méthode. Afin de créer les conditions indispensables à une paix durable, l'une des caractéristiques de la situation internationale actuelle que le libéral voudrait voir changer est le fait que les émigrants de nations comme l'Allemagne et l'Italie, qui ont été traités comme les parents pauvres de la division internationale du travail, doivent vivre dans des régions où, en raison de politiques antilibérales, ils sont condamnés à perdre leur nationalité.

8. La liberté de circulation

On reproche parfois au libéralisme d'avoir un programme à prédominance négative. Ce serait la conséquence nécessaire, dit-on, de la nature même de la liberté, qui ne peut être que liberté vis-à-vis de quelque chose, la demande de liberté consistant essentiellement à rejeter un autre type de revendication. A l'inverse, on pense souvent que le programme des partis à tendance autoritaire est de nature positive. Comme un jugement de valeur bien établi est généralement associé aux termes « positif » et « négatif », cette manière de parler implique déjà une tentative subreptice de discréditer le programme politique du libéralisme.

Il n'est pas nécessaire de répéter ici encore que le programme libéral — une société fondée sur la propriété privée des moyens de production — est aussi positif que tout autre programme politique imaginable. Ce qui est négatif dans le programme libéral, c'est le refus, le rejet de tout ce qui s'oppose à ce programme positif. Dans cette posture défensive, le programme libéral — et, d'ailleurs, de tout mouvement — dépend de la position que ses adversaires adoptent à son égard. Lorsque l'opposition est forte, l'assaut du libéralisme doit lui aussi être plus fort ; quand cette opposition est relativement faible, voire inexistante, quelques mots suffisent. Et comme la situation que le libéralisme a eu à affronter a évolué au cours de l'histoire, l'aspect défensif du programme libéral a lui aussi connu plusieurs changements.

Ceci apparaît le plus clairement en ce qui concerne sa position vis-à-vis de la question de la liberté de circulation. Le libéral demande que toute personne ait le droit de vivre où bon lui semble. Il ne s'agit pas d'une demande « négative ». C'est l'essence même d'une société fondée sur la propriété privée des moyens de production que de permettre à chaque homme de travailler et de disposer de ses revenus où il l'estime préférable. Ce principe ne prend un caractère négatif que lorsqu'il s'oppose à des forces cherchant à restreindre la liberté de circulation. Sous cet aspect négatif, le droit à la liberté de circulation a, au cours du temps, connu un changement total. Lorsque le libéralisme fit son apparition aux XVIIIe et XIXe siècles, il dut combattre en faveur de la liberté d'émigration. Aujourd'hui, la lutte est en faveur de la liberté d'immigration. Autrefois, il s'opposait à des lois qui empêchaient les habitants de la campagne de partir pour la ville et qui menaçaient de punition sévère celui qui voulait quitter son pays natal afin de mener une vie meilleure à l'étranger. L'immigration était cependant relativement libre et sans entraves à cette époque. Aujourd'hui, comme tout le monde le sait, les choses sont assez différentes. La nouvelle tendance a commencé il y a quelques décennies par des lois contre l'immigration des coolies chinois. De nos jours, dans chaque pays du monde qui peut sembler attirant pour les immigrants, des lois plus ou moins strictes empêchent l'immigration, soit totalement soit en partie. Cette politique doit être considérée de deux points de vue : tout d'abord comme une politique syndicale, puis comme une politique de protectionnisme national.

En dehors de mesures coercitives comme l'acceptation des seuls travailleurs syndiqués, les grèves obligatoires et les menaces violentes à l'encontre de ceux qui souhaitent travailler, la seule manière par laquelle les syndicats peuvent exercer une influence sur le marché du travail est de restreindre l'offre de travail. Mais comme il n'est pas en leur pouvoir de réduite le nombre des travailleurs vivant dans le monde, la seule possibilité qu'il leur reste est de leur bloquer l'accès à l'emploi, diminuant ainsi le nombre des travailleurs dans une branche de l'industrie ou dans un pays, et ce aux dépens des travailleurs employés dans les autres branches ou dans les autres pays. Pour des raisons pratiques, il n'est possible que dans une mesure limitée d'interdire l'entrée d'une branche industrielle donnée aux autres travailleurs du pays. Au contraire, il n'y a aucune difficulté particulière à imposer de telles restrictions à l'entrée du travail étranger. Les conditions naturelles de production et, de façon concomitante, la productivité du travail sont plus favorables, et donc les salaires plus élevés, aux États-Unis que dans de nombreuses régions d'Europe. Sans barrières à l'immigration, les travailleurs européens émigreraient en grand nombre aux États-Unis pour y trouver du travail. Les lois américaines sur l'immigration rendent cette tentative extrêmement difficile. Par conséquent, les salaires des travailleurs des États-Unis atteignent un niveau plus élevé qu'ils ne l'auraient fait avec une liberté totale d'immigration, alors qu'ils restent sous ce niveau en Europe. D'un côté le travailleur américain y gagne, de l'autre le travailleur européen y perd.

Ce serait cependant une erreur de ne considérer les conséquences des barrières à l'immigration que sous l'angle de leur effet immédiat sur les salaires. Ces conséquences vont plus loin. En raison de l'offre relativement surabondante de travail dans les régions connaissant des conditions de production comparativement moins bonnes, et de la pénurie relative de travail dans les régions où ces conditions sont relativement plus favorables, la production est plus développée dans les premières et plus réduite dans les secondes que ce ne serait le cas dans un régime de liberté d'immigration. Par conséquent, les effets des restrictions sont les mêmes qu'avec un tarif protecteur. Dans une partie du monde on n'utilise pas les occasions relativement plus favorables à la production, alors que dans une autre partie on travaille dans des conditions relativement moins favorables. Considéré du point de vue de l'humanité dans son ensemble, le résultat est un abaissement de la productivité du travail humain, une réduction de l'offre de biens à la disposition de l'humanité.

Les tentatives de justifier sur des bases économiques la politique de restriction de l'immigration étaient donc dès le départ vouées à l'échec. Il ne peut y avoir le moindre doute que les barrières à l'immigration diminuent la productivité du travail humain. Quand les syndicats des États-Unis et d'Australie empêchent l'immigration, ils luttent non seulement contre les intérêts des travailleurs des autres pays du monde mais aussi contre les intérêts de tous les autres afin de s'assurer un privilège particulier. De plus, on ne sait pas du tout si l'accroissement de la productivité générale du travail humain qui pourrait surgir de la liberté totale d'immigration, ne serait pas suffisante pour compenser entièrement les membres des syndicats américains et australiens pour les pertes qu'ils auraient à subir de l'ouverture des frontières aux travailleurs étrangers. Les travailleurs des États-Unis et d'Australie ne pourraient réussir à imposer de telles restrictions à l'immigration s'ils n'avaient aucun autre argument sur lequel se rabattre pour soutenir leur politique. Après tout, même aujourd'hui, le pouvoir de certaines idées et de certains principes libéraux est suffisant pour qu'on ne puisse les combattre sans égard pour des considérations prétendument plus élevées et plus importantes que l'obtention de la productivité maximale. Nous avons déjà vu comment « l'intérêt national » est utilisé pour justifier les tarifs protecteurs. Des considérations analogues sont également invoquées en faveur des restrictions à l'immigration.

En l'absence de toute barrière à l'immigration, des hordes d'immigrants en provenance des régions relativement surpeuplées d'Europe inonderaient l'Australie et l'Amérique, nous dit-on. Ils viendraient en si grand nombre qu'il ne serait plus possible de compter sur leur assimilation. Si, par le passé, les immigrants ont rapidement adopté la langue anglaise en Amérique, ainsi que les traditions et coutumes américaines, c'était dû au fait qu'ils n'étaient pas venus en si grand nombre du même coup. Les petits nombres d'immigrants qui se sont dispersés dans un vaste pays se sont rapidement intégrés au grand corps du peuple américain. L'immigrant individuel était déjà à moitié assimilé quand les immigrants suivants arrivaient sur le sol américain. Une des raisons les plus importantes de cette assimilation rapide à la nation fut que les immigrants des pays étrangers n'étaient pas venus en trop grand nombre. Ceci, croit-on, changerait et il existerait un réel danger que la suprématie — ou plus exactement la domination exclusive — des Anglo-Saxons aux États-Unis soit détruite. Ceci serait particulièrement à craindre dans le cas d'une immigration massive de la part des peuples mongols d'Asie.

Ces peurs sont peut-être exagérées en ce qui concerne les États-Unis. En ce qui concerne l'Australie, elles ne le sont certainement pas. L'Australie possède à peu près le même nombre d'habitants que l'Autriche, sa superficie étant toutefois des centaines de fois plus grande et ses ressources naturelles incomparablement plus riches. Si l'Australie s'ouvrait à l'immigration, on peut supposer avec une grande probabilité que sa population serait en quelques années constituée en majorité de Japonais, de Chinois et de Malais.

L'aversion que la plupart des gens ressentent envers les membres d'autres nationalités et particulièrement envers les autres races est évidemment trop forte pour espérer une issue pacifique à de tels antagonismes. Il ne faut pas s'attendre à ce que les Australiens acceptent volontairement l'immigration d'Européens de nationalité autre qu'anglaise et il est totalement hors de question qu'ils permettent à des Asiatiques de chercher du travail et une demeure sur leur continent. Des Australiens d'origine anglaise insistent pour dire que le fait que ce soient des Anglais qui aient les premiers établi des colonies dans ce pays, leur a donné un droit spécial à la possession exclusive de tout le continent pour tous les temps à venir. Les membres des autres nationalités ne cherchent pas le moins du monde à contester le droit des Australiens à occuper les territoires sur lesquels ils se trouvent déjà en Australie. Ils estiment seulement qu'il est injuste que les Australiens n'autorisent pas l'utilisation des conditions les plus favorables à la production, actuellement en jachère, et les forcent à continuer de produire dans les conditions moins bonnes qui prévalent de leur propre pays.

Cette question est de la plus haute importance pour l'avenir du monde. En fait, le destin de la civilisation dépend d'une solution satisfaisante. D'un côté se trouvent des centaines de millions d'Européens et d'Asiatiques qui sont obligés de travailler dans des conditions de production moins favorables qu'ils ne le pourraient sur les territoires qui leur sont interdits. Ils demandent qu'on leur ouvre les portes du paradis interdit afin qu'ils puissent augmenter la productivité de leur travail et donc connaître un niveau de vie plus élevé. De l'autre côté se trouvent ceux qui ont déjà la chance de considérer comme leur les terres offrant les meilleures conditions de production. Ils désirent — tant qu'il s'agit de travailleurs et non de propriétaires de moyens de production — ne pas abandonner les salaires élevés que cette situation leur garantit. Toute la nation, cependant, est unanime pour craindre un flot massif d'étrangers. Les habitants actuels de ces terres favorisées craignent d'être réduit un jour à l'état de minorité dans leur propre pays et de devoir subir toutes les horreurs des persécutions nationales auxquelles, par exemple, les Allemands sont de nos jours exposés en Tchécoslovaquie, en Italie et en Pologne. On ne peut nier que ces craintes soient justifiées. En raison de l'énorme pouvoir détenu par ceux qui sont aujourd'hui à la tête de l'État, une minorité nationale doit s'attendre au pire de la part de la majorité, quand elle est d'une autre nationalité. Tant que l'État possèdera les énormes pouvoirs qu'il détient aujourd'hui et que l'opinion publique les considèrera comme justifiés, l'idée de devoir vivre dans un État dont le gouvernement serait aux mains des membres d'une nationalité étrangère sera proprement terrifiante. Il est épouvantable de vivre dans un État dans lequel on est exposé à tout moment à la persécution — prenant les apparences de la justice — de la part de la majorité dominante. Il est horrible d'être handicapé, déjà comme élève à l'école, en raison de sa nationalité et d'avoir tort devant toute autorité judiciaire ou administrative parce qu'on appartient à une minorité nationale. Si l'on considère le conflit sous cet angle, il semble ne pas offrir d'autre solution que la guerre. Dans ce cas, il faut s'attendre à ce que la nation moins nombreuse soit vaincue et que, par exemple, les nations d'Asie, qui comptent des centaines de millions d'individus, réussissent à pousser la descendance de race blanche hors de l'Australie. Nous ne voulons cependant pas nous permettre une telle conjecture. Car il est certain que de telles guerres — et il nous faut admettre qu'un problème mondial d'une telle portée ne pourra pas être résolu une fois pour toute par une seule guerre — conduiraient à la plus horrible catastrophe pour la civilisation.

Il est clair qu'il n'y a pas de solution au problème de l'immigration si l'on adhère à l'idéal de l'État interventionniste, qui s'occupe de tous les domaines de l'activité humaine, ou à celui de l'État socialiste. Seule l'adoption du programme libéral pourrait permettre de faire disparaître complètement le problème de l'immigration, qui semble aujourd'hui insoluble. Dans une Australie dirigée suivant les principes libéraux, quelles difficultés pourraient-elles surgir de ce que les Japonais soient majoritaires dans certaines parties du continent et les Anglais dans d'autres ?

9. Les États-Unis d'Europe

Les États-Unis d'Amérique représentent la nation la plus puissante et la plus riche du monde. Nulle part ailleurs, le capitalisme n'a pu se développer plus librement et avec moins d'interférence de la part du gouvernement. Les habitants des États-Unis d'Amérique sont par conséquent plus riches que ceux des autres pays du monde. Depuis plus de soixante ans, leur pays n'a pas été impliqué dans la moindre guerre. S'ils n'avaient pas mené une guerre d'extermination contre les habitants initiaux du pays, s'ils n'avaient pas mené inutilement une guerre contre l'Espagne en 1898 et s'il n'avaient pas participé à la [Première] Guerre mondiale, seuls quelques vieillards pourraient nous donner une explication de première main de que signifie la guerre. On peut douter que les Américains eux-mêmes apprécient pleinement à quel point ils sont redevables de ce que leur pays a, plus que tout autre, mené des politiques favorables au libéralisme et au capitalisme. Même les étrangers ne savent pas ce qui a rendu riche et puissante cette république tant enviée. Mais — en dehors de ceux qui, pleins de ressentiment, feignent un profond mépris pour le « matérialisme » de la culture américaine — tous sont d'accord pour ne rien désirer plus ardemment que leur pays devienne aussi riche et aussi puissant que les États-Unis.

On a plusieurs fois proposé, comme méthode la plus simple d'atteindre ce but, de créer des « États-Unis d'Europe ». Les pays du continent européen sont chacun trop faiblement peuplés et n'ont pas assez de territoires à leur disposition pour réussir seuls dans la lutte pour la suprématie mondiale, face à la puissance croissante des États-Unis, face à la Russie, à l'Empire britannique, à la Chine et aux autres rassemblements de cette taille qui pourraient se former dans le futur, peut-être en Amérique du Sud. Ils devraient par conséquent établir et consolider une union politique et militaire, une alliance défensive et offensive qui serait seule capable de permettre à l'Europe de retrouver dans les siècles à venir l'importance qu'elle a pu avoir dans le passé. La force de cette idée paneuropéenne vient de la prise de conscience de plus en plus forte que rien n'est plus absurde que les politiques de protection douanière actuellement poursuivies par les nations européennes. Seule la poursuite du développement de la division internationale du travail peut accroître le bien-être et apporter l'abondance de biens nécessaire à l'augmentation du niveau de vie des masses, et par conséquent aussi à l'augmentation de leur niveau culturel. Les politiques économiques de tous les pays, mais particulièrement celles des plus petites nations européennes, visent précisément à détruire la division internationale du travail. Si l'on compare les conditions dans lesquelles travaille l'industrie américaine, avec un marché potentiel de plus de cent vingt millions de riches consommateurs, ne connaissant pas d'entraves douanières ou similaires, à celles que doit affronter l'industrie en Allemagne, en Tchécoslovaquie ou en Hongrie, l'absurdité totale des comportements cherchant à créer des petites territoires autarciques devient immédiatement évidente.

Les maux qu'essayent de combattre les partisans de l'idée d'États-Unis d'Europe existent assurément. Plus tôt ils seront éliminés, mieux ce sera. Mais la formation d'États-Unis d'Europe ne constitue pas une méthode appropriée pour atteindre ce but.

Toute réforme des relations internationales doit viser à abolir cette situation où chaque pays cherche, de toutes les manières possibles, à agrandir son territoire aux dépens des autres pays. Le problème des frontières internationales, qui est devenu si crucial de nos jours, doit perdre son importance. Les nations doivent prendre conscience que le problème le plus pressant de la politique étrangère est l'établissement d'une paix durable et elles doivent comprendre que ceci ne pourra s'accomplir dans le monde que si l'on réduit au strict minimum l'activité dévolue à l'État. Ce n'est qu'alors que la taille et l'étendue du territoire sur lequel s'exerce la souveraineté de l'État cessera d'avoir cette immense importance pour la vie des individus, au point qu'il semble naturel, maintenant comme par le passé, de faire couler des torrents de sang à l'occasion de conflits sur les frontières. L'étroitesse d'esprit qui ne voit rien au-delà de son propre État et de sa propre nation doit être remplacée par une perspective cosmopolite. Ceci, toutefois, n'est possible que si la Société des Nations, le super-État international, est constituée de sorte qu'aucun peuple et aucun individu ne soit oppressé en raison de sa nationalité ou de spécificités nationales.

Les politiques nationalistes, qui commencent toujours par chercher la ruine du voisin, doivent en fin de compte conduire à la ruine de tous. Afin de surmonter ce provincialisme et de le remplacer par une politique authentiquement cosmopolite, il est d'abord nécessaire que les nations du monde comprennent que leur intérêt ne sont pas opposés les uns aux autres et que chaque nation sert le mieux sa cause lorsqu'elle est résolue à promouvoir le développement de toutes et à s'abstenir scrupuleusement de faire usage de la violence contre les autres nations ou contre certaines parties des autres nations. Ainsi, il ne faut pas chercher à remplacer le chauvinisme national par un chauvinisme qui aurait pour base une entité supranationale plus grande, mais bien plutôt reconnaître que tout chauvinisme est erroné. Les vieilles méthodes militaristes de politique internationale doivent faire place à de nouvelles méthodes pacifiques visant à la coopération, non à la guerre.

Les militants paneuropéens et les partisans des États-Unis d'Europe ont cependant d'autres fins en vue. Ils ne projettent pas d'établir un nouveau type d'État menant une politique différente des États impérialistes et militaristes qui ont existé jusqu'à présent : ils veulent remettre sur pied la vieille idée impérialiste et militariste de l'État. L'Europe unie doit être plus grande que les États individuels qui la constitue, elle doit être plus forte qu'eux, donc militairement plus efficace et mieux à même de s'opposer aux grandes puissances que sont l'Angleterre, les États-Unis d'Amérique et la Russie. Un chauvinisme européen doit prendre la place des chauvinismes français, allemand ou hongrois, un front uni des nations européennes doit être présenté face aux « étrangers » : Britanniques, Américains, Russes, Chinois et Japonais.

Il est certes possible de fonder une conscience et une politique chauvines sur une base nationale qui ne soit pas géographique. Une communauté de langue lie fortement les membres d'une même nationalité alors que la disparité linguistique sépare clairement les nations. Si tel n'était pas le cas — et en écartant toute idéologie — le chauvinisme n'aurait jamais pu se développer. Le géographe, une carte à la main, peut sans aucun doute considérer s'il le veut le continent européen (Russie mise à part) comme présentant une unité, mais celle-ci ne crée chez ses habitants aucun sentiment de communauté ou de solidarité sur lequel l'homme d'État pourrait s'appuyer. Un Rhénan peut comprendre qu'il défend sa propre cause quand il combat pour les Allemands de la Prusse orientale. Il est même possible de lui faire voir que la cause de l'humanité entière est aussi la sienne. Mais il ne pourra jamais comprendre qu'alors qu'il devrait se trouver aux côtés des Portugais, parce qu'ils sont Européens, la cause de l'Angleterre est celle d'ennemis ou, au mieux, d'étrangers neutres. Il est impossible d'effacer de la mémoire des hommes (et le libéralisme n'a, au passage, aucune envie de le faire) l'empreinte laissée par un long développement historique et qui fait battre les cœurs allemands plus vite au nom de l'Allemagne ou du peuple allemand, ou encore de tout ce qui est typiquement allemand. Le sentiment de nationalité a existé bien avant toute tentative politique d'y trouver la base de l'idée d'un État allemand, de la politique allemande et du chauvinisme allemand. Tous les plans bien intentionnés cherchant à remplacer les États nationaux par une fédération d'États, qu'il s'agisse d'une Europe Centrale, d'une construction paneuropéenne, panaméricaine ou sur toute autre base artificielle, souffrent du même défaut fondamental. Ils ne prennent pas en compte le fait que les mots « Europe » et « européen » ou « Pan-Europe » et « paneuropéen » n'ont pas ce type de contenu émotionnel et sont donc incapables d'évoquer des sentiments du genre ce ceux que suscitent des mots comme « Allemagne » ou « allemand. » La chose se voit on ne peut plus clairement si l'on concentre notre attention sur le problème des accords de politique commerciale dans une telle fédération d'États, problème qui joue un rôle si important pour tous ces projets. Dans les conditions qui prévalent aujourd'hui, un Bavarois peut être conduit à considérer la protection du travail allemand — disons, par exemple, en Saxe — comme une justification suffisante pour mettre en place des tarifs douaniers qui lui rendent plus coûteux, à lui, l'achat d'un certain article. Nous pouvons espérer qu'il réussisse un jour à comprendre que les mesures politiques destinées à permettre l'autarcie, et par conséquent tous les tarifs « protecteurs », n'ont aucun sens, sont contre-productifs et doivent par conséquent être abolis. Mais on ne réussira jamais à convaincre un Polonais ou un Hongrois de considérer comme justifié le fait qu'il doive payer plus cher que le prix du marché pour se procurer un article, uniquement pour permettre aux Français, aux Allemands ou aux Italiens de continuer à assurer sa production dans leurs pays. On peut certainement trouver un soutien à une politique protectionniste en combinant un appel aux sentiments de solidarité nationale avec la doctrine nationaliste prétendant que les intérêts des diverses nations sont mutuellement antagonistes, mais rien de tel ne pourrait aider une fédération d'États à trouver une base idéologique au système protectionniste. Il est manifestement absurde de briser l'unité sans cesse croissante de l'économie mondiale en de nombreux petits territoires nationaux, chacun aussi autarcique que possible. Mais on ne peut pas contrecarrer la politique d'isolement économique à l'échelle nationale en la remplaçant par une politique semblable à l'échelle d'une entité politique plus grande, regroupant différentes nationalités. Le seul moyen de combattre ces tendances au protectionnisme et à l'autarcie est de reconnaître leur nuisance et de comprendre l'harmonie des intérêts de toutes les nations.

Une fois démontré que la désintégration de l'économie mondiale en plusieurs petites régions autarciques conduit à des conséquences néfastes pour toutes les nations, la conclusion logique nécessaire est de se prononcer en faveur du libre-échange. Afin de prouver qu'il faudrait établir une zone paneuropéenne autarcique, protégée du reste du monde par des barrières douanières, il faudrait au préalable démontrer que les intérêts des Portugais et des Roumains, bien qu'en harmonie entre eux, entrent en conflit avec ceux du Brésil et de la Russie. Il faudrait apporter la preuve qu'il est bon pour les Hongrois d'abandonner leur industrie textile au profit des Allemands, des Français et des Belges, mais que les intérêts de ces mêmes Hongrois seraient mis en péril par l'importation des textiles américains ou anglais.

Le mouvement en faveur de la formation d'une fédération d'États européens vient de la reconnaissance correcte que toutes les formes de nationalisme chauvin sont intenables. Mais ce que les partisans de ce mouvement veulent leur substituer est impossible à mettre en œuvre car il y manque cette base vitale dans la conscience des peuples. Et même si le but du mouvement paneuropéen pouvait être atteint, le monde ne s'en trouverait nullement mieux. Le combat d'un continent européen uni contre les grandes puissances du monde situées hors de l'Europe serait tout aussi ruineux que le combat actuel des pays d'Europe entre eux.

10. La Société des Nations

De même que l'État, aux yeux des libéraux, ne représente pas l'idéal le plus haut, il n'est pas non plus le meilleur moyen d'assurer la contrainte. La théorie métaphysique de l'État proclame — ce qui peut se comparer, à cet égard, à la vanité et à la présomption des monarques absolus — que chaque État est souverain, c'est-à-dire qu'il constitue l'ultime et la plus haute cour d'appel. Pour le libéral, le monde ne s'arrête cependant pas aux frontières de l'État : à ses yeux, l'importance que peuvent revêtir les frontières nationales n'est qu'accidentelle et subalterne. Sa pensée politique englobe l'humanité toute entière. Le point de départ de toute sa philosophie politique réside dans sa conviction que la division du travail est internationale et non uniquement nationale. Il comprend dès le début qu'il n'est pas suffisant d'assurer la paix dans chaque pays et qu'il est bien plus important que toutes les nations vivent en paix les unes avec les autres. Le libéral réclame par conséquent que l'organisation politique de la société soit étendue jusqu'à ce qu'elle atteigne son point culminant dans un État mondial qui unisse toutes les nations sur une base d'égalité. Pour cette raison, il considère la loi nationale de chaque pays comme seconde par rapport à la loi internationale et réclame des autorités administratives et des tribunaux supranationaux, afin d'assurer la paix entre les nations de la même façon que les organes juridiques et exécutifs de chaque pays se chargent de maintenir la paix sur leur territoire.

Pendant longtemps, cette demande de mise en œuvre d'une organisation mondiale supranationale fut l'apanage de quelques penseurs considérés comme utopistes et personne n'y fit vraiment attention. Il est certain qu'après les guerres napoléoniennes, le monde fut régulièrement témoin du spectacle donné par les hommes d'État des puissances dominantes se réunissant autour de la table de conférence pour arriver à un accord commun ; après le milieu du XIXe siècle, on mit sur pied un nombre croissant d'institutions supranationales, les plus remarquées étant la Croix Rouge et l'Union postale internationale. Tout ceci était pourtant bien loin de la création d'une authentique organisation supranationale. Même la Conférence de la Paix de La Haye ne représenta pas réellement un progrès dans ce domaine. Ce n'est qu'en raison des horreurs de la [Première] Guerre mondiale qu'il fut possible de trouver un large soutien à l'idée d'une organisation de toutes les nations, organisation qui serait en position d'empêcher les conflits à venir. Avec la fin de la guerre, les vainqueurs prirent des mesures afin de créer ce qu'ils appelèrent « La Société des Nations » (SDN) et qu'on considère un peu partout dans le monde comme le noyau de ce que serait une organisation internationale future véritablement efficace.

En tout cas, il ne peut y avoir de doute que ce que l'on entend aujourd'hui sous ce nom n'est nullement la réalisation de la conception libérale d'une organisation supranationale. En premier lieu, certaines nations puissantes et importantes du monde n'appartiennent pas à cette Société. Les États-Unis, pour ne pas parler des nations plus petites, restent en dehors de celle-ci. De plus, la mise en place de la Société des Nations a souffert dès le départ de ce qu'elle distingue entre deux catégories d'États membres : ceux qui jouissent de tous leurs droits et ceux qui, ayant perdu la [Première] Guerre mondiale, ne sont pas membres de plein droit. Il est évident qu'une telle inégalité de statut au sein de la communauté des nations porte en elle les racines de la guerre de la même façon que toute division en castes au sein d'un pays. Tous ces défauts ont contribué à affaiblir lamentablement la SDN et à la rendre impuissante en ce qui concerne toutes les questions importantes auxquelles elle a été confrontée. Il suffit de se rappeler sa position lors du conflit entre l'Italie et la Grèce ou sur la question de Mossoul a, et plus particulièrement dans tous les cas où le destin de minorités opprimées dépendait de sa décision.

Dans tous les pays, mais particulièrement en Angleterre ou en Allemagne, il se trouve des groupes qui croient que, pour transformer cette comédie de Société des Nations en véritable organisation — en authentique État supranational —, il faut être aussi indulgent que possible envers ses faiblesses et ses défauts actuels. Ce genre d'opportunisme ne réussit jamais, quelle que soit la question. La SDN est — et, à part les fonctionnaires et le personnel qu'elle emploie dans ses bureaux, tout le monde le reconnaîtrait certainement — une institution incapable qui ne correspond en aucune façon aux exigences que l'on est en droit d'attendre d'une organisation mondiale. Ce point, loin d'être minimisé ou ignoré, a besoin d'être souligné sans cesse et avec insistance, de sorte que notre attention soit portée sur les changements qu'il faudrait mener pour transformer cette comédie en véritable Société des Nations. Rien n'a fait plus de tort à l'idée d'une organisation mondiale supranationale que cette confusion intellectuelle résultant de ce que l'on puisse croire que l'actuelle SDN constitue la réalisation parfaite ou presque parfaite de ce que doit réclamer tout libéral sincère et honnête. Il est impossible de construire une authentique Société des Nations, capable d'assurer une paix durable, sur le principe selon lequel les frontières traditionnelles, historiques, de chaque pays devraient être considérées comme fixées à tout jamais. La SDN conserve le défaut fondamental de toutes les lois internationales préalables : en établissant des règles de procédure pour juger les conflits entre nations, elle ne cherche pas le moins du monde à créer des normes de jugement autres que la préservation du statu quo et l'application des traités existants. Dans ces circonstances, cependant, la paix ne peut être garantie sans réduire la situation du monde entier à un état d'immobilisme figé.

Certes, la SDN offre la possibilité, même si elle le fait avec la plus grande prudence et avec beaucoup de réserves, de quelques modifications futures de frontières, afin de faire justice aux demandes de certaines nations ou partie de nations. Elle promet aussi — toujours avec prudence et sous condition — de protéger les minorités nationales. Ceci nous autorise à espérer qu'à partir de ces débuts fort peu prometteurs puisse se développer un jour un super-État mondial digne de ce nom, capable d'assurer aux nations la paix dont elles ont besoin. Cette question ne sera cependant pas débattue à Genève lors des sessions de l'actuelle Société des Nations, et certainement pas non plus au sein des parlements nationaux des pays qu'elle rassemble. Le problème soulevé n'est en fait pas du tout une question d'organisation ou de technique de gouvernement international. Il s'agit bel et bien du plus grand problème idéologique auquel le monde ait eu à faire face. La question est de savoir si nous réussirons à créer à travers le monde un état d'esprit sans lequel tous les accords de maintien de la paix et tous les jugements des tribunaux ne seraient, au moment crucial, que de simples chiffons de papier. Cet état d'esprit ne peut être rien d'autre que l'acceptation inconditionnelle, sans réserve, du libéralisme. La pensée libérale doit imprégner toutes les nations, les principes libéraux doivent se retrouver dans toutes les institutions politiques, si l'on veut créer les conditions préalables à la paix et éliminer les causes de la guerre. Tant que les nations s'accrocheront aux tarifs douaniers protecteurs, aux barrières à l'immigration, à l'éducation obligatoire, à l'interventionnisme et à l'étatisme, de nouveaux conflits, susceptibles de dégénérer à tout instant en guerre ouverte, continueront sans cesse à rendre la vie impossible.

11. La Russie

Par son travail, le citoyen respectueux des lois est utile à lui-même et à ses semblables. Par cela, il s'intègre pacifiquement à l'ordre social. Le voleur, de son côté, ne cherche pas une activité honnête mais l'appropriation forcée des fruits du travail d'un autre. Le monde a été soumis pendant des millénaires au joug des conquérants militaires et des seigneurs féodaux, qui considéraient tout simplement que les produits créés par d'autres hommes existaient pour qu'ils puissent les consommer. L'évolution de l'humanité vers la civilisation et le renforcement des liens sociaux nécessitaient, en premier lieu, de surmonter l'influence intellectuelle et physique des castes militaires et féodales aspirant à diriger le monde, ainsi que de remplacer par l'idéal bourgeois celui du seigneur héréditaire. Le remplacement de l'idéal militaire, qui n'a d'estime que pour le guerrier et qui méprise le travail honnête, n'a nullement été totalement achevé. Dans chaque nation, il se trouve des individus dont l'esprit est rempli des idées et des images des époques militaristes. Ils se trouvent des nations dans lesquelles des réactions ataviques passagères conduisant au pillage et à la violence, réactions que l'on aurait pu croire maîtrisées depuis longtemps, continuent à éclater et à gagner du terrain. On peut toutefois dire que, dans les nations de race blanche de l'Europe occidentale et centrale et de l'Amérique, la mentalité qu'Herbert Spencer appelait « militariste » a été remplacée par celle que nous appelons « industrielle ». Il n'y a aujourd'hui qu'une seule grande nation qui adhère avec ténacité à l'idéal militariste, à savoir la Russie.

Bien sûr, même au sein du peuple russe, il y a certaines personnes qui ne partagent pas cette attitude. On ne peut que regretter qu'elles n'aient pas réussi à l'emporter sur leurs compatriotes. Depuis que la Russie a été en position d'exercer une influence sur la politique européenne, elle s'est continuellement comportée comme un voleur qui ment en attendant le moment où il pourra sauter sur sa victime et la dépouiller de ses biens. Les Tsars russes n'ont jamais accepté de limites à l'expansion de leur empire autres que celles dictées par la force ou les circonstances. La position des Bolcheviques en ce qui concerne le problème de l'expansion territoriale de leurs possessions n'est nullement différente. Dans la conquête de nouveaux pays, ils ne reconnaissent eux non plus aucune autre règle que celle de pouvoir, et même de devoir, aller aussi loin que possible, en fonction de ses ressources. La circonstance favorable qui a sauvé la civilisation de la destruction par les Russes fut que les nations d'Europe étaient assez fortes pour résister à l'assaut des hordes de barbares russes. L'expérience des Russes au cours des guerres napoléoniennes, de la guerre de Crimée et de la campagne de Turquie de 1877-1878, leur a montré qu'en dépit du grand nombre de leurs soldats, leur armée était incapable de prendre l'offensive contre l'Europe. La [Première] Guerre mondiale a simplement confirmé ce jugement.

Les armes de l'esprit sont plus dangereuses que les baïonnettes et les canons. Il est certain que l'écho que rencontrèrent les idées russes en Europe était dû en grande partie à ce que l'Europe était déjà remplie de ces idées avant qu'elles ne sortent de Russie. En fait, il serait peut-être plus exact de dire que ces idées « russes » ne sont pas originaires de Russie, aussi adaptées au caractère du peuple russe puissent-elles être, mais qu'elles ont été empruntées par les Russes à l'Europe. La stérilité intellectuelle russe est si grande qu'ils ne furent pas capables de formuler par eux-mêmes ce qui correspondait à leur nature profonde.

Le libéralisme, qui se fonde entièrement sur la science et dont la politique ne représente rien d'autre que l'application des résultats de la science, doit faire attention de ne pas prononcer de jugements de valeur non scientifiques. Les jugements de valeur se situent hors du domaine de la science et sont toujours purement subjectifs. On ne peut pas, par conséquent, classer les nations selon leur valeur et dire que certaines seraient dignes et d'autres moins dignes. La question de savoir si les Russes sont inférieurs est donc totalement hors du champ de nos considérations. Nous ne prétendons pas du tout qu'ils le soient. Ce que nous affirmons est seulement qu'ils ne souhaitent pas mettre en place un tel dispositif de coopération sociale. En ce qui concerne leurs rapports avec la société humaine et la communauté des nations, leur position est celle d'un peuple ne voulant rien d'autre que consommer ce que les autres ont accumulé. Un peuple dans lequel les idées de Dostoïevski, de Tolstoï et de Lénine représentent une force vive ne peut pas produire d'organisation sociale durable. Il doit retourner à une barbarie complète. La Russie est bien plus richement dotée par la nature, en ce qui concerne la fertilité du sol et les ressources minérales de toutes sortes, que les États-Unis. Si les Russes avaient poursuivi la même politique capitaliste que les Américains, ils seraient aujourd'hui le peuple le plus riche de la planète. Le despotisme, l'impérialisme et le bolchevisme en ont fait le plus pauvre. Ils cherchent désormais à obtenir capital et crédits du monde entier.

Une fois ce fait reconnu, le principe directeur de la politique des nations civilisées envers la Russie s'ensuit clairement. Laissons les Russes être russes. Laissons-les faire ce qu'ils veulent de leur pays. Mais ne les laissons pas sortir des frontières de leur propre pays et détruire la civilisation européenne. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que l'importation et la traduction des écrits russes devraient être interdites. Les névrosés peuvent s'en délecter autant qu'ils le veulent, les gens sains les éviteront de toute façon. Cela ne veut pas dire non plus qu'il faille empêcher les Russes de diffuser leur propagande et de distribuer des pots-de-vin à travers le monde comme le faisaient les Tsars. Si la civilisation moderne est incapable de se défendre contre les attaques d'individus stipendiés, elle n'est alors de toute façon plus en état de persister bien longtemps. Cela ne veut pas dire qu'il faudrait interdire aux Américains et aux Européens qui le veulent d'aller visiter la Russie. Laissons-les voir sur place, à leurs risques et périls et sous leur propre responsabilité, le pays de l'assassinat et de la misère de masse. Cela ne veut pas dire non plus qu'il faille empêcher les capitalistes d'accorder des prêts aux soviétiques ou d'investir leur capital en Russie. S'ils sont assez fous pour croire qu'ils reverront un jour leur argent, laissons-les tenter l'aventure.

Mais les gouvernements d'Europe et d'Amérique doivent arrêter d'aider le destructionnisme soviétique en accordant des aides aux exportations vers la Russie soviétique et à nourrir par conséquent le système soviétique russe par des contributions financières. C'est au peuple russe de décider s'il doit éliminer ou non le système soviétique. Le pays du knout et du camp de prisonniers ne représente plus de nos jours une menace pour le monde. Malgré toute leur volonté de guerre et de destruction, les Russes ne sont plus une menace sérieuse pour la paix en Europe. On peut donc les laisser tranquillement entre eux. La seule chose à laquelle il faille résister est cette tendance de notre part à soutenir ou à promouvoir la politique de destruction des soviétiques.



Note

a. Ville occupée par les Britanniques, qui l'annexèrent à l'Iraq en novembre 1918, la Turquie ayant protestée. La SDN confirma cette annexion en 1925. NdT.



Chapitre précédent  |  Chapitre suivant  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil