Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

29. Capital et intérêt : Eugen von Böhm-Bawerk et le lecteur avisé

 

Publié pour la première fois dans The Freeman, Août 1959.

La publication d'une nouvelle traduction en langue anglaise du monumental ouvrage de Böhm-Bawerk sur le Capital et l'intérêt (Capital and interest 1) soulève une importante question.

Il n'y a pas de doute que le livre de Böhm-Bawerk est une contribution très importante à la théorie économique moderne. Chaque économiste a le devoir de l'étudier attentivement et d'examiner minutieusement son contenu avec le plus grand soin. Un homme qui n'est pas parfaitement familier des idées avancées dans ces trois volumes ne peut pas prétendre au titre d'économiste. Mais qu'en est-il du lecteur moyen, de l'homme qui n'a pas pour projet de se spécialiser en économie parce que la pratique fatigante de son travail ou de son métier ne lui laisse pas le loisir de se plonger dans une analyse économique détaillée ? Que signifie pour lui un livre tel que celui-là ?

Pour répondre à cette question il nous faut tenir compte du rôle que jouent les problèmes économiques dans la politique actuelle. Tous les antagonismes et les conflits politiques de notre époque tournent autour des questions économiques.

Il n'en a pas toujours été ainsi. Aux XVIe et XVIIe siècles les controverses qui divisaient les peuples de la civilisation occidentale en camps ennemis étaient de nature religieuse. Le protestantisme s'opposait au catholicisme, et dans le camp protestant plusieurs interprétations des Évangiles créaient la discorde. Au XVIIIe siècle et pendant une bonne partie du XIXe siècle les conflits constitutionnels prévalaient dans le domaine politique. Les principes de l'absolutisme royal et du gouvernement oligarchique s'opposaient au libéralisme (au sens européen classique du terme) qui défendait le gouvernement représentatif. Dans ces temps quelqu'un qui souhaitait prendre une part active aux grandes questions de son époque devait sérieusement étudier le sujet de ces controverses. Les sermons et les livres des théologiens de l'époque de la Réforme n'étaient pas réservés à des cercles ésotériques de spécialistes. Ils étaient absorbés avec avidité par le public cultivé. Plus tard les écrits des principaux partisans de la liberté étaient lus par tous ceux qui n'étaient pas totalement pris par les petites affaires de leur routine quotidienne. Seuls les rustres négligaient de s'informer sur les grands problèmes qui agitaient les esprits de leurs contemporains.

A notre époque le conflit entre la liberté économique, représentée par l'économie de marché, et le gouvernement totalitaire, réalisé par le socialisme, revêt une importance cruciale. Toutes les controverses politiques portent sur ces problèmes économiques. Seule l'étude de l'économie peut apprendre à quelqu'un ce que signifient ces conflits. On ne peut rien connaître de sujets comme l'inflation, les crises économiques, le chômage, le syndicalisme, le protectionnisme, la taxation, les contrôles économiques et toutes les questions similaires, qui n'implique et ne présuppose une analyse économique. Tous les arguments avancés en faveur ou en défaveur de l'économie de marché et de ses contraires, l'interventionnisme ou le socialisme (le communisme), sont de nature économique. Un homme qui parle de ces problèmes sans s'être familiarisé avec les idées fondamentales de la théorie économique est tout simplement un bavard qui répète comme un perroquet ce qu'il a pris au hasard auprès de camarades aussi mal informés que lui. Un citoyen qui vote sans avoir étudié au mieux de ses capacités autant d'économie qu'il le peut manque à ses devoirs civiques. Il renonce à utiliser de manière appropriée le pouvoir que lui confère sa citoyenneté au travers de son droit de vote.

Maintenant, il n'y a pas de meilleure méthode pour introduire quelqu'un aux problèmes économiques que celle offerte par la lecture des livres des grands économistes. Et Böhm-Bawerk fait certainement partie des plus grands. Son volumineux traité constitue la voie royale pour comprendre les questions politiques fondamentales de notre temps.

Le lecteur moyen devrait commencer par le deuxième volume, dans lequel Böhm analyse l'essence de l'épargne, de l'accumulation du capital et du rôle joué par les biens du capital dans le processus de production. La troisième partie de ce deuxième volume est particulièrement importante ; elle traite de la détermination de la valeur et des prix. Ce n'est qu'après que le lecteur devrait se tourner vers le premier volume, qui fournit une analyse critique de toutes les doctrines proposées sur la source de l'intérêt et du profit par les auteurs antérieurs. Dans ce compte rendu historique la partie le plus importante est le chapitre qui analyse les doctrines dites de l'exploitation, et en premier lieu la doctrine développée par Karl Marx dans son ouvrage Das Kapital [Le Capital], le Coran de tous les marxistes. La réfutation de la théorie de la valeur de Marx est peut-être le chapitre le plus intéressant, en tout cas le plus important sur le plan politique, de la contribution de Böhm-Bawerk.

Cette troisième volume consiste en 14 brillants essais dans lesquels Böhm-Bawerk traite de diverses objections faites à l'encontre la validité de sa théorie.

La nouvelle traduction a été faite par le professeur Hans Sennholz, président du département d'économie de Grove City College et par M. George D. Huncke. Il faut remercier M. Frederick Nymeyer pour avoir pris l'initiative de rendre accessible la totalité de l'ouvrage de Böhm-Bawerk au lectorat anglophone. La traduction jusqu'alors disponible était obsolète parce qu'elle avait été faite à partir de la première édition du traité, qui ne comportait que deux volumes. La nouvelle traduction offre le texte complet de la troisième édition révisée et augmentée que Böhm-Bawerk termina quelques semaines avant sa mort prématurée en 1914.

Un livre de l'importance et de la profondeur de Capital et intérêt n'est pas d'une lecture facile. Mais l'effort fait en vaut largement la peine. Il donnera envie au lecteur d'étudier les problèmes politiques, non pas du point de vue des slogans superficiels auxquels on a recours lors des campagnes électorales, mais en pleine conscience de leur signification et de leurs conséquences quant à la survie de notre civilisation.

Bien que la grande œuvre de Böhm-Bawerk soit « uniquement théorique » et s'abstienne de toute application pratique, la théorie est l'arme intelectuelle la plus puissante dans la grande bataille du mode de vie occidental face au destructionnisme de la barbarie des soviets.



Notes

1. Capital and Interest (3 volumes) I. History and Critique of Interest Theories, 512 pages ; II. Positive Theory of Capital, 480 pages ; III. Further Essays on Capital and Interest, 256 pages : South Holland, Illinois; Libertarian Press, 1959.


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