par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Publié pour la première fois dans National Review, 4 avril 1956.
En règle générale les gens savent aujourd'hui qu'un boom engendré par une politique d'expansion du crédit et « d'argent facile » ne peut pas durer éternellement et doit tôt ou tard se terminer par une crise. Ils ne veulent pas être pris par surprise et ruinés. Ils souhaitent ardemment appendre à temps quand le tournant sera pris parce qu'ils prévoient d'arranger leurs affaires suffisamment tôt pour ne pas subir de dommages du krach, voire pour en tirer profit. Comme ils croient que l'économie est l'art de la prévision de la situation économique du lendemain, ils consultent les économistes.
« Comment iront les affaires dans les mois à venir ? » demande le journaliste lorsqu'il interroge l'économiste. Aucune convention d'hommes d'affaires ne se tient sans la présence sollicitée d'un professeur d'économie ou du directeur du département de recherche d'une banque, qui fournit avec des mots circonspects une prédiction prudemment mitigée sur les affaires de la nation ou du monde. Partout et à chaque fois qu'un homme d'affaires aperçoit un économiste, il essaie de le sonder sur l'état futur du marché.
L'économie explique le phénomène du cycle économique (c'est-à-dire l'apparition répétée de périodes inhabituelles de bonnes affaires invariablement suivies après quelque temps par un renversement aboutissant à des conditions inhabituellement mauvaises) comme la conséquence inévitable des tentatives de manipulation du taux d'intérêt. Les gouvernements et les partis politiques sont convaincus par l'idée que baisser le taux d'intérêt en deçà du niveau qu'il atteindrait sur un marché libre constitue une bonne politique. Et ils croient que l'expansion du crédit bancaire est le bon moyen pour produire cet effet désiré. Ils ne comprennent pas que le boom qu'ils créent artificiellement par un tel accroissement du crédit doit en définitive se terminer par la catastrophe de la dépression.
Les porte-parole des gouvernements ont essayé de dénigrer l'explication des économistes concernant le retour des dépressions économiques. Ce fut en vain. Cette doctrine économique, dite théorie monétaire ou théorie du crédit circulant des cycles économiques est irréfutable. Les partisans fanatiques de l'inflation, des budgets non équilibrés et des dépenses gouvernementales irréfléchies ont, il est vrai, réussi à bannir la théorie correcte des universités et des manuels. Et ils ont fondé des instituts de recherches spécifiques dont le but majeur est de faire tomber la théorie monétaire dans l'oubli. Mais leur triomphe est toujours éphémère. Aujourd'hui les gens sont parfaitement conscients du fait que l'expansion du crédit est la véritable cause de la crise. Toutes les déclarations publiques sur l'état des affaires, même prononcées par des bureaucrates, se basent sur l'acceptation totale de la doctrine monétaire des cycles économiques. C'est précisément la reconnaissance de la justesse de cette théorie qui fait peur à l'homme d'affaires à propos du boom actuel et qui le pousse à se renseigner nerveusement sur la date du retournement.
L'économie prédit le résultat de certains modes de comportement donnés, dans notre cas d'une politique d'expansion du crédit. Mais cette prédiction n'est que qualitative. La prédiction économique ne peut jamais dévoiler quoi que ce soit sur les relations quantitatives concernées. Il n'existe pas et ne peut pas exister quelque chose comme une économie quantitative.
Dans le domaine des sciences de la nature des relations constantes prévalent entre des grandeurs données. Par le biais d'expériences de laboratoire les scientifiques sont en mesure de déterminer ces constantes et de les utiliser en pratique dans le cadre de prédictions et de projets techniques. Mais pour l'action humaine il n'y a pas de telles relations constantes entre les grandeurs. Dans ce domaine toutes les quantités sont des variables ou, plus exactement, des données historiques. Ce n'est donc pas à cause d'un prétendu retard, ou de cette « jeunesse » dont on parle si souvent de la science économique, qu'elle n'est pas quantitative mais, comme on le dit, « uniquement » qualitative. Il n'existe pas de relations économiques quantitatives constantes, fixes, sur lesquelles des prédictions économiques quantitatives pourraient être basées. Et ce qui n'existe pas ne peut pas faire l'objet d'une recherche scientifique.
L'économie peut seulement nous dire qu'un essor engendré par une expansion du crédit ne durera pas. Elle ne peut pas nous dire après quel niveau d'accroissement du crédit la crise commencera ou quand cet événement se produira. Tout ce que les économistes et les autres gens disent sur ces problèmes quantitatifs et de date n'ont à voir ni avec l'économie ni avec aucune autre science. Ce qu'ils disent pour essayer d'anticiper les événements futurs utilise la « compréhension » intuitive, méthode pratiquée par tout le monde dans tous ses rapports avec ses semblables. Cette « compréhension » particulière a le même caractère logique que celle qui caractérise toute anticipation des événements à venir des affaires humaines — anticipations concernant l'évolution de la politique étrangère de la Russie, de la situation religieuse ou raciale en Inde ou en Algérie, des modes féminines en1960, des divisions politiques au Sénat américain en 1970 ; et même des anticipations sur les relations maritales entre M. X et sa femme ou le succès dans la vie d'un garçon venant de célébrer son dixième anniversaire. Il y a des gens qui affirment que la psychologie peut offrir une aide dans de tels pronostics. Quoi qu'il en soit, il ne nous revient pas d'examiner ce problème. Nous avons simplement à établir le fait que les prévisions sur le déroulement des affaires économiques ne peuvent pas être considérées comme scientifiques.
La méthode habituelle utilisée dans les prévisions économiques est la méthode statistique et est par conséquent rétrospective.
Le statisticien récite une masse d'informations statistiques, qui ne se réfèrent par nécessité qu'au passé, et la met sous la forme de graphiques et de courbes. Il est tellement occupé à arranger et à réarranger les données disponibles qu'il n'arrive absolument pas à se rendre compte qu'elles ne sont nullement pertinentes pour les problèmes en jeu. Elles se réfèrent au passé, pas à l'avenir. Elles décrivent une tendance dominante du passé et sont, en règle générale, bien connues de tous. Elles ne répondent en aucune façon aux questions que tout le monde, et en particulier les hommes d'affaires, se pose. Les gens savent que les tendances peuvent changer ; ils redoutent qu'elles changent ; et ils aimeraient savoir quand le changement se produira. Mais le statisticien ne sait que ce que tout le monde sait, à savoir qu'elles n'ont pas encore changé.
Dans le domaine de l'action humaine les statistiques constituent une méthode particulière de recherche historique. Elles enregistrent des faits historiques en termes quantitatifs. Mais l'Histoire traite toujours du passé, jamais du futur. Si l'avenir n'était que la poursuite des tendances qui avaient cours dans le passé il ne serait pas incertain et nous n'aurions pas besoin de la moindre prévision. Mais comme ce n'est pas le cas, ce que l'on appelle la prévision économique n'est que conjecture.
Les prévisionnistes professionnels mettent leurs échecs tant discutés sur le compte de l'insuffisance des chiffres disponibles et sur le fait qu'ils en prennent connaissance trop tard. Cette excuse est hors sujet. Aussi complète et récente que puisse être l'information statistique, elle demeurera toujours une information sur le passé et ne pourra jamais affirmer quoi que ce soit sur le futur.
Les idées des gens concernant la possibilité de faire des prévisions économiques et sur leur valeur pratique pour la gestion de leurs propres affaires sont contradictoires et irréalisables.
L'homme d'affaires pense : Si je connais la date de l'effondrement du boom un peu à l'avance, je serai en mesure de vendre mes actions et de réduire mes stocks de matières premières et de produits aux prix du boom. Alors, au moment critique, j'aurai des liquidités et point de dettes. L'homme qui caresse de telles idées oublie que cette connaissance ne pourrait lui être utile que si lui seul les a, pendant que tous les autres parient encore sur la hausse. Mais comment cela serait-il possible si, comme le suppose l'opinion courante, la doctrine économique permettait aux économistes de prédire le jour de la crise . Si les économistes pouvaient réellement prédire le moment où la crise se produira, alors tout le monde apprendrait simultanément la date du prochain krach. Par conséquent, ils essaieraient tous d'adapter immédiatement leurs transactions à cette prévision. Ils arrêteraient tous d'acheter sur-le-champ et se mettraient à vendre. Mais alors, suite à cette attitude, la baisse catastrophique des prix, la crise, se produirait tout de suite, et n'attendrait pas le jour lointain prédit par les économistes. Personne ne tirerait avantage de la prévision des économistes : au moment même où cette prévision serait prononcée et considérée comme correcte, la crise serait déjà terminée.
Depuis la nuit des temps les gens savent que l'acte même de la prédiction peut modifier les actions des hommes et ainsi éliminer les forces requises pour aboutir au résultat prédit. Des fatalistes obstinés se sont rangés à l'illusion que toutes les tentatives d'éviter un mal pronostiqué sont vaines ; et que fréquemment, pour une raison mystérieuse et contre l'intention de l'agent, elles conduisent à réaliser la prophétie. Aucun subterfuge de ce genre n'est acceptable dans notre cas. Le fait même que les gens croient à l'annonce d'un krach conduit à annuler la prédiction : cela engendre instantanément le krach. Ainsi, ce que l'homme d'affaires veut obtenir en demandant des informations à l'économiste sur l'avenir du marché ne pourra pas se réaliser, même si l'économiste était en mesure de répondre.