L'Interventionnisme

Écrit en allemand en 1940, mais non publié

Publié sous le titre Interventionism — An Economic Analysis en anglais en 1998
(traduction de T.F. McManus et H. Bund)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

6. L'économie de guerre

 

1. Guerre et économie de marché

La démocratie est le corollaire de l'économie de marché pour ce qui est des affaires intérieures ; la paix est son corollaire en politique étrangère. Économie de marché signifie coopération pacifique et échanges pacifiques de biens et de services. Elle ne peut persister quand le meurtre de masse est à l'ordre du jour.

L'incompatibilité entre la guerre d'un côté, l'économie de marché et la civilisation d'autre part n'a pas été pleinement comprise parce que le développement de l'économie de marché a modifié le visage initial de la guerre lui-même. Il a petit à petit remplacé la guerre totale des temps anciens par la guerre de soldats des temps modernes.

La guerre totale est une horde toujours en route pour la bataille et le pillage. Toute la tribu, toutes les personnes font partie de l'expédition ; personne — pas même une femme ou un enfant — ne reste à la maison, à moins qu'il n'ait à y remplir des devoirs essentiels à la guerre. La mobilisation est totale et les gens sont toujours prêts pour la guerre. Tout le monde est un guerrier ou sert les guerriers. L'armée et la nation, l'armée et l'État, sont identiques. Aucune différence n'est faite entre les combattants et les non combattants. La guerre vise à l'extermination complète de la nation ennemie. La guerre totale ne se termine pas par un traité de paix mais par une victoire totale et une défaite totale. Les perdants — hommes, femmes et enfants — sont exterminés ; c'est un acte de clémence quand ils sont simplement réduits en esclavage. Seules les nations victorieuses survivent.

Dans une guerre de soldats, au contraire, l'armée se bat pendant que les citoyens qui ne servent pas dans les armes poursuivent leurs vies normales. Les citoyens paient les coûts de la guerre : ils paient pour le maintien et l'équipement de l'armée, mais restent sinon eux-mêmes en dehors de la guerre. Ils se peut que les actions de la guerre détruisent leurs maisons, dévastent leurs terres et détruisent leurs autres propriétés. Mais ceci fait également partie des coûts de guerre qu'ils doivent supporter. Ils se peut aussi qu'ils soient victimes de pillage et soient tués par accident par des guerriers — parfois même issus de leur "propre" armée. Mais ces événements ne sont pas inhérents à ce type de guerre : ils gênent plutôt qu'ils n'aident les opérations des chefs militaires et ne sont pas tolérés si ces chefs contrôlent totalement leurs troupes. L'État en guerre qui a formé, équipé et maintenu l'armée considère le pillage par les soldats comme une offense : ils ont été payés pour se battre, pas pour piller pour leur propre compte. L'État veut laisser les civils tranquilles parce qu'il souhaite préserver la solvabilité de ses contribuables : les territoires conquis sont considérés comme son propre domaine. Le système de l'économie de marché doit être maintenu pendant la guerre pour servir les besoins de l'État.

L'évolution de la guerre totale à la guerre de soldats aurait dû éliminer totalement les guerres. C'était une évolution dont le but final ne pouvait être que la paix perpétuelle entre les nations civilisées. Les libéraux du XIXe siècle en étaient pleinement conscients. Ils considéraient la guerre comme le vestige d'une sombre époque, vestige qui était condamné, tout comme les institutions des temps révolus — l'esclavage, la tyrannie, l'intolérance et la superstition. Ils croyaient fermement que l'avenir connaîtrait la paix éternelle.

Les choses ont tourné autrement. Le développement qui devait conduire à la pacification du monde est allé dans l'autre sens. Ce renversement total ne peut pas être compris de manière isolée. Nous sommes aujourd'hui les témoins de la montée d'une idéologie qui nie de manière consciente tout ce qui a été considéré comme la culture. Les valeurs "bourgeoises" doivent être révisées. Les institutions de la "bourgeoisie" doivent être remplacées par celles du prolétariat. Et, dans la même veine, l'idéal "bourgeois" de la paix éternelle doit être remplacé par la glorification de la force. Le penseur politique français Georges Sorel, apôtre des syndicats et de la violence, est à la fois le parrain du bolchevisme et du fascisme.

Il n'est guère important que les nationalistes veulent une guerre entre les nations et les marxistes une guerre entre les classes, c'est-à-dire une guerre civile. Le point décisif, c'est que les deux prêchent la guerre d'annihilation, la guerre totale. Il est également peu important que les différents groupes antidémocratiques travaillent ensemble, comme à présent, ou qu'ils se combattent l'un l'autre. Dans chaque cas ils sont en réalité toujours des alliés virtuels quand il s'agit d'attaquer la civilisation occidentale.

2. Guerre totale et socialisme

Si nous devions considérer comme des États les hordes de barbares en provenance de l'Est et qui s'abattirent sur l'Empire romain, nous devrions dire qu'ils formaient des États totaux. La horde était dominée par le principe politique que les Nazis appellent aujourd'hui principe du Führer. Seule comptait la volonté d'Attila ou d'Alaric. Les individus huns ou goths n'avaient aucun droit et aucune existence privée. Les hommes, les femmes, les enfants n'étaient tous que de simples unités de l'armée du chef ou étaient à son service : ils devaient obéir sans discuter.

Ce serait une erreur de croire que ces hordes étaient organisées de façon socialiste. Le socialisme est un système de production sociale basé sur la propriété privée des moyens de production. Les hordes n'avaient pas de production socialiste. Dans la mesure où elles ne vivaient pas du pillage des peuples conquis mais devaient produire quelque chose par leur travail pour leurs propres besoins, les familles individuelles utilisaient leurs propres ressources pour leur propre compte. Le chef de la horde ne s'occupait pas de ce genre d'affaires : les hommes et les femmes étaient abandonnés à eux-mêmes. Il n'y avait ni planification ni socialisme. La distribution des biens pillés ne constitue pas du socialisme.

L'économie de marché et la guerre totale sont incompatibles. Dans une guerre de soldats, seuls ces derniers combattent. Pour la grande majorité, la guerre est un mal à endurer provisoirement, pas une activité à poursuivre. Alors que les armées se battent, les citoyens, les agriculteurs et les ouvriers essaient de vaquer à leurs occupations habituelles.

La première mesure qui ramena de la guerre de soldats à la guerre totale fut l'introduction du service militaire obligatoire. Celui-ci effaça petit à petit la différence entre soldats et citoyens. La guerre n'était plus seulement une affaire de mercenaires : elle devait concerner tout ceux qui possédaient l'aptitude physique nécessaire. Le slogan "une nation en armes" n'exprimait d'abord qu'un programme qui ne pouvait pas être entièrement réalisé pour des raisons financières. Seule une partie de la population mâle physiquement apte avait reçu un entraînement militaire et était mobilisée dans les services des armées. Mais une fois qu'on a commencé dans cette voie, il n'est pas possible de s'arrêter à mi-chemin. A la fin, la mobilisation de l'armée dut absorber les hommes indispensables à la production domestique, ceux qui étaient responsables de l'approvisionnement et de l'équipement des combattants. Il fut nécessaire d'établir une distinction entre les professions essentielles et celles qui ne l'étaient pas. Les hommes dont les métiers étaient indispensables à l'approvisionnement de l'armée devaient être exemptés des troupes combattantes. Pour cette raison, la responsabilité de la main-d'oeuvre fut placée entre les mains des militaires. Le service militaire obligatoire propose d'incorporer dans l'armée tous ceux qui sont physiquement aptes. Seuls les individus à la santé fragile ou physiquement inaptes, les vieux, les femmes et les enfants en sont exemptés. Mais lorsque l'on se rend compte qu'une partie des personnes aptes doit être utilisée sur le front industriel pour un travail qui pourrait être effectué par les vieux et les jeunes, les inaptes et les femmes, il n'y a alors plus aucune raison de distinguer aptes et inaptes pour le service militaire obligatoire. Ce dernier devient ainsi un service de travail obligatoire pour tous les citoyens capables de travailler, hommes et femmes. Le commandant en chef exerce son pouvoir sur toute la nation, remplace le travail des gens physiquement capables par les recrues moins vaillantes et envoie au front autant de gens aptes qu'il peut le faire sans mettre en danger l'approvisionnement de l'armée. Le commandant en chef décide alors ce qu'il faut produire et comment le faire. Il décide aussi de la manière dont les produits seront utilisés. La mobilisation est finalement totale : la nation et l'État ont été transformés en une armée : le socialisme de guerre a pris la place de l'économie de marché.

Il est à ce sujet sans importance que les anciens entrepreneurs occupent ou non une position privilégiée dans ce système de socialisme de guerre. On peut les appeler directeurs et ils peuvent bénéficier de postes élevés dans les usines, tous servent désormais l'armée. Ils peuvent recevoir des rations plus grandes que ceux qui étaient auparavant simples employés ou agriculteurs. Ils ne sont en tout cas plus des entrepreneurs. Ils sont des directeurs d'usine à qui l'on dit quoi et comment produire, où et à quels prix acheter les moyens de production, à qui et à quels prix vendre leurs produits.

Si la paix est considérée comme une simple trêve pendant laquelle la nation doit s'armer et préparer la prochaine guerre, il est tout aussi nécessaire de mettre la production sur le pied de guerre en temps de paix pour préparer et organiser l'armée. Il ne serait pas logique de différer la mobilisation totale jusqu'au déclenchement des hostilités. A cet égard, la seule différence entre la guerre et la paix est qu'en temps de paix certains hommes, qui en temps de guerre seraient envoyés au front, restent travailler à l'intérieur du pays. La transition entre la paix et la guerre consiste alors seulement à mobiliser ces hommes dans l'armée.

Il est clair qu'au final la guerre et l'économie de marché sont incompatibles. L'économie de marché n'a pu se développer que parce que l'industrialisme a repoussé le militarisme à l'arrière-plan et parce qu'il a conduit à ce que la guerre totale "dégénère" en guerre de soldats.

Nous n'avons pas besoin d'étudier si le socialisme conduit nécessairement à la guerre totale. Pour le sujet qui nous intéresse, une telle analyse n'est pas nécessaire. Il suffit de dire que les agresseurs ne peuvent pas mener une guerre totale sans avoir recours au socialisme.

3. Économie de marché et défense nationale

De nos jours, le monde est divisé en deux camps. Les hordes totalitaires attaquent les nations qui cherchent à conserver l'économie de marché et la démocratie : elles veulent détruire la civilisation occidentale"décadente" pour la remplacer par un nouvel ordre.

Certains croient que cette agression oblige les victimes à adapter leur système social aux exigences de cette guerre totale, c'est-à-dire à abandonner l'économie de marché pour le socialisme, la démocratie pour la dictature. Des personnes désespérées disent : "La guerre mène inévitablement au socialisme et à la dictature. Tandis que nous cherchons à défendre la démocratie et à repousser l'attaque ennemie, nous acceptons son ordre économique et son système politique." Aux États-Unis, cet argument est la justification principale de l'isolationnisme. Les partisans de ce dernier pensent que la liberté ne peut être préservée qu'en refusant de participer à la guerre.

C'est avec enthousiasme que les "progressistes" expriment la même opinion. Ils se réjouissent de la lutte contre Hitler parce qu'ils sont convaincus que la guerre conduira au socialisme. Ils souhaitent la participation américaine au conflit pour battre Hitler et pour introduire son système aux États-Unis.

Cela est-il nécessairement vrai ? Une nation qui se défend contre l'agression de pays totalitaires doit-elle elle-même devenir totalitaire ? Un État qui peut s'enorgueillir de la démocratie et d'un système social basé sur l'économie de marché est-il incapable de combattre avec succès l'ennemi socialiste et totalitaire ?

Nombreux sont ceux qui croient que l'expérience de la guerre actuelle prouve la supériorité de la production socialiste sur l'économie de marché pour ce qui est de fournir des armes et d'autres matériels de guerre. L'armée allemande possède une supériorité écrasante pour tous les types d'équipement dont une armée combattante a besoin. Les armées de France et de l'Empire britannique, qui ont à leur disposition les ressources du monde entier, sont entrées dans le conflit en étant pauvrement armées et équipées et ont été incapables de surmonter cette infériorité. Ces faits sont indéniables, mais nous devons les interpréter correctement.

Déjà à l'époque où les nazis arrivèrent au pouvoir, le Reich allemand était bien mieux préparé pour une nouvelle guerre que ne le pensaient les experts français et anglais. Depuis 1933, le Reich a concentré tous ses efforts vers la préparation de la guerre. La production de guerre fut poussée au maximum. La production de biens destinés à la consommation privée fut réduite au minimum. Hitler préparait ouvertement une guerre d'exterlination contre la France et l'Angleterre. Les Anglais et les Français firent comme si cela ne les concernait pas.

Au cours de années critiques qui précédèrent le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, il n'y avait en Europe que deux partis dans les partis non totalitaires : les anti-communistes et les anti-fascistes. Ce n'était pas le nom que leur adversaires ou d'autres leur avaient donné, c'était la désignation qu'ils avaient eux-mêmes choisie.

Les anti-fascistes — principalement le Parti travailliste en Angleterre, le Front Populaire en France — avaient des mots durs contre les nazis. Mais ils s'opposaient à toute amélioration de l'armement dans leur propre pays : ils voyaient du fascisme dans toute proposition de développer les forces armées. Ils comptaient sur l'Union soviétique et étaient convaincus de sa force, de la supériorité de son équipement supérieur et de son invincibilité. Ce qu'il leur semblait nécessaire, c'était une alliance avec les soviétiques. Pour gagner la faveur de Staline, disaient-ils, il était nécessaire de poursuivre une politique intérieure tendant vers le communisme.

Les anti-communistes — les Conservateurs anglais et la "Droite" française — voyaient en Hitler le Siegfried qui détruirait le dragon communiste. Ils avaient par conséquent des sympathies pour le nazisme. Ils taxaient de mensonge "juif" l'affirmation selon laquelle Hitler projetait de détruire la France et l'Empire britannique et recherchait la domination totale de l'Europe.

Le résultat de cette politique fut que la France et l'Angleterre se jetèrent dans la guerre sans préparation. Mais il n'était pas encore trop tard pour réparer ces omissions. Les huit mois qui s'écoulèrent entre le début de la guerre et l'offensive allemande de mai 1940 leur auraient suffi pour se procurer l'équipement qui aurait permis aux forces alliées de défendre avec succès la frontière de l'Est de la France. Ils auraient pu et auraient dû utiliser la puissance de leurs industries. On ne peut rendre le capitalisme responsable de ce qu'ils ne l'ont pas fait.

L'une des légendes les plus populaires de l'anti-capitalisme veut nous faire croire que ce sont les machinations des industries d'armement qui auraient conduit à la résurgence de l'esprit guerrier. L'impérialisme moderne et la guerre totale seraient ainsi le produit de la propagande belliciste d'auteurs stipendiés par les marchands d'armes. On raconte que la Première Guerre mondiale aurait commencé parce que Krupp, Schneider-Creuzot, DuPont et J.P. Morgan voulaient réaliser de gros profits. Afin d'éviter le retour d'une telle catastrophe, on croit nécessaire d'empêcher l'industrie d'armement de faire des profits.

C'est sur la base d'un raisonnement de ce genre que le gouvernement Blum nationalisa l'industrie française d'armement. Quand la guerre survint et qu'il devint impératif de mettre la puissance productive de toutes les usines françaises au service de l'effort de réarmement, les autorités françaises considérèrent plus important d'empêcher les profits de guerre que de gagner la guerre. De septembre 1949 à juin 1940, la France ne s'est en réalité pas battue contre les nazis, elle mena en fait une guerre contre les profiteurs de guerre. A cet égard, elle remporta une victoire.

En Angleterre aussi, le gouvernement se préoccupa d'abord d'empêcher les profits de guerre plutôt que d'essayer de se procurer le meilleur équipement possible pour ses forces armées. On peut par exemple citer la taxe de 100 % sur les profits de guerre. Encore plus désastreux pour les Alliés fut le fait qu'aux États-Unis aussi , des mesures furent prises pour empêcher les profits de guerre et que l'on en annonçait de plus sévères encore. Ce fut la raison pour laquelle l'industrie américaine ne contribua que pour une faible part à l'aide qu'elle aurait pu offrir à l'Angleterre et à la France.

Les anti-capitalistes disent : "Voilà précisément le point crucial. Le monde des affaires n'a pas l'esprit patriotique. On nous demande d'abandonner nos familles et nos emplois, nous sommes enrôlés dans l'armée et nous risquons nos vies. Les capitalistes, au contraire, réclament des profits même en temps de guerre. Il faut les obliger à travailler de manière non égoïste pour leur pays, si nous sommes de notre côté obligés de le défendre." De tels arguments déplacent le problème pour le situer sur le plan moral. Or il ne s'agit pas d'une question de morale mais d'efficacité.

Ceux qui détestent la guerre pour des raisons morales, parce qu'ils considèrent la mort et la mutilation des gens comment inhumaines, ceux-là devraient essayer de remplacer l'idéologie qui conduit à la guerre par une idéologie qui assurerait la paix perpétuelle. Quand, toutefois, une nation pacifique est attaquée et doit se défendre, une seule chose compte : la défense doit être organisée aussi rapidement et aussi efficacement que possible ; les soldats doivent recevoir les meilleures armes et le meilleur équipement. Et ceci ne peut être obtenu qu'en laissant l'économie de marché fonctionner à l'abri des interventions. L'industrie d'armement, qui réalise de gros profits, équipait et ravitaillait si bien les armées par le passé qu'elles furent capables de l'emporter. C'était en raison des expériences vécues des combats au cours du XIXe siècle que l'on arrêta de faire produire les armements directement par le gouvernement. Jamais l'efficacité et la capacité productive des entrepreneurs ne fut prouvée plus clairement qu'au cours de la Première Guerre mondiale. Ce n'est que l'envie et le ressentiment qui conduit les gens à s'opposer aux profits des entrepreneurs dont l'efficacité rend la victoire possible.

Lorsque les nations capitalistes abandonnent en temps de guerre la supériorité technique qui leur est fournie par leur système économique, leur pouvoir de résistance et leur chance de l'emporter se réduisent considérablement. Que certaines conséquences de la guerre soient considérées comme injustes peut se comprendre. Que les entrepreneurs deviennent riches par la production d'armes est un des nombreux résultats malheureux et injustes que produit la guerre. Mais les soldats risquent leur vie et leur santé. Qu'ils meurent au front de manière anonyme et sans être récompensés tandis que les chefs et l'état-major de l'armée restent à l'arrière, certains de récolter les lauriers et de voir leur carrière avancer, voilà qui est également "injuste". Réclamer l'élimination des profits de guerre n'est pas plus raisonnable que de réclamer que les chefs militaires, l'état-major, les chirurgiens et les hommes ne combattant pas fassent leur travail en étant soumis aux privations et aux dangers que connaissent les soldats. Ce ne sont pas les profits de guerre des entrepreneurs qui sont choquants, c'est la guerre qui est choquante !

Ces idées quant aux profits de guerre révèlent aussi de nombreuses erreurs sur la nature de l'économie de marché. Toutes les entreprises qui possédaient déjà en temps de paix tout l'équipement nécessaire pour produire des armes et d'autres fournitures de guerre travaillent dès le premier jour de guerre sous les ordres du gouvernement. Mais même en travaillant à pleine capacité, ces usines ne peuvent produire qu'une faible part des besoins de guerre. La question est donc de consacrer à la production de guerre des usines qui auparavant ne produisaient pas d'armes ainsi que d'en construire de nouvelles. Dans les deux cas, des investissements considérables sont nécessaires. Que ces investissements se révèlent ou non payants ne dépend pas seulement des prix obtenus lors des premiers contrats mais aussi des contrats réalisés pendant la guerre. Si la guerre s'arrêtait avant que ces investissements n'aient été totalement remboursés par la recette brute, les propriétaires non seulement ne feraient aucun profit mais subiraient même une perte de capital. L'argument courant en faveur d'une industrie d'armement ne réalisant pas de profits ne voit pas, entre autres choses, que les entreprises qui doivent se mettre à produire dans un domaine jusqu'alors sous-développé doivent trouver le capital nécessaire auprès des banques ou du marché des capitaux. Ce qui est impossible s'il n'y a aucune perspective de profits, mais uniquement des risques de pertes. Comment un entrepreneur consciencieux peut-il persuader un banquier ou un capitaliste de lui prêter de l'argent s'il ne peut pas entrevoir lui-même la moindre possibilité d'un retour sur investissement profitable ? Dans une économie de marché, où les débiteurs sont responsables du remboursement du prêt, il n'y a pas de place pour des transactions qui ne compensent pas les risques de pertes par des perspectives de gain. Ce n'est que l'attente du profit qui permet à l'entrepreneur de promettre le remboursement du capital et le paiement d'intérêts. En éliminant l'espoir de réaliser des profits, on rend impossible le fonctionnement de tout le système entrepreneurial.

Ce que l'on demande à l'industrie est la chose suivante : Abandonnez la branche dans laquelle vous, producteurs, avez connu le succès. Ne pensez pas à la perte de votre clientèle habituelle et à la dépréciation de votre équipement laissé à l'abandon. Investissez un capital neuf dans une branche que vous ne connaissez pas. Mais gardez à l'esprit que nous vous paierons des prix qui ne vous permettront pas de rembourser votre investissement à court terme. Si vous faisiez quand même des profits, nous vous les prendrons. De plus nous vous dénoncerons publiquement comme "marchands de mort".

Pendant la guerre aussi, il n'y a qu'un seul choix possible entre l'économie de marché et le socialisme. La troisième alternative, l'interventionnisme, n'est même plus possible en temps de guerre. Au début de la guerre actuelle, il aurait été possible de nationaliser toute l'industrie, mais il est certain que cela aurait conduit à un échec total. Si l'on ne veut pas adopter cette méthode, il faut accepter l'économie de marché et toutes ses implications. Si l'on avait choisi la méthode du marché, l'attaque d'Hitler aurait été arrêtée sur la frontière de l'Est de la France La défaite française et la destruction des villes anglaises fut le premier prix payé par la suppression interventionniste des profits de guerre.

Tant que la guerre est encore en cours, on ne devrait pas discuter de mesures visant à supprimer les profits de guerre. Après la victoire et le rétablissement de l'ordre mondial, quand une nouvelle agression n'est plus à craindre, il sera encore bien temps de confisquer les profits de guerre. En tout cas, avant la fin de la guerre et tant que les investissements n'ont pas été remboursés, il est impossible d'affirmer qu'une entreprise a ou non fait des profits de guerre.

 


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