L'Interventionnisme

Écrit en allemand en 1940, mais non publié

Publié sous le titre Interventionism — An Economic Analysis en anglais en 1998
(traduction de T.F. McManus et H. Bund)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

7. Les conséquences économiques, sociales et politiques de l'interventionnisme

 

1. Les conséquences économiques

L'interventionnisme n'est pas un système économique : il ne constitue pas une méthode permettant aux gens d'atteindre leurs objectifs. C'est un simple système de procédures qui perturbent et à l'occasion détruisent l'économie de marché. Il entrave la production et nuit à la satisfaction des besoins. Il ne rend pas les individus plus riches, il les rend plus pauvres.

Il faut bien admettre que les mesures interventionnistes peuvent donner des avantages à certaines personnes ou à certains groupes particuliers au détriment des autres. Des minorités peuvent obtenir des privilèges les enrichissant aux dépens de leurs concitoyens. Mais la majorité, ou la nation dans son ensemble, ne peut que perdre du fait de l'interventionnisme.

Prenons par exemple le cas des droits de douane. Il est parfaitement possible d'octroyer des privilèges à un groupe de producteurs, disons les propriétaires de mines de cuivre : les consommateurs souffriront alors que les producteurs y gagneront. Mais si chaque branche de la production et tous les types de travail reçoivent la même protection, tout le monde doit payer en tant que consommateur ce qu'il gagne comme producteur. Plus que ça, tout le monde en souffre parce que la protection détourne la production et l'éloigne des conditions naturelles les plus propices, en diminuant ainsi la productivité du capital et du travail, c'est-à-dire en augmentant les coûts de production. Un droit de douane portant sur un seul ou sur quelques secteurs de production seulement peut servir les intérêts particuliers de certains groupes. Un système douanier généralisé ne peut que diminuer la satisfaction de tous.

Ces mesures de restriction sont cependant relativement inoffensives. Elles réduisent la productivité et appauvrissent les gens mais permettent au processus de continuer à fonctionner. La marché peut s'ajuster aux mesures de restriction. Les effets sont tout autres dans le cas de mesures destinées à fixer les prix, les salaires et les taux d'intérêt à des niveaux différents de ce qu'ils auraient été sur un marché libre. S'il s'agit de mesures destinées à éliminer le profit, elles paralysent le fonctionnement de l'économie de marché. Non seulement elles écartent la production des méthodes qui permettent la satisfaction la plus grande et la plus efficace de la demande des consommateurs, mais elles engendrent aussi un gaspillage de capitaux et de travail. Elles créent un chômage de masse. Elles peuvent conduire à un boom économique artificiel mais celui-ci apporte la dépression dans son sillage. Elles peuvent transformer l'économie de marché en chaos.

L'opinion populaire rend le système capitaliste responsable de ces maux. Elle réclame encore plus d'interventionnisme pour remédier aux effets indésirables de l'interventionnisme. Elle accuse le capitalisme des effets des actions gouvernementales poursuivant une politique anti-capitaliste.

Le cas du monopole est particulièrement important. Il est possible, et même probable, que dans une économie de marché ne subissant pas les entraves des interventions étatiques, certaines conditions puissent faire temporairement surgir des prix de monopole. Nous pouvons considérer comme probable, par exemple, qu'un monopole international du mercure puisse se former même dans une économie de marché, ou qu'il puisse exister des monopoles locaux pour certains matériaux de construction ou pour certains combustibles. Mais de tels exemples isolés de prix de monopole ne constitueraient pas pour autant un "problème de monopoles". Tous les monopoles nationaux et — à quelques exceptions — tous les monopoles internationaux doivent leur existence aux législations douanières. Si les gouvernants étaient véritablement sérieux lorsqu'ils parlent de combattre les monopoles, ils utiliseraient les moyens efficaces à leur disposition : ils supprimeraient les taxes sur les importations. S'ils faisaient simplement ça, le "problème des monopoles" perdrait son importance. En fait, les gouvernements ne cherchent pas à éliminer les monopoles ; ils essaient au contraire de créer des conditions permettant aux producteurs d'imposer des prix de monopole sur le marché.

Supposons par exemple que les usines nationales fonctionnant à pleine capacité produisent une quantité m d'un bien donné et que la consommation intérieure au prix p du marché mondial augmenté d'une taxe sur les importations t (c'est-à-dire au prix p + t) se situe à un niveau n — ce dernier niveau étant supérieur à la quantité m. Sous ces conditions, le tarif douanier permet aux producteurs nationaux d'obtenir pour leurs produits un prix plus élevé que le prix du marché mondial [1]. Le tarif douanier est efficace : il parvient à son but. Tel est le cas, par exemple, des producteurs de blé dans les pays industriels européens. Si, toutefois, la quantité produite m est plus importante que la consommation intérieure au prix du marché mondial, alors les taxes sur les importations ne donnent aucun avantage aux producteurs nationaux. Ainsi, une taxe sur les importations de blé ou d'acier aux États-Unis n'aurait aucun effet sur les prix : elle ne conduirait pas par elle-même à une hausse des prix de la production nationale de blé ou d'acier.

Si, toutefois, les producteurs nationaux veulent obtenir certains avantages par une protection douanière même lorsque la quantité m est supérieure à la consommation intérieure au prix du marché, alors ils doivent mettre sur pied un cartel, un trust ou toute autre forme de combinaison monopolistique, puis se mettre d'accord pour diminuer la production. Ils sont alors en position, pourvu que la demande (la forme de la courbe de demande) le permette, de forcer le consommateur à payer des prix de monopole plus élevés que les prix du marché mondial, mais inférieurs à ceux du marché mondial augmentés de la taxe sur les importations. Ce que l'on atteint directement dans le premier cas par les droits de douanes doit être accompli dans le second par une organisation de monopole rendue possible par le tarif protecteur.

La plupart des cartels internationaux n'ont été rendus possibles que parce que la totalité du marché mondial était divisée en zones économiques nationales par des droits de douanes et par les mesures associées. Le peu de sincérité des gouvernements en ce qui concerne leur attitude vis-à-vis des monopoles se voit clairement dans leurs efforts pour mettre en place des monopoles mondiaux, même dans le cas d'articles réclamant des mesures spécifiques allant au-delà de la législation douanière pour pouvoir former ces monopoles. L'histoire économique des dernières décennies montre un certain nombre de mesures prises par les différents gouvernements et destinées — sans succès toutefois — à créer des monopoles sur le sucre, le caoutchouc, le café, l'étain et d'autres biens.

Dans la mesure où l'interventionnisme accomplit les objectifs recherchés par le gouvernement, il crée également une rareté artificielle des biens et fait monter les prix. Tant que les gouvernements poursuivent des objectifs différents de ces deux résultats, ils échouent ; ou, plutôt, il apparaît des effets que les gouvernements eux-mêmes jugeraient encore moins désirables que les conditions qu'ils essaient d'éliminer. Pour sortir du chaos auquel conduit l'interventionnisme, il n'y a que deux issues : le retour au marché libre ou l'adoption du socialisme.

L'économie de marché libre n'est pas un système qui serait uniquement recommandable du point de vue égoïste des intérêts particuliers des entrepreneurs et des capitalistes. Ce ne sont pas les intérêts particuliers de certains individus ou de certains groupes qui réclament l'économie de marché, c'est le souci du bien-être commun. Il est faux que les avocats de l'économie de marché soient les défenseurs des intérêts particuliers des riches. Les intérêts particuliers des entrepreneurs et des capitalistes réclament eux aussi l'interventionnisme pour les protéger contre la concurrence d'homme plus actifs et plus efficaces. Le développement libre de l'économie de marché doit être recommandé parce que tel est l'intérêt des masses, non parce qu'il serait dans l'intérêt des riches.

2. Gouvernement parlementaire et interventionnisme

Le gouvernement par le peuple est fondé sur l'idée que tous les citoyens sont liés par des intérêts communs. Les concepteurs des constitutions modernes n'ont pas oublié que les intérêts particuliers des groupes peuvent se retrouver en conflit à court terme avec ceux de l'écrasante majorité. Mais ils avaient une confiance totale dans l'intelligence de leurs concitoyens.. Ils ne doutaient pas que ces derniers seraient assez sages pour comprendre que les intérêts égoïstes du groupe doivent être sacrifiés quand ils s'opposent au bien-être de la majorité. Ils étaient convaincus que chaque groupe reconnaîtrait que les privilèges ne peuvent perdurer à long terme. Les privilèges n'ayant une valeur que s'ils bénéficient à une minorité, ils perdent tout intérêt lorsqu'ils sont généralisés. Quand tous les groupes obtiennent des privilèges, ceux-ci n'ont plus aucun sens : tout le monde est pénalisé et personne ne gagne.

Le gouvernement par le peuple ne peut par conséquent être maintenu que dans le cadre d'un système d'économie de marché. Ce n'est que dans une économie de marché que les intérêts des citoyens en tant que consommateurs sont pris en compte. Aucun producteur n'est privilégié parce que des privilèges accordés aux producteurs diminuent la productivité et vont à l'encontre de la satisfaction des consommateurs. Personne ne souffre si l'on accepte de prendre comme principe directeur de la politique la satisfaction des consommateurs au meilleur prix et de la façon la plus efficace possible  : ce que les producteurs n'arrivent pas à gagner en tant que producteurs, parce qu'on leur refuse tout privilège, ils le gagnent en tant que consommateurs.

Tout progrès technique nuit d'abord à des avantages acquis par des entrepreneurs, des capitalistes, des propriétaires fonciers ou des travailleurs. Mais si le désir d'empêcher de tels préjudices conduit à prendre des mesures destinées à empêcher le développement de nouvelles techniques, alors cela nuira à long terme non seulement aux intérêts de tous les citoyens mais aussi à ceux des individus qui sont censés en profiter. L'automobile et l'avion ont fait du tort aux chemins de fer, la radio à l'industrie de l'édition, le cinéma au théâtre. Aurait-on dû interdire les automobiles, les avions, la radiodiffusion et les films afin d'épargner les intérêts des entrepreneurs, des capitalistes et des travailleurs lésés ? L'abolition des privilèges des guildes constitua la grande victoire du libéralisme classique, et elle ouvrit la voie à l'industrie moderne. S'il y a aujourd'hui bien plus d'individus sur la planète qu'il y a 200 ans et si chaque travailleur des pays de la civilisation occidentale vit de nos jours bien mieux que ses ancêtres, à certains égard mieux même que Louis XIV dans son palais de Versailles, cela n'est dû qu'à la libération des forces productives.

L'idée qui se trouve derrière l'instauration d'un gouvernement représentatif est que les membres du Parlement représentent la totalité de la nation, et non les régions ou les intérêts particuliers de leurs électeurs. Les partis politique peuvent représenter différentes opinions quant à ce qui peut aider la nation dans son ensemble, mais ils ne devraient pas représenter les intérêts égoïstes de certaines régions ou de certains groupes de pression.

Les parlements des pays interventionnistes sont aujourd'hui très éloignés de cet idéal. Ils sont les représentants de l'argent [métallique], du coton, de l'acier, de l'agriculture et du travail. Mais aucun élu ne se sent obligé de représenter la nation dans son ensemble.

La forme de gouvernement démocratique qu'Hitler a détruit en Allemagne et en France ne pouvait fonctionner parce qu'elle était envahie par l'esprit interventionniste. Il y avait beaucoup de petits partis qui s'occupaient des intérêts particuliers locaux ou professionnels. Chacun proposait son projet de loi et toute proposition était jugée sur un seul critère : Qu'offre-t-elle aux électeurs et aux groupes de pression dont je dépends ? Les représentants des régions vinicoles considéraient toute question du point de vue des viticulteurs. Les questions de défense nationale n'étaient pour les représentants des ouvriers qu'une occasion d'accroître le pouvoir des syndicats. En France, le porte-parole du Front populaire réclamait la coopération avec la Russie, ceux de la droite une alliance avec l'Italie. Aucun des deux groupes ne s'intéressait au bien-être et à l'indépendance de la France ; ils voyaient tous les problèmes sous l'angle des intérêts particuliers des différents blocs électoraux et d'après les effets que ces problèmes pouvaient avoir sur ces blocs. L'interventionnisme avait transformé le gouvernement parlementaire en gouvernement de lobbies. Ce n'est pas le parlementarisme et la démocratie qui ont échoué. L'interventionnisme a paralysé le parlementarisme tout autant qu'il a paralysé l'économie de marché.

L'échec du parlementarisme est le plus visible dans la pratique de la délégation d'autorité. Le Parlement abandonne volontairement son pouvoir législatif et le donne au pouvoir exécutif. Hitler, Mussolini et Pétain gouvernent par "délégation de pouvoir". La dictature s'attribue ainsi un vestige de légalité par un lien formel avec les institutions démocratiques. Elle supprime la démocratie et ne retient que la terminologie démocratique, tout comme le socialisme allemand a aboli la propriété privée tout en conservant ses termes. Les tyrans des cités de la Grèce antique et de la Rome des Césars, eux aussi, avait conservé la phraséologie de la République.

Au stade actuel du développement des moyens de communication et de transport, aucune urgence ne peut justifier la délégation de pouvoir. Même dans un pays aussi grand que les États-Unis, tous les représentants peuvent être réunis dans la capitale en 24 heures. Il seraient également possible que les corps représentatifs demeurent en session permanente. Quand il semblerait souhaitable de garder le secret sur les débats et les décisions prises, on pourrait organiser des sessions secrètes.

On entend souvent l'affirmation selon laquelle les institutions démocratiques serviraient uniquement de paravent à une "dictature du capital". Les marxistes ont utilisé ce slogan pendant longtemps. Georges Sorel et les syndicalistes l'ont répété. Aujourd'hui Hitler et Mussolini demandent aux nations de se soulever contre la "ploutocratie". En réponse à ceci, il suffit de souligner qu'en Grande-Bretagne, dans les dominions britanniques et aux États-Unis, les élections sont totalement libres. Franklin D. Roosevelt fut élu président par une majorité d'électeurs. Personne n'a forcé les citoyens américains à voter pour lui. Personne n'empêche quiconque d'exprimer publiquement les raisons pour lesquelles il faudrait empêcher sa réélection. Les citoyens américains sont libre de choisir et ils choisissent.

3. La liberté et le système économique

Le premier argument que l'on a offert contre les propositions de remplacement du capitalisme par le socialisme était qu'il n'y aurait pas de place pour la liberté de l'individu dans un système économique socialiste. Le socialisme, disait-on, signifie l'esclavage pour tous. Il est impossible de nier la véracité de cet argument. Si le gouvernement contrôle tous les moyens de production, s'il est le seul employeur, et est seul à décider quelle formation chacun recevra, où et comment il devra travailler, alors l'individu n'est plus libre. Il est de son devoir d'obéir mais il n'a aucun droit.

Les avocats du socialisme n'ont jamais été capables d'opposer un contre-argument de poids à cette accusation. Ils se sont contentés de répliquer que dans les pays démocratiques de l'économie de marché, il n'y a de liberté que pour le riche, pas pour le pauvre, et que l'absence d'une telle liberté ne justifiait pas de renoncer aux bienfaits supposés du socialisme.

Afin d'analyser ces questions, nous devons d'abord comprendre ce que la liberté signifie exactement. La liberté est un concept sociologique. Dans la nature et en ce qui concerne la nature, il n'existe rien à quoi l'on puisse appliquer ce terme. La liberté est la possibilité accordée par le système social à l'individu afin qu'il puisse mener sa vie comme il l'entend. Que les gens aient besoin de travailler pour survivre est une loi de la nature ; aucun système social ne peut rien y changer. Que le riche puisse vivre sans travailler ne crée pas de tort à la liberté de ceux qui ne peuvent en faire autant. La richesse représente dans une économie de marché la récompense accordée par la société pour des services rendus aux consommateurs dans le passé, et elle ne peut être préservée qu'en la mettant continuellement au service des intérêts des consommateurs. Que l'économie de marché récompense l'activité servant les consommateurs ne leur crée pas de préjudices, ceci se fait au contraire à leur profit. On ne retire rien au travailleur mais on lui donne beaucoup en augmentant la productivité du travail. La liberté du travailleur qui ne possède rien réside dans son droit de choisir le lieu et le type de travail qu'il veut. Il n'a pas de maître auquel il soit soumis et dont il doive accepter l'arbitraire. Il vend ses services sur le marché. Si un entrepreneur refuse de lui payer le salaire qui correspond aux conditions du marché, il en trouvera un autre qui sera disposé, en raison de son propre intérêt (à lui, l'employeur), à payer le salaire du marché. Le travailleur ne doit à son employeur ni servilité ni obéissance : il lui doit des services. Et il reçoit son salaire non comme une faveur mais comme une récompense méritée.

Les pauvres aussi ont la possibilité de s'élever dans une société capitaliste grâce à leurs efforts. Ce n'est pas seulement le cas dans le monde des affaires. Parmi ceux qui occupent aujourd'hui des postes au sommet dans les diverses professions, dans les arts, dans la science et dans la politique, la majorité est constituée d'hommes ayant commencé leur carrière dans la pauvreté. Parmi les innovateurs et les chefs, on trouve des hommes presque exclusivement issus de parents pauvres. Ceux qui veulent réussir, quel que soit le système social, doivent surmonter la résistance de l'apathie, des préjugés et de l'ignorance. On peut difficilement nier que le capitalisme offre cette possibilité.

On attire parfois l'attention sur des cas où des grands hommes furent mal traités par leurs contemporains. Certains grands maîtres des écoles moderne de la peinture française ont connu de grosses difficultés ou n'ont pas même vendu une seule toile. Quelqu'un croit-il vraiment qu'un gouvernement socialiste aurait fait preuve de plus de compréhension pour un art qui apparaissait comme de simples gribouillis d'après les conceptions traditionnelles ? Le grand compositeur Hugo Wolf a écrit un jour que c'était une honte que l'État ne subvienne pas aux besoins de ses artistes. Mais ce dont souffrait Hugo Wolf, c'était d'un manque de compréhension de la part des vieux artistes, critiques et amis de l'art reconnus ; un gouvernement socialiste aurait dû s'appuyer sur le jugement des experts étatiques et n'aurait certainement pas plus accordé sa reconnaissance à cet homme irritable, associable et mentalement perturbé. Quand Sigmund Freud avança ses théories, les autorités en place, les docteurs et les psychologues, c'est-à-dire les experts dont le jugement doit permettre au gouvernement de trancher, rirent et le traitèrent de fou.

Dans une société capitaliste le génie a au moins l'occasion de continuer son travail.

Les grands peintres français étaient libres de peindre ; Hugo Wolf pouvait mettre les poèmes de Mörike en musique ; Freud était libre de continuer ses études. Ils auraient été incapables de produire quoi que ce soit si le gouvernement, suivant l'avis unanime des experts, leur avait assigné une profession les privant de la possibilité de réaliser leur destin.

Malheureusement, il n'est pas si rare que, pour des raisons politiques, les universités refusent d'engager comme professeurs des hommes remarquables dans le domaine des sciences sociales, ou qu'elles les renvoient après les avoir nommés. Mais devons-nous croire que l'université d'État d'un pays socialiste emploierait des hommes enseignant des doctrines déplaisant au gouvernement ? Dans un État socialiste, l'édition est aussi une fonction étatique. Cet État imprimera —t-il et publiera-t-il des livres et des articles avec lequel il est en désaccord ? Sera-t-il possible de monter sur scène des drames qu'ils considère inappropriés ?

Comparons la situation dans laquelle se trouvent la science, les arts, la littérature, la presse et la radio en Russie et en Allemagne avec celle qu'on trouve en Amérique : nous comprendrons alors ce que liberté et absence de liberté veulent dire. De nombreuses choses semblent également désagréables en Amérique, mais personne ne peut nier que les Américains soient plus libres que les Russes ou les Allemands.

Seule une petite minorité fait usage de la liberté de création scientifique et artistique, mais tout le monde en profite. Le progrès a toujours lieu en remplaçant le vieux par le neuf, il signifie tourjours un changement. Aucune économie planifiée ne peut planifier le progrès ; aucune organisation ne peut l'organiser. C'est une chose qui défie toute limitation et tout discipline excessive. L'État et la société ne peuvent pas favoriser le progrès. Le capitalisme ne peut rien faire non plus pour le progrès mais, et c'est suffisant, il ne place pas d'obstacles insurmontables sur le chemin du progrès. La société socialiste deviendrait totalement rigide parce qu'elle rendrait tout progrès impossible.

L'interventionnisme ne retire pas toute leur liberté aux citoyens. Mais chacune de ses mesures retire une part de liberté et réduit le champ de leurs activités.

Prenons l'exemple du contrôle des changes. Plus un pays est petit, plus le rôle joué par les transactions avec l'étranger constitue une part importante du commerce total. Si les commandes de livres étrangers ou l'abonnement à des journaux étrangers, les voyages ou les études à l'étranger, dépendent des autorisations du gouvernement, toute la vie intellectuelle du pays tombe sous la coupe du gouvernement. A cet égard, le contrôle des changes n'est pas différent du système despotique instauré par le prince Metternich. La seule différence, c'est que Metternich faisait ouvertement ce que le contrôle des changes fait en se camouflant.

4. La grande illusion

On ne peut nier que la dictature, l'interventionnisme et le socialisme soient aujourd'hui très populaires. Aucun argument logique ne peut affaiblir cette popularité. Les fanatiques refusent obstinément d'écouter les enseignements de la théorie économique. L'expérience n'arrive pas à leur apprendre quoi que ce soit. Têtus, ils continuent de s'accrocher à leur opinion précédente.

Pour comprendre les racines de cet entêtement, nous devons garder à l'esprit que les gens souffrent de ce que les choses ne se passent pas toujours comme elles le souhaitent. L'homme naît en tant qu'animal égoïste asocial et ce n'est qu'au cours de sa vie qu'il apprend que ses volontés ne sont pas les seules au monde et qu'il y a aussi d'autres personnes qui ont leurs propres volontés. Seule la vie et l'expérience lui apprennent qu'afin de réaliser ses plans, il doit trouver sa place dans la société, qu'il doit accepter les volontés et les désirs des autres comme des faits et qu'il doit simplement s'adapter à ces faits afin de réussir quoi que ce soit. La société n'est pas ce que l'individu veut qu'elle soit. N'importe qui a une opinion de lui-même plus haute que n'en ont ses semblables sur lui. Ceux-ci ne lui accordent pas la place qu'il mérite, d'après lui, dans la société. Chaque jour nouveau apporte son lot de nouvelles déceptions au vaniteux — et qui est entièrement dépourvu de vanité ? Chaque jour lui montre que ses volontés entrent en conflit avec celles des autres.

Le névrosé cherche à surmonter ces déceptions en se réfugiant dans des rêveries. Il rêve d'un monde où seuls ses désirs seraient pris en compte. Il est le dictateur du monde de ses rêves. N'arrive que ce qu'il approuve. Lui seul donne des ordres : les autres obéissent. Seule sa raison est suprême.

Dans le monde secret de ses rêves, le névrosé tient le rôle du dictateur. Il est César, Gengis Kahn ou Napoléon. Quand dans la vie réelle il parle à ses semblables, il doit être plus modeste. Il se contente d'approuver une dictature dans laquelle un autre gouverne. Mais, dans son esprit, le dictateur reçoit tout ses ordres de lui, le névrosé : ce dernier suppose que le dictateur fera précisément ce qu'il veut lui faire faire. Un homme qui ne ferait pas attention et suggèrerait de devenir dictateur lui-même serait considéré comme fou par ses semblables et traité comme tel. Les psychiatres diraient qu'il est mégalomane.

Aucun partisan de la dictature n'a jamais préféré une dictature qui ferait autre chose que ce que lui considère comme juste. Ceux qui recommandent des dictatures ont toujours en tête une domination sans partage de leur propre volonté, même si elle doit être mise en oeuvre par quelqu'un d'autre.

Examinons par exemple l'expression "économie planifiée", qui est de nos jours un pseudonyme particulièrement populaire du socialisme. Tout ce que les individus font doit d'abord être conçu, c'est-à-dire planifié. Mais ceux qui, comme Marx, rejettent "l'anarchie de la production" et veulent la remplacer par sa "planification" ne considèrent jamais les volontés et les plans des autres. Une seule volonté doit décider : un seul plan doit être exécuté, à savoir celui qui rencontre l'approbation du névrosé, le plan juste, le seul plan. Toute résistance doit être brisée : personne ne doit empêcher le pauvre névrosé d'arranger le monde selon ses propres plans. Tous les moyens sont autorisés pour s'assurer que la sagesse supérieure du rêveur prévaudra.

C'est la mentalité des gens qui, lorsqu'ils virent les tableaux de Manet lors d'une exposition parisienne s'exclamèrent : La police ne devrait pas le permettre ! C'est la mentalité des gens qui crient sans cesse : Il devrait y avoir une loi contre ça ! Et qu'ils le reconnaissent ou non, c'est la mentalité de tous les interventionnistes, de tous les socialistes et de tous les avocats des dictatures. Il n'y a qu'une chose qu'ils détestent plus que le capitalisme : ce sont l'interventionnisme, le socialisme ou la dictature qui ne se conforment pas à leurs voeux. Avec quel ardeur les nazis et les communistes ont-ils pu se combattre ! Avec quelle détermination les trotskistes ont-il lutté contre les staliniens, les partisans de Strasser contre ceux d'Hitler !

5. L'origine du succès d'Hitler

Hitler, Staline et Mussolini proclament sans cesse qu'ils ont été choisis par le destin pour sauver le monde. Ils prétendent être les chefs de la jeunesse créatrice combattant des aînés qui ont fait leurs temps. Ils apportent en provenance de l'Est la nouvelle culture qui remplacera la civilisation occidentale mourante. Ils veulent donner le coup de grâce [en français dans le texte. NdT] au libéralisme et au capitalisme : ils veulent dépasser l'égoïsme immoral grâce à l'altruisme. Ils projettent de remplacer la démocratie anarchique par l'ordre et l'organisation, la "société de classes" par l'État total, l'économie de marché par le socialisme. Leur guerre ne serait pas une guerre pour l'accroissement du territoire, pour le pillage et l'hégémonie comme c'était le cas avec les guerres impérialistes du passé, mais serait une sainte croisade pour permettre un monde meilleur. Et ils se sentent certains de la victoire car sont convaincus d'être portés par "la vague du futur".

C'est une loi de la nature, disent-ils, que les grands changements historiques ne peuvent se dérouler pacifiquement ou sans conflit. Il serait petit et stupide, prétendent-ils, d'oublier la qualité créatrice de leur oeuvre en raison de certaines choses déplaisantes que la grande révolution mondiale doit nécessairement entraîner dans son sillage. Ils soutiennent que l'on ne doit pas oublier la gloire du nouvel évangile à cause d'une pitié de mauvais aloi envers les Juifs et les francs-maçons, les Polonais, les Tchèques, les Finnois et les Grecs, l'aristocratie décadente anglaise et la bourgeoisie française corrompue. Une telle faiblesse et un tel aveuglement face au nouvelles normes de la morale ne seraient qu'une preuve de la décadence de la pseudo-culture capitaliste décadente. Les pleurs et les cris des vieillard impotents sont futiles, selon eux : ils n'arrêteront pas l'avancée victorieuse de la jeunesse. Personne ne peut arrêter la roue de l'Histoire ou remonter le cours du temps.

Le succès de cette propagande est gigantesque. Les gens ne prennent pas en compte le contenu de ce nouvel évangile : ils comprennent seulement qu'il est nouveau et pensent trouver sa justification dans ce seul fait. De même que les femmes accueillent favorablement une nouvelle mode de vêtements juste pour le changement, on accueille favorablement la prétendue nouvelle mode politique et économique. Les gens se dépêchent d'échanger leurs "anciennes" idées par les "nouvelles", parce qu'ils craignent d'apparaître comme ringards et réactionnaires. Ils rejoignent le choeur dénonçant les défauts de la civilisation capitaliste et parlent avec grand enthousiasme des réussites des autocrates. Rien n'est aujourd'hui plus à la mode que de calomnier la civilisation occidentale.

Cette mentalité a permis à Hitler de remporter des victoires faciles. Les Tchèques et les Danois ont capitulé sans combattre. Les officiers norvégiens abandonnèrent des pans entiers de leur pays à l'armée d'Hitler. Les Hollandais et les Belges abandonnèrent après une courte résistance. Les Français eurent l'audace de célébrer la perte de leur indépendance comme un "sursaut national". Il fallut cinq ans à Hitler pour réaliser l'Anschluss de l'Autriche ; deux ans et demi plus tard, il était le maître du continent européen.

Hitler ne possède pas d'arme secrète à sa disposition. Il ne doit pas sa victoire à d'excellents services d'espionnage qui l'auraient informé des plans de ses adversaires. Même l'action de cette "cinquième colonne" dont on a tant parlé ne fut pas décisive. Il l'emporta parce que ses adversaires supposés étaient déjà de quasi-sympathisants des idées qu'il incarnait.

Seuls ceux qui considèrent sans restrictions et sans conditions l'économe de marché comme la seule forme possible de coopération sociale sont des adversaires des systèmes totalitaires et sont capables de les combattre avec succès. Ceux qui souhaitent le socialisme cherchent à introduire dans leur pays le système dont jouit la Russie et l'Allemagne. Favoriser l'interventionnisme signifie prendre la voie qui mène inévitablement au socialisme.

Une bataille idéologique ne peut pas être menée avec succès si l'on fait des concessions constantes aux principes de l'ennemi. Ceux qui rejettent le capitalisme parce qu'il serait contraire aux intérêts des masses, ceux qui proclament que, "bien entendu", après la victoire sur Hitler l'économie de marché devra être remplacée par un meilleur système et, par conséquent, que tout devrait être fait dès maintenant pour assurer un contrôle des entreprises par le gouvernement aussi complet que possible, tous ceux-là se battent en réalité en faveur du totalitarisme. Les "progressistes" qui se déguisent aujourd'hui en "libéraux" peuvent tempêter contre le "fascisme" : c'est pourtant leur politique qui fait le lit de l'hitlérisme.

Rien n'aurait pu aider plus le succès du mouvement national-socialiste (nazi) que les méthodes utilisées par les "progressistes" qui dénonçaient le nazisme comme un parti au service des intérêts du "capital". Les travailleurs allemands connaissaient trop bien cette tactique pour s'y laisser prendre à nouveau. N'était-il pas vrai que depuis les années 1870, les sociaux-démocrates soutenant ostensiblement les ouvriers avaient combattu avec vigueur toutes les mesures en faveur des travailleurs prises par le gouvernement allemand, les appelant "bourgeoises" et contraires aux intérêts de la classe ouvrière ? Les sociaux-démocrates avaient toujours voté contre la nationalisation des chemins de fer, la municipalisation des services publics, la législation du travail et le système de sécurité sociale allemand, assurance obligatoire contre les accidents, la maladie et la vieillesse, et qui devait plus tard être adopté partout dans le monde. Puis, après la Première Guerre mondiale, les communistes traitèrent le parti social-démocrate allemand et les syndicats sociaux-démocrates de "traîtres à leurs intérêts de classe". De sorte que les travailleurs allemands comprirent que tout parti cherchant leurs faveurs traiterait ses concurrents de "valets du capitalisme", et leur allégeance au nazisme ne fut pas ébranlé par de telles phrases.

Si nous ne voulons pas écarter totalement les faits, nous devons comprendre que les ouvriers allemands constituent le soutien le plus fiable du régime hitlérien. Le nazisme les a gagnés à sa cause en supprimant le chômage et en réduisant les entrepreneurs au rôle de directeurs d'établissement (Betriebsführer). Les grandes entreprises, les commerçants et les paysans sont déçus. Les ouvriers sont contents et seront aux côtés d'Hitler, à moins que la guerre ne prenne un tour qui détruise leur espoir d'une vie meilleure après le traité de paix. Seuls des revers militaires peuvent priver Hitler du soutien des travailleurs allemands.

Le fait que les capitalistes et les entrepreneurs, devant l'alternative entre communisme et nazisme, choisissent ce dernier, n'a pas besoin d'être expliqué. Ils préfèrent vivre comme directeurs d'établissements sous Hitler que "liquidés" comme "bourgeois" par Staline. Les capitalistes n'aiment pas plus être tués que les autres.

On peut trouver un exemple des effets pernicieux résultant de la croyance selon laquelle les ouvriers allemands étaient opposés à Hitler dans la tactique choisie par les Anglais lors de la première année de guerre. Le gouvernement de Neville Chamberlain croyait fermement qu'une révolution des ouvriers allemands mettrait fin à la guerre. Au lieu de concentrer leurs efforts sur l'armement et sur les combats, les Anglais envoyèrent leurs avions lâcher des tracts au-dessus de l'Allemagne, tracts qui expliquaient aux ouvriers allemands que l'Angleterre ne les combattait pas eux dans cette guerre, mais luttait contre Hitler, leur oppresseur. Le gouvernement anglais sait parfaitement, disaient-ils, que les Allemands, et les ouvriers et particulier, étaient opposés à la guerre qui leur était imposée par leur dictateur autoproclamé.

Les travailleurs des pays anglo-saxons, eux aussi, savaient bien que les partis socialistes recherchant leur faveur s'accusaient mutuellement de favoriser le capitalisme. Les communistes de toute tendance avançaient cette accusation contre les socialistes. Et au sein des groupes communistes, les trotskistes utilisaient le même argument contre Staline et ses hommes. Et vice-versa. Le fait que les "progressistes" portent la même accusation contre le nazisme et le fascisme n'empêchera pas les ouvriers de suivre un jour un autre gang portant des chemises d'une autre couleur.

L'erreur de la civilisation occidentale, c'est l'habitude prise de juger les partis politiques en se demandant simplement s'ils sont assez neufs et radicaux, et non pas en cherchant à savoir s'ils sont sages ou non, ou s'ils sont capables d'atteindre leurs objectifs. Tout ce qui existe aujourd'hui n'est pas raisonnable : mais cela ne veut pas dire que tout ce qui n'existe pas est sensé.

La terminologie politique habituelle est stupide. Qu'est ce qui est "de gauche" et qu'est ce qui est "de droite" ? Pourquoi Hitler devrait-il être "de droite" et Staline, son ami actuel, "de gauche" ? Qui est "réactionnaire" et qui est "progressiste" ? La réaction contre une mauvaise politique n'est pas condamnable. Et le progrès vers le chaos n'est pas recommandable. Aucune chose ne devrait être acceptée pour la simple raison qu'elle serait nouvelle, radicale et à la mode. "L'orthodoxie" n'est pas un mal si la doctrine sur laquelle elle repose est saine. Qui est contre les ouvriers, ceux qui veulent les abaisser au niveau des Russes ou ceux qui veulent instaurer le niveau de vie capitaliste des États-Unis ? Qui est "nationaliste", ceux qui veulent conduire leur nation sous le joug des nazis ou ceux qui cherchent à préserver son indépendance ?

Que serait-il advenu de la civilisation occidentale si ses peuples avaient toujours montré un tel goût pour la "nouveauté" ? Imaginons qu'ils aient accueilli comme "vague du futur" Attila et les Huns, le credo de Mahomet ou les Tartares ? Eux aussi étaient totalitaires et connaissaient des succès militaires qui firent hésiter les faibles et les incitèrent à capituler. Ce dont l'humanité a besoin aujourd'hui, c'est d'être libérée de cette domination des slogans sans aucun sens pour revenir à des raisonnements sains.

 

Note

[1] Pour des raisons de simplicité, nous mettons de côté les coûts de transport. Cependant, il n'y a aucune difficulté particulière à les introduire également dans le calcul.


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