L'Interventionnisme

Écrit en allemand en 1940, mais non publié

Publié sous le titre Interventionism — An Economic Analysis en anglais en 1998
(traduction de T.F. McManus et H. Bund)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

5. Corporatisme et syndicalisme

 

1. Le corporatisme

Le corporatisme [1] est un programme, pas une réalité. Il convient de le dire dès le début afin d'éviter les malentendus. Nulle part on n'a essayé de traduire ce programme dans la vie de tous les jours. Même en Italie, malgré tous les discours de propagande, rien n'a été fait pour établir le système d'État corporatif (stato corporativo).

On a tenté d'expliquer les différentes idéologies politiques et économiques comme étant spécifiques à certaines nations. Les idées occidentales ont été opposées aux idées allemandes et slaves ; certains ont prétendu avoir découvert une différence entre les mentalités latine et teutonique ; on parle beaucoup, particulièrement en Russie et en Allemagne, de la mission du peuple élu, destiné à gouverner le monde et à lui apporter le salut. En raison de ces tendances, il est nécessaire de souligner que toutes les idées politiques et économiques qui dominent le monde actuel ont été développées par des penseurs anglais, écossais et français. Les Allemands et les Russes n'ont pas contribué en quoi que ce soit aux concepts du socialisme : les idées socialistes sont parvenues en Allemagne et en Russie après avoir été formulées en Occident, tout comme les idées que de nombreux Allemands et Russes d'aujourd'hui stigmatisent comme occidentales. Il en est de même pour le programme corporatiste. Il est issu du socialisme des guildes anglais et il est nécessaire d'étudier les écrits de ce mouvement aujourd'hui presque totalement oublié pour comprendre les idées de base du corporatisme. Les publications italiennes, portugaises et autrichiennes, les programmes de parti et autres commentaires sur l'État corporatif manquent de précision et évitent les formulations et les énoncés précis : ils glissent sur les difficultés réelles en faisant un usage immodéré de slogans populaires. Les socialistes anglais défendant les guildes offrent néanmoins une présentation plus claire de leur programme. Sidney et Beatrice Webb ont fourni un exposé complet du but et du fonctionnement de ce système [2].

Dans l'utopie corporatiste, le marché est remplacé par le jeu de ce que les Italiens appellent des corporations, c'est-à-dire des organisations obligatoires rassemblant tous les individus travaillant dans une industrie donnée. Tout ce qui concerne cette industrie et elle seule, c'est-à-dire les affaires internes de chaque corporation, est du ressort de la corporation elle-même, sans interférence de la part de l'État ou de personnes n'appartenant pas à la corporation en question [3]. Les relations entre les différentes corporations se font par l'intermédiaire de négociations entre elles ou en mettant sur pied une conférence commune des représentants de toutes les corporations. L'État, ce qui veut dire le corps parlementaire élu par le vote universel et le gouvernement responsable devant lui, n'intervient pas du tout, ou seulement lorsque les corporations n'arrivent pas à trouver un accord.

En imaginant leurs plans, les partisans anglais du socialisme des guildes avaient en tête le modèle du gouvernement local anglais ainsi que ses relations avec le gouvernement central. Ils proposaient de mettre en place un "auto-gouvernement" pour chaque industrie. De même que les pays et les villes prennent soin de leur propres affaires locales, les différents secteurs de la production administreraient leurs affaires internes au sein de la structure de l'organisme social dans son ensemble.

Mais, dans une société basée sur la division du travail, il n'y a pas de problèmes internes à une entreprise donnée ou à une industrie particulière qui ne concernent pas aussi ceux qui sont en contact avec cette entreprise ou cette industrie et qui n'auraient pas d'effet sur les autres citoyens. Tout le monde est concerné par le fait que chaque entreprise individuelle et chaque industrie soient dirigées aussi efficacement que les conditions le permettent. Tout gaspillage de travail et tout gaspillage matériel dans une industrie affectent tout un chacun. Il est impossible d'abandonner les décisions portant sur le choix des méthodes de production et sur le type et la quantité des produits aux seules personnes travaillant dans une industrie, et ceci parce que de telles décisions concernent tout le monde, pas seulement les membres de la profession, de la guilde ou de la corporation. Si l'entrepreneur de l'économie capitaliste est le patron de sa propre affaire, il reste néanmoins soumis aux lois du marché : s'il veut éviter les pertes et faire des profits, il doit répondre aussi bien que possible aux souhaits des consommateurs. L'industrie organisée sur un mode corporatiste et qui n'aurait pas à craindre la concurrence, si elle était libre de régler suivant son bon vouloir les problèmes internes qui ne concernerait prétendument qu'elle, ne serait pas le serviteur mais le maître des consommateurs.

La majorité des partisans de l'État corporatif ne veulent pas éliminer les entrepreneurs et les propriétaires des moyens de production. Ils veulent que la corporation soit une organisation de tous les individus travaillant dans un secteur donné de la production. Les conflits entre entrepreneurs, propriétaires du capital investi dans l'industrie et travailleurs, conflits portant sur ce qu'il faudrait faire du profit brut et sur la distribution des revenus entre les différents groupes, sont d'après les corporatistes de simples affaires internes devant être réglées de manière autonome au sein de chaque industrie, sans interférence extérieure. Toutefois, personne n'a jamais expliqué comment cela pourrait être réalisé. Si les entrepreneurs, les capitalistes et les travailleurs d'une corporation sont divisés en groupes ou blocs distincts et si les négociations doivent être menées entre ces groupes, on n'arrivera jamais à un accord, à moins que les entrepreneurs et les capitalistes ne soient disposés à abandonner leurs droits. Si, au contraires, les décisions sont faites directement ou indirectement (via l'élection d'un comité) par le vote de tous les membres, chacun ayant une voix pesant le même poids, alors les travailleurs, qui sont les plus nombreux, l'emporteront sur les capitalistes et les entrepreneurs, et rejetteront leurs revendications. Le corporatisme prendrait ainsi la forme du syndicalisme.

Il en est de même du problème de l'échelle des salaires. Si cette question épineuse est elle aussi décidée par un vote général de tous les individus travaillant dans une industrie, chacun ayant un suffrage de même poids, le résultat sera probablement l'égalité des salaires quel que soit le travail effectué.

Afin d'avoir quelque chose à distribuer et de l'argent à donner, la corporation devra d'abord obtenir des rentrées par la vente de ses produits. Sur le marché, la corporation se trouve dans la position du producteur et du vendeur unique des biens en ce qui concerne son domaine. Elle n'a pas à craindre la concurrence de producteurs de biens identiques parce qu'elle possède un droit exclusif sur leur production. Nous aurions donc une société de monopoleurs. Ce qui ne veut pas dire que toutes les corporations seraient capables d'imposer des prix de monopole ; mais de nombreuses industries le pourraient et obtiendraient des profits de monopole de montants variables. L'organisation corporative de la société conduirait donc à des avantages particuliers pour certaines branches de production et pour ceux qui y travaillent. Certaines industries pourraient, en limitant leur production, augmenter de façon si forte leurs revenus globaux que ses membres représenteraient une part de la consommation totale du pays proportionnellement plus grande que leur nombre. Certaines industries pourraient même obtenir un accroissement absolu de la consommation de leurs membres malgré une chute de la production totale.

Ceci est suffisant pour démontrer les inconvénients du système corporatiste. Les corporations individuelles n'ont aucune raison de rendre leur production aussi efficace que possible. Elles cherchent à diminuer la production pour mettre en place des prix de monopole : c'est en fonction de la demande à laquelle chaque industrie donnée est confrontée que les membres que telle ou telle corporation s'en tireront le mieux. La situation des corporations sera d'autant plus forte que la demande pour leurs produits sera plus pressante : l'intensité de la demande rend la restriction de la production possible pour certaines corporations, tout en lui permettant des profits globaux en hausse. Le système dans son ensemble conduira en fin de compte à un despotisme sans limite des industries produisant les biens vitaux au sens strict du terme.

Il est difficile de croire qu'une tentative sérieuse puisse un jour être menée en vue d'établir un tel système. Toutes les propositions de système corporatiste ont besoin de l'intervention étatique, au moins dans le cas où un accord ne peut être trouvé entre les corporations sur les sujets qui concernent plusieurs d'entre elles [4]. Il faut certainement introduire les prix parmi ces sujets. On ne peut pas supposer qu'un accord sur les prix puisse être atteint entre les corporations. Cependant, si l'État doit intervenir, si l'État doit fixer les prix, alors le système dans son ensemble perd son caractère corporatiste et devient un système socialiste ou un système interventionniste.

La politique des prix n'est pas le seul point montrant que le système corporatif ne peut pas marcher. Ce système rend pratiquement impossible tout changement du processus de production. Si la demande change ou si de nouvelles méthodes de production doivent remplacer les anciennes, le capital et le travail doivent être déplacés d'une industrie vers une autre. Ce sont des questions qui dépassent les frontières d'un corporation unique. Il faut qu'une autorité supérieure aux corporations intervienne et cette autorité ne peut être que l'État. Mais si l'État doit décider du montant des capitaux et du nombre de travailleurs employés par chaque corporation, c'est l'État qui dirige, plus les corporations.

2. Le syndicalisme

Le système socialiste des corporations ou des guildes finit en fait par aboutir au syndicalisme. Les travailleurs de chaque industrie doivent avoir le contrôle des moyens de production et doivent décider eux-mêmes de la production. Il est sans importance que l'on donne ou non une place particulière aux anciens entrepreneurs et capitalistes dans le nouvel ordre institué. Ils ne peuvent de fait plus être des entrepreneurs ou des capitalistes dans le sens que ces termes possèdent dans un économie de marché. Ils ne peuvent être que des citoyens bénéficiant de privilèges lors des discussions portant sur la gestion et la distribution des revenus. La fonction sociale qu'ils remplissent dans une économie de marché est cependant totalement confisquée par les corporations. Même si, au sein d'une corporation, seuls les anciens capitalistes et les anciens entrepreneurs avaient le droit de décider et recevaient la plus grosse part des revenus, le système serait encore du syndicalisme. La caractéristique du syndicalisme n'est pas que tous les syndicalistes doivent recevoir des revenus égaux ou qu'ils doivent être consultés sur la politique économique : ce qui est essentiel, c'est que les individus et les moyens de production soient attachés de manière rigide à des branches données de la production, de telle sorte qu'aucun travailleur et aucun facteur de production n'ait la liberté de mouvement d'une branche vers une autre. Que le slogan "les moulins aux meuniers, les imprimeries aux imprimeurs" doivent être interprétés ou non de façon à inclure les anciens propriétaires et les anciens entrepreneurs parmi les "meuniers" et les "imprimeurs", que l'on donne à ces anciens entrepreneurs et capitalistes des postes plus ou moins privilégiés, cela n'a pas d'importance. Le facteur décisif, c'est que l'économie de marché, dans laquelle les propriétaires des moyens de production et les entrepreneurs, tout comme les travailleurs, dépendent des demandes des consommateurs, est remplacée par un système où la demande des consommateurs ne détermine plus la production, par un système où seuls prévalent les désirs des producteurs. Le cuisinier est le seul à décider ce que chaque individu mangera et en quelle quantité. Comme le cuisinier a un droit exclusif sur la préparation des repas, celui qui refuse la nourriture qu'on lui donne devra mourir de faim. Un tel système peut encore avoir un sens tant que les conditions restent les mêmes et tant que la distribution du capital et du travail entre les différentes branches de la production correspondent dans une certaine mesure aux conditions de la demande. Or, il y a toujours des changements. Et chaque changement des conditions rend le système un peu plus impraticable.

Le syndicalisme postule que la propriété des moyens de production devrait être donnée aux travailleurs. Ceci est symptomatique de l'opinion que les ouvriers ont du processus de production et qui résulte de l'étroitesse de leur perspective. Ils considèrent l'atelier où ils font tous les jours la même chose comme une institution permanente : ils n'arrivent pas à comprendre que l'activité économique est soumise à des changements constants. Ils ne savent pas si les entreprises où ils travaillent font ou non des profits. Comment expliquer sinon le fait que les employés de chemins de fer perdant de l'argent réclament que l'on donne "les chemins de fer aux cheminots" ? Les travailleurs croient naïvement que seul leur travail produit des revenus, que les entrepreneurs et les capitalistes ne sont que des parasites. On peut expliquer sur le plan psychologique comment l'idée du syndicalisme a été conçue. Mais comprendre l'origine de cette idée ne transforme pas le programme syndicaliste en système pouvant fonctionner.

Les systèmes syndicalistes et corporatistes se fondent sur l'hypothèse que l'état de la production à un instant donné n'évoluera pas. Ce n'est que si cette supposition était correcte qu'il serait possible de continuer sans déplacer aucun travailleur et aucun capital d'une industrie vers une autre. Et pour réaliser de tels changements, il faut une autorité au-dessus des corporations et des syndicats. Aucun économiste de renom n'a jamais essayé de dire que l'idée syndicaliste était une solution satisfaisante au problème de la coopération sociale. Le syndicalisme révolutionnaire de Sorel et des avocats de l'action directe [en français dans le texte, NdT] n'a rien à voir avec le programme du syndicalisme social. Le syndicalisme de Sorel était une méthode de tactique politique ayant pour but de conduire au socialisme.

Le socialisme des guildes anglais a prospéré pendant une brève période et a par la suite disparu presque totalement. Ses partisans initiaux eux-mêmes l'ont abandonné, à l'évidence parce qu'ils prirent conscience de ses contradictions internes. L'idée corporatiste joue encore aujourd'hui un rôle important dans les écrits et dans les discours des politiciens, mais aucune nation n'a jamais essayé de le mettre en pratique. L'Italie fasciste, qui exalte de la manière la plus énergique le corporatisme, impose les ordres du gouvernement à toute l'activité économique. Il n'y a par conséquent plus de place pour des corporations autonomes dans l'Italie "corporatiste".

Aujourd'hui, il existe une tendance à affubler certaines institutions de l'épithète "corporatiste". On qualifie de "corporatistes" des organisations donnant des conseils au gouvernement ou des cartels créés par le gouvernement et opérant sous son contrôle. Mais elles n'ont rien de commun avec le corporatisme.

Quoi qu'on en pense, il reste que l'idée corporatiste ou syndicaliste ne peut échapper à l'alternative suivante : système d'économie de marché ou socialisme, lequel choisir ?

 

Note

[1] Le corporatisme est le nom donné à un type italien particulier d'organisation politique (economica corporativa, Ständestaat en allemand), proposé à l'époque de Mussolini.

[2] Voir Sidney et Beatrice Webb, A Constitution for the Socialist Commonwealth of Great Britain (Londres, 1920).

[3] C'est ce que les Webb appellent "le droit de chaque profession à l'auto-détermination," pp. 277 et suivantes.

[4] Cf. le discours de Mussolini devant le Sénat italien, le 13 janvier 1934.


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