Le Chaos du planisme

Éditions Génin — Librairie de Médicis — Paris (1956)

par Ludwig von Mises

traduit par J.-P. Hamilius, Jr.

 

2. Le caractère dictatorial, antidémocratique et socialiste de l'interventionnisme

 

Beaucoup de défenseurs de l'interventionnisme sont surpris lorsqu'on leur dit qu'ils favorisent des tendances antidémocratiques et dictatoriales, ainsi que l'établissement du socialisme totalitaire en demandant l'introduction de l'interventionnisme. Ils protestent en disant qu'ils adhèrent sincèrement aux principes de la démocratie et qu'ils s'opposent à la tyrannie et au socialisme. Ils ne visent, prétendent-ils, qu'à améliorer le sort des pauvres. Ils sont uniquement mus par des considérations de justice sociale et favorisent une distribution plus équitable des revenus, parce qu'ils veulent sauver le capitalisme et son corollaire politique ou sa superstructure, à savoir le gouvernement démocratique.

Ces hommes ne voient pas que les différentes mesures qu'ils suggèrent ne sont pas susceptibles d'apporter les résultats favorables qu'ils en attendent. Elles créent, au contraire, un état d'affaires qui, du point de vue de leurs protagonistes, est pire que la situation préexistante qu'elles devaient changer. Si, en face de l'échec de sa première intervention, le gouvernement n'est pas prêt à abolir son ingérence dans le marché et à retourner à une économie libre, il doit ajouter à sa première mesure des réglementations et des restrictions de plus en plus nombreuses. En s'engageant pas à pas dans cette voie, il atteint finalement un point où toute liberté économique pour les individus a disparu. Puis le socialisme selon le modèle allemand, la « Zwangswirtschaft » des nazis, surgit.

Nous avons mentionné plus haut le cas des taux de salaire minimum. Pour illustrer davantage cette matière, nous allons analyser un cas typique du contrôle des prix.

Si le gouvernement veut permettre à des parents pauvres de donner plus de lait à leurs enfants, il doit acheter le lait au prix du marché et le vendre avec perte à un prix plus bas ; la perte pourra être couverte par des fonds obtenus des contribuables. Mais si le gouvernement établit simplement par un décret le prix du lait à un niveau plus bas que celui du marché, les résultats obtenus seront contraires aux buts du gouvernement. Les producteurs marginaux, afin d'éviter des pertes, quitteront le secteur de la production et de la vente de lait. Résultat : il y aura moins et non pas plus de lait disponible pour les consommateurs. Ce résultat ne correspond pas aux intentions du gouvernement. Le gouvernement était intervenu parce qu'il considérait le lait comme étant une nécessité vitale. Il n'avait pas l'intention de restreindre la production de lait.

Alors le gouvernement aura à choisir entre l'alternative : ou bien se garder de faire le moindre effort en vue d'un contrôle des prix ou bien ajouter à sa première mesure une seconde, c'est-à-dire fixer les prix des facteurs de production nécessaires à la production de lait. puis la même histoire se répétera, mais sur un plan plus étendu ; le gouvernement devra fixer les prix des facteurs de production nécessaires à la production de ces facteurs dont in aura besoin pour obtenir le lait. C'est ainsi que le gouvernement devra aller de plus en plus loin et fixer les prix de tous les facteurs de production — tant humains (le travail) que matériels — et forcer chaque entrepreneur et chaque travailleur de continuer son travail à ces prix et à ces salaires. Aucune branche de production ne pourra être négligée par cette politique de fixation des prix et des salaires qui embrasse tout et par cet ordre général de continuer la production. Si quelques secteurs de production étaient encore libres, on assisterait à un « glissement » de capital et de travail vers ces secteurs et à un déclin correspondant de l'offre des marchandises dont le gouvernement avait fixé les prix. cependant, ce sont précisément ces marchandises que le gouvernement considère comme particulièrement importantes pour la satisfaction des besoins des masses.

Mais une fois que ce contrôle de toute l'économie aura été achevé, l'économie du marché aura fait place à un système d'économie planifiée, le socialisme. Bien entendu, il ne s'agit pas du socialisme se caractérisant par le fait que l'État dirige chaque usine, comme tel est le cas en Russie, mais le socialisme sur le modèle allemand ou nazi.

Beaucoup d'hommes furent fascinés par le prétendu succès du contrôle des prix allemands. Et de dire : On n'a qu'à être aussi brutal et aussi cruel que les nazis et on réussira à contrôler les prix. Ce que ces personnes, si déterminées à combattre le nazisme en adoptant ces méthodes, ne virent pas, c'est que les nazis n'avaient pas introduit le contrôle des prix dans une économie de marché, mais qu'ils avaient établi un système entièrement socialiste, une communauté totalitaire.

Le contrôle ces prix est contraire au but préconisé s'il se limite seulement à quelques produits. Il ne peut fonctionner et donner satisfaction dans une économie du marché. Si le gouvernement ne tire pas les conclusions qui résultent de cet échec, en abandonnant toutes les tentatives de contrôle des prix, il doit aller de plus en plus loin jusqu'à ce qu'il ait substitué une économie socialiste entièrement planifiée à l'économie du marché.

La production peut ou bien être dirigée par les prix qui s'établissent sur le marché, du fait de l'achat et de l'abstention d'acheter de la part du public. Ou bien elle peut être dirigée par le ministère central de la direction de la production. Il n'y a pas de troisième solution. On ne peut pas créer un troisième système social qui ne soit ni économie de marché, ni socialisme. Si le gouvernement ne fait contrôler qu'une partie des prix, il créera une situation qui — sans exception — sera considérée par tout le monde comme absurde et contraire au but préconisé. Il n'en résultera inévitablement que chaos et dérangement social.

C'est à cela que pensent les économistes en se référant aux lois économiques et en affirmant que l'interventionnisme est contraire aux lois économiques.

dans l'économie de marché, les consommateurs sont la dernière instance. le fait qu'ils achètent ou n'achètent pas, détermine en dernier lieu la quantité et la qualité de ce que les entrepreneurs produisent. ils déterminent directement les prix des biens de consommation et indirectement les prix de tous les biens de production, c'est-à-dire le travail et les facteurs matériels de production. Ils déterminent la formation des profits et des pertes ainsi que la formation du taux d'intérêt. Ils déterminent le revenu de chaque individu. Le foyer de l'économie du marché libre, c'est le marché, c'est-à-dire le procédé de la formation des prix des marchandises, des taux de salaire, des taux d'intérêt et de leurs dérivés : les profits et les pertes. Il rend tous les hommes dans leur qualité de producteurs responsables à l'égard des consommateurs. cette dépendance est directe pour les entrepreneurs, les capitalistes, les paysans et les professions libérales ; elle est indirecte pour les hommes qui travaillent pour des salaires et des traitements. le marché ajuste les efforts de tous ceux qui travaillent pour satisfaire les besoins des consommateurs aux désirs de ceux pour lesquels ils produisent, les consommateurs. Il fait dépendre la production de la consommation.

Le marché est une démocratie dans laquelle chaque sou donne à son propriétaire un droit de vote. Certes les différents individus n'ont pas la même puissance de vote. Le riche a plus de voix que le pauvre. Mais être riche et jouir d'un plus grand revenu c'est dans l'économie du marché libre delà le résultat d'une élection précédente. Le seul moyen pour acquérir la richesse et pour la garder dans une économie du marché non altérée par des privilèges et des restrictions créés par le gouvernement c'est de servir les consommateurs de la façon la meilleure et la moins chère. Les capitalistes et les propriétaires terriens qui ne réussissent pas dans cette voie, subissent des pertes. S'ils ne changent pas leur façon de faire, ils perdent leur richesse et deviennent pauvres. Ce sont les consommateurs qui font de gens pauvres des hommes riches et de gens riches des hommes pauvres. Ce sont les consommateurs qui fixent le revenu d'une star de cinéma ou d'un chanteur d'opéra à un niveau plus élevé que celui d'un soudeur ou d'un comptable.

Chaque individu est libre de ne pas être d'accord avec le résultat d'une campagne électorale ou du cours du marché. Mais dans une démocratie il n'a, pour changer les choses, que la persuasion à sa disposition. Si un homme venait à dire : « Je n'aime pas le maire élu par la majorité et, par conséquent, je demande au gouvernement de lui substituer l'homme que je préfère », on ne l'appellerait pas démocrate. Mais si les mêmes prétentions sont formulées à l'égard du marché, la plupart des hommes sont trop sots pour découvrir les aspirations dictatoriales qu'elles impliquent.

Les consommateurs ont fait leur choix et fixé le revenu du fabricant de chaussures, de l'artiste de cinéma et du soudeur. Qui est ce professeur X qui s'arroge le privilège de renverser leur décision ? S'il n'était pas un dictateur en puissance, il ne demanderait pas au gouvernement d'intervenir. Il essaierait de persuader ses concitoyens d'accroître leur demande pour les produits des soudeurs et de réduire leur demande de souliers et de films.

Les consommateurs ne sont pas prêts à payer pour le coton des prix qui rendraient même profitables les fermes marginales, c'est-à-dire, celles qui produisent sous les conditions les moins favorables. C'est en effet très fâcheux pour les producteurs en question : ils doivent cesser la culture du coton et essayer de s'intégrer de quelque autre façon dans l'ensemble de la production.

Mais que penser de l'homme d'État qui intervient par la contrainte pour élever le prix du coton au-dessus du niveau qu'il atteindrait sur le marché libre ? Les interventionnistes aspirent à substituer la pression de la police au choix des consommateurs. Toutes les phrases : l'État devrait faire ceci ou cela, signifient en dernier lieu : la police devrait forcer les consommateurs à se comporter autrement qu'ils se comporteraient spontanément. Dans ces propositions : élevons les taux de salaire ! réduisons les profits ! rognons les traitements des directeurs ! on se réfère en dernier lieu à la police. Néanmoins, les auteurs de ces projets protestent qu'ils ne veulent que sauver la démocratie industrielle et la liberté.

Dans la plupart des pays non-socialistes on accorde aux syndicats de travailleurs des droits spéciaux. Ces syndicats ont la permission d'empêcher des non-membres de travailler. Ils peuvent lancer un appel à la grève et, s'ils sont en grève, ils sont virtuellement libres d'employer la violence contre tous ceux qui sont prêts à continuer le travail, c'est-à-dire les briseurs de grève. Ce système confère un privilège illimité à ceux qui sont occupés dans les branches vitales de l'industrie. Les travailleurs dont la grève coupe l'approvisionnement en eau, nourriture et autres biens de première nécessité, sont dans une position qui leur permet d'obtenir tout ce qu'ils désirent et cela aux dépens du reste de la population. En fait, les syndicats des dits travailleurs n'ont que modérément tiré avantage de cette situation aux États-Unis. D'autres syndicats et certains syndicats européens ont été moins prudents. Ils s'acharnent à obtenir par la force des augmentations de salaires sans s'embarrasser du désastre qui en devra inévitablement résulter.

Les interventionnistes ne sont pas assez intelligents pour comprendre que pression et contrainte de la part des syndicats de travailleurs sont absolument incompatibles avec tout système d'organisation sociale. Ce problème des syndicats de travailleurs n'a pas le moindre rapport avec le droit des citoyens de se réunir en assemblées et associations qu'aucun pays démocratique ne refuse à ses citoyens. Personne, d'autre part, ne disputera à un homme son droit d'arrêter le travail et de se mettre en grève. La seule question qui s'impose est la suivante : devra-t-on accorder ou non aux syndicats le privilège de recourir impunément à la violence ? Ce privilège est tout aussi incompatible avec le socialisme qu'avec le capitalisme. Aucune coopération sociale sous le système de la division du travail n'est possible tant que quelques personnes ou groupements de personnes ont le droit d'empêcher par la violence ou par des menaces de violence d'autres personnes de travailler. Une grève dans des branches vitales ou une grève générale lorsqu'elles ont été mises en oeuvre par la violence, équivalent à une destruction révolutionnaire de la société.

Un gouvernement abdique par le fait qu'il tolère qu'un autre organisme recoure à la violence. Lorsque le gouvernement abandonne son monopole de coercition et de contrainte, des conditions anarchiques en résultent. S'il était vrai qu'un système de gouvernement démocratique n'est pas apte à protéger sans condition le droit au travail de chaque individu — et cela en dépit des ordres d'un syndicat de travailleurs — la démocratie serait vouée à la mort. Alors, la dictature serait le seul moyen de maintenir la division du travail et d'éviter l'anarchie. Ce qui engendrerait la dictature en Russie et en Allemagne, c'était précisément le fait que la mentalité de ces nations ne permettait pas de supprimer, dans des conditions démocratiques, la violence des syndicats de travailleurs. Les dictateurs abolirent les grèves et brisèrent de cette façon l'échine du syndicalisme. Dans l'empire des soviets, la question des grèves ne se pose pas.

Il est illusoire de croire que l'arbitrage des litiges de travailleurs pourrait faire entrer les syndicats dans le cadre de l'économie du marché libre et les faire fonctionner en compatibilité avec le maintien de la paix à l'intérieur du pays. Des controverses peuvent être tranchées par voie judiciaire s'il existe un ensemble de règles suivant lesquelles les cas individuels peuvent être jugés. Mais lorsqu'un tel code est valide et que ses ordonnances s'appliquent à la détermination de la hauteur des taux de salaire, ce n'est plus le marché qui les fixe, mais le code et ceux qui légifèrent conformément à ce code. C'est alors le gouvernement et non plus les achats et les ventes des consommateurs qui est maître de la situation. Sans l'existence d'un tel code, un statut, d'après lequel une controverse entre employeurs et travailleurs pourrait être tranchée, fait défaut. Ce serait vain de parler dans l'absence d'un tel code de « justes » salaires. La notion de « juste », si elle ne se réfère pas à un statut bien établi, n'a pas de sens. En pratique, si les employeurs ne cèdent pas aux menaces des syndicats, l'arbitrage équivaut à une détermination des taux de salaire par l'arbitre nommé par le gouvernement. Une décision autoritaire et définitive est substituée aux prix du marché. L'alternative finale est toujours la même : l'État ou le marché. Il n'y a pas une troisième solution.

Souvent les métaphores sont très utiles pour élucider des problèmes compliqués et faire comprendre ceux-ci à des esprits moins intelligents. Mais elles conduisent à des erreurs et s'approchent du non-sens, lorsque les hommes oublient que toute comparaison est imparfaite. Il est absurde de vouloir prendre des métaphores à la lettre et de déduire de leur interprétation des aspects de l'objet qu'on avait désiré faire mieux comprendre par leur emploi. Il n'y avait aucun danger dans le fait que les économistes avaient décrit le fonctionnement du marché comme automatique et avaient l'habitude de parler de forces anonymes fonctionnant sur le marché. Ils n'avaient pas pu prévoir que des hommes seraient aussi stupides que d'interpréter ces métaphores littéralement.

Il n'y a pas de forces « automatiques » et « anonymes » qui animent le « mécanisme » du marché. Les seuls facteurs qui dirigent le marché et déterminent les prix sont des actes réfléchis. Il n'y a pas d'automatisme ; il y a des hommes qui tendent sciemment vers des fins choisies et qui recourent délibérément à des moyens bien définis pour atteindre ces fins. Il n'y a pas de forces mystérieuses et mécaniques ; il n'y a que la volonté de chaque individu de satisfaire sa demande pour des biens divers. Il n'y a pas d'anonymat ; il y a vous et moi, Pierre et Jean et tous les autres. Et chacun de nous travaille tant pour la production que pour la consommation. Chacun apporte sa part à la fixation des prix.

Le dilemme ne réside pas entre des forces automatiques et des actions projetées. Il existe entre le procédé automatique du marché dans lequel chaque individu a sa part et la suprématie absolue d'une autorité dictatoriale. Tout ce que les hommes font dans l'économie de marché, c'est d'exécuter leurs propres projets. Dans ce sens, toute action humaine veut dire : faire des plans. Ceux qui se nomment planistes ne réclament nullement la substitution de l'action planifiée au « laisser-aller ». Ils veulent substituer leurs propres plans à ceux de leur concitoyens. le planiste est un dictateur en puissance qui désire priver tous les autres hommes de leur pouvoir de faire des plans et d'agir selon leurs propres plans. Il ne vise qu'à une chose : la prééminence exclusive et absolue de son propre plan.

Il est tout aussi erroné de déclarer qu'un gouvernement , qui n'est pas socialiste, n'a pas de plans. Toue ce qu'un gouvernement fait est d'exécuter un plan, c'est-à-dire un projet. On peut ne pas être d'accord avec un tel plan. Mais on ne devra pas dire que ce n'est nullement un plan. Le professeur Wesley C. Mitchell a affirmé que le gouvernement libéral de Grande-Bretagne « avait projeté de ne pas avoir de plan » 1. Néanmoins, le gouvernement britannique avait un plan bien défini. Son plan, c'était la propriété privée des moyens de production, la libre initiative et l'économie de marché. En fait, la Grande-Bretagne était très prospère sous ce plan qui, selon le professeur Mitchell, n'est « pas un plan ».

Les planistes prétendent que leurs plans sont scientifiques et que, parmi les hommes bien intentionnés et raisonnables il ne peut y avoir désaccord avec ces plans. Cependant, une théorie scientifique du « ce qui devrait être » n'existe pas. La science est compétente pour établir ce qui est. Elle ne peut jamais dicter ce qui devrait être et fixer les fins auxquelles les hommes devraient aspirer. C'est un fait que les hommes ne sont pas du même avis quant à leurs jugements de valeur. N'est-ce pas une insolence que de s'arroger le droit d'emprise sur les plans des autres hommes et de les forcer à se soumettre au plan du planiste ? Le plan de qui devrait être exécuté ? Le plan de la Confédération générale du Travail ou celui de n'importe quel autre groupe ? Le plan de Trotsky ou celui de Staline ? le plan de Hitler ou celui de Strasser ?

Lorsque les hommes furent dominées par l'idée que dans le domaine de la religion un seul plan seulement devrait être adopté, il en résulterait des guerres sanglantes. Ces guerres cessèrent du moment que le principe de la liberté de religion fut admis. l'économie de marché protège une coopération économique pacifique, parce qu'elle n'emploie pas la force à l'égard des plans économiques des citoyens. Si un pan souverain primant tous les autres doit être substitué aux plans de chaque citoyen, des combats sans fin doivent faire leur apparition. Ceux qui n'approuvent pas le plan du dictateur ne disposent que d'un moyen pour réussir : vaincre le despote par la force des armes.

C'est une illusion que de croire qu'un système de socialisme planifié pourrait être mis en oeuvre suivant les méthodes de gouvernement démocratiques. la démocratie est liée inextricablement au capitalisme. Elle ne peut exister là où règne un régime planifié. Nous nous référons aux paroles du plus éminent protagoniste contemporain u socialisme, le professeur Harold Laski. Il a déclaré que le parti travailliste britannique en arrivant au pouvoir par la voie normale du parlement, devrait transformer radicalement le gouvernement parlementaire. une administration socialiste a besoin de « garanties » afin que son travail de transformation ne soit pas « interrompu » par une révocation à la suite d'une défaite aux élections. Voilà pourquoi la suspension de la constitution s'avère « inévitable » 2. Quelle aurait été la joie de Charles Ier et de Georges II s'ils avaient connu les livres du professeur Laski !

Sidney et Beatrice Webb (Lord et Lady Passfield) nous disent que « dans toute action corporative une unité de pensée loyale est si importante que dans le cas où n'importe quoi doit être accompli, toute discussion publique doit être suspendue entre la promulgation de la décision et l'accomplissement de la tâche ». Pendant que le « travail progresse », toute manifestation de doute et même de crainte que le plan ne soit couronné de succès est « un acte de déloyauté, voire même de trahison » 3. Comme la production ne cesse jamais, comme il y a toujours quelque travail en voie d'exécution et comme il y a toujours quelque chose à accomplir, il s'ensuit qu'un gouvernement socialiste ne doit jamais accorder la moindre liberté de parole et de presse. « Une unité loyale de pensée », quelle circonlocution résonnante pour l'idéal de Philippe II et de l'Inquisition ! A cet égard, un autre éminent admirateur des soviets, Mr. T.G. Crowther, parle sans s'imposer la moindre réserve. Il déclare clairement que l'Inquisition « profite à la science lorsqu'elle protège une classe ascendante » 4, c'est-à-dire lorsque les amis de Mr. Crowther y recourent. Des centaines de citation similaires pourraient être données.

Pendant l'époque victorienne, lorsque John Stuart Mill écrivit son essai On Liberty, les vues telles que celles qui sont défendues par le professeur Laski, Mr. et Mrs Webb et par Mr. Crowther furent qualifiées de réactionnaires. Aujourd'hui on les appelle « progressistes » et « libérales » 5.

D'autre part, les hommes qui s'opposent à la suspension du gouvernement parlementaire, à la liberté de parole et de presse et à l'établissement de l'Inquisition sont méprisés en tant que « réactionnaires », « royalistes économiques » et « fascistes ».

Ceux des interventionnistes qui considèrent l'interventionnisme comme une méthode susceptible d'amener pas à pas le socialisme intégral, sont du moins logiques. Si les mesures adoptées manquent d'apporter les résultats salutaires tant attendus et se terminent en un désastre, ils demandent une ingérence de plus en plus poussée jusqu'à ce que le gouvernement ait pris en main la direction de toutes les activités économiques. Mais ceux qui ne voient dans l'interventionnisme qu'un moyen pour améliorer et pour maintenir par là même le capitalisme, sont entièrement confus.

Aux yeux de ces hommes, tous les effets non désirés et indésirables provenant du fait que le gouvernement intervient dans les affaires économiques, sont causés par le capitalisme. Le fait même qu'une mesure gouvernementale a occasionné une situation qu'ils n'aiment pas, justifie pour eux des mesures ultérieures. Ils n'arrivent pas à comprendre par exemple, que le rôle que jouent de nos jours des combinaisons monopolistiques, est l'effet d'une ingérence gouvernementale (exemple : les tarifs et les brevets). Ils exigent une action gouvernementale, afin que les monopoles soient empêchés. Il serait difficile d'imaginer une idée aussi peu réaliste. Car, les gouvernements auxquels ils demandent de combattre les monopoles sont les mêmes gouvernements qui sont attachés au principe du monopole. C'est ainsi que le gouvernement américain du New Deal, par l'intermédiaire de la N.R.A., s'était engagé dans une organisation monopolistique complète de chaque branche de l'économie américaine et avait visé à organiser l'agriculture américaine dans un vaste ensemble monopolistique et cela en restreignant le rendement des entreprises agricoles, afin de substituer des prix de monopole aux prix plus bas du marché. Ce même gouvernement avait participé à diverses conventions internationales pour le contrôle des biens de consommation, conventions dont le but manifeste était d'établir des monopoles internationaux pour divers biens de consommation. Tel fut le cas pour tous les autres gouvernements. L'Union soviétique avait participé également à quelques-unes de ces conventions monopolistiques intergouvernementales 6. Sa répugnance à l'égard d'une collaboration avec les pays capitalistes n'était pas assez importante pour lui faire perdre la moindre occasion d'encourager des monopoles.

Le programme de cet interventionnisme, contradictoire en lui-même, est la dictature, en apparence nécessaire à la libération des hommes. Mais la liberté que ses partisans réclament, c'est la liberté de faire les choses qu'eux, les partisans de l'interventionnisme, désirent voir accomplies. Ils n'ignorent pas seulement les problèmes économiques que cela implique. Toute faculté de penser d'une manière logique leur fait défaut.

La justification la plus absurde de l'interventionnisme est fournie par ceux qui regardent le conflit entre le capitalisme et le socialisme comme étant une contestation au sujet de la répartition des revenus. Pourquoi les classes des propriétaires ne seraient-elles pas plus complaisantes ? Pourquoi n'accorderaient-elles pas aux pauvres travailleurs une plus grande partie de leurs revenus ? pourquoi s'opposeraient-elles au projet gouvernemental qui tend à élever la part des gens moins fortunés en décrétant des taux de salaire minimum et des prix maxima et en ramenant les profits et les taux d'intérêt à un niveau plus bas et par là « plus équitable » ? D'après eux, si l'on cédait dans ces matières, on enlèverait le vent aux voiles des révolutionnaires radicaux et l'on maintiendrait le capitalisme. D'après eux, les pires ennemis du capitalisme sont les doctrinaires intransigeants qui réclament avec exagération la liberté économique, le « laissez-faire » et le manchestérisme et, de cette façon, rendent vaines toutes les tentatives en vue d'un compromis avec les revendications des travailleurs. Ces purs réactionnaires sont les seuls responsables de l'acharnement actuel entre les partis et de l'implacable haine qu'il engendre. Ce qu'il faut, c'est un programme constructif qui remplace l'attitude purement négative des « royalistes économiques ». Aux yeux de ces hommes, seul l'interventionnisme est « constructif ».

Cependant, cette manière de raisonner est entièrement vicieuse. Elle admet comme irréfutables que les diverses mesures, par lesquelles le gouvernement s'ingère dans les affaires économiques, atteindront les buts salutaires que leurs partisans en attendent. Elle dédaigne facilement ce que dit l'économie politique de leur insuffisance dans la réalisation des buts recherchés et des conséquences inévitables de ceux-ci. La question qui s'impose n'est pas : les taux de salaire minimum sont-ils oui ou non justifiés ? mais : apportent-ils oui ou non le chômage à une partie de ceux qui désirent ardemment travailler ? L'interventionniste, en disant de ces mesures qu'elles sont justes, ne réfute pas les objections formulées contre leur opportunité par les économistes. Il feint simplement d'ignorer la question soulevée.

Le conflit entre le capitalisme et le socialisme ne réside pas dans une contestation entre deux groupes de revendicateurs au sujet du volume des portions à allouer à chacun d'eux, le montant des biens étant donné. C'est une dispute pour savoir quel système d'organisation sociale sert le mieux le bien-être de l'humanité. Ceux qui combattent le socialisme ne le rejettent pas, parce qu'ils envient aux travailleurs les bénéfices qu'ils pourraient prétendument tirer du mode de production socialiste. Ils combattent le socialisme précisément parce qu'ils sont convaincus qu'il nuirait aux masses en les réduisant au statut de pauvres serfs entièrement à la merci de dictateurs irresponsables.

Dans ce conflit d'opinions, chacun doit prendre sa décision et prendre une position bien définie. Chacun doit se mettre ou bien du côté de ceux qui exigent la liberté économique ou bien du côté de ceux qui demandent le socialisme totalitaire. On ne peut échapper à ce dilemme en adoptant une position nominalement intermédiaire « au milieu de la route »), c'est-à-dire l'interventionnisme. Car l'interventionnisme n'est ni un chemin du milieu, ni un compromis entre le capitalisme et le socialisme. C'est un troisième système. C'est un système dont l'absurdité et la futilité ne sont pas seulement reconnues par tous les économistes, mais même par les marxistes.

Une telle chose comme la revendication « excessive » de la liberté économique n'existe pas. D4une part, la production peut être dirigée par les efforts de chaque individu, qui cherche à adopter sa conduite de la manière la plus appropriée aux demandes les plus urgentes des consommateurs. C'est l'économie de marché. D'autre part, la production peut être dirigée par des décrets autoritaires. Si ces décrets ne concernent que quelques données isolées de la structure économique, ils ne réussissent pas à atteindre les fins recherchées et leurs partisans n'aiment pas le résultat ainsi obtenu. Si ces décrets vont jusqu'à une enrégimentation complète, ils veulent dire socialisme autoritaire.

Les hommes doivent choisir entre l'économie du marché et le socialisme. L'État peut maintenir l'économie de marché en protégeant la vie, la santé et la propriété privée contre toute agression violente ou frauduleuse ou bien il peut contrôler la conduite de toutes les activités de la production. Un élément doit déterminer ce qui devrait être produit. Si ce n'est pas le consommateur par suite de l'offre et de la demande existant sur le marché, il faudra que ce soit le gouvernement par la voie de la contrainte.


Notes

1. Cf. Wesley C. Mitchell : The Social Sciences and National Planning (in : Planned Society, ed. by Findlay Mackenzie, New York, 1937, p. 112).

2. Cf. Laski, Democracy in Crisis (Chapel Hill, 1933), pp. 87-88.

3. Cf. Sidney et Beatrice Webb, Soviet Communism : A New Civilisation ? (New York, 1936), Vol. II, pp. 1038-1039.

4. Cf. T.G. Crowther, Social Relations of Science (Londres, 1941), p. 333.

5. Note du traducteur : Depuis près de 30 ans, le sens de l'épithète liberal varie suivant qu'elle est employée en Europe ou aux États-Unis.

En Europe, comme par le passé, on dit d'un homme qu'il est libéral, s'il croit à « une société d'hommes libres, mais volontairement respectueux des impératifs moraux », une société d'hommes libres tant dans le domaine politique qu'économique.

Aux États-Unis, au contraire, libéral ne s'applique plus qu'aux faux libéraux, c'est-à-dire à tous ceux qui croient que la civilisation occidentale évolue nécessairement vers le collectivisme. Être libéral équivaut aux États-Unis à être communisant, socialiste, dirigiste ou interventionniste. C'est dans ce sens que le terme libéral est employé ici.

De nos jours, en Amérique, les vrais libéraux sont souvent qualifiés de « Libertarians ».

6. Cf. La collection de ces conventions, publiée par le Bureau International du Travail sous le titre Intergovernmental Commodity Control Agreements (Montréal, 1943).


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