Le Chaos du planisme

Éditions Génin — Librairie de Médicis — Paris (1956)

par Ludwig von Mises

traduit par J.-P. Hamilius, Jr.

 

10. La prétendue inévitabilité du socialisme

 

Beaucoup de gens croient que l'avènement du totalitarisme est inévitable. « L'évolution future », disent-ils, « conduit l'humanité inexorablement vers un système dans lequel toutes les affaires des hommes seront dirigées par des dictateurs omnipotents. Rien ne sert de s'opposer aux décrets impénétrables de l'histoire ».

En vérité, la plupart des gens n'ont pas l'aptitude intellectuelle et le courage nécessaire pour résister à un mouvement populaire, quelque pernicieux et irréfléchi qu'il soit. Bismarck déplora une fois le manque de ce qu'il appela le courage civil de ses concitoyens, c'est-à-dire leur bravoure à l'égard des affaires civiques. Mais les citoyens d'autres nations, lorsqu'ils étaient en face de la menace d'une dictature communiste, ne firent pas preuve de plus de courage et de jugement. Ils cédèrent en silence ou formulèrent timidement quelques objections insignifiantes.

On ne combat pas le socialisme en critiquant seulement quelques traits accidentels de ses plans. On ne le réfute pas en attaquant ses idées sur le divorce ou le contrôle des naissances, ou ses vues sur l'art et sur la littérature. Il ne suffit point de désapprouver les affirmations marxistes d'après lesquelles la théorie de la relativité ou la philosophie de Bergson ou la psychanalyse ne sont que des absurdités « bourgeoises ». Ceux qui ne trouvent à redire au bolchevisme et au socialisme qu'à cause des penchants anti-chrétiens de ces deux doctrines, approuvent implicitement le reste de ces plans cruels.

D'autre part, il est stupide de louer les régimes totalitaires à cause de prétendus succès qui n'ont pas le moindre rapport avec leurs principes politiques et économiques. Il est douteux que les observations selon lesquelles dans l'Italie fasciste les trains étaient à l'heure et les punaises dans les hôtels de deuxième classe se faisaient plus rares, fussent exactes ou non ; mais c'est en tout cas de peu d'importance pour le problème du fascisme. Les sympathisants communistes sont ravis des films, de la musique et du caviar russes. Mais il y eut de plus grands musiciens dans d'autres pays et sous d'autres systèmes sociaux ; de bons films furent réalisés également par d'autres pays et, ce n'est pas le mérite du généralissime Staline si le caviar est d'un goût exquis. De même, le charme des danseuses de ballet russes ou la construction d'une grande centrale électrique sur le Dniepr ne compensent pas l'extermination en masses des koulaks.

Les lecteurs de journaux illustrés et les habitués de cinémas désirent ardemment du pittoresque. Les parades théâtrales des fascistes et des nazis ainsi que les parades des bataillons de femmes de l'armée rouge sont à leur goût. Il est plus amusant d'écouter à la T.S.F. les discours d'un dictateur que d'étudier un traité d'économie politique. Les entrepreneurs et les technologues qui préparent le chemin au progrès et aux améliorations économiques, travaillent en solitude ; leur travail n'est pas fait pour être montré sur la scène. Mais les dictateurs qui s'obstinent à semer la mort et la destruction, attirent les regards du public. Vêtus de costumes militaires, ils éclipsent, dans les yeux des spectateurs de cinéma, les bourgeois dans leurs vêtements simples et sans couleur.

Les problèmes de l'organisation économique de la société ne conviennent pas aux causeries légères des réunions mondaines. De même, ils ne peuvent être traités adéquatement par des démagogues haranguant les masses. Ces problèmes sont des choses sérieuses et on ne peut pas les traiter à la légère. Ils exigent des études laborieuses.

La propagande socialiste n'a jamais rencontré d'opposition décidée. La critique dévastatrice par laquelle les économistes ont montré la futilité et l'impraticabilité des plans et de doctrines socialistes, ne parvenait pas jusqu'aux hommes qui forment l'opinion publique. Les universités étaient pour la plupart dominées par des pédants socialistes ou interventionnistes, non seulement en Europe continentale, où les universités étaient la propriété de l'État et dirigées par lui, mais même dans les pays anglo-saxons. Les hommes politiques et les hommes d'État, anxieux de perdre leur popularité, étaient tièdes dans leur défense de la liberté. La politique d'apaisement, tant critiquée lorsqu'elle fut appliquée aux nazis et aux fascistes, fut pratiquée universellement et pendant des décades à l'égard de toutes les variétés de socialisme. C'est à cause de ce défaitisme que la jeune génération croyait que la victoire du socialisme était inévitable.

Il n'est pas vrai que les masses demandent avec véhémence l'introduction du socialisme et qu'il n'y ait pas de moyen de leur résister. Les masses soutiennent le socialisme, parce qu'elles se fient à la propagande socialiste des intellectuels. Ce sont les intellectuels, et non la populace, qui forment l'opinion publique. C'est une mauvaise excuse des intellectuels que de déclarer qu'ils doivent céder aux masses. Ils ont eux-mêmes engendré les idées socialistes et les ont enseignées aux masses. Aucun prolétaire ou fils de prolétaire n'a contribué à l'élaboration des programmes interventionnistes et socialistes. Les auteurs furent tous d'origine bourgeoise. Les écrits ésotériques du matérialisme dialectique, de Hegel, le père à la fois du marxisme et du nationalisme agressif allemand, les livres de George Sand, de Gentile et de Spengler ne furent pas lus par l'homme moyen ; ils n'influencèrent pas directement les masses. Ce furent les intellectuels qui les rendirent populaires.

Les chefs intellectuels des peuples ont produit et propagé les sophismes qui sont sur le point de détruire la liberté et la civilisation de l'occident. Les intellectuels seuls sont responsables des exterminations en masse qui constituent le trait caractéristique de notre siècle. Eux seuls peuvent changer la marche des événements et construire le chemin pour une résurrection de la liberté.

Ce ne sont pas des « forces productives matérielles », mais la raison et les idées qui déterminent le cours des affaires de l'humanité. Ce qu'il faut pour arrêter ce penchant pour le socialisme et le despotisme, c'est le bon sens et le courage moral.

 


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