Le Choc des intérêts de groupe et autres essais

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Préface de Murray Rothbard

 

Au XXe siècle, les défenseurs de l'économie de marché ont presque toujours rejeté la responsabilité de l'intervention gouvernementale sur le seul compte des idées erronées — c'est-à-dire sur des idées fausses concernant les politiques permettant d'améliorer le bien public. Pour la plupart de ces auteurs un concept comme celui de la « classe dirigeante » avait une sonorité épouvantablement marxiste. En résumé, ce qu'ils disaient était qu'il n'existait pas de conflits irrémédiables de classe ni d'intérêts particuliers de groupe dans l'histoire humaine, que les intérêts de tous était toujours compatibles, et que par conséquent toute confrontation politique ne pouvait venir que de malentendus à propos de cet intérêt commun.

Dans « Le Choc des intérêts de groupe », le plus important des essais peu connus reproduits ici, Ludwig von Mises, l'éminent champion du marché libre de ce siècle, évite ce piège naïf dans lequel sont tombés tant de ses collègues. Au lieu de cela, Mises expose une théorie des classes et du conflit de classe très sophistiquée et libérale, en distinguant nettement entre le marché libre et l'intervention gouvernementale. Il est vrai que sur le marché libre il n'y a pas de confrontations de classe ni d'intérêts de groupe particuliers : tous les participants tirent bénéfice du marché et tous leurs intérêts sont par conséquent en harmonie. Mais il en va tout autrement, souligne Mises, quand nous en arrivons à l'intervention du gouvernement. Car cette intervention crée nécessairement un conflit entre les classes d'individus qui tirent un bénéfice ou sont privilégiés du fait de l'État d'une part, et les classes qui en subissent le poids. Mises appelle castes ces classes conflictuelles, créées par l'intervention de l'État. Comme il le dit :

Une solidarité d'intérêts prévaut ainsi entre tous les membres d'une même caste tandis qu'un conflit d'intérêts prévaut entre les diverses castes. Chaque caste privilégiée vise à obtenir de nouveaux privilèges et à préserver les anciens. Chaque classe non privilégiée cherche à abolir les exclusions dont elle est victime. Au sein d'une société de castes, il existe un antagonisme irrémédiable entre les intérêts des différentes castes.

Mises, par cette profonde analyse, revient à la théorie libérale originelle de l'analyse des classes, initiée par Charles Comte et Charles Dunoyer, chefs de file du libéralisme laissez-fairiste français au début du XIXe siècle.

Mais Mises a un grave problème : utilitariste, assimilant l'utilitarisme à l'économie et au marché libre, il doit se montrer capable de convaincre tout le monde, y compris ceux qu'il considère comme faisant partie des castes dirigeantes, qu'ils obtiendraient une meilleure situation dans un marché et dans une société libres et qu'eux aussi devraient faire campagne en faveur de cet objectif. Il essaie de le faire en établissant une dichotomie entre les intérêts à « court terme » et à « long terme », ces derniers étant qualifiés d'intérêts « bien compris ». Même ceux qui bénéficient à court terme de l'étatisme, prétend Mises, y perdront à long terme. Comme le dit Mises :

Sur le court terme un individu ou un groupe peuvent retirer un profit en violant les intérêts d'autres groupes ou individus. Mais sur le long terme, en se livrant à de telles actions, ils nuisent à leurs propres intérêts égoïstes tout autant qu'à ceux des personnes auxquelles ils ont porté préjudice. Le sacrifice qu'un homme ou un groupe fait en renonçant à certains gains à court terme, de peur qu'ils ne mettent en péril le fonctionnement pacifique de l'appareil de coopération sociale, n'est que temporaire. Il revient à abandonner un petit profit immédiat pour des avantages incomparablement plus grands à long terme.

Le grand problème est ici le suivant : pourquoi les gens devraient-ils toujours prendre en considération leurs intérêts à long terme, et non ceux à court terme ? Pourquoi le long terme est-il la façon de « bien comprendre » ? Ludwig von Mises, plus que tout autre économiste de son temps, a fait prendre conscience à la discipline économique de la grande et éternelle importance de la préférence temporelle dans l'action humaine : la préférence accordée à l'obtention d'une satisfaction donnée maintenant plutôt qu'ultérieurement. Bref, tout le monde préfère le court au long terme, à des degrés différents. Comment Mises peut-il, en tant qu'utilitariste, dire qu'une préférence temporelle moindre en faveur du présent serait « meilleure » qu'une préférence plus élevée ? En résumé, il faut une doctrine morale au-delà de l'utilitarisme pour affirmer que les gens devraient prendre davantage en compte leurs intérêts à long terme que ceux à court terme. Cette considération devient encore plus importante dans les cas où l'intervention du gouvernement confère des avantages importants et non de « petits avantages » aux privilégiés et où le châtiment n'arrive pas avant un long moment, de sorte que le « temporaire » de la citation ci-dessus correspond en fait à une longue période.

Cet aspect devient encore plus intense dans le noble et surprenant essai intitulé « La Liberté de circulation en tant que problème international », nouvelle traduction d'un article publié dans un journal viennois de 1935. Il est surprenant parce qu'il constitue une vive attaque portée à l'encontre des barrières à l'immigration établies par les États-Unis et dans les dominions britanniques. Car Mises identifie avec un ton incisif ces barrières à la création d'une classe d'une élite dirigeante, certes étendue, dans laquelle les travailleurs d'une zone géographique particulière, jouissant d'un niveau de vie élevé, utilisent l'État pour laisser à l'extérieur les immigrants de zones à salaires inférieurs, maintenant ainsi ces derniers de manière permanente dans une situation de salaires plus faibles. Mises ajoute avec justesse que, contrairement au mythe marxiste de la solidarité internationale du prolétariat, ce sont les syndicats des pays à niveau de vie élevé qui se sont battus en faveur des restrictions à l'immigration. Mises est sévère à propos des privilèges conférés par les barrières à l'immigration : « Le "miracle", dont on parle si souvent, des hauts salaires aux États-Unis et en Australie peut facilement s'expliquer par la politique essayant d'empêcher toute nouvelle immigration. Pendant des décennies, les gens n'ont pas osé débattre de ces choses en Europe. » Mises conclut cet essai en justifiant de manière implicite l'Europe surpeuplée faisant la guerre contre les pays restrictifs : « Il s'agit d'un problème du droit à l'immigration dans les pays les plus grands et les plus productifs [...]. Si l'on ne rétablit pas la liberté de circulation des individus dans le monde, il ne peut y avoir de paix durable. »

Même ici Mises tente de montrer que, sur le long terme, les travailleurs des pays privilégiés sont moins bien lotis du fait des barrières à l'immigration, mais il est clair que ce « terme » est tellement long et que les avantages intermédiaires sont si substantiels que l'harmonie utilitariste des intérêts universels disparaît dans ce cas.

La même disparition se produit quand Mises, dans son « Choc des intérêts de groupe » essaie de rejeter comme non-sens les nationalismes et la guerre entre les nations, au moins à long terme. Mais il ne s'attaque pas au problème des frontières nationales : comme l'essence de l'État-nation est d'exercer le monopole de la force sur une zone territoriale donnée, il existe inéluctablement un conflit d'intérêts entre les États et entre leurs dirigeants quant à la taille de leurs territoires, sur la taille des régions sur lesquelles s'exerce leur souveraineté. Alors que dans un marché libre le gain de chacun est également le gain d'un autre, le gain territorial d'un État est nécessairement une perte pour un autre État, et les conflits d'intérêts portant sur les frontières sont irréconciliables — même s'ils sont d'autant moins importants que les interventions du gouvernement dans la société sont rares.

La théorie des classes de Mises a été curieusement négligée par ses successeurs. En la remettant au premier rang, nous devons abandonner l'idée confortable selon laquelle nous serions tous, nous tout comme nos dirigeants privilégiés, dans une harmonie d'intérêts continuelle. En modifiant la théorie de Mises afin de tenir compte de la préférence temporelle et d'autres problèmes concernant son analyse sur ce qui est « bien compris », nous concluons par l'idée encore moins confortable selon laquelle les intérêts des privilégiés d'État et ceux du reste de la société sont en désaccord. Et nous concluons en outre que seuls des principes moraux situés au-delà de l'utilitarisme peuvent en fin de compte trancher le conflit qui les oppose.


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