Le Choc des intérêts de groupe et autres essais

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

1. Le Choc des intérêts de groupe

 

Article publié pour la première fois dans Approaches to National Unity (1945).

I

Utiliser l'expression de « tensions de groupes » pour décrire les antagonismes contemporains est certainement un euphémisme. Ce que nous avons en face de nous, ce sont des conflits considérés comme irréconciliables et conduisant à des guerres presque perpétuelles, à des guerres civiles et à des révolutions. Pour autant qu'il y ait la paix, la raison n'en est certes pas l'amour de la paix sur la base de principes philosophiques, mais le fait que les groupes concernés n'ont pas encore terminé leur préparation au combat et qu'ils attendent, pour des questions d'efficacité, un moment plus propice pour frapper les premiers.

Alors qu'ils luttent les uns contre les autres, les gens ne sont pas en désaccord à propos du consensus sur les doctrines sociales contemporaines. C'est un dogme presque universellement accepté que de dire qu'il existe des conflits irrémédiables entre les intérêts des différents groupes. Les avis ne diffèrent généralement parlant qu'en ce qui concerne la question de savoir ce qu'il convient de considérer comme des groupes authentiques et par conséquent quels sont les véritables conflits. Les nationalistes disent que ce sont les nations (ce qui veut dire les groupes linguistiques en Europe) qui constituent les véritables groupes, et pour les marxistes ce sont les « classes sociales ». Mais il y a unanimité à propos de la doctrine selon laquelle un groupe authentique ne peut prospérer sans que ce soit au détriment d'autres groupes authentiques. D'après cette vision des choses le conflit représente l'état naturel des relations entre les groupes. Cette philosophie sociale s'est mise à l'abri de toute critique en affirmant le principe du polylogisme. Marx, Dietzgen et les représentants radicaux de la « sociologie de la connaissance » enseignent que la structure logique de l'esprit est différente selon les classes sociales. Si quelqu'un s'écarte des enseignements du marxisme, c'est soit qu'il fait partie d'une classe non prolétarienne et est donc de par sa constitution incapable de saisir la philosophie prolétarienne, soit, si c'est un prolétaire, par qu'il est tout simplement un traître. Les objections portées à l'encontre du marxisme ne servent à rien parce que leurs auteurs sont des « sycophantes de la bourgeoisie ». D'une manière analogue les racistes allemands déclarent que les logiques des diverses races sont essentiellement différentes. Les principes de la logique « non aryenne » et les théories scientifiques développées par son application ne sont pas valables pour les « Aryens ».

Or, si cela est vrai, la défense de la coopération pacifique entre les hommes est sans espoir. Si les membres des divers groupes ne peuvent même pas se mettre d'accord sur les théorèmes physiques et mathématiques ou à propos des problèmes biologiques, ils ne trouveront certainement pas une formule permettant le fonctionnement harmonieux de l'organisation sociale.

Il est vrai que la plupart de nos contemporains, dans leur acceptation du polylogisme, ne vont pas aussi loin que les marxistes, racistes, etc. cohérents. Mais une doctrine perverse n'est pas rendue moins critiquable si elle s'exprime de manière timide et modérée. C'est un fait que la science sociale et politique contemporaine fait un usage abondant du polylogisme, bien que ses champions s'abstiennent de présenter clairement et ouvertement les fondements philosophiques des enseignements du polylogisme. Ainsi, par exemple, la théorie ricardienne du commerce extérieur est simplement écartée en indiquant qu'il s'agissait de la « superstructure idéologique » des intérêts de classe de la bourgeoisie du XIXe siècle. Quiconque s'oppose aux doctrines en vogue de l'intervention du gouvernement dans les affaires ou du syndicalisme est — selon la terminologie marxiste — stigmatisé comme défenseur des intérêts de classe injustes des « exploiteurs ».

La façon même dont les spécialistes des sciences sociales, les historiens, les rédacteurs de journaux et les politiciens utilisent les termes « capital » et « travail » ou traitent des problèmes du nationalisme économique prouve qu'ils ont entièrement adopté la doctrine du conflit irrémédiable entre les intérêts des différents groupes. S'il est vrai qu'il existe un tel conflit irréconciliable, ni la guerre entre les nations ni la guerre civile ne peuvent être évitées.

Nos guerres internationales ou civiles ne sont pas contraires aux doctrines sociales généralement acceptées de nos jours. Elles en sont le résultat logique parfait.

II

La première question à laquelle nous devons répondre est la suivante : qu'est-ce qui unifie ces groupes dont les conflits sont notre objet ?

Dans un système de castes la réponse est évidente. La société y est divisée en castes rigides. L'appartenance à l'une d'elles attribue à chaque individu certains privilèges (privilegia favorabilia) ou certains handicaps (privilegia odiosa). En règle générale un homme hérite sa caste de ses parents, y reste toute sa vie et transmet son statut à ses enfants. Son destin personnel est inséparablement lié à celui de sa caste. Il ne peut attendre d'amélioration de sa situation en dehors d'une amélioration de la situation de sa caste ou de son état. Une solidarité d'intérêts prévaut ainsi entre tous les membres d'une même caste tandis qu'un conflit d'intérêts prévaut entre les diverses castes. Chaque caste privilégiée cherche à obtenir de nouveaux privilèges et à préserver les anciens. Chaque classe non privilégiée cherche à abolir les exclusions dont elle est victime. Au sein d'une société de castes, il existe un antagonisme irrémédiable entre les intérêts des différentes castes.

Le capitalisme a substitué l'égalité devant la loi au système des castes des temps anciens. Dans une société de marché libre, dit l'économiste libéral, il n'y a ni privilégiés ni défavorisés. Il y prévaut une pleine harmonie des intérêts bien compris (nous dirions aujourd'hui à long terme) de tous les individus et de tous les groupes. L'économiste libéral ne conteste pas le fait qu'un privilège accordé à un groupe précis de gens peut favoriser ses intérêts à court terme aux dépens du reste de la nation. Une taxe sur les importations de blé augmente le prix du blé sur le marché intérieur et augmente ainsi le revenu des agriculteurs nationaux. (Comme il ne s'agit pas d'un essai sur les problèmes économiques, il n'est pas nécessaire de préciser les conditions spécifiques du marché nécessaires pour que le tarif douanier ait cet effet.) Mais il est peu probable que les consommateurs, la grande majorité, acceptent durablement un état de choses qui leur soit défavorable au seul bénéfice des cultivateurs de blé. Soit ils aboliront le tarif douanier, soit ils essaieront de s'assurer une protection similaire. Si tous les groupes jouissent de privilèges, seuls ceux qui sont privilégiés à un bien plus grand degré que les autres en tirent un véritable bénéfice. Avec un privilège égal pour tous les groupes, le profit d'un homme en sa qualité de producteur et de vendeur est absorbé d'un autre côté par les prix plus élevés qu'il doit payer en sa qualité de consommateur et d'acheteur. Mais au delà de cela, tous sont perdants parce que le tarif douanier détourne la production des lieux offrant les conditions de production les plus favorables vers des lieux offrant des conditions moins favorables et parce qu'il réduit ainsi le montant total du revenu national. Les intérêts à court terme d'un groupe peuvent être servis par un privilège aux dépens d'autres personnes. Les intérêts bien compris, c'est-à-dire à long terme, sont certainement mieux servis par l'absence de tout privilège.

Le fait que des gens aient la même situation dans le cadre de la société de marché libre n'entraîne pas une solidarité de leurs intérêts à court terme. Au contraire, c'est précisément le fait qu'ils occupent la même place au sein du système de la division du travail et de la coopération sociale, qui en fait des concurrents et des rivaux. Le conflit à court terme entre les concurrents peut être annulé et remplacé par la solidarité des intérêts bien compris de tous les membres de la société capitaliste. Mais — en l'absence de privilèges accordés à des groupes — il ne peut jamais conduire à une solidarité de groupe et à un antagonisme entre les intérêts d'un groupe avec le reste de la société. Dans un régime de libre-échange, les fabricants de chaussures sont simplement des concurrents. Ils ne peuvent être réunis dans un groupe ayant une solidarité d'intérêts que si un privilège entre en jeu, par exemple un tarif douanier sur les chaussures (privilegium favorabile) ou une loi établissant une discrimination à leur égard au bénéfice d'autres gens (privilegium odiosum).

C'était contre cette doctrine que Karl Marx avait exposé sa doctrine du conflit irrémédiable des intérêts de classe. Il n'y a pas de castes au sein du capitalisme ou de la démocratie bourgeoise. Mais il y aurait des classes sociales : les exploiteurs et les exploités. Les prolétaires auraient un intérêt commun, l'abolition du régime des salaires et l'établissement de la société socialiste sans classes. Les bourgeois, de l'autre côté, seraient unis en vue d'essayer de préserver le capitalisme.

La doctrine marxiste de la lutte des classes est entièrement basée sur son analyse du fonctionnement du système capitaliste et sur son appréciation du mode de production socialiste. Son analyse économique du capitalisme, totalement erronée, a été démolie depuis longtemps. La seule raison que Marx avait avancée en vue de démontrer que le socialisme serait un meilleur système que le capitalisme était sa prétention à avoir découvert la loi de l'évolution historique, à savoir le fait que le socialisme devait arriver avec « l'inexorabilité d'une loi de la nature ». Comme il était pleinement convaincu que le cours de l'Histoire était un mouvement de progrès continuel de modes de production sociale inférieurs et moins désirables vers des modes supérieurs et plus souhaitables, et que par conséquent tout stade postérieur de l'organisation sociale devait nécessairement être meilleur que les précédents, il ne pouvait avoir de doutes quant aux bienfaits du socialisme. Ayant considéré de manière tout à fait arbitraire comme acquis le fait que la « vague du futur » dirigeait l'humanité vers le socialisme, il croyait avoir fait tout ce qu'il fallait pour démontrer la supériorité du socialisme. Marx ne s'est pas seulement abstenu de toute analyse de l'économie socialiste. Il a proscrit ce genre études, les qualifiant de totalement « utopiques » et de « non scientifiques ».

Chaque page de l'histoire des cent dernières années contredit le dogme marxiste selon lequel les prolétaires seraient nécessairement enclins aux idées internationales et sauraient qu'il existe une solidarité inébranlable entre les salariés du monde entier. Les délégués des partis « travaillistes » de divers pays se sont mis d'accord entre eux au sein de diverses Associations internationales des travailleurs. Mais tandis qu'ils s'adonnaient à des discours stériles sur la camaraderie et la fraternité internationales, les groupes de pression des travailleurs de plusieurs pays étaient occupés à lutter les uns contre les autres. Les travailleurs des pays comparativement sous-peuplés protègent, par le biais de barrières à l'immigration, leurs niveaux de salaires élevés face à la tendance à l'égalisation des taux de salaire, tendance inhérente à un système permettant la libre circulation de la main-d'œuvre d'un pays à un autre. Ils essaient de sauvegarder le succès à court terme de politiques « en faveur du travail » en barrant l'accès des articles produits à l'étranger au marché intérieur de leurs propres pays. Ils créent ainsi les tensions qui doivent conduire à une guerre lorsque les victimes d'une telle politique estiment pouvoir éliminer par la violence les mesures des gouvernements étrangers qui nuisent à leur bien-être.

Notre époque est pleine de sérieux conflits d'intérêts entre les groupes économiques. Mais ces conflits ne sont pas inhérents au fonctionnement d'une économie capitaliste libre de toute entrave. Ils sont le résultat nécessaire des politiques gouvernementales intervenant dans le fonctionnement du marché. Ce ne sont pas des conflits entre des classes marxistes. Ils résultent de ce que l'humanité est revenue aux privilèges de groupe et donc à un nouveau système de castes.

Dans une société capitaliste, la classe possédante est constituée des gens qui ont réussi à satisfaire les besoins des consommateurs et de leurs héritiers. Toutefois, le mérite et le succès passés ne leur donne qu'un avantage temporaire et sans cesse contesté par d'autres personnes. Non seulement ils doivent sans arrêt se faire concurrence entre eux, mais ils doivent encore défendre quotidiennement leur situation face à des nouveaux venus cherchant à les éliminer. Le fonctionnement du marché écarte constamment des capitalistes et des entrepreneurs incapables et les remplace par des parvenus.

Il rend sans arrêt riches des hommes pauvres et pauvres des gens riches. Les traits caractéristiques de la classe possédante est d'être composée de membres changeant continuellement, d'être ouverte à tout le monde, qu'il faut connaître une suite ininterrompue de succès commerciaux pour continuer à y appartenir et que ses membres sont désunis en raison de la concurrence qu'ils se livrent entre eux. L'homme d'affaires à succès n'a pas intérêt à une politique de protection des capitalistes et des entrepreneurs incapables face aux vicissitudes du marché. Seuls les capitalistes et les entrepreneurs incompétents (la plupart issus des dernières générations) ont un intérêt égoïste à de telles mesures « stabilisatrices ». Toutefois, dans un monde capitaliste pur, fidèle aux principes d'une politique des consommateurs, ils n'ont aucune chance de s'assurer de tels privilèges.

Mais notre époque est celle de la politique des producteurs. Les doctrines « hétérodoxes » actuelles considèrent que la première tâche d'un bon gouvernement est de placer des obstacles sur la route d'un innovateur à succès au seul bénéfice des concurrents moins efficaces, et ce aux dépens des consommateurs. Dans les pays à dominante industrielle la principale caractéristique de cette politique est de protéger les agriculteurs nationaux face à la concurrence d'une agriculture étrangère travaillant dans des conditions physiques plus favorables. Dans les pays à dominante agricole elle consiste, à l'inverse, à protéger l'industrie de fabrication nationale de la concurrence des industries étrangères produisant à moindres frais. Il s'agit d'un retour aux politiques économiques restrictives abandonnées par les pays libéraux au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Si l'on n'avait pas éliminé ces politiques à cette époque, le formidable progrès économique de l'ère capitaliste n'aurait jamais pu être obtenu. Si les pays européens n'avaient pas ouvert leurs frontières aux importations de produits américains — coton, tabac, blé, etc. — et si les anciennes générations américaines avaient interdit de manière stricte l'importation de biens manufacturés européens, les États-Unis n'auraient jamais atteint leur degré actuel de prospérité économique.

C'est cette politique qu'on dit favorable aux producteurs qui rassemble plusieurs personnes, qui autrement se considéreraient simplement comme des concurrents, en groupes de pression ayant des intérêts communs. Quand les chemins de fer naquirent, les cochers ne purent envisager d'action commune contre cette concurrence nouvelle. Le climat intellectuel d'alors aurait rendu une telle lutte inutile. Mais aujourd'hui les producteurs de beurre se battent avec succès contre la margarine et les musiciens contre les enregistrements musicaux. Les conflits internationaux d'aujourd'hui ont la même origine. Les fermiers américains ont l'intention de barrer l'accès aux céréales, au bétail et à la viande en provenance d'Argentine. Les pays européens agissent de la même manière vis-à-vis des produits américains et australiens.

Les racines des antagonismes actuels entre les groupes doivent être trouvées dans le fait que nous sommes sur le point de revenir à un système de castes rigides. L'Australie et la Nouvelle-Zélande sont des pays démocratiques. Si nous oublions le fait que leurs politiques intérieures nourrissent des groupes de pression nationaux en lutte les uns contre les autres, nous pourrions dire qu'ils ont construit des sociétés homogènes avec égalité devant la loi. Mais avec leurs lois sur l'immigration, empêchant l'accès non seulement d'immigrants de couleur mais aussi d'immigrants blancs, ils ont fait de l'ensemble de leurs habitants une caste privilégiée. Leurs citoyens sont en situation de travailler dans des conditions garantissant une plus grande productivité du travail d'un individu et donc des salaires plus élevés. Les travailleurs et les agriculteurs étrangers auxquels on a refusé l'entrée sont exclus de la jouissance de telles possibilités. Si un syndicat ouvrier américain interdit l'accès à son industrie aux Américains de couleur, il transforme la différence raciale en une question de caste.

Nous n'avons pas à discuter du problème de savoir s'il est vrai ou faux que la préservation et le développement futur de la civilisation occidentale réclame le maintien d'une ségrégation géographique entre les divers groupes raciaux. L'objet de cet article est de traiter des aspects économiques des conflits de groupe. S'il est vrai que des considérations raciales rendent inopportun d'offrir un débouché aux habitants de couleur des zones comparativement surpeuplées, ceci ne contredirait pas l'affirmation selon laquelle il n'existe pas d'irrémédiables conflits d'intérêts entre les groupes dans une société capitaliste sans entraves. Cela démontrerait seulement que des facteurs raciaux rendent inopportun de pousser le principe du capitalisme et de l'économie de marché jusqu'à ses conséquences ultimes, et que le conflit entre les diverses races est, pour des raisons habituellement qualifiées de non économiques, irréconciliable. Cela ne réfuterait en aucun cas l'affirmation des libéraux selon laquelle au sein d'une société de libre entreprise et de libre circulation des hommes, des biens et des capitaux, il n'y a pas de conflits irrémédiables entre les intérêts bien compris des divers individus ou groupes d'individus.

III

La croyance actuelle d'après laquelle il existe un irrémédiable conflit d'intérêts entre les groupes est séculaire. Il s'agissait de la proposition fondamentale de la doctrine mercantiliste. Les mercantilistes étaient suffisamment cohérents pour déduire de ce principe que la guerre était une caractéristique inhérente et éternelle des relations humaines. Le mercantilisme était une philosophie de guerre.

Je veux citer deux manifestations tardives de cette doctrine. Tout d'abord une proposition de Voltaire. A son époque le sortilège du mercantilisme avait déjà été brisé. Les Physiocrates français et l'économie politique britannique étaient sur le point de la remplacer. Mais Voltaire n'était pas encore familier des nouvelles doctrines, bien que l'un de ses amis, David Hume, en était son principal champion. Il écrivit ainsi en 1764 dans son Dictionnaire Philosophique : « être bon patriote, c'est souhaiter que sa ville s'enrichisse par le commerce et soit puissante par les armes. Il est clair qu'un pays ne peut gagner sans qu'un autre perde, et qu'il ne peut vaincre sans faire des malheureux. » Nous avons ici exprimé en excellent français la formule de la guerre moderne, à la fois économique et militaire. Plus de quatre-vingts ans plus tard, nous pouvons trouver une autre proposition. Son français est moins bon, mais sa formulation est plus directe. Le Prince Louis Napoléon Bonaparte, le futur empereur Napoléon III dit : « La quantité des marchandises qu'un pays exporte est toujours en raison directe du nombre des boulets qu'il peut envoyer à ses ennemis, quand son honneur et sa dignité le commandent. » 1

A l'encontre de telles opinions, nous devons opposer les accomplissements des économistes classiques et des politiques libérales qu'ils ont inspirées. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité apparut une philosophie sociale qui démontrait l'accord harmonieux des intérêts bien compris de tous les hommes et de tous les groupes d'hommes. Pour la première fois une philosophie de coopération humaine pacifique vit le jour. Ceci représenta un bouleversement radical des critères moraux traditionnels. C'était la mise en place d'un nouveau code éthique.

Toutes les anciennes écoles de morale étaient hétéronomes. Elles considéraient la loi morale comme une contrainte imposée à l'homme par des décrets insondables du Ciel ou par la voix mystérieuse de la conscience. Bien qu'un groupe puissant ait le pouvoir d'améliorer son propre bien-être terrestre en infligeant des dommages à des groupes plus faibles, il devait se soumettre à la loi morale et renoncer à favoriser ses propres intérêts égoïstes aux dépens du faible. Observer cette loi morale revient à sacrifier un avantage que pourrait s'assurer l'individu ou le groupe.

A la lumière de la doctrine économique les choses sont totalement différentes. Il n'existe pas, dans une société de marché non entravée, de conflits entre les intérêts égoïstes bien compris des divers individus ou groupes. Sur le court terme un individu ou un groupe peuvent retirer un profit en violant les intérêts d'autres groupes ou individus. Mais sur le long terme, en se livrant à de telles actions, ils nuisent à leurs propres intérêts égoïstes tout autant qu'à ceux des personnes auxquelles ils ont porté préjudice. Le sacrifice qu'un homme ou un groupe fait en renonçant à certains gains à court terme, de peur qu'ils ne mettent en péril le fonctionnement pacifique de l'appareil de coopération sociale, n'est que temporaire. Il revient à abandonner un petit profit immédiat pour des avantages incomparablement plus grands à long terme.

Tel est le cœur des enseignements moraux de l'utilitarisme du XIXe siècle. Observez la loi morale pour votre propre bien, non par crainte de l'enfer ou par égard envers d'autres groupes mais pour votre propre bénéfice. Renoncez au nationalisme économique et à la conquête, non par égard envers les étrangers mais pour le bénéfice de votre nation et de votre État.

Ce fut la victoire partielle de cette philosophie qui conduisit aux merveilleuses réussites économiques et politiques du capitalisme moderne. C'est grâce à elle que bien plus de gens vivent aujourd'hui sur la surface de la terre qu'il n'y en avait à la veille de la « Révolution industrielle » et que dans les pays les plus avancés dans la voie du capitalisme les masses jouissent d'une vie plus confortable que les gens aisés des époques passées.

Le fondement scientifique de cette éthique utilitariste venait des enseignements de l'économie. L'éthique utilitariste repose sur l'économie et dépend d'elle.

Ce serait bien entendu une erreur de raisonnement que de supposer à l'avance qu'une telle science de l'économie est possible et nécessaire parce que nous sommes partisans de son application concernant le problème de la préservation de la paix. L'existence même d'une régularité dans les phénomènes économiques et la possibilité d'une étude scientifique et systématique des lois économiques ne doit pas être postulée a priori. La première tâche de toute préoccupation concernant les problèmes habituellement qualifiés d'économiques est de poser la question épistémologique : l'économie existe-t-elle oui ou non ?

Nous devons réaliser la chose suivante : si cet examen minutieux des fondements épistémologiques de l'économie devait confirmer les affirmations de l'École historique allemande ou des Institutionnalistes américains expliquant qu'il ne peut y avoir de théorie économique et que les principes sur lesquels les économistes ont bâti leur système sont illusoires, alors les conflits violents entre les diverses races, nations et classes seraient inévitables. La doctrine militariste de la guerre et de l'effusion de sang perpétuelles devrait alors remplacer la doctrine de la coopération sociale pacifique. Les avocats de la paix seraient des fous. Leur programme serait issu de la méconnaissance des problèmes fondamentaux des rapports humains.

Il n'existe pas de doctrine sociale autre que celle des économistes « orthodoxes » et « réactionnaires » qui permette de conclure que la paix est désirable et possible. Bien entendu, les nazis nous promettent la paix après leur victoire finale, quand toutes les autres races et nations auront appris que leur place dans la société est de servir d'esclaves à la race des seigneurs. Les marxistes nous promettent la paix après la victoire finale des prolétaires, plus précisément, selon les mots de Marx, après que la classe laborieuse aura traversé de « longues luttes, toute une série de processus historiques, transformant totalement à la fois les circonstances et les hommes. » 2

C'est une bien maigre consolation en vérité. En tout cas, de telles affirmations ne modifient pas la proposition selon laquelle les nationalistes et les marxistes considèrent le conflit violent des intérêts de groupe comme un phénomène nécessaire de notre époque et qu'ils attachent une valeur morale soit à la guerre entre les nations, soit à la guerre entre les classes.

IV

Le fait le plus remarquable de l'histoire de notre époque est la révolte contre le rationalisme, l'économie et la philosophie sociale utilitariste ; et c'est au même moment un retour contre la liberté, la démocratie et le gouvernement représentatif. Il est courant de distinguer dans ce mouvement une aile droite et une aile gauche. Cette distinction est fallacieuse. La preuve en est qu'il est impossible de classer dans l'un de ces deux groupes les grands chefs de file de ce mouvement. Hegel était-il un homme de la gauche ou de la droite ? Les hégéliens de gauche comme ceux de droite avaient sans le moindre doute raison de considérer Hegel comme leur maître. Georges Sorel était-il de droite ou de gauche ? Lénine et Mussolini sont tous les deux ses disciples intellectuels. Bismarck est généralement considéré comme un réactionnaire. Mais son projet de sécurité sociale constitue le point culminant du progressisme actuel. Si Ferdinand Lassalle n'avait pas été le fils de parents juifs, les nazis l'auraient désigné comme le premier dirigeant ouvrier allemand et comme le fondateur du parti socialiste allemand, et l'auraient considéré comme l'un de leurs plus grands hommes. Du point de vue du libéralisme authentique, tous les partisans de la doctrine du conflit forment un seul parti homogène.

L'arme principale des anti-libéraux de gauche et de droite consiste à couvrir leurs adversaires d'injures. Le rationalisme est déclaré superficiel et non historique. L'utilitarisme est dénigré comme un mesquin système d'éthique d'agioteurs. Dans les pays non anglo-saxons il est de plus qualifié de produit de la « mentalité de camelot » britannique et la « philosophie du dollar » américaine. On méprise l'économie en l'affublant des termes « orthodoxe », « réactionnaire », « royalisme économique » et « idéologie de Wall Street ».

Il est triste que la plupart de nos contemporains ne connaissent pas l'économie. Toutes les grandes questions des controverses politiques actuelles sont de nature économique. Même si nous devions laisser de côté le problème fondamental du capitalisme et du socialisme, nous devons nous rendre compte que les sujets débattus quotidiennement sur la scène politique ne peuvent être compris que par le raisonnement économique. Mais les gens, y compris les dirigeants, les politiciens et les rédacteurs des journaux évitent toute étude sérieuse de l'économie. Ils sont fiers de leur ignorance. Ils ont peur qu'une familiarité avec l'économie n'interfère avec l'assurance et la suffisance naïves avec laquelle ils répètent des slogans ramassés en route.

Il est hautement probable que pas plus d'un électeur sur mille ne sait ce que disent les économistes sur les effets des taux de salaires minimums, qu'ils soient fixés par décret gouvernemental ou par la pression et la contrainte syndicales. La plupart des gens considèrent comme allant de soi que l'obligation de payer un taux de salaire minimum supérieur au niveau qui se serait établi sur un marché du travail non entravé est une politique bénéfique pour tous ceux qui souhaitent toucher un salaire. Ils ne soupçonnent pas que ces taux minimums doivent conduire à un chômage permanent pour une fraction considérable de la force de travail potentielle. Ils ne savent pas que même Marx niait catégoriquement que les syndicats puissent augmenter le revenu de tous les travailleurs et que les marxistes cohérents des premiers temps s'étaient par conséquent opposés à toutes les tentatives de décréter des taux de salaire minimums. Ils ne comprennent pas non plus que le plan de Lord Keynes pour atteindre le plein emploi, plan adopté avec enthousiasme par tous les « progressistes », est essentiellement basé sur une réduction du niveau des taux de salaire réels. Keynes recommande une politique d'expansion du crédit parce qu'il croit que « la baisse progressive et automatique des salaires réels résultant de la hausse des prix » ne rencontrerait pas une résistance aussi forte de la main-d'œuvre que les autres possibilités de diminution des taux de salaire 3. Il n'est pas trop hardi d'affirmer qu'à propos de ce problème primordial les experts « progressistes » ne sont pas différents de ceux que l'on dénonce communément comme « persécuteurs réactionnaires du travail. » Mais alors la doctrine selon laquelle un conflit irrémédiable d'intérêts prévaut entre les employeurs et les employés est privée de tout fondement scientifique. Une hausse durable des taux de salaire pour tous ceux qui désirent toucher un salaire ne peut être obtenue que par l'accumulation de capital supplémentaire et par l'amélioration des méthodes techniques de production que permet cette richesse additionnelle. Les intérêts bien compris des employeurs et des employés coïncident.

Il est tout aussi probable que seuls quelques petits groupes comprennent que les libre-échangistes s'opposent aux diverses mesures du nationalisme économique parce qu'ils les considèrent comme nuisibles au bien-être de leur propre nation et non parce qu'ils souhaitent sacrifier les intérêts de leurs compatriotes à ceux des étrangers. Il est hors de doute que presque pas un Allemand, dans les années critiques précédant l'arrivée d'Hitler au pouvoir, ne comprenait que ceux qui combattaient le nationalisme agressif et souhaitaient ardemment éviter une nouvelle guerre n'étaient pas des traîtres, prêts à vendre les intérêts vitaux de la nation allemande au capitalisme étranger, mais des patriotes voulant épargner à leurs concitoyens l'épreuve d'un massacre absurde.

La terminologie usuelle qui classe les gens comme amis ou ennemis du travail, et comme nationalistes ou internationalistes, montre que cette ignorance des enseignements élémentaires de l'économie est un phénomène quasi universel. La philosophie du conflit est fermement implantée dans les esprits de nos contemporains.

L'une des objections soulevées à l'encontre de la philosophie libérale recommandant une société de marché libre est la suivante : « L'humanité ne peut jamais revenir à un quelconque système du passé. Le capitalisme est fichu parce qu'il constituait l'organisation sociale du XIXe siècle, époque révolue. »

Toutefois ce que ces prétendus progressistes soutiennent équivaut à un retour à l'organisation sociale des époques ayant précédé la « Révolution industrielle ». Les diverses mesures du nationalisme économique sont une copie conforme des politiques du mercantilisme. Les conflits juridictionnels entre les syndicats ne différent fondamentalement pas des luttes entre les auberges et les guildes médiévales. Tout comme les princes absolus de l'Europe des XVIIe et XVIIIe siècles, ces modernes recherchent un système dans lequel le gouvernement décide de la direction de toutes les activités économiques de ses citoyens. Il n'est pas cohérent d'exclure par avance le retour aux politiques de Cobden et de Bright si l'on ne voit aucun défaut à revenir à celles de Louis XIV et de Colbert.

V

C'est un fait que la philosophie dominante de notre époque est une philosophie du conflit irréconciliable et de la dissociation. Les gens donnent la plus haute valeur à leur parti, à leur classe, à leur groupe linguistique ou à leur nation et croient que leur propre groupe ne peut prospérer qu'aux dépens des autres. Et ils ne sont pas préparés à tolérer des mesures qui à leurs yeux seraient considérés comme un abandon des intérêts vitaux du groupe. Un règlement pacifique avec les autres groupes est ainsi hors de question. Considérons par exemple l'intransigeance implacable du léninisme, du nationalisme intégral français ou des nazis. Il en va de même en ce qui concerne les questions intérieures. Aucun groupe de pression n'est prêt à renoncer à la moindre de ses prétentions pour des considérations d'unité nationale.

Il est vrai que des forces puissantes contrecarrent encore heureusement ces tendances à la désintégration et au conflit. Aux États-Unis, le prestige traditionnel de la Constitution est l'un de ces facteurs. Il a tué dans l'œuf les tentatives faites par divers groupes de pression locaux pour briser l'unité économique de la nation par la mise en place de barrières commerciales entre les États de l'Union. Mais même ces nobles traditions peuvent sur le long terme se révéler insuffisantes si elles ne sont pas soutenues, de manière positive, par une philosophie sociale qui proclame la primauté des intérêts de la Grande Société et l'harmonie des intérêts bien compris de tous les individus.



Notes

1. Extinction du Paupérisme, (Paris, La Guilotère, 1848), p. 6.

2. Marx, Der Bürgerkrieg in Frankreich, édité par Pfemfert (Berlin : Politische Aktions Bibliothek 1919), p. 54

3. Keynes, The General Theory a/Employment, Interest and Money (Londres, 1939), p. 264. Pour un examen critique de cette idée, voir Albert Hahn, Deficit Spending and Private Enterprise (Postwar Readjustments Bulletin, N° 8, U.S. Chamber of Commerce), pp. 28-29.


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