Critique de l'interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

V. Théorie du contrôle des prix 1

 

1. Introduction

Ce n'est que depuis relativement peu de temps que l'on sait que c'est la situation du marché qui détermine les prix, avec précision ou au moins dans des limites étroites. Certains auteurs d'autrefois ont pu en avoir une vague idée, mais ce sont les Physiocrates et les économistes classiques qui ont les premiers élaboré un système expliquant l'échange et les relations du marché. La science de la catallaxie remplaça ainsi le caractère imprécis de la théorie qui expliquait les prix à partir des exigences des vendeurs et ne voyait pour ces prix aucune limite autre que leur équité.

Celui qui croit que la formation des prix est arbitraire en arrive facilement à exiger qu'ils soient fixés par une réglementation extérieure. Si le vendeur n'a pas de conscience et si, sans craindre la colère de Dieu, il demande plus que ce qui est « juste », une autorité séculière doit intervenir afin d'aider la justice à l'emporter. Et il faut imposer des prix minimums pour certains biens et services que les acheteurs estiment, sans grande logique, avoir le pouvoir de s'écarter du juste prix. On demande au gouvernement de mettre de l'ordre parce que le désordre et l'arbitraire règnent.

La doctrine pratique se fondant sur la connaissance de l'économie et de la sociologie — le libéralisme — rejette toute intervention comme superflue, inutile et nuisible. Superflue parce que des forces innées travaillent à limiter l'arbitraire des parties de l'échange. Inutile parce que l'objectif gouvernemental de faire baisser les prix ne peut pas être atteint par le biais de leur contrôle. Et nuisible parce qu'elle détourne la production et la consommation des domaines qui, du point de vue des consommateurs, sont les plus importants. Il fut un temps où le libéralisme disait que l'intervention gouvernementale était impossible. Bien sûr, le gouvernement peut édicter des ordres qui réglementent les prix et punissent les contrevenants. Par conséquent, il aurait été plus juste de la part du libéralisme de ne pas qualifier le contrôle des prix d'impossible mais plutôt d'inadéquat, car conduisant à des résultats opposés aux intentions de leurs partisans. La discussion suivante démontrera ce caractère inopportun.

Le libéralisme dut rapidement céder la place au socialisme, qui cherche à remplacer la propriété privé des moyens de production par leur propriété publique. Le socialisme en tant que tel n'a pas besoin de rejeter ce que la science sait des prix : on peut concevoir qu'il puisse reconnaître son utilité pour comprendre les phénomènes du marché dans son propre ordre économique. S'il en était ainsi, il devrait conclure que les ingérences gouvernementales ou autres dans les prix son superflues, inutiles et nuisibles, tout comme le dit le libéralisme. De fait, les doctrines du marxisme contiennent, en dehors de leurs principes et de leurs exigences incompatibles, les débuts de cette perception : ceci se voit clairement dans leur scepticisme vis-à-vis de l'idée que les taux de salaire pourraient être augmentés par la tactique syndicale et dans leur rejet de toutes les méthodes que Marx appelaient « bourgeoises ». Mais dans le monde de la réalité marxiste, l'étatisme domine. L'étatisme est sur le plan théorique la doctrine de l'omnipotence de l'État, et est sur le plan pratique la politique du gouvernement pour gérer toutes les affaires de ce monde par l'intermédiaire d'ordres et d'interdictions. L'idéal social de l'étatisme est un certain type de socialisme, comme le socialisme d'État ou, dans certaines circonstances, un socialisme militaire ou religieux. En apparence, l'idéal social de l'étatisme ne diffère pas de l'ordre social libéral. L'étatisme ne cherche pas à renverser l'ordre légal traditionnel et à transformer officiellement toute propriété privée des moyens de production en propriété publique. Seules les plus grandes entreprises de l'industrie, de l'exploitation minière et des transports sont destinées à être nationalisées. Pour l'agriculture et la production à petite et moyenne échelle, la propriété privée est officiellement préservée. Mais toutes les entreprises doivent au fond devenir des unités gouvernementales. Dans la pratique, les propriétaires garderont leurs titres de propriété, ainsi que le droit à un revenu « convenable » ou « en conformité avec leur statut ». Chaque entreprise devient un service administratif et tout métier un poste de fonctionnaire. Il n'y a plus de place pour l'indépendance entrepreneuriale dans les diverses variétés du socialisme étatique. Les prix sont fixés par le gouvernement et ce dernier détermine ce qu'il faut produire, comment produire et quelles quantités produire. Il n'y a pas de spéculation : il n'y a pas de profits « extraordinaires », pas non plus de pertes. Il n'y a pas de nouveautés, sauf celles ordonnées par le gouvernement, qui guide et surveille tout.

Une des bizarreries de la doctrine étatiste est qu'elle n'envisage la vie sociale humaine que dans le cadre de son idéal socialiste particulier. La ressemblance extérieure entre « l'État social » dont elle vante les louanges et l'ordre social fondé sur la propriété privée des moyens de production conduit à masquer la différence essentielle qui les sépare. Pour l'étatiste, toute différence entre ces deux ordres sociaux n'est qu'une irrégularité temporaire et une violation punissable des ordres du gouvernement. L'État a laissé filer les rênes, qu'il doit reprendre à nouveau, et tout sera pour le mieux. Le fait que la vie sociale d'un homme soit soumise à certaines conditions, à une régularité semblable à celle de la nature, est un concept qui est totalement étranger à l'étatiste. Pour lui, tout est pouvoir, pouvoir qu'il regarde sous un éclairage grossièrement matérialiste.

Bien que l'étatisme n'ait pas réussi à supplanter avec son propre idéal les autres idéaux socialistes, il a vaincu toutes les autres catégories de socialisme dans le domaine de la politique appliquée. Malgré des idées et des objectifs divergents, tous les groupes socialistes cherchent aujourd'hui à exercer une influence sur les prix du marché par des interventions extérieures et par la force.

La théorie du contrôle des prix doit étudier les effets d'une interférence du gouvernement avec les prix du marché au sein d'un ordre basé sur la propriété privée. Il ne lui revient pas d'analyser le contrôle des prix dans un ordre socialiste qui ne préserve la propriété privée que dans les formes et pour l'apparence extérieure, tout en utilisant le contrôle des prix pour gérer la production et la consommation. Le contrôle des prix n'a dans ce cas qu'une portée technique et n'influe pas sur la nature du problème. Et il ne constitue pas à lui seul une différence entre la société socialiste qui y a recours et les sociétés socialistes organisées de manière différente.

L'importance de la théorie du contrôle des prix devient évident à propos de l'affirmation qu'il existerait un troisième ordre social, en plus des ordres basés respectivement sur la propriété privée et publique, un ordre qui conserverait la propriété privée des moyens de production, mais « réglementé » par l'intervention du gouvernement. Les socialistes de la chaire et les solidaristes, ainsi que bon nombre d'hommes d'État et de puissants partis politiques, continuent de s'accrocher à cette croyance. D'une part elle joue un rôle dans l'interprétation de l'histoire économique du moyen âge et d'autre part elle constitue le fondement théorique de l'interventionnisme moderne.

2. Le contrôle des prix

Les contrôles avaliseurs. Nous pouvons qualifier « d'avaliseurs » les contrôles qui fixent des prix si proches de ceux que le marché libre aurait établis que seules de faibles conséquences peuvent s'ensuivre. De tels contrôles n'accomplissent qu'une œuvre limitée et n'atteignent pas de grands objectifs économiques par l'interférence avec les forces du marché. Le gouvernement peut simplement accepter les prix du marché et les avaliser par son intervention. Le cas est analogue lorsque le gouvernement impose des prix plafonds supérieurs aux prix du marché, ou des prix minimums qui leur sont inférieurs. La situation est légèrement différente quand le gouvernement impose des contrôles afin d'obliger un monopoleur à faire payer des prix concurrentiels au lieu de prix de monopole plus élevés. Si le gouvernement crée des monopoles ou limite le nombre des concurrents, favorisant ainsi des accords de monopole, il doit, sans aucun doute, avoir recours au contrôle des prix s'il ne veut pas obliger les consommateurs à payer des prix de monopole. Le résultat de l'intervention du gouvernement ne conduit dans aucun de ces cas à un écart des prix par rapport à ceux du marché libre.

La situation est assez différente quand une réglementation gouvernementale prive, dans certaines circonstances, un vendeur de l'occasion de demander et d'obtenir un prix plus élevé que celui qu'il peut normalement obtenir. Si, par exemple, le gouvernement fixe des prix pour les taxis, les chauffeurs sont empêchés d'exploiter les situations où des passagers seraient prêts à payer plus que les tarifs habituels. Le riche touriste qui, tard dans la nuit et par mauvais temps, arrive dans une station de chemin de fer étrangère, accompagné par des petits enfants et chargé de nombreux bagages, paiera volontiers un tarif bien plus élevé pour se rendre dans un hôtel éloigné s'il se retrouve en concurrence avec d'autres personnes pour les rares (ou même le seul) taxis libres. Grâce aux gains extraordinaires réalisés dans ces occasions exceptionnelles, les chauffeurs de taxi seront capables, lorsque les affaires vont mal, de baisser leurs tarifs afin d'augmenter la demande. L'intervention du gouvernement élimine ainsi la différence entre le tarif des moments de forte demande et ceux des temps de faible demande, en établissant un prix moyen. Maintenant, si le gouvernement fixe des prix encore plus bas que ce prix moyen idéal, nous avons affaire à un authentique contrôle des prix, sur lequel je vais revenir dans peu de temps.

Le cas est analogue lorsque le gouvernement ne fixe pas directement les prix mais oblige le vendeur, par exemple un restaurateur, à afficher ses prix. Ceci a également pour effet d'empêcher le vendeur d'exploiter les situations extraordinaires dans lesquelles il pourrait obtenir un prix plus élevé d'acheteurs particuliers. Il doit tenir compte de cette limite : si on l'empêche de faire payer plus dans des conditions favorables, il sera difficile pour lui de faire payer moins dans des conditions défavorables.

D'autres contrôles des prix ont pour but d'empêcher les profits d'aubaine qui peuvent être réalisés dans des conditions extraordinaires. Si pour une raison ou pour une autre une compagnie citadine d'électricité se trouve empêchée de produire du courant pendant quelques jours, le prix des bougies augmenterait et les marchands possédant des stocks de bougies pourraient réaliser des profits extraordinaires. Imaginons que le gouvernement intervienne et fixe un prix plafond pour les bougies, en forçant en même temps la vente des bougies tant qu'il y a des stocks. Ceci n'a aucun effet permanent sur le stock des bougies pour autant que la panne de courant se termine rapidement. Ce n'est que dans la mesure où les marchands et les producteurs, ayant ce type de pannes à l'esprit, font des prévisions sur les prix et les réserves de bougies, que l'intervention du gouvernement a des conséquences pour l'avenir. Si les marchands doivent anticiper que dans des conditions similaires le gouvernement interviendra à nouveau, le prix à payer dans les conditions normales montera et l'incitation à faire de grandes réserves diminuera.

Les contrôles authentiques. Nous pouvons qualifier « d'authentiques » les contrôles imposant des prix différents de ceux qui s'établiraient sur le marché libre. Si le gouvernement cherche à fixer un prix plus élevé que celui du marché, il a habituellement recours à des prix minimums. S'il cherche en revanche à fixer un prix plus bas que celui du marché, il impose d'habitude des prix plafonds.

Considérons d'abord le cas du prix plafond, ou prix maximum. Le prix naturel qui surviendrait dans un marché libre correspond à un équilibre de tous les prix. A ce niveau, prix et coûts coïncident. Si maintenant un ordre du gouvernement décrète un prix maximum plus bas, c'est-à-dire si les vendeurs sont obligés de vendre leur bien sous le prix du marché, les recettes deviennent inférieures aux coûts. Les vendeurs s'abstiendront par conséquent de vendre — sauf pour les marchandises rapidement périssables ou perdant leur valeur pour une autre raison — et garderont leurs biens dans l'espoir que la réglementation du gouvernement sera bientôt retirée. Mais alors les acheteurs potentiels seront incapables d'acheter les biens désirés. Si c'est possible, ils pourront alors acheter un produit de remplacement qu'ils n'auraient pas acheté sinon. (Il convient également de noter que les prix de ces produits de substitution devront monter en raison de l'augmentation de la demande.) Or l'intention du gouvernement n'avait jamais été de conduire à ces effets. Le gouvernement voulait que les acheteurs puissent bénéficier des biens à moindre prix, et non les priver de toute occasion de les acheter. Le gouvernement tend par conséquent à ajouter au prix plafond un ordre de vendre tous les biens à ce prix jusqu'à épuisement des stocks. C'est ici que le contrôle des prix rencontre sa principale difficulté. Les interactions du marché mènent vers un prix où la demande et d'offre tendent à coïncider. Le nombre des acheteurs potentiels prêts à payer le prix du marché est suffisamment grand pour que toute l'offre du marché soit vendue. Si le gouvernement fait baisser le prix sous celui du marché libre, la même quantité de biens se trouve face à un plus grand nombre d'acheteurs potentiels prêts à payer le prix réduit officiel. Offre et demande ne coïncident plus : la demande excède l'offre et le mécanisme du marché, qui tend à les faire converger par des changements du prix, ne fonctionne plus.

Le simple hasard élimine désormais la quantité d'acheteurs que l'offre existante ne peut satisfaire. Peut-être seront-ce les acheteurs arrivés en premier, ou alors ceux qui entretiennent des relations personnelles avec les acheteurs, qui repartiront avec les biens. La dernière guerre, avec ses nombreuses tentatives de contrôle des prix, a fourni des exemples de ces deux comportements. Au prix maximum, les biens pouvaient être achetés soit par un ami du vendeur, soit par un client matinal. Mais le gouvernement ne peut pas se satisfaire de cette sélection des acheteurs. Il veut que tout le monde puisse disposer des biens au prix réduit et voudrait éviter les situations où les gens ne peuvent rien avoir pour leur argent. Il lui faut donc aller plus loin que l'obligation de vendre : il doit avoir recours au rationnement. La quantité de marchandises venant sur le marché n'est plus laissée à la discrétion des vendeurs et des acheteurs. Le gouvernement distribue dès lors la quantité disponible et donne à chacun, et au prix officiel, ce à quoi il a droit d'après la loi de rationnement.

Le gouvernement ne peut cependant pas s'arrêter ici. L'intervention dont il a été question jusqu'ici ne concerne que l'offre déjà existante. Quand celle-ci est épuisée, les inventaires vides ne seront pas réapprovisionnés parce que la production ne permet plus de couvrir les coûts. Si le gouvernement veut assurer l'approvisionnement des consommateurs, il doit édicter une obligation de produire. Si cela s'avère nécessaire, il doit fixer les prix des matières premières et des produits semi-finis, et éventuellement aussi les taux de salaire, et obliger les industriels et les travailleurs à produire et à travailler à ces prix.

On peut facilement voir qu'il est inconcevable de recourir au contrôle des prix en tant qu'intervention isolée dans un ordre basé sur la propriété privée. Le gouvernement est incapable d'atteindre le résultat désiré et se retrouve donc obligé d'avancer petit à petit, de l'imposition isolée d'un prix au contrôle complet du travail, des moyens de production, de ce qui est produit et de la façon dont on produit et dont on distribue. L'intervention isolée dans le fonctionnement du marché perturbe simplement les services rendus aux consommateurs et force ces derniers à chercher des substituts aux articles qu'ils estiment les plus importants. Cette intervention n'arrive ainsi pas à atteindre le résultat même que le gouvernement lui avait fixé. L'histoire du socialisme de guerre l'a clairement illustré. Le gouvernement, qui cherchait à s'immiscer dans le fonctionnement du marché, fut obligé de passer, petit à petit, de l'intervention initiale isolée sur des prix à une socialisation intégrale de la production. Le gouvernement aurait dû aller encore plus vite si les prix réglementés avaient été mieux respectés et si le marché noir n'avait pas contourné les réglementations. Le fait que le gouvernement n'ait pas pris la mesure ultime, à savoir la nationalisation de tout l'appareil de production, était dû à la fin précoce de la guerre, qui mit également fin à l'économie de guerre. Quiconque étudie une économie de guerre se rend tout à fait compte des phases mentionnées ci-dessus : tout d'abord contrôle des prix, puis ventes forcées, puis rationnement, puis réglementation de la production et de la production et enfin tentatives de planification centralisée de toute la production et de toute la distribution.

Le contrôle des prix a joué un rôle particulièrement important dans l'histoire de la perte de valeur des pièces de monnaie et des politiques inflationnistes. Le gouvernement a sans arrêt essayé de faire appliquer les anciens prix malgré la perte de valeur des pièces et l'augmentation de la quantité de monnaie en circulation. Il le fit à nouveau durant la [Première] Guerre mondiale, qui fut la plus récente et la plus grande période d'inflation jamais connue. Le jour même où la presse à billet fut mise au service des finances du gouvernement, on lutta contre la hausse des prix au moyen du droit pénal. Imaginons que cela ait initialement réussi et oublions le fait que l'offre de biens était réduite par la guerre, ce qui modifiait les rapports d'échange entre les biens économiques et la monnaie. Ignorons en outre l'accroissement de la demande de monnaie dû aux paiements différés, aux limites du système des chambres de compensation ou à d'autres restrictions. Nous souhaitons juste analyser les conséquences d'une politique visant à stabiliser les prix tandis que la quantité de monnaie est augmentée. L'expansion de la quantité monétaire crée une nouvelle demande n'existant pas auparavant, un « nouveau pouvoir d'achat » comme l'on dit. Lorsque les nouveaux acheteurs entrent en concurrence avec ceux qui existaient déjà auparavant sur le marché et que les prix ne sont pas autorisés à grimper, seule une partie de la demande peut être satisfaite. Il se trouve des acheteurs potentiels prêts à payer le prix mais qui ne trouve pas d'offre. Le gouvernement, en introduisant la monnaie nouvellement créée, cherche ainsi à rediriger les biens et les services des anciens emplois vers de nouveaux emplois qu'il juge préférables. Il ne veut pas les acheter pour les réquisitionner, ce qu'il pourrait certainement faire. Il veut que la monnaie, et la monnaie à elle seule, puisse tout acheter et que les acheteurs potentiels ne soient pas frustrés dans leur quête des biens économiques. Après tout, le gouvernement lui-même veut acheter : il veut utiliser le marché et non le détruire.

Le prix officiel détruit le marché sur lequel on échange biens et services contre de l'argent. A chaque fois que cela est possible, l'échange continue autrement. Par exemple, les gens ont recours au troc, c'est-à-dire à l'échange sans monnaie. Le gouvernement, qui est mal préparé pour ce genre de transactions parce qu'il ne possède pas de biens échangeables, ne peut pas approuver un tel développement. Il ne vient sur le marché qu'avec de l'argent et espère par conséquent que le pouvoir d'achat de l'unité monétaire ne soit pas davantage réduit par l'incapacité des détenteurs de monnaie de se procurer les biens qu'ils souhaitent avec leur argent. Et tant qu'acheteur de biens et de services lui-même, le gouvernement ne peut pas s'en tenir au principe que les anciens prix ne doivent pas être dépassés. Bref, le gouvernement, en sa qualité d'émetteur de la nouvelle monnaie, ne peut échapper aux conséquences prévues par la théorie quantitative.

Maintenant, si le gouvernement impose un prix minimum, supérieur à celui qu'aurait déterminé le marché libre, et interdit les ventes à des prix plus bas, la demande doit diminuer. Au prix du marché, moins élevé, l'offre et la demande coïncident. Au prix officiel, plus élevé, la demande tend à rester inférieure à l'offre, et certains biens présents sur le marché ne peuvent trouver d'acheteur. Comme le gouvernement a imposé le prix minimum pour garantir des ventes lucratives aux marchands, le résultat n'est pas celui qu'il voulait. Il doit donc utiliser d'autres moyens qui, une nouvelle fois, petit à petit, doivent conduire à un contrôle complet du gouvernement sur les moyens de production.

Un cas particulièrement important est celui des prix minimums imposés aux taux de salaire (salaires minimums). De tels taux peuvent être fixés soit directement par le gouvernement, soit indirectement par le soutien à des politiques syndicales cherchant à mettre en place des salaires minimums. Quand, par le biais de grèves et de menaces de grèves, les syndicats font respecter un taux salarial plus élevé que celui qui résulterait d'un marché libre, ils ne peuvent le faire qu'avec l'aide du gouvernement. La grève n'est rendue efficace qu'en raison du refus d'assurer la protection de la loi et de l'administration aux travailleurs souhaitant travailler. En réalité, il est sans importance pour notre analyse que l'appareil de coercition imposant ce contrôle des salaires soit l'appareil « légitime » de l'État ou un appareil approuvé par la puissance publique. Si on impose à une industrie particulière un salaire minimum plus élevé que celui du marché libre, ses coûts de production sont augmentés, le prix du produit fini doit monter et les ventes doivent baisser en conséquence. Des travailleurs perdent leur emploi, ce qui fait baisser les salaires dans les autres industries. Nous pouvons jusqu'ici être d'accord avec la théorie du fonds des salaires sur les effets des augmentations de salaire d'origine extérieure au marché. Ce que les travailleurs d'une industrie gagnent est perdu par les travailleurs des autres industries. Afin d'éviter de telles conséquences, l'application de salaires minimums doit être accompagnée de l'interdiction de licenciement. Cette interdiction réduit à son tour le rendement de cette industrie parce que des travailleurs superflus doivent être payés, ou sont utilisés et payés à travailler à pleine capacité tandis que leur production est vendue à perte. L'activité industrielle tend alors à diminuer. S'il faut également empêcher cela, le gouvernement doit intervenir à nouveau par de nouvelles réglementations.

Si les salaires minimums ne se limitent pas à quelques industries mais sont imposés à toutes les industries d'une économie isolée, ou à l'économie mondiale, la hausse du prix des produits qu'ils entraînent ne peut pas conduire à une baisse de la consommation 2. Les salaires plus élevés augmentent le pouvoir d'achat des travailleurs. Ils peuvent alors acheter les produits plus chers arrivant sur le marché. (Il peut bien entendu y avoir une réorganisation entre les industries.) Si les entrepreneurs et les capitalistes ne veulent pas consommer leur capital, ils doivent limiter leur consommation car leur revenus monétaires n'ont pas augmenté et qu'ils sont incapables de payer les prix plus élevés. Dans la mesure où se produit cette réduction de leur consommation, la hausse générale des salaires a donné aux travailleurs une partie des profits entrepreneuriaux et des revenus du capital. La hausse du revenu réel des travailleurs se constate dans le fait que les prix ne montent pas dans la même proportion que les salaires, et ceci en raison de la baisse de la consommation des entrepreneurs et des capitalistes. Mais on sait bien que même si tous les revenus des propriétaires étaient distribués aux travailleurs, les revenus de chacun d'entre eux n'augmenteraient que très peu, ce qui devrait suffire à faire disparaître toute illusion concernant une réduction des revenus de la propriété. Mais si nous supposons que la hausse des salaires et des prix conduit à donner aux travailleurs une large part, si ce n'est la totalité, du revenu réel des entrepreneurs et des capitalistes, nous devons garder en tête que ces derniers veulent eux aussi vivre et consommeront donc leur capital pour compenser l'absence de revenus entrepreneuriaux. L'élimination des revenus du capital par les augmentations coercitives de salaire aboutissent simplement à la consommation du capital et donc à une réduction permanente du revenu national. (Au passage, toute tentative d'abolition des revenus du capital doit avoir les mêmes conséquences à moins qu'elle ne soit obtenue par une nationalisation intégrale de la production et de la consommation.) Si le gouvernement cherche à nouveau à éviter ces effets indésirables, il ne lui reste, du point de vue étatiste, pas d'autre choix que de prendre le contrôle des moyens de production en le retirant aux propriétaires.

Notre analyse ne s'applique qu'aux contrôles des prix cherchant à imposer des prix différents des prix du marché libre. Si le contrôle des prix cherche à faire baisser des prix de monopole, les conséquences sont très différentes. Le gouvernement peut alors effectivement intervenir et imposer tout prix situé dans l'intervalle entre le prix de monopole et le prix concurrentiel. Un contrôle des prix peut ainsi dans certaines circonstances priver un monopoleur des profits spécifiques du monopole. Supposons, par exemple, qu'un cartel du sucre d'une économie isolée maintienne le prix du sucre au-dessus de celui qui s'établirait sur un marché libre. Le gouvernement peut alors imposer pour les betteraves à sucre un prix minimum supérieur à celui du marché libre. Les effets du contrôle des prix ne se produiront pas tant que l'intervention se contente d'absorber la part spécifique du profit de monopole que touchent les monopoleurs. Mais si le prix de la betterave est fixé à un niveau tellement élevé que la production de sucre devient non rentable, même au prix de monopole, obligeant le monopole du sucre à augmenter ses prix, alors, et alors seulement, les effets d'un authentique contrôle des prix se produiront.

3. L'importance de la théorie du contrôle des prix pour la théorie des organisations sociales

La plus importante connaissance théorique que l'on retire de l'analyse fondamentale des conséquences du contrôle des prix est la suivante : l'effet d'une intervention est l'exact contraire de ce qu'elle est censée produire. Si le gouvernement veut éviter les conséquences indésirables, il ne peut pas s'arrêter à une simple interférence dans les affaires du marché. Il doit continuer petit par petit jusqu'à ce qu'il retire finalement aux entrepreneurs et aux capitalistes le contrôle de la production. Comment il réglemente la distribution du revenu, qu'il accorde ou non une situation financière privilégiée aux entrepreneurs et aux capitalistes, est dès lors une question sans importance. Il est en revanche important de savoir que le gouvernement ne peut se satisfaire d'une intervention isolée, mais qu'il est conduit à nationaliser les moyens de production. Cet effet ultime réfute l'idée qu'il existe une forme médiane d'organisation, l'économie « réglementée », entre les ordres basés respectivement sur la propriété privée et sur la propriété publique. Dans la première, seul le jeu des forces du marché peut déterminer les prix. Si le gouvernement empêche ce jeu d'une quelconque façon, la production perd sa signification et devient chaotique. Le gouvernement doit au bout du compte en assumer le contrôle afin d'éviter le chaos qu'il a lui-même créé.

Nous devons ainsi nous ranger à l'avis des libéraux classiques et de certains socialistes qui estimaient qu'il était impossible, dans une économie basée sur la propriété privée, d'éliminer l'influence du marché sur les prix , et donc sur la production et la distribution, en décrétant des prix différents de ceux du marché. Chez eux, il ne s'agissait pas d'une idée creuse de doctrinaires, mais d'une profonde reconnaissance des principes sociaux, quand ils soulignaient l'alternative : propriété privée ou propriété publique, capitalisme ou socialisme. De fait, pour une société fondée sur la division du travail il n'y a que deux possibilités. Les formes d'organisation intermédiaires ne sont concevables que dans le sens où certains moyens de production peuvent être propriété publique alors que d'autres sont propriété privée. Mais à chaque fois qu'une propriété est entre des mains privées, l'intervention du gouvernement ne peut pas éliminer le prix du marché sans abolir simultanément le principe de production régulateur.



Notes

1. Handwörterbuch der Staatswissenschaften, 4ème édition, vol. VI, 1923.

2. Nous ignorons ici les forces monétaires exerçant une influence sur les prix.


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