par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
A quelques exceptions près, les commentateurs contemporains des questions économiques préconisent l'intervention économique. Cette unanimité ne veut pas forcément dire qu'ils approuvent les mesures interventionnistes du gouvernement ou d'autres pouvoirs de coercition. Les auteurs de livres, d'essais ou d'articles économiques et de plates-formes politiques réclament des mesures interventionnistes avant qu'elles ne soient prises, mais une fois instaurées personne ne les aime. Tout le monde — y compris d'habitude les autorités qui les ont prises — les déclare alors insuffisantes et peu satisfaisantes. En général on réclame alors de remplacer les interventions laissant à désirer par d'autres mesures plus adaptées. Et une fois les nouvelles demandes satisfaites, le même scénario recommence à nouveau. Le désir universel d'avoir un système interventionniste a pour pendant le rejet de toutes les mesures de politique interventionniste.
Parfois, durant une discussion sur l'annulation partielle ou totale d'un règlement, des vois s'élèvent contre son changement, mais elles approuvent rarement la mesure en question : elles veulent empêcher des mesures encore pires. Par exemple, il s'est rarement trouvé des éleveurs heureux des règlement douaniers et vétérinaires adoptés afin de réduire les importations de bétail, de viande et d'animaux de boucherie de l'étranger. Mais dès que les consommateurs réclament de supprimer ou de réduire ces restrictions, les éleveurs prennent leur défense. Les champions de la législation du travail ont trouvé insatisfaisant tout règlement adopté jusqu'ici — les acceptant au mieux comme un premier pas vers ce qu'il faudrait faire. Mais si une de ces réglementations — par exemple la limitation légale de la journée de travail à huit heures — est menacée d'abrogation, ils prennent sa défense.
Cette attitude envers les interventions particulières est facilement comprise par quiconque reconnaît qu'une intervention est nécessairement illogique et inadéquate, car elle ne peut jamais atteindre ce que ses défenseurs et ses auteurs espèrent obtenir. Il est cependant remarquable qu'on la défende obstinément malgré ses défauts, et malgré l'échec de toutes les tentatives faites pour démontrer sa logique théorique. Pour la plupart des observateurs, l'idée de revenir à une politique libérale classique apparaît tellement absurde qu'ils ne se donnent même pas la peine d'y penser.
Les défenseurs de l'interventionnisme font souvent appel à l'idée que le libéralisme classique appartiendrait à une époque révolue. Aujourd'hui, nous disent-ils, nous vivons dans l'ère de « la politique économique constructive », à savoir l'interventionnisme. Le cours de l'histoire ne peut pas être remonté et ce qui a disparu ne peut être restauré. Celui qui réclame le libéralisme classique et déclare ainsi que la solution serait de « revenir à Adam Smith » demande l'impossible.
Il n'est pas vrai du tout que le libéralisme contemporain soit identique au libéralisme britannique de XVIIIe et XIXe siècles. Le libéralisme moderne se fonde certainement sur les grandes idées développées par Hume, Adam Smith, Ricardo, Bentham et Guillaume de Humboldt. Mais le libéralisme n'est pas une doctrine fermée ni un dogme rigide. C'est une application du principe scientifique à la vie sociale humaine, à la politique. L'économie et les sciences sociales ont fait de grands progrès depuis les débuts de la doctrine libérale, et le libéralisme a aussi dû changer, bien que l'idée de base soit restée la même. Celui qui fait l'effort d'étudier le libéralisme moderne découvrira rapidement les différences entre les deux. Il apprendra que la connaissance du libéralisme ne peut pas être déduite du seul Adam Smith et que demander la suppression des mesures interventionnistes ne revient pas à demander un « Retour à Adam Smith ».
Le libéralisme moderne diffère du libéralisme des XVIIIe et XIXe siècles au moins autant que l'interventionnisme moderne diffère du mercantilisme des XVIIe et XVIIIe siècles. Il n'est pas logique de dire que le retour au libre échange serait un anachronisme si le retour au système de protection et de prohibition n'est pas lui aussi considéré comme anachronique.
Les auteurs qui mettent simplement le changement de politique économique sur le compte de l'esprit de l'époque attendent certainement bien peu d'une explication scientifique de l'interventionnisme. On dit que l'esprit capitaliste aurait été remplacé par l'esprit de l'économie contrôlée. Le capitalisme aurait vieilli et devrait donc céder la place à la nouveauté. Et cette nouveauté serait l'économie contrôlée par le gouvernement et d'autres interventions. Quiconque croit sérieusement que de telles affirmations peuvent réfuter les conclusions de l'économie concernant les effets des taxes à l'importation et du contrôle des prix est véritablement irrécupérable.
Une autre doctrine populaire part du concept erroné de « libre concurrence ». Pour commencer, certains auteurs imaginent une concurrence idéale, qui serait libre et identique pour tous — à l'image des postulats des sciences de la nature, qui cherchent à effectuer les expériences dans des conditions identiques — et trouvent alors que l'ordre basé sur la propriété privée ne correspond pas du tout à cet idéal. Or, parce qu'ils croient que l'objectif le plus élevé de la politique économique est de réaliser ce postulat de « concurrence véritablement libre dans des conditions identiques pour tous », ils suggèrent diverses réformes. Au nom de cet idéal, certains réclament un genre de socialisme qu'ils nomment « libéral » parce qu'ils croient apparemment percevoir l'essence du libéralisme dans cet idéal. D'autres réclament d'autres mesures interventionnistes variées. Or l'économie n'est pas un concours où tous les participants se font concurrence dans les conditions fixées par les règles du jeu. S'il faut déterminer quel cheval peut courir le plus vite sur une distance donnée, les conditions doivent être identiques pour tous les chevaux. Devons-nous toutefois traiter l'économie comme un test efficace destiné à déterminer quel candidat peut produire, dans des conditions identiques pour tous, à moindre coût ?
La concurrence en tant que phénomène social n'a rien à voir avec la compétition à laquelle on se livre dans un jeu. Transposer le postulat des « conditions identiques » des règles d'un sport ou de la préparation d'expériences scientifiques et techniques à l'économie politique est une confusion terminologique. La concurrence des individus existe dans la société, non seulement dans celle de l'ordre capitaliste mais aussi pour tout autre ordre social imaginable. Les sociologues et les économistes des XVIIIe et XIXe siècles ont montré comment la concurrence fonctionne dans un ordre social reposant sur la propriété privée des moyens de production. C'était une part essentielle de leur critique des politiques interventionnistes de la police mercantiliste et de l'État-providence. Leurs recherches ont révélé combien illogiques et inadéquates étaient les mesures interventionnistes. En allant plus loin, ils ont aussi appris que l'ordre économique correspondant le mieux aux objectifs économiques est celui fondé sur la propriété privée. Les mercantilistes demandaient comment les gens seraient approvisionnés si le gouvernement les abandonnait. Les libéraux classiques ont répondu que la concurrence entre les hommes d'affaires approvisionnera les marchés avec les biens économiques dont les consommateurs ont besoin. En général ils ont formulé leur demande d'éliminer les interventions en ces termes : la liberté de concurrence ne doit pas être limitée. Ils réclamaient avec le slogan de la « libre concurrence » que le rôle social de la propriété privée ne soit pas entravé par l'intervention du gouvernement. Un malentendu pouvait ainsi survenir et faire croire que l'essence des programmes libéraux ne serait pas la propriété privée mais la « libre concurrence ». Les critiques sociaux commencèrent à faire la chasse à un vague fantôme : « la concurrence véritablement libre », qui n'est rien de plus qu'une créature issue d'une étude insuffisante de la question et d'un goût pour les slogans 2.
L'apologie de l'interventionnisme et la réfutation des critiques formulées par la théorie économique à l'encontre des interventions sont prises bien trop à la légère. Par exemple, Lampe affirme que cette critique :
n'est justifiée que lorsque l'on montre en même temps que l'ordre économique existant correspond à l'idéal de la libre concurrence. Ce n'est qu'à cette condition que toute intervention du gouvernement doit être équivalente à une réduction de la productivité économique. Mais aucun spécialiste sérieux des sciences sociales ne s'aventurerait aujourd'hui à parler d'une telle harmonie préétablie, comme les économistes classiques et leurs épigones libéraux optimistes l'envisageaient. Il y a dans le mécanisme du marché des tendances qui conduisent à ajuster des relations économiques perturbées. Mais ces forces ne l'emportant que « sur le long terme », alors que le processus de réajustement est interrompu par des frictions plus ou moins sévères. Ceci engendre des situations où l'intervention du « pouvoir social » n'est pas seulement nécessaire politiquement, mais aussi adéquate sur le plan économique [...] pourvu que les pouvoirs politiques disposent des conseils d'un expert, formulés sur la base d'une analyse purement scientifique, et qu'ils les suivent 3.
Le plus remarquable est que cette thèse n'a pas été écrite durant les années 1870 ou 1880, alors que les socialistes universitaires, « les socialistes de la chaire », proposaient sans relâche aux hautes autorités leurs infaillibles remèdes aux problèmes sociaux et leurs promesses de l'avènement de temps illustres. Non, elle a été rédigée en 1927. Lampe ne voit toujours pas que la critique scientifique de l'interventionnisme n'a rien à voir avec un « idéal de libre concurrence » et une « harmonie préexistante » 4. Celui qui analyse scientifiquement l'interventionnisme n'affirme pas que l'économie libre est d'une quelconque façon idéale, bonne ou libre de toute friction. Il ne prétend pas que toute intervention équivaut à « réduire la productivité économique ». Sa critique démontre simplement que les interventions ne peuvent pas atteindre les objectifs que leurs auteurs et promoteurs veulent atteindre, qu'elles doivent avoir des conséquences que même leurs auteurs et partisans ne veulent pas et qu'elles vont à l'encontre de leurs propres intentions. C'est à cela que les apologistes de l'interventionnisme doivent répondre. Mais ils n'ont pas de réponse.
Lampe présente un programme « d'interventionnisme productif » consistant en trois points 5. Le premier point est que l'autorité publique « doit si possible soutenir une lente réduction du niveau des salaires ». Au moins Lampe ne nie pas que toute tentative de « l'autorité publique » pour maintenir les taux de salaire au-dessus de ceux qui s'établiraient sur le marché libre doit engendrer du chômage. Mais il ne voit pas que sa propre proposition conduirait, à un degré moindre et pour une période limitée, à une intervention qu'il sait lui-même être inadéquate. Comparés à de telles propositions vagues et incomplètes, les défenseurs du contrôle complet ont l'avantage d'apparaître conséquents. Lampe me reproche de ne pas me soucier de la durée du chômage frictionnel transitoire et de sa gravité 6. Or, sans intervention il ne durerait pas longtemps et ne toucherait pas grand monde. Tandis qu'il n'y a aucun doute que la proposition de Lampe ne peut que le prolonger et l'aggraver fortement. Même Lampe ne peut le nier à la lumière de son autre explication.
De toute façon, nous devons garder à l'esprit qu'une critique de l'interventionnisme n'ignore pas que lorsque certaines interventions touchant à la production sont supprimées, il se produit des frictions particulières. Si, par exemple, toutes les restrictions à l'importation étaient éliminées aujourd'hui, de grandes difficultés surviendraient pendant une courte période, suivies toutefois rapidement d'une augmentation sans précédent de la productivité du travail humain. Ces inévitables frictions ne peuvent pas être atténuées par un allongement méthodique de la période prise pour réduire les tarifs protecteurs, mais ne sont pas non plus toujours aggravées par un tel allongement. Cependant, dans le cas des interférences du gouvernement sur les prix, une réduction lente et graduelle, comparée à une abolition immédiate, ne fait que prolonger le temps pendant lequel les conséquences indésirables de l'intervention continuent à se faire sentir.
Les deux autres points de « l'interventionnisme productif » de Lampe ne nécessitent aucune critique particulière. En fait l'une d'elle n'est pas interventionniste et l'autre vise en réalité à son abolition. Dans le deuxième point de son programme, Lampe demande à l'autorité publique d'éliminer les nombreux obstacles institutionnels qui limitent la mobilité professionnelle et interrégionale du travail. Mais cela revient à éliminer toutes les mesures du gouvernement et des syndicats qui empêchent la mobilité. Il s'agit au fond de la vieille revendication du « laissez passez », l'exact contraire de l'interventionnisme. Et dans son troisième point, Lampe demande que l'autorité politique centrale ait « une vue globale rapide et fiable de la situation économique dans son ensemble », ce qui ne constitue pas une intervention. Une vue d'ensemble de la situation économique peut être utile à tout le monde, même au gouvernement, si la conclusion qu'on en tire est qu'il faille éviter toute interférence.
Si nous comparons le programme interventionniste de Lampe avec les programmes d'il y a quelques années, nous devons reconnaître que les revendications de cette école sont devenues bien plus modestes. C'est un progrès dont les critiques de l'interventionnisme peuvent être fiers.
Étant données la triste pauvreté intellectuelle et la stérilité de presque tous les livres et articles défendant l'interventionnisme, nous devons prendre note d'une tentative de Schmalenbach pour prouver le caractère inéluctable de « l'économie contrôlée ».
Schmalenbach part de l'hypothèse que l'intensité en capital dans l'industrie est continuellement en croissance. Ceci le conduit à déduire que les coûts fixes sont de plus en plus importants alors que les coûts proportionnels perdent de leur importance.
Le fait qu'une partie de plus en plus grande des coûts de production soit fixe signifie que l'ancienne époque de l'économie libre tire vers sa fin et qu'une nouvelle ère d'économie contrôlée commence. Un des traits caractéristiques des coûts proportionnels est qu'ils concernent tout article produit, toute quantité livrée. [...] Quand les prix baissent et passent sous les coûts de production, la production est restreinte, entraînant une économie correspondante pour les coûts proportionnels. Mais si la part du lion des coûts de production est constituée par des coûts fixes, une réduction de la production ne réduit pas les coûts de la même façon. Il est dans ce cas inutile, lorsque les prix diminuent, de compenser leur baisse par des réductions de la production. Il est moins cher de continuer à produire avec des coûts moyens. Bien sûr, l'entreprise subit alors des pertes qui, toutefois, sont plus faibles qu'elles ne le seraient dans le cas de réductions de la production pour des coûts presque inchangés. L'économie moderne, avec ses coûts fixes élevés, est ainsi privée du remède qui coordonne automatiquement la production et la consommation, restaurant ainsi l'équilibre économique. L'économie n'a plus la capacité d'ajuster la production à la consommation parce qu'en grande partie les coûts proportionnels sont devenus rigides 7.
Ce changement des coûts de production au sein de l'entreprise, « presque à lui seul » nous « conduit de l'ancien ordre économique vers le nouveau ». « L'ancienne glorieuse époque du XIXe siècle, celle de la libre entreprise, n'était possible que parce que les coûts de production étaient en général proportionnels. Elle cessa d'être viable quand la proportion des coûts fixes devint toujours plus importante. » Comme la croissance des coûts fixes n'a pas été enrayée et continuera probablement pendant longtemps, il est alors évidemment inutile de compter sur un retour à l'économie libre 8.
Schmalenbach donne d'abord une preuve de la montée relative des coûts fixes avec une remarque indiquant que la croissance continue de la taille des entreprises « est nécessairement liée à une expansion, même relative, du département chargé de la direction de l'organisation dans son ensemble. » 9 J'en doute. La supériorité d'une grande entreprise consiste, entre autres choses, dans des coûts de gestion plus faibles que ceux des petites entreprises. Il en va de même pour les services commerciaux, particulièrement dans les sociétés de vente.
Bien sûr, Schmalenbach a tout à fait raison quand il souligne que les coûts de gestion et de nombreux autres coûts généraux ne peuvent pas être fortement réduits quand l'entreprise ne fonctionne qu'à la moitié ou au quart de ses capacités de production. Mais comme les coûts de gestion diminuent avec la croissance de l'entreprise, quand on les calcule par unité produite, ils sont moins importants à notre époque de grandes entreprises et d'entreprises géantes qu'autrefois, à l'époque des petites unités.
Toutefois, ce n'est pas là-dessus que Schmalenbach met l'accent : ce sur quoi il insiste, c'est sur la croissance de l'intensité en capital. Il croit qu'il peut facilement déduire de la formation continue de nouveaux capitaux et de la mise en œuvre progressive de machines et d'équipements — ce qui est sans aucun doute possible vrai dans une économie capitaliste — que la proportion des coûts fixes augmentera. Or, il doit tout d'abord montrer qu'il en va effectivement ainsi pour l'ensemble de l'économie, et non uniquement pour certaines entreprises individuelles. En fait, continuer à former du capital conduit à faire baisser la productivité marginale du capital et à augmenter la productivité marginale du travail. La part qui revient au capital diminue et celle qui revient au travail augmente. Schmalenbach ne prend pas ce point en considération, point qui réfute l'hypothèse même de sa thèse 10.
Mais ignorons ce défaut et examinons la doctrine de Schmalenbach en elle-même. Soulevons la question de savoir si une hausse relative des coûts fixes peut effectivement entraîner un comportement entrepreneurial privant l'économie de sa capacité à ajuster la production à la demande.
Considérons une entreprise qui, soit dès le début, soit en raison d'un changement de situation, ne répond pas aux attentes. Quand elle fut créée, ses fondateurs espéraient que le capital investi serait non seulement amorti et rapporterait le taux d'intérêt courant, mais qu'il conduirait encore à faire des profits. Mais il en est depuis allé différemment : le prix du produit a tant baissé qu'il ne couvre qu'une partie des coûts de production — même sans prendre en compte les coûts de l'intérêt et de l'amortissement. Une diminution de la production ne peut pas apporter de soulagement : elle ne peut pas rendre l'entreprise profitable. Moins elle produit, plus élevés seront les coûts de production par unité produite et plus grandes seront les pertes liées à la vente de chaque unité (conformément à notre hypothèse que les coûts fixes sont très élevés par rapport aux coûts proportionnels, même sans tenir compte des coûts de l'intérêt et de l'amortissement). Il n'y a qu'une façon de sortir des difficultés : fermer définitivement et totalement ; ce n'est qu'alors que les pertes supplémentaires peuvent être évitées. Bien sûr, la situation peut ne pas toujours être aussi simple. Il peut y avoir un espoir que le prix du produit remontera. On continue pendant ce temps de produire parce qu'on considère que les inconvénients d'une fermeture seraient plus grands que les pertes d'exploitation durant les mauvais temps. Jusqu'à peu la plupart des chemins de fer non rentables se trouvaient dans cette situation à cause de la concurrence que leurs font les automobiles et les avions. Ils comptaient sur une augmentation du trafic, espérant faire un jour des profits. Mais si de telles conditions particulières n'existent pas, la production est arrêtée. Les entreprises opérant dans des conditions moins favorables disparaissent, ce qui conduit à l'équilibre entre la production et la demande.
L'erreur de Schmalenbach vient de ce qu'il croit que la réduction de la production, nécessitée par la baisse des prix, doit se faire par une diminution proportionnelle pour toutes les entreprises existantes. Il oublie qu'il existe aussi une autre façon : fermer totalement toutes les entreprises se trouvant dans des conditions défavorables parce qu'elles ne peuvent plus résister à la concurrence des entreprises produisant à moindre coût. Ceci est particulièrement vrai pour les industries produisant des matières premières et des produits de base. Dans les industries de produits finis, où les entreprises individuelles fabriquent habituellement divers articles pour lesquels la production et les conditions du marché peuvent varier, une réduction peut être décidée, limitant la production aux articles les plus rentables.
Telle est la situation dans une économie libre, non entravée par les interventions du gouvernement. Il est par conséquent totalement erroné d'affirmer qu'une hausse des coûts fixes empêche notre économie d'adapter la production à la demande.
Il est vrai que si le gouvernement intervient dans ce processus d'ajustement en imposant des tarifs protecteurs d'une ampleur suffisante, une nouvelle possibilité s'offre aux producteurs : ils peuvent former un cartel afin de toucher des gains de monopole par le biais de réductions de la production. La formation de cartels ne résulte à l'évidence pas d'un quelconque développement de l'économie libre, mais est plutôt la conséquence de l'intervention du gouvernement, c'est-à-dire du tarif douanier. Dans le cas du charbon et des briques, les coûts de transport, qui sont si élevés par rapport à la valeur du produit, peuvent, sous certaines circonstances et sans intervention du gouvernement, conduire à la formation de cartels d'une portée locale limitée. Quelques métaux ne se trouvent qu'en de très rares endroits, de sorte que, même dans une économie libre, les producteurs peuvent tenter de former un cartel mondial. Mais on ne répètera jamais assez que tous les autres cartels doivent leur existence non à tendance de l'économie libre mais à l'interventionnisme. On ne peut en général former des cartels internationaux que parce que des zones importantes de production et de consommation sont isolées du marché mondial par des barrières douanières.
La formation des cartels n'a rien à voir avec le ratio entre coûts fixes et proportionnels. Le fait que la formation de cartels dans les industries de produits finis se produise plus lentement que dans les industries de produits de base n'est pas dû à une augmentation plus lente des coûts fixes, comme le croit Schmalenbach, mais à la fabrication complexe des biens se rapprochant plus de la consommation, qui est trop compliquée pour permettre des accords de cartel. Elle est due de plus à la dispersion de la production entre de nombreuses entreprises plus vulnérables à la concurrence d'outsiders.
Les coûts fixes, selon Schmalenbach, poussent une entreprise à s'embarquer dans un processus d'expansion malgré l'absence de demande. Dans chaque entreprise, il se trouve des équipements qui sont très peu utilisés : même quand elle opère à pleine capacité, leurs coûts sont encore décroissants vis-à-vis d'une hausse de la production. Pour mieux utiliser ces équipements, l'entreprise est agrandie. « Ainsi, les industries augmentent leurs capacités sans qu'une augmentation de la demande ne le justifie. » 11 Nous admettons volontiers que tel est le cas dans l'Europe contemporaine avec sa politique interventionniste, et tout particulièrement dans la très interventionniste Allemagne. On augmente la production sans se soucier du marché, mais en se préoccupant plutôt de la redistribution des quotas au sein du cartel et de considérations analogues. Ici encore, il s'agit d'une conséquence de l'interventionnisme, et pas d'un facteur qui en serait la cause.
Même Schmalenbach, dont la pensée est économiquement orientée dans un sens contraire à celui des autres observateurs, ne peut pas échapper à l'erreur qui caractérise généralement la littérature économique allemande. Il est erroné de considérer les développements en Europe, et en particulier en Allemagne sous l'influence de tarifs protecteurs élevés, comme le résultat des forces du marché libre. On ne soulignera jamais assez souvent et assez fort que les industries allemandes du fer, du charbon et de la potasse opèrent sous le couvert de protections douanières et également, dans le cas du charbon et de la potasse, au milieu d'autres interventions gouvernementales, qui rendent la création de syndicats obligatoire. Par conséquent, tirer des conclusions sur l'économie libre de ce qui se passe dans ces industries est totalement incorrect. « L'inefficacité permanente » si sévèrement critiquée par Schmalenbach 12, n'est pas une inefficacité de l'économie de libre mais une inefficacité de l'économie contrôlée. Le « nouvel ordre économique » est le résultat de l'interventionnisme.
Schmalenbach est convaincu que nous atteindrons dans un avenir pas si lointain une situation où les organisations monopolistes obtiendront leur pouvoir monopoliste de l'État et que l'État supervisera « l'accomplissement des devoirs incombant au monopole » 13 Certes, si pour une raison quelconque nous rejetons le retour à une économie libre, cette conclusion est en parfait accord avec celle à laquelle doit conduire toute analyse économique des problèmes de l'interventionnisme. Ce dernier, en tant que système économique, est inadéquat et illogique. Une fois ce point reconnu, il ne nous reste que le choix entre la suppression de toutes les restrictions et leur multiplication en direction d'un système où le gouvernement prend toutes les décisions commerciales — où l'État détermine ce qui doit être produit, comment il faut le produire, dans quelles conditions, et à qui il convient de vendre les produits. C'est le système socialiste où la propriété privée ne survit au mieux que de nom.
Une discussion de l'économie d'une communauté socialiste ne rentre pas dans le cadre de la présente analyse. J'ai traité ailleurs de ce sujet 14.
Notes
1. Cet essai non publié auparavant est paru pour la première fois dans l'édition allemande de 1929.
2. Voir la critique de ce genre d'erreurs par Halm, Die Konkurrenz, Munich et Leipzig, 1929, particulièrement p. 131 et suivantes.
3. Lampe, Notsandarbeiten oder Lohnabbau ?, Iéna, 1927, p. 104 et suivantes.
4. Sur « l'harmonie préexistante », voir mon autre essai « L'Anti-marxisme ».
5. Lampe, op. cit., p. 127 et suivantes.
6. Ibid., p. 105.
7. Schmalenbach, « Die Betriebswirtschaftslehre an der Schwelle der neuen Wirschaftsverfassung » in Zeitschrift für Handelswissenschaftliche Forschung, 22ème année, 1928, p. 244 et suivantes.
8. Ibid., p. 242 et suivantes.
9. Ibid., p. 243.
10. Voir Adolf Weber, Das Ende des Kapitalismus, Munich, 1929, p. 19.
11. Schmalenbach, op. cit., p. 245.
12. Ibid., p. 247.
13. Ibid., p. 249 et suivantes.
14. Voir Mises, Die Gemeinwirtschaft [Trad. fr. : Le Socialisme], Iéna, 1922, p. 94 et suivantes.