Guide à travers les panacées économiques

Publié en 1938 par la Librairie de Médicis

par Fritz Machlup

traduit par Mme R. Hadekel

Chapitre VIII — L'autarcie

 

Les habitants des pays civilisés obtiennent les choses dont ils ont besoin par le système de la division du travail. Les biens dont chaque individu a besoin pour son usage personnel ne sont pas tous produits par lui-même ; chacun se borne à produire une certaine catégorie d'objets, ou à fournir un certain travail qu'il échange ensuite contre le produit du travail des autres. La production totale de l'humanité augmente énormément grâce à cette division du travail et à la spécialisation. Elle augmente d'autant plus que les hommes qui prennent part à cette division du travail sont plus nombreux et leurs capacités plus différentes. L'immense développement du bien-être général et l'accroissement de la population du globe, qui se sont produits au cours du dernier siècle, étaient dus au fait que la division du travail a fini par s'étendre aux hommes des régions et cultures les plus variées ; c'est ce qu'on appelle l'essor de l'économie mondiale.

L'évolution qui a transformé l'instinct de conservation de l'homme primitif en un besoin de satisfaire les exigences raffinées propres à l'homme du XXe siècle est due avant tout à l'accroissement des échanges internationaux. L'accroissement de la population en Europe (187 millions en 1800 ; 550 millions en 1930) n'aurait pas été possible sans les échanges internationaux. Les marchandises produites sur le continent européen n'auraient pu satisfaire les exigences les plus primitives d'une population aussi dense. Un retour à l'autarcie ne signifierait pas seulement le renoncement aux bienfaits de la civilisation, acquis grâce aux échanges internationaux, mais des milliers d'Européens mourraient de faim. Le slogan : "autarcie" est néanmoins un moyen de propagande si puissant qu'il nous paraît nécessaire d'en parler ici.

A. L'autarcie un idéal ?

La sobriété passe pour une vertu de l'homme ; la sonorité de ce mot induit facilement à considérer le renoncement à l'importation comme une vertu d'un peuple. Mais personne ne saura nous expliquer pourquoi il faudrait considérer l'échange des biens comme un vice. Si nous disposions d'une quantité de houille supérieure à ce qu'il nous faudrait pour faire face à nos besoins, pourquoi n'échangerions-nous pas de la houille contre de l'huile dont nous manquons peut-être ? Quelle que soit la justification invoquée en faveur de l'idéal d'une économie basée sur l'autarcie, il restera toujours opportun de se demander : Quel sera le prix de la mise en pratique de l'autarcie ?

Combien coûterait l'autarcie ? rendons-nous compte du rôle que jouent les produits étrangers dans notre vie quotidienne. Nous nous réveillons le matin à la sonnerie d'un réveil en métal importé ; nous nous lavons avec un savon qui contient des huiles de provenance étrangère, nous mettons une chemise de coton américaine et un complet de laine australienne, et nous prenons pour le petit déjeuner une tasse de café du Brésil ou de thé de Chine. Pour aller au travail, nous prenons l'autobus dont beaucoup de pièces métalliques sont d'origine étrangère et dont les roues ont des pneus de caoutchouc provenant des Indes Néerlandaises. Ce véhicule est graissé avec de l'huile américaine et il marche à l'essence du Mexique. Et voici le repas de midi où on nous sert de bons petits plats qui contiennent maints produits étrangers. A la fin du repas certains gourmets mangent un morceau de gruyère provenant de la Suisse et des connaisseurs fument des cigarettes égyptiennes ou bien des cigares de la Havane. Presque tout travail que nous accomplissons est lié d'une façon quelconque à l'économie des pays étrangers, soit qu'il nécessite des matériaux importés, soit, au contraire, que nous destinions le produit de notre activité à des échanges avec l'étranger, pour obtenir d'autres marchandises. Et si le soir nous pouvons tourner le commutateur électrique, c'est grâce à l'Amérique qui nous fournit du cuivre pour les fils conducteurs et les moteurs électriques. Celui qui se couchera ensuite dans un bon lit ne sera pas fâché de faire usage du crin de Russie et du duvet hongrois, sans parler des couvertures en poils de chameau d'Afrique ou en laine de mouton asiatique, et des draps de lin cultivé aux Indes Britanniques. Ainsi, nous pouvons affirmer en toute conscience que parmi les 40 millions de Français il n'y a pas un seul qui ne soit quotidiennement en contact étroit avec les produits étrangers.

Parmi les nombreux produits étrangers dont nous disposons, il y en a certainement dont nous pourrions nous passer sans inconvénient sérieux, pour ne citer que les cigares de la Havane et la bière de Pilsen. Mais y a-t-il une raison au monde pour renoncer à ces "produits de luxe" ? Quel avantage retirerions-nous de la privation de tout ce que les autres hommes (avec d'autres goûts) considèrent comme superflu ? Quand on déplore la "dépendance des autres pays" pour des raisons patriotiques ou militaires, on ne devrait rien entreprendre contre les importations des marchandises superflues ; tandis que le pays importateur dépend du pays exportateur tant qu'il s'agit de produits indispensables, c'est précisément la relation inverse qui existe dès qu'il s'agit de produits de luxe (marchandises dites superflues). Pour ce dernier, la dépendance est au plus indirecte, en ce sens que le bilan des exportations dépend du bilan des importations. Mais ce raisonnement ne joue pas, du moment que l'autarcie signifie la suppression non seulement de toutes les importations mais de tout échange de marchandises, et que ses avocats désirent explicitement ne rien exporter et se contenter du marché intérieur.

Comme on l'a calculé récemment, la France doit vendre à l'étranger entre 25 et 60 % de la production dans certaines industries. Si l'on tentait de remplacer l'industrie d'exportation, dont vivent plusieurs millions d'hommes, par une autre production quelconque destinée au marché intérieur, on provoquerait une misère et des pertes plus effroyables, plus désastreuses que n'en occasionnent les périodes de changements radicaux que l'on reproche souvent au progrès technique, ou au progrès de la division internationale du travail. En outre, ces périodes critiques mènent finalement à une plus grande prospérité de la population, alors que la suppression des échanges internationaux en faveur du marché intérieur aboutit forcément à un appauvrissement général.

Une autarcie complète provoquerait dans les pays de l'Europe une misère telle, que le niveau de vie d'un indigent de notre temps apparaîtrait comparativement comme un existence luxueuse ; mais il y a plus ; cette autarcie ne serait réalisable qu'à condition de sacrifier des millions de vies humaines. C'est pourquoi en Allemagne on n'exige plus l'autarcie totale, mais seulement l'autarcie partielle, c'est-à-dire que l'on tend à atteindre le maximum d'une limitation des importations. D'autre part l'Allemagne cherche à englober des pays étrangers dans son économie fermée qui se trouverait ainsi élargie. Un des buts essentiels de la politique allemande est de fusionner l'économie de l'Europe méridionale avec celle de l'Europe centrale. Plus vastes seront les régions économiques pratiquant entre elle l'échange libre — sans barrières douanières — mieux cela vaudra. Mais pourrait-on ainsi remplacer l'échange international sur l'échelle mondiale ? Or, ce sont précisément les échanges avec les régions aussi différentes que possible quant au sol, au climat, aux cultures et aux races qui procurent le plus d'avantages à la population.

Les objections formulées contre l'autarcie totale s'appliquent également à l'autarcie partielle, c'est-à-dire à la réduction des échanges économiques entre États. Tout recul dans la division du travail entraîne des privations pour l'humanité. Si un pays fait venir de l'étranger une certaine catégorie de marchandises, c'est pour la simple raison que cet article ne peut être produit dans ce pays aussi bien ou au même prix. La suppression des importations et l'appel à la production nationale aura donc ce résultat que la marchandise en question deviendra plus chère ou inférieure en qualité. Ce sera de toute façon un sacrifice pour tout le monde. Le fait que la production coûte plus cher chez soi indique qu'à moyens égaux on pourrait tirer de l'industrie national un rendement meilleur qu'on n'en tire lorsque le gouvernement l'oblige à fabriquer des marchandises que d'autres pays peuvent produire dans des conditions plus avantageuses.

B. L'autarcie est-elle fatale ?

Étant donné le fait que l'autarcie ne peut améliorer la situation de la population et la facilité à prouver qu'elle entraîne nécessairement un appauvrissement général, certains avocats de l'autarcie ont renoncé à faire de l'autarcie un idéal économique. Par contre, ils affirment souvent que l'autarcie ou la voie vers l'autarcie doit être considérée comme notre destin, auquel nous n'échapperons pas et contre lequel il est inutile de lutter. Ils propagent un certain fatalisme. Du moment que l'autarcie est une étape de l'évolution économique, ce serait de la mauvaise politique, dit-on, que de ralentir, par la résistance, au lieu de l'accélérer, ce processus grâce auquel la production nationale serait capable d'alimenter exclusivement le marché intérieur. Puisque nous reconnaissons l'autarcie comme inévitable, dit-on, nous devrions en faire le but de notre vie politique pour tenir compte de l'évolution historique.

Cette conclusion est loin de faire autorité. Même s'il était vrai que l'évolution historique se dirigeât dans le sens de l'autarcie — ce qui est plus que contestable — cela ne signifierait pas qu'il faille abandonner toute résistance. Si les hommes se voient menacés par un avenir autarcique, ils peuvent, en reconnaissant les faits pour ce qu'ils sont, lutter contre le cours de l'histoire. On peut lutter contre son "destin" ; c'est en refusant de se soumettre aveuglément à son destin que l'homme prouve sa force.

Mais qu'est-ce qui prouve que la Providence nous ait condamnés à l'autarcie ? La possibilité d'une prédiction scientifique des évolutions futures est un vieux sujet de discussion entre savants. On connaît peut-être l'évolution jusqu'au moment présent. Tout ce qu'on prédit de l'avenir est vague, incertain. Et l'incertitude est d'autant plus grande qu'il s'agit de prédictions concernant les actions humaines. Dans la période qui s'étend entre 1929 et 1932 le commerce mondial a diminué de 60 % en valeur, et considérablement en quantité. Ce recul se chiffre de la façon suivante :

AnnéeIndice quantitatif du commerce mondial
1929
100
1930
93
Recul7 %
1931
85
9 %
1932
75
12 %

Faut-il en conclure que le commerce mondial doive reculer toujours, et de façon de plus en plus accéléré ? Si un jour d'été notre thermomètre indique une température de 20° C, le lendemain 24°, le surlendemain 30°, et le jour suivant 45°, devons-nous en conclure que la température est destinée à monter jusqu'au point d'ébullition ? Certainement non. Un changement de direction peut se produire même à l'instant suivant. Encore moins a-t-on le droit de déduire l'avenir du passé quand il s'agit de choses qui dépendent de l'homme. Le recul du commerce mondial n'est pas la conséquence de quelque force mystérieuse, indépendante de la volonté humaine ; c'est le résultat d'une politique pratiquée en toute connaissance de cause. Si l'on a fait une politique propre à ruiner le commerce mondial, faut-il alors considérer cette ruine comme l'aboutissement fatal, irrémédiable, de l'évolution historique ? Le commerce mondial ne diminue pas indépendamment de notre volonté, il est diminué par une politique économique plus ou moins consciente. Doit-on continuer à tout prix une évolution commencée sciemment, et s'en justifier en prétendant qu'il ne faudrait pas s'y opposer ? Si l'autarcie devenait inévitable c'est nous qui en serions coupables.

La tendance à l'autarcie et le garrottage du commerce mondial sont une seule et même chose. Un pays est condamné à l'économie autarcique, même en dépit de sa volonté, si les autres pays restreignent le commerce international. Mais on ne saurait considérer la politique des autres États comme l'incarnation du "destin" du pays en question, encore moins comme un destin à accepter. Adopter l'autarcie chez soi n'est pas un moyen propre à arrêter la politique d'isolement des autres pays. Par conséquent, il s'agit seulement pour les peuples de reconnaître qu'ils auront tout à perdre et rien à gagner dans cette voie ; une fois qu'ils auront compris cela, il ne sera plus question de l'autarcie comme d'un fatal destin.

C. La mise en équilibre des balances commerciales individuelles

La plupart des mesures au moyen desquelles les États ruinent le commerce international sont motivées non pas par l'aspiration générale vers l'autarcie, mais par le désir d'agir sur la balance commerciale. La balance commerciale est la comparaison statistique des marchandises exportées et des marchandises importées de façon visible par un pays. On compare les exportations et les importations aussi bien en quantité (poids, pièces, etc.) qu'en valeur. Quand la valeur des marchandises importées est supérieure à la valeur des marchandises exportées, on dit que la balance commerciale est déficitaire ; dans le cas contraire, on dit que la balance est favorable. On dit que la balance commerciale est en équilibre lorsque les exportations et les importations sont d'une valeur égale. Nous pouvons comparer le commerce entre notre pays et tel pays particulier (par ex. avec la Pologne, avec la Hongrie), ou bien collectivement le commerce avec tous les pays étrangers.

On entend souvent de gros éclats de colère à propos du fait qu'on a livré à un pays moins de marchandises qu'on ne lui en a acheté. On en veut souvent à un pays parce que la valeur des importations provenant de ce pays dépasse la valeur des marchandises qui y sont exportées. Mécontent du fait que la somme des achats faits à ce pays dépasse la somme des ventes, on exige une restriction des importations. On ne veut pas "laisser entrer" plus de marchandises qu'on ne peut en vendre à ce pays.

C'est sur ce principe que reposent également quelques projets concernant le système de règlements et de compensations entre pays. Lorsqu'il y a commerce entre deux nations et que les achats et les ventes de chacune sont d'une valeur égale, on peut régler les comptes sans payer en argent liquide, et on croit que c'est là un avantage. En réalité, le fait que la balance commerciale entre deux pays est en équilibre n'est pas du tout un avantage, c'est simplement un hasard sans aucune importance. En cela le commerce de pays à pays ne diffère pas du commerce de village à village ou d'homme à homme. Quand nous achetons une paire de chaussures chez le cordonnier sans que celui-ci nous achète quelque chose de la même valeur, est-ce là une source de chagrin pour nous ? Le cordonnier est-il fâché d'acheter chez le boulanger plus que celui-ci n'achète chez lui ? Le fabricant de jarretières ne peut exiger que son crémier lui achète tous les jours une paire de jarretières, et l'opticien ne peut exiger que ses fournisseurs achètent ses lunettes s'ils n'en ont pas besoin. Le principe : "J'achète chez toi autant et pas plus que tu n'achètes chez moi", n'est pas possible, ni même désirable dans une économie avancée et complexe. Il n'y a plus de troc entre les hommes, mais l'échange se fait par l'intermédiaire de l'argent. L'argent sert précisément à rendre possible les échanges indirects, de façon à rendre possible les échanges indirects, de façon à éviter de longues recherches à M. Dupont pour trouver M. Durand avec lequel il puisse échanger des marchandises contre d'autres marchandises. Ce n'est qu'en oubliant cet équilibre de la balance commerciale" que l'on peut vendre là où on offre le meilleur prix, et acheter là ou la qualité est supérieure et le prix moins élevé.

Une balance équilibrée du commerce entre deux pays pourrait faire plaisir à un statisticien épris d'esthétique, mais n'apporte aucun avantage économique. Si on voulait avoir une balance équilibrée coûte que coûte, on ne pourrait y parvenir qu'au prix de sacrifices douloureux et inutiles de part et d'autre. De même que le pharmacien achète chez le boucher plus qu'il ne lui vend, de même un pays producteur de produits pharmaceutiques achètera à un pays producteur de viande plus qu'il ne peut lui en livrer. Si un pays producteur de machines avait une balance commerciale équilibrée avec un pays producteur de blé, la chose ne serait pas naturelle, et il n'y a pas une raison au monde pour souhaiter un tel équilibre. Ici commence précisément le rôle de la circulation monétaire, qui s'effectue dans les rapports internationaux par les transferts et surtout par le marché des devises.

La Suisse fournit des montres, la Yougoslavie fournit des porcs. Peut-on demander que les Yougoslaves achètent autant de montres qu'ils exportent de porcs ? Doit-on exiger que la Suisse n'importe pas plus de porcs de la Yougoslavie qu'elle ne lui vend de montres ? Dans ce cas un système de compensation totale n'a pas de sens. Mais les Yougoslaves ont peut-être besoin d'autre chose que de montres suisses. Ils pourraient acheter du drap tchèque par exemple. La Tchécoslovaquie à son tour a peut-être besoin de montres suisses — ce qui fait des échanges "triangulaires". La Suisse a importé plus de porcs yougoslaves qu'elle n'a exporté dans ce pays, mais la différence se compense par les montres qu'elle fournit à la Tchécoslovaquie, laquelle vend du drap à la Yougoslavie. Si la Suisse se plaignait alors de sa balance déficitaire avec la Yougoslavie, si la Tchécoslovaquie se montrait vexée du déficit de son commerce avec la Suisse, et que la Yougoslavie rumine son passif envers la Tchécoslovaquie — cela prouverait seulement que l'on se trompe complètement sur la véritable situation. Et si l'in de ces trois États s'avisait de prendre des mesures contre l'excédent des importations, il en résulterait des préjudices graves pour les trois États qui participent à ce commerce "triangulaire". Cependant, les échanges internationaux, tels qu'ils s'effectuent en fait, forment non pas un triangle, mais un polygone, en sorte que toute restriction des importations dans un État frappe les producteurs de nombreux autres États.

D. Mise en équilibre de la balance commerciale générale

Il y a longtemps que les économistes ont compris qu'il est sans importance aucune que la balance commerciale entre deux États soit équilibrée, active ou passive. Au XVIIe siècle déjà les économistes comprirent que le passif approximatif des balances particulières était chose anodine, et ils se préoccupaient davantage de la mise au point du trafic global — exportations et importations — dans la balance générale du commerce. Si toutes les relations économiques internationales se bornaient à l'échange de marchandises, la balance générale de commerce de chaque État devrait être en équilibre. Dans le cas du commerce "triangulaire" les comptes se solderaient par un passif dans la balance avec tel pays et par un actif, envers tel autre et ils seraient en équilibre ave l'ensemble des pays étrangers. Mais en réalité ce cas est extrêmement rare — voilà qui n'est pas fait pour rassurer nos politiciens. Or, les rapports économiques entre les sujets des différents pays ne se bornent pas aux échanges visibles. Il existe, par contre, maintes relations qui ne figurent pas dans la balance commerciale.

Tous les rapports économiques, aussi bien nationaux qu'internationaux, sont des rapports entre hommes ou entre groupes humains ; pour mieux comprendre les actions accomplies par un groupe humain, il faut avoir constamment présent à l'esprit différents types individuels. On peut naturellement enquêter auprès de chaque individu sur sa balance commerciale, c'est-à-dire sur la valeur des marchandises qu'il acquiert et qu'il fournit. Si tous les habitants d'une certaine région achetaient autant qu'ils fournissent, la balance commerciale de cette région se solderait par zéro. Si la plupart des hommes d'un pays achètent moins qu'ils ne fournissent, la balance commerciale montre un excédent d'exportations ; si la plupart d'entre eux fournissent moins qu'ils n'achètent, on constate un excédent d'importation. Examinons donc la balance commerciale de quelques individus représentant chacun un type social. Supposons devant la porte de chaque personne considérée, un douanier chargé de noter exactement toutes les entrées et sorties de marchandises.

Commençons par un paysan. Il vend du blé, du bétail, des oeufs et du lait ; il achète des engrais chimiques, des vêtements, des chaussures. Il se procure maintenant une machine agricole pour augmenter le rendement de ses champs. Qu'il obtienne un crédit qui lui rende possible l'achat de cette machine, ou qu'il la loue, toujours est-il qu'il y a une nouvelle entrée de marchandise dans sa ferme. Il faut ajouter à la valeur totale de ses biens la valeur de la machine. Par conséquent le statisticien devrait dire que sa balance commerciale est désormais déficitaire. Étant donné que le paysan avait besoin de cette machine et que celle-ci lui a été louée ou vendue à crédit, personne ne dira que cet excédent des importations sur les exportations soit un désavantage pour lui.

Supposons, un boulanger nommé Pierre qui fournit du pain et de la pâtisserie, qui achète de la farine, du sel, du sucre, des épices, du charbon et des ustensiles pour sa fabrication, et qui fait venir de la viande, du beurre, des vêtements, des chaussures, des appareils de T.S.F., etc. pour sa consommation personnelle. S'il ne dépense pas tout l'argent qu'il reçoit pour sa marchandise, mais s'il en prête une partie à un fabricant de ses amis, c'est qu'il fait entrer moins de marchandises dans sa maison qu'il n'en sort. Du moment qu'il accorde des crédits, sa balance commerciale est active. S'il avait investi l'excédent non pas chez ce fabricant, mais dans sa propre affaire, par exemple en achetant un nouveau four, sa balance ne serait pas active, mais simplement équilibrée. Nous devons supposer, pourtant, que notre bonhomme sait bien ce qui est plus avantageux pour lui.

Les affaires du boulanger Paul ne sont pas aussi prospères. Il ne peut ni accorder des crédits, ni améliorer son installation, ni dépenser autant pour ses besoins personnels, parce qu'il a eu jadis la malchance de tomber sur un coquin Jean avec lequel il a eu un procès, et a été condamné à verser à Jean une indemnité sous forme de rente mensuelle. C'est un lourd fardeau pour lui ; en conséquence il importe bien moins que son concurrent, le boulanger Pierre. L'excédent des exportations sur les importations est en effet considérable chez ce malheureux boulanger Paul. Mais nul ne lui envie l'actif considérable de sa balance. Et pour lui-même, cet actif ne baissera que lorsqu'il sera libéré de ses paiements mensuels ; ou bien il disparaîtra complètement si le boulanger dépense tout son revenu pour sa consommation ou pour des installations utiles.

Le médecin a une balance commerciale complètement passive. Le statisticien devant la porte de ce médecin ne verra jamais des marchandises sortir de sa maison ; par contre il verra entrer des médicaments, des pansements, et toutes sortes d'objets d'usage courant. Plus grand est le passif de la balance du médecin, plus ses affaires sont prospères ; le passif ne diminue visiblement que quand le médecin a peu de clients. Les choses se passent de la même façon chez un inventeur, chez un avocat, chez un homme d'État, bref chez tous les travailleurs intellectuels. L'exportation des produits de leur travail est invisible, l'importation de tous les biens qu'ils peuvent acheter grâce à ce travail est visible.

Mais le cas du mendiant est tout à fait semblable. Il vit de l'aumône des gens charitables, et plus ses importations sont grandes, plus ses affaires sont prospères. Tout cadeau et toute charité seront l'occasion d'une rentrée de marchandises pour lui, sans qu'il y ait une exportation correspondante.

Le statisticien constatera la même chose chez un riche capitaliste. Nulle marchandise ne sort de sa maison, mais beaucoup de marchandises y entrent ; plus il peut se permettre d'acheter, plus grand est le passif de sa balance commerciale ! Mais quand ce passif augmente, le statisticien ne peut pas savoir si c'est parce que le capitaliste est en train de s'enrichir ou en train de se ruiner. En effet, il peut augmenter ses achats soit parce que les intérêts et les dividendes de son capital montent, soit parce qu'il gaspille tout simplement son argent, c'est-à-dire qu'il consomme son capital. Mais d'autre part, la diminution de ses importations peut signifier qu'il restreint des dépenses pour amasser une plus grande fortune, ou que ses revenus ont diminué, que son capital a perdu une partie de sa valeur et rapporte moins d'intérêts ou de dividendes.

Et si nous postons notre statisticien à la porte d'un aubergiste, que notera-t-il dans son carnet ? Sous le titre d'importation la liste sera considérable. Viande, farine, légumes, graisses, vins, bière, chocolat, bananes, fleurs, disques de phonographe, et une quantité de choses excellentes et coûteuses. Et l'exportation ? On n'en voit trace. Peut-être les ventres des messieurs qui sortent de l'auberge seront-ils un peu plus gros qu'avant, mais cela, on ne l'inscrit pas sur la balance commerciale. Lorsque nous apprendrons que les importations dans l'auberge augmentent, nous dirons que l'aubergiste fait de bonnes affaires, et si le passif de sa balance commerciale diminue, celui qui s'y connaît ne dira jamais que c'est là un signe favorable ; il constatera au contraire que les affaires vont mal.

En observant ces différentes personnes nous avons appris bien des choses. Nous avons vu les deux boulangers, qui avaient tous les deux une balance active. Or, il est courant d'appeler une balance active une "balance favorable". mais on ne peut soutenir que tous les deux aient une "balance favorable" dans le vrai sens du mot. Car si le boulanger Pierre se trouvait dans la situation avantageuse qui consiste à pouvoir accorder des crédits aux autres, le second se trouve dans la situation désavantageuse qui l'oblige à verser une rente mensuelle. Et parmi tous les gens que nous avons observés quel est celui pour qui la balance commerciale passive soit un désavantage ? Certainement pas pour le paysan qui a pu enfin s'offrir une machine ; ni pour le médecin, qui est en état de faire tous ses achats ; encore moins pour le mendiant, qui peut jouir du rendement de sa mendicité, ni pour le capitaliste qui dispose de l'usufruit de son capital ; et l'aubergiste qui fait un gros chiffre d'affaire n'est nullement à plaindre. Toutes ces personnes doivent admettre, si elles sont honnêtes, que l'excédent des importations sur les exportations est avantageux, ou tout au moins désirable pour eux.

Ce qui est vrai d'un aubergiste, est aussi vrai de cent aubergistes et de tout un peuple d'aubergistes. Autrement dit : un peuple chez qui le tourisme est florissant et très développé a une balance commerciale passive ; plus grand est le passif, mieux cela vaut. Un peuple de médecins et de savants, d'inventeurs et de poètes a une balance commerciale passive. Un peuple qui obtient des crédits et des emprunts, un peuple qui reçoit des cadeaux doit avoir une balance commerciale passive. Un peuple qui est riche et qui jouit des revenus de son capital, eh bien, ce peuple a une balance commerciale passive.

En résumé, retenons ceci : pour pouvoir exporter des marchandises et avoir ainsi une balance commerciale active, il faut : accorder des crédits à l'étranger, payer ses dettes internationales, payer des intérêts et des dividendes à l'étranger, verser des réparations et des tributs aux pays étrangers, faire des cadeaux aux étrangers, verser des pensions et des aliments aux personnes résidant à l'étranger ; toutes ces transactions forment les mouvements internationaux de capitaux. Agissent également dans ce sens les versements à l'étranger à titre de rémunération pour des services, à savoir : les honoraires des médecins, les patentes de brevets, les droits d'auteurs, les bourses scolaires, les commissions des représentants de commerce, les primes d'assurances, les frets maritimes et ferroviaires, les dépenses de tourisme, etc.

Pour pouvoir importer les marchandises et ainsi avoir une balance commerciale passive, il faut recevoir des paiements provenant des transactions de capitaux c'est-à-dire des emprunts à l'étranger, faire rentrer des crédits accordés à l'étranger, encaisser des intérêts et des dividendes de l'étranger, toucher des réparations et des tributs de l'étranger, recevoir des cadeaux, des pensions et des aliments, ainsi que des paiements pour les services rendus par les nationaux aux sujets étrangers, notamment les honoraires, les patentes de brevets, les tantièmes, les commissions, les primes, les frets, les dépenses de tourisme, etc.

La différence entre l'exportation et l'importation, c'est-à-dire le solde de la balance commerciale, est une fonction de la différence entre les sommes de toutes ces transactions exécutées de part et d'autre. Le solde de la balance commerciale est donc le résultat de certaines transactions internationales et non la cause, ainsi qu'on le croit souvent. Du moment qu'on connaît le total des paiements provenant de la circulation de capitaux et la balance de toutes les exportations invisibles, on connaît le solde de la balance commerciale ; toutes les mesures gouvernementales, quelque rigoureuses qu'elles soient, n'y changeront rien. Tout progrès dans le domaine des exportations rendra les importations plus faciles, et toute restriction des importations entraînera un recul des exportations. C'est pourquoi il n'est jamais possible "d'améliorer" ou "d'équilibrer" la balance commerciale par des mesures dirigées contre l'importation.

E. La mise en équilibre de la balance des payements internationaux

Le politicien qui a compris que la balance commerciale envers tel pays particulier peut être passive en vertu de la nature même du commerce triangulaire, ne se préoccupera plus que de la balance commerciale générale. Le politicien qui a compris, en outre, que le solde de cette balance générale (c'est-à-dire l'excédent des importations sur les exportations ou le contraire) est le résultat nécessaire du mouvement des capitaux et des exportations invisibles, se défendra d'entreprendre des mesures quelconques pour améliorer la balance commerciale. Le regard de notre politicien se détournera alors du mouvement international de marchandises pour se tourner vers les rapports économiques internationaux dans leur généralité ; il négligera la balance commerciale pour ne se préoccuper que de la balance des payements. Mais, fort de cette juste compréhension de l'économie politique, il ne doit plus oublier que la balance des payements nous explique comment l'actif et le passif des balances particulières se compensent entre eux, par le fait qu'elle résume tous les bilans : capitaux, commerce et services invisibles ; mais qu'elle ne peut être, en tant que total, ni active, ni passive.

Raisonnons encore une fois, avec la logique la plus rigoureuse : Quand on fait entrer une marchandise quelconque, par quoi se compense cette importation ? Contre quoi cette importation se fait-elle ?

Toutes ces valeurs et contre-valeurs doivent figurer dans une balance des payements, lorsque celle-ci est complète ; il ne peut donc pas y avoir de solde, ni passif, ni actif. Il peut arriver seulement que le statisticien chargé d'établir la balance des payements ne soit pas en état d'y faire figurer tous les postes invisibles ; il essayera alors, s'il y a une lacune dans ses comptes, de justifier ce reste inexplicable en prétextant la difficulté de tenir compte du mouvement de tous les capitaux, ou d'autres postes. Mais on ne peut pas considérer les erreurs et les omissions d'une statistique comme le passif ou l'actif d'une balance et en tirer des conséquences quelconques.

Considérons une balance hypothétique des pays dont les importations excèdent les exportations.

Il est fort probable que plusieurs politiciens de ce pays hypothétique eussent qualifié de passive et de défavorable cette balance des paiements internationaux. Ils diraient, à tort, qu'il faut lutter énergiquement contre le déficit de la "balance des payements". Sous quelles conditions serait-il possible de réduire considérablement l'excédent des importations sur les exportations, c'est-à-dire d' "améliorer" la balance commerciale ? 1. Un recul de la balance des services invisibles, c'est-à-dire une baisse des recettes de transit et de tourisme, ou une augmentation des dépenses à l'étranger. 2 Un recul de la balance du rendement financier, c'est-à-dire un revenu moindre des capitaux nationaux placés à l'étranger, ou des paiements plus élevés des intérêts à l'étranger. 3. Un retour du mouvement des capitaux, c'est-à-dire moins de crédits et de capitaux étrangers chez soi, ou bien révocation et remboursement des crédits accordés par l'étranger, ou bien reflux et fuite des capitaux. — Parmi ces trois conditions y en a-t-il une seule qui soit assez séduisante pour qu'on puisse la souhaiter ?

Crédit
Débit
Crédit
Débit
Exportation de marchandises 4 000Importation de marchandises 5 000 1 000
Exportation d'or 100Importation d'or 5050 
Recettes de transits ferroviaires 100   
Recettes du commerce de transit 150   
Recettes à titre d'honoraires, de licences, d'exploitations, de tantièmes 50   
Recettes du tourisme 300Dépenses pour voyages à l'étranger 150450 
Revenus de capitaux placés à l'étranger 400Paiements des intérêts pour dettes à l'étranger 200200 
Remboursements touchés de l'étranger 100Remboursements versés à l'étranger 150200 
Revenus de capitaux placés à l'étranger 400   
Nouveaux capitaux et emprunts étrangers 250   
Crédits à court terme reçus de l'étranger 250Crédits à court terme accordés à l'étranger 150300 
Total : 5 7005 7001 0001 000

On prétend parfois que le recours aux crédits étrangers est un phénomène indésirable, et on recommande la restriction des importations afin d'empêcher un plus grand endettement envers l'étranger. S'il est parfaitement vrai que l'excédent des importations et celui des crédits étrangers soient liés entre eux, il est absolument faux de considérer l'endettement comme une conséquence des importations. Ceci est facile à prouver :

Quiconque achète des marchandises sans les payer s'endette ; mais cela n'est possible que dans la mesure où on lui accorde du crédit. L'important ici c'est que celui qui achète soit la même personne que celle qui s'endette. Dire qu'un homme achète parce qu'il obtient un crédit, ou qu'il fait des dettes parce qu'il achète, c'est à peu près la même chose. Cette identité de l'acheteur avec le débiteur n'existe pas dans le commerce international. La part des dettes internationales qui incombent aux importateurs ne constitue pas un pour cent, ni même un pour mille de ces dettes. Ce ne sont pas les importateurs qui contractent des dettes envers l'étranger, et ce ne sont pas les articles d'importation qu'on ne peut pas payer. Si l'on faisait enquête sur les paiements faits pour les marchandises importées pendant l'année écoulée, on constaterait sans doute qu'aucun surcroît de dettes envers l'étranger ne résulterait de l'importation, abstraction faite du contrôle des devises dans certains pays.

Mais cela ne signifie pas qu'il n'existe aucun rapport entre les dettes et l'excédent des importations ; nous sommes obligés de constater, au contraire, une causalité directe entre les deux phénomènes, mais la dépendance s'établit en sens inverse : les dettes envers l'étranger sont la cause, l'excédent des importations sur les exportations est l'effet. Par exemple, l'entreprise A obtient un crédit de l'étranger — non parce qu'elle s'engage à importer pour cette somme, mais parce qu'elle promet des intérêts élevés ; ce crédit, elle l'accorde à son tour à B, B achète à C, et le pouvoir d'achat qui remonte au crédit accordé par un étranger à A, rebondit, après avoir passé par plusieurs intermédiaires, sous l'aspect d'une plus grande demande de produits étrangers, et aboutit ainsi à un excédent des importations, qui serait impossible sans le premier crédit. Or, si le gouvernement voulait intervenir pour empêcher cet excédent des importations par une politique, il obtiendrait le résultat suivant : l'augmentation du pouvoir d'achat des nationaux aboutirait à une baisse des exportations, si bien que l'acceptation du crédit étranger — dans la mesure où il n'aboutirait pas à une augmentation des achats de services étrangers invisibles — aboutirait dans tous les cas un excédent des importations.

Quand on a compris le fonctionnement de cette chaîne causale, on doit cesser de proclamer la nécessité de la lutte contre les importations comme cause d'endettement envers l'étranger. L'endettement n'est pas une conséquence des importations, et la politique prohibitive ne peut pas arrêter l'endettement. Quiconque voudrait réfuter cette proposition, devrait prouver que la politique prohibitive aurait forcé les gens, qui sans cela auraient acheté des marchandises étrangères, à ne rien acheter, et à mettre leur argent à la disposition d'autres gens — des inconnus pour eux — afin que ceux-ci payent leurs dettes à l'étranger. Mais personne ne prendra la peine de prouver quelque chose d'aussi insensé.

Revenons encore à la balance des payements. La confusion qui règne dans ce domaine a peut-être pour origine la comparaison fallacieuse avec le bilan d'un commerçant. Cette comparaison est fallacieuse d'abord parce que la comptabilité commerciale ne comprend pas les dépenses privées du commerçant ; elle omet donc la partie passive par excellence de son mouvement de marchandises, alors que la balance commerciale et la balance des payements d'un pays doit la contenir. En outre, la balance des payements n'est pas comparable du tout au compte "profits et pertes", elle est plutôt comparable au livre de caisse, qui exclut par définition tout excédent des dépenses sur les recettes. Mais cette comparaison n'est pas parfaite non plus, parce que le livre de caisse ne rend compte que du mouvement de l'argent comptant, alors que du mouvement de l'argent comptant, alors que la statistique au service de la balance des payements enregistre en plus le transfert des valeurs sans argent.

La confusion va si loin, en effet, que chacun a une notion différente de la "balance des payements". Un tel croit que c'est une comptabilité de tous les transferts des valeurs effectués au cours d'une certaine période, par exemple d'une année ; un autre imagine que c'est l'état des payements à un tel moment donné ; un troisième comprend par là la comptabilité de toutes les dettes envers l'étranger (balance des dettes), un quatrième — l'état de toutes les échéances envers l'étranger (bilan des échéances), un cinquième s'imagine qu'il s'agit de rendre compte de tous les payements qui se font en or (mouvement de l'or), un sixième se renseigne sur l'offre et la demande au marché des devises (balance des devises) ; et ce n'est pas tout, car la plupart des gens brouillent toutes ces notions et les servent sur un même plat. N'est-ce pas amusant qu'on puisse citer les déclarations simultanées des politiciens et des "économistes" de tous les pays, qui parlent tous de la balance passive des payements de leur pays ! Tout d'abord c'est absurde en soi, car quel que soit le sens du mot "passif", ce qui est passif pour un pays doit être actif pour un autre ; si A doit payer à B davantage que B doit payer à A, B doit payer à A moins que A doit payer à B. Mais tout le monde prétend qu'il doit payer plus qu'il ne doit recevoir, et justifie ainsi sa politique commerciale et financière, et surtout sa politique prohibitionniste.

Si l'on prétend, à propos du marché des devises d'un pays, qu'on fait plus d'achats que de ventes de devises, c'est également absurde. Vente et achat sont une seule et même opération, vue de deux côtés, et sur le marché entier le total de l'acheté ne peut jamais être ni plus ni moins grand que celui du vendu. Autre chose est l'envie d'acheter et de vendre à un certain prix ; le rapport entre ces deux envies est à juste titre l'objet des comptes rendus. Si, au prix ou au cours d'hier, on demande aujourd'hui plus de devises qu'on n'en offre, le cours d'aujourd'hui sera plus élevé que celui d'hier — à moins que la banque d'émission ne contribue à la demande avec ses propres réserves. On désigne souvent ce phénomène par le terme : balance passive des payements ; ce mode d'expression est admissible en soi, à condition qu'il ne prête pas à équivoque. Il faut notamment se rendre bien compte de deux choses : 1. L'offre et la demande existent toujours en fonction du cours. Si la demande est plus grande que l'offre au prix x, offre et demande seront égales à un prix plus élevé. Donc, si la "balance des payements" est passive à un cours x elle sera en équilibre dès que le cours du change montera de façon correspondante. 2. La situation du marché qu'on désigne par le terme de "balance passive" et qui exige soit la vent de l'or et des devises par la banque d'émission, soit la hausse du cours de change, entraîne l'augmentation des exportations et la diminution des importations, et par conséquent un revirement en sens inverse de la situation du marché. En effet, la vente de l'or et des devises par la banque d'émission agit comme une mesure "déflationniste", c'est-à-dire propre à diminuer la circulation monétaire. La banque d'émission vend la monnaie étrangère contre des billets de banque, si bien que les billets, avec lesquels on achète ces devises, sortent de la circulation, et la circulation diminue du coup. La diminution de la circulation a pour effet la baisse du prix de certaines denrées. Quand ce prix est plus bas que les prix à l'étranger, les exportations augmentent et les importations diminuent. (C'est que qu'on appelle le "mécanisme de la balance des payements" de l'étalon-or). Si la banque d'émission n'est pas en état de vendre de monnaie étrangère, la hausse du cours des changes provoque le même effet, et plus rapidement. En effet, quand le cours des devises monte, le prix des denrées étrangères, évalué en argent du pays, monte également — ce qui affaiblit l'importation — et le prix des produits du pays, évalué en argent étranger, baisse — ce qui est un avantage pour l'exportation. (C'est ce qu'on appelle le "mécanisme de la balance des payements" du papier-monnaie.)

Nous allons nous faire comprendre par des exemples. Supposons que tous les gens décident brusquement de placer la part de leurs revenus dont ils n'ont pas absolument besoin pour vivre en devises, et à déposer celles-ci dans des banques étrangères (fuite des capitaux). Si le volume de la circulation comportait jusqu'à présent 10 millions de livres, et que 2 milliards soient employés à l'achat des devises, le fait suivant se produirait :

Dans les pays à étalon-or, la banque d'émission a obligation de faire face à toutes les demandes de devises au cours stable ; par conséquent, elle doit dans l'occurrence, vendre des devises pour 2 milliards de livres. Ses réserves diminuent donc considérablement (grâce à cette "balance passive" des payements), mais la circulation diminue également de 20 %. Cette diminution de la circulation arrête déjà la fuite des capitaux — puisqu'il n'y a plus d'argent dans le pays, — et la balance des payements revient à l'équilibre ; en outre, le revirement ne tardera pas à se produire. Le pouvoir d'achat de la population a baissé, si bien qu'on est à même de vendre davantage à l'étranger et d'importer moins, et il en résulte de nouveau une "balance active" des payements, c'est-à-dire un afflux de devises à un cours stable.

Dans les pays à papier-monnaie la demande de devises correspondant à 2 milliards de livres provoque la hausse des cours de change. En présence de cette hausse, la demande en devises diminuera forcément ; en outre, l'exportation deviendra plus rentable (prime d'exportation) et l'importation moins rentable, de sorte que l'offre de devises augmentera à son tour. Le chemin qui va de la balance passive, à travers la balance équilibrée, à la balance active et finalement de nouveau à la balance équilibrée, sera parcouru ici plus rapidement encore que dans pays à étalon-or.

Nous voyons donc que la balance des payements, si on comprend par là la balance quotidienne des devises, ne peut être passive ou active que pendant une période très brève, à l'exception des époques d'inflation où il faut d'abord s'adapter à la nouvelle valeur de la monnaie. L'équilibre est atteint par la diminution de la circulation dans les pays à étalon-or, et dans les pays à papier-monnaie par la baisse de la valeur extérieure de la monnaie ; d'ailleurs s'il n'y a pas d'inflation, il se produit après la mise en équilibre un revirement de la balance des paiements en sens inverse.

Nous venons d'examiner deux notions radicalement différentes, toutes les deux désignées couramment par le terme "balance des payements". L'une de ces notions signifie une certaine situation du marché des devises, qui se déroule suivant un certain mécanisme. Toutes les tentatives faites pour équilibrer cette balance par des moyens factices — par exemple par la restriction des importations, — sont condamnées à échouer, puisque seules la diminution de la circulation monétaire ou la chute de la monnaie peuvent faire disparaître le "passif" automatiquement et sans délai. Pris dans un autre sens, le terme "balance des payements" désigne la comptabilité de toutes les transactions internationales et elle ne peut être ni passive ni active par définition. Toute tentative arbitraire pour équilibrer une chose qui ne peut être autrement qu'en équilibre est absurde. L'intention de l'amener à "l'équilibre" par une politique commerciale et autarcique est dépourvue de sens, dans tous les cas et toutes les conceptions du terme "balance des paiements".

F. La protection de la production nationale

Bon nombre de branches de la production seraient vouées à la ruine dans beaucoup de pays si les gouvernements laissaient la voie libre à la concurrence illimitée des producteurs étrangers. Dans la pages précédentes nous n'avons pas rejeté toute tendance à protéger la production nationale contre la concurrence étrangère (le protectionnisme). Nous n'avons fait que réfuter quelques faux prétextes protectionnistes. D'aucuns disent :

"Nous voulons empêcher l'importation, parce que nous saurons nous approvisionner mieux et plus abondamment quand nous ne dépendrons plus de la production étrangère." C'est non seulement faux, mais en tous points contraire aux faits. (Voir § A.)

D'aucuns disent :

"Nous voulons empêcher l'importation, parce que l'évolution l'exige". Ce n'est pas raisonnable, parce qu'aucun peuple n'est forcé de faire diriger son évolution par un groupe de politiciens étrangers. (Voir § B.)

D'aucuns disent :

"Nous voulons empêcher l'importation pour équilibrer notre balance commerciale." C'est absurde, parce que l'équilibre de la balance commerciale n'est pas un avantage, et parce que les restrictions de l'importation ne changent en rien le solde de la balance commerciale. (Voir § C et D.)

D'aucuns disent :

"Nous voulons empêcher l'importation pour équilibrer la balance des paiements". C'est complètement erroné, parce qu'en restreignant l'importation on ne peut rien obtenir qui puisse améliorer la balance des payements.

Mais il y en a d'autres qui disent :

"Nous voulons empêcher l'importation des céréales pour aider les cultivateurs de notre pays, ou bien nous voulons empêcher l'importation des étoffes pour venir en aide à notre industrie textile." C'est là un langage franc et sincère.

Mais on exige aussi, et fort souvent, l'appui de l'État pour tel groupe de producteurs sous prétexte que cela servirait la collectivité. Par exemple : "Si le paysan a de l'argent, tout le monde en aura." De tels propos sont du bavardage pur. Si A achète les produits offerts par B plus cher que par le passé, il aide B, mais il ne s'aide pas lui-même. Grâce à son aide, B aura en effet une part plus grande dans la richesse globale du pays, mais A aura une part moindre. Si le pouvoir d'achat de B est augmenté du fait de la hausse du prix de ses produits, grâce à la politique protectionniste, il est vrai que d'autres producteurs doivent en profiter. Mais les acheteurs de ces produits B, devenus plus chers, voient leur pouvoir d'achat diminuer d'une somme égale et il est également vrai que d'autres producteurs doivent en souffrir. Il ne faut pas confondre l'augmentation du pouvoir d'achat d'un groupe isolé avec l'augmentation du pouvoir d'achat global. Quand une politique parvient seulement à déplacer le pouvoir d'achat, la consommation globale ne peut augmenter que s'il y a baisse des prix ; s'il y a hausse des prix, et que la circulation monétaire reste la même, la demande globale de biens diminue.

Mais il peut y avoir intérêt à protéger une certaine catégorie de producteurs en dépit de toutes ces considérations, et pour des raisons variées. On peut vouloir maintenir une industrie nationale parce que ces produits ont une grande importance en cas de guerre. On peut désirer que certains groupes d'industriels soient particulièrement nombreux et puissants parce qu'on attribue une grande valeur à ces groupes pour des raisons sentimentales ou démographiques. On peut souhaiter qu'une certaine branche de la production surmonte une crise passagère. On peut vouloir épargner aux grandes industries et à leurs ouvriers des réformes trop brusques ; bref, il peut y avoir toutes sortes de raisons pour protéger la production nationale en rendant plus difficile la concurrence étrangère. Si un gouvernement se décide à protéger certaines industries nationales, les raisons pour action pareille doivent être assez importantes pour justifier tous les sacrifices qu'on impose à la nation par cette protection.

Toute protection qu'on accorde à une branche de la production est un sacrifice pour la nation, en ce sens que la nation sera désormais moins bien pourvue. Il est évident que l'industriel a besoin de protection contre la concurrence étrangère seulement dans le cas où les productions étrangères pourraient fournir les marchandises à des prix plus bas. Renoncer à un approvisionnement à meilleur marché, c'est renoncer à la possibilité d'acheter davantage à revenu égal, c'est-à-dire à la perspective d'être mieux servi. On appelle souvent les industries requérant une protection des industries nationales, terme qui paraît avoir pour origine les intérêts politiques plutôt qu'un véritable patriotisme. Il serait bien plus juste d'appeler industries nationales les branches de la production qui peuvent résister à la concurrence étrangère grâce à leurs qualités intrinsèques, aux avantages de leur situation géographique, ou aux talents innés de la nation. La nation la plus forte doit être celle qui développe des industries fortes, subsistant par leur propre mérite. Ce n'est pas la nation qui soutient des productions qui dépendent éternellement de la protection et de subventions, et qui met en tutelle des industries artificiellement créées, soignées avec tendresse. Ce sont des industries parasites.

Personne ne songera à exiger de la France le développement d'une production nationale de café. la raison qu'on en donnerait, à savoir qu'il est impossible de produire du café en France, serait fausse, car on réussirait sans doute à faire pousser des caféiers dans les serres. On ne le fait pas parce que les frais d'une telle production de café seraient beaucoup trop élevés. Au lieu de produire en France du café aussi cher, il est plus raisonnable de produire d'autres denrées pouvant être fabriquées chez nous à meilleur compte qu'à l'étranger, d'exporter cette marchandise et de l'échanger contre le café étranger.

Ce raisonnement s'applique également aux cas où la différence entre les frais de production chez soi et à l'étranger n'est pas aussi frappante. S'il est techniquement possible d'extraire du cuivre en Autriche, cela ne veut pas dire nécessairement qu'il soit raisonnable de le faire. Il peut bien y avoir du minerai et les installations nécessaires pour entreprendre l'exploitation. Mais si la production du cuivre a besoin des tarifs protectionnistes pour résister à la concurrence étrangère qui vend meilleur marché, cela montre qu'il est plus avantageux de se procurer du cuivre en produisant un autre produit susceptible d'être exporté, et échangé contre le cuivre. Mais, dira-t-on, en arrêtant la production du cuivre on doit produire une marchandise pour laquelle l'étranger nous fournira du cuivre. (Sans les échanges mutuels l'Autriche n'aurait aucune possibilité d'obtenir du cuivre.)

Mais est-il toujours possible de produire d'autres marchandises à meilleur compte chez soi qu'à l'étranger et susceptibles d'être exportées en quantité telle qu'elles compensent automatiquement les marchandises importées ? Ne pourrait-il pas arriver que l'étranger l'emporte sur nous dans plusieurs domaines, peut-être même dans tous ? Ne devrait-on point, dans ce cas, accorder une protection aux industries nationales sous forme de tarifs douaniers, ou introduire d'autres mesures politiques et économiques, nécessaires pour compenser la supériorité de l'étranger ? Dans le domaine économique la supériorité absolue n'est pas un facteur décisif. Le meilleur serrurier du monde ne sera pas un concurrent pour des serruriers moins habiles s'il travaille comme ingénieur pour mieux utiliser ses dons. Le meilleur tailleur ne sera pas un concurrent sérieux pour d'autres tailleurs s'il met en valeur ses talents en tant que modéliste ou vendeur. Le dactylographe le plus rapide abandonne la concurrence aux autres dactylographes s'il peut faire mieux comme comptable. Bref, il importe peu que l'on soit ou ne soit pas absolument supérieur dans telle ou telle production. Car, même si l'on est absolument inférieur, on devient indispensable dans son travail à ceux qui sont mieux doués lorsque ceux-ci se tournent vers une autre sorte de travail dans laquelle leur supériorité est encore plus marquée.

Tel est bien le cas pour des pays entiers. Si un pays était absolument supérieur à un autre dans toutes les branches de la production, et que ce dernier soit particulièrement défavorisé en ce qui concerne les produits agricoles à cause de la nature de son sol et de son climat peu propice, le premier pays — celui qui est absolument supérieur — ne pourrait cependant supporter la concurrence industrielle du second. Cela paraît incroyable, et cependant c'est ainsi. Cela doit être ainsi, puisque le second pays, au sol ingrat, sera prêt à offrir en échange des produits agricoles une quantité telle de produits fabriqués qu'en raison de cette concurrence le premier pays se consacrera davantage à la production agricole.

Expliquons-nous sur des exemples concrets. Le pays M est supérieur au pays N aussi bien dans la production des céréales (C) que dans la production du fer (F). Une unité de céréales coûte deux heures de travail dans le pays M, et huit heures de travail dans le pays N ; une unité de fer coûte une heure de travail dans le pays M et deux heures de travail dans le pays N. Le pays N est donc en mauvaise posture. Pourra-t-il se défendre dans le commerce avec M, et ne devrait-il pas chercher à protéger sa production ? Il est impossible pour les habitants de N d'émigrer dans le pays M ; ils peuvent seulement pratiquer l'échange avec les habitants M. Mais il ne s'agit pas d'échanger les heures de travail entre les deux pays (1 heure = 1 heure) il s'agit d'échanger les produits de travail, c'est-à-dire les céréales contre le fer, dans un rapport tel, qu'il ne soit pas proportionné à la quantité de travail.

M
N
C coûte 2 heures ; F coûte 1 heureC coûte 8 heures ; F coûte 2 heures
1 C coûte 2 F1 C coûte 4 F
1 F coûte 1/2 C1 F coûte 1/4 C

Considérons les proportions selon lesquelles se fait l'échange dans les deux pays, telles quelles s'établissent en se basant sur les frais respectifs de production. Dans le pays M on a 2 unités de fer pour une unité de céréales ; dans le pays N on a 4 unités de fer pour une unité de céréales. Le fer est donc meilleur marché dans le pays N que dans le pays M, puisqu'il coûte 1/2 unité de céréales dans le pays M, et 1/4 d'unité seulement dans le pays N. Par conséquent, si les importations sont autorisées le pays N sera un pays exportateur de fer par excellence, et il importera les céréales du pays M. Le pays M intensifiera la production des céréales, mais il se verra dans l'obligation de réduire la production du fer en dépit de sa supériorité apparente. Mais précisément : ce n'est pas la supériorité absolue qui compte, ni le coût absolu de production, mais le coût relatif (loi des coûts comparatifs).

Si les deux pays ne dressent pas d'obstacles à l'importation, ils contribuent à la division du travail sur l'échelle internationale ; on comprendra facilement de quelle façon le rendement du travail en sera augmenté dans le deux pays.

M
N
I. — Production en 48 heures sans importations
12 C + 24 F
4 C + 8 F
(24 heures + 24 heures)
(32 heures + 16 heures)
II. — Production en 48 heures avec importations
18 C + 12 F
0 C + 24 F
(36 heures + 12 heures)
(0 heures + 48 heures)

Nous voyons donc que l'approvisionnement en céréales aussi bien qu'en fer a été amélioré grâce aux échanges internationaux. Ce bénéfice n'est pas seulement pour le pays "avantagé" M, mais il profite aux deux pays. En effet, en régime d'autarcie les céréales coûteraient 4 unités de fer dans le pays N. Si le pays M voulait essayer de pousser les céréales à un prix aussi élevé, il cesserait d'être en concurrence. Par conséquent le cas le plus défavorable ne serait pas pire que les conditions de l'autarcie.

Si l'on avait voulu exiger une protection et des faveurs pour l'industrie nationale dans le pays N, quels seraient les résultats ? Des tarifs protectionnistes pour le fer seraient sans effet, car une industrie d'exportation ne tire aucun avantage des tarifs applicables aux marchandises importées. Cependant les tarifs protectionnistes sur les céréales entraîneraient le renouvellement de la production des céréales et un recul des exportations du fer ; en d'autres termes, le pays N aurait renoncé à tirer profit de son avantage relatif dans la production du fer. Toute interdiction des importations marque un recul de la division du travail international, et constitue le passage à un mode inférieur d'approvisionnement. Peu importe les procédés dont se sert pour arriver à cette fin, que ce soient les tarifs protectionnistes, les contingents ou d'autres mesures, à savoir la propagande en faveur des produits nationaux. Prêcher dans le pays M "Achetez les produits de M" et propager dans le pays N : "Achetez les produits de N", ne peut donner d'autres résultats qu'un préjudice pour les industries d'exportation nationale et étrangère ; dans notre exemple la production de céréales retombera de 18 à 12 unités dans le pays M, et la production de fer — de 24 à 8 unités dans le pays N.

On comprend donc qu'un peuple soucieux d'améliorer son niveau de vie, de développer ses forces productrices les plus fécondes, et par cela sa puissance nationale, ne doit pas limiter la concurrence entre sa propre production et celles des autres pays ; il doit plutôt donner libre cours à cette concurrence.

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