Publié en 1938 par la Librairie de Médicis
par Fritz Machlup
traduit par Mme R. Hadekel
"La concurrence nous ruine." Aux époques de crise cette plainte revient constamment aux lèvres de commerçants, artisans et industriels. Ce sont les concurrents qui "ruinent" les prix, "gâchent" les conditions de vente, gâtent les clients, causent la surproduction "nuisent aux autres". A l'époque où l'on se préoccupait davantage des intérêts du consommateur on disait plutôt que la concurrence entre les fournisseurs était entièrement çà l'avantage des acheteurs, qui payent moins cher et à des conditions plus avantageuses, ont plus de choix et sont mieux servis. Mais aujourd'hui on exige que l'État interdise ou restreigne cette "concurrence effrénée".
La restriction de la concurrence étrangère constitue une partie considérable de la politique économique. Nous en avons parlé quand nous avons traité de l'autarcie et des entraves au commerce international. Mais la restriction de la concurrence entre les producteurs nationaux fait également l'objet de nombreuses mesures officielles. Nous allons nous en occuper maintenant.
La concurrence devrait avoir des limites disent les entrepreneurs convaincus que chacun d'entre eux a droit aux prix suffisants. Ils exigent donc que l'État interdise strictement de vendre aux prix exceptionnellement bas. Ceux qui demandent la fixation officielle des prix minima oublient ceci :
1° Qu'un prix qui n'est plus "suffisant" pour tel producteur peut être parfaitement suffisant pour tel autre.
2° Qu'un prix insuffisant a pour fonction de réduire automatiquement l'offre devenue trop grande.
3° Que les prix minima qui sont plus élevés que les prix qui se formeraient sur le marché libre mènent à la longue à une situation intenable.
Le prix de revient d'un produit n'est pas le même chez tous les producteurs. Quand on exige la fixation de prix minima tels qu'ils couvrent le prix de revient, nous sommes en droit de demander : le prix de revient de qui ? Le prix du blé doit-il couvrir par exemple le prix de revient du propriétaire d'un terrain plat ou d'un montagnard ? La production du blé coûte moins sur un sol fertile que sur un sol pierreux, elle est plus chère sur un sol accidenté que dans la plaine, elle coûte moins sur un champ bien exposé et bien irrigué que sur un terrain sec et ombragé. Le prix revendiqué doit-il couvrir les frais de la production du blé sur les champs situés jusqu'à 600 mètres au-dessus du niveau de la mer ? Ou bien doit-il couvrir également les frais des cultivateurs qui habitent à 900 mètres d'altitude ? Le blé peut pousser dans des régions plus élevées encore, en pleine montagne sauf que c'est plus cher. En Autriche le prix de 20 shillings suffit par exemple pour couvrir les frais de la production du blé dans les régions particulièrement fertiles ; mais si l'on voulait y produire tout le blé que le pays consomme, le prix de 50 shillings ne suffirait pas à couvrir les frais. L'exigence des prix qui couvrent le prix de revient est par conséquent si ambiguë qu'elle devient un slogan dépourvu de tout sens.
Il est vrai que le prix de revient varie davantage dans l'agriculture et l'exploitation minière que dans l'industrie et dans l'artisanat, mais le principe reste le même. Il y a toute une échelle de prix de revient différemment élevés, et la demande est là pour trier les producteurs et pour éliminer ceux qui ne sont plus capables de prendre part à la concurrence.
Il peut arriver que les prix tombent plus bas que les prix de revient les moins élevés, de sorte qu'aucun producteur ne peut couvrir ses frais. Après la construction d'une ligne de chemin de fer aucun propriétaire de diligence ne pourra couvrir ses frais sur le même parcours. L'offre ne correspond plus à la demande et il n'y a point de remède à cela. Quand la demande se détourne d'un produit son prix tombe si bas qu'il ne peut plus couvrir les frais. Ceci doit nécessairement induire les producteurs à cesser ou à restreindre la fabrication de ce produit. Des mesures officielles prescrivant le prix minimum ne serviront à rien, sinon à créer de la confusion.
Il arrive aussi que l'offre d'un article augmente dans une telle mesure que le prix tombe momentanément au-dessous du prix de revient le plus bas. Quand les prix seront si "mauvais" que quelques producteurs cesseront leur fabrication en premier lieu ceux qui produisent aux prix les plus élevés alors le prix pourra remonter au point que les producteurs qui restent puissent couvrir leurs frais. Si l'on décrète entre temps des prix minima, on crée un gâchis énorme ; lorsque les prix fixés sont supérieurs aux prix du marché cela s'appelle les "prix taxés" on produit beaucoup plus du produit en question qu'on ne peut en vendre, et la disproportion entre l'offre et la demande s'aggrave. Des stocks invendables s'accumulent et les prix tombent inévitablement plus bas encore après quelque temps à moins que l'État ne se décide à acheter ces stocks (pour les détruire peut-être) ce qui est toujours un sacrifice pour les consommateurs et les contribuables. Il faut se rappeler toujours que le prix bas est le résultat du fait de l'offre accrue ou de la demande diminuée. Or, si l'on fait hausser ce prix par voie d'autorité l'offre s'accroîtra peut-être encore, mais la demande diminuera certainement. La taxation des prix qui ne tient pas compte des prix du marché n'atteint jamais son but et ne peut jamais l'atteindre.
La taxation provoque d'une part des infractions à la loi, la corruption, la malhonnêteté chez les commerçants, d'autre part, une disproportion plus accentuée entre l'offre et la demande, ce qui peut entraîner des conséquences désastreuses pour les producteurs et de lourdes charges pour les finances publiques.
Des années durant on a cherché à combattre les trusts et les cartels, les associations pour le maintien des prix, par une quantité de mesures légales. Lois contre les trusts, lois contre les cartels, arrêts concernant les cartels, surveillance des prix, lois contre la hausse illégale des prix, prescriptions compliquées visant l'inefficacité des trusts, la nullité des contrats, etc. (On rarement entrepris la seule mesure efficace : l'abolition de la protection douanière pour les industries cartellisées.) Mais nous assistons depuis peu à un revirement de l'opinion publique. On exige la formation et l'activité des cartels pour "régulariser" les prix. La "régularisation" des prix souhaitée aujourd'hui n'est rien d'autre que le "maintien" des prix élevés abhorré hier.
Les cartels parviennent à leur but, qui est de maintenir les prix au-dessus du niveau qui se formerait par le mécanisme de la concurrence libre, en limitant l'offre. Les entrepreneurs qui font partie du cartel consentent à attribuer des quotas ou des contingentements aux différents établissements, qui travaillent ainsi sans donner leur pleine mesure ; ou bien ils consacrent une partie des bénéfices obtenus par le cartel à un fonds spécial, destiné à subventionner, à payer des primes aux établissements qui chôment. Le prix fixé par le cartel, plus élevé que le prix ordinaire, est ce que l'on appelle un prix de monopole. On désigne ainsi les prix dont le niveau élevé ne peut s'abstenir que par l'élimination de la concurrence.
Un trust parvient au même but en fusionnant plusieurs maisons dans une firme unique. Quand le marché du travail est libre et les salaires mobiles, la politique des ententes industrielles aboutit aux résultats suivants : l'article qui fait l'objet de leur monopole est produit en quantité moindre qu'il ne le serait s'il y avait concurrence libre et les capitaux et les ouvriers doivent aller de préférence vers d'autres industries. A la place de la marchandise monopolisée on produira donc autre chose, peut-être moins importante pour le consommateur que le produit monopolisé dont la quantité est limitée. Dans ce cas la politique des monopoles ne conduit pas au chômage, mais elle entraîne toutefois la baisse des salaires au-dessous du niveau qu'ils auraient atteint sans les monopoles. Mais il en est autrement quand les salaires sont rigides. En ce cas, toute politique de prix ayant un caractère de monopole entraîne nécessairement une baisse de la vente globale, et par là une recrudescence du chômage.
Cela est bien compréhensible. Lorsqu'une certaine somme d'argent apparaît périodiquement sur le marché pour acheter des marchandises, la quantité de marchandises vendues doit diminuer si quelques-unes d'entre elles deviennent plus chères. Quand les prix montent, la même somme d'argent ne suffit plus pour la même quantité de marchandises. Par conséquent la production globale et les emplois disponibles diminuent.
Les adeptes de la fausse théorie du pouvoir d'achat s'imagineront peut-être que les producteurs de la marchandise enchérie par ces moyens seront désormais plus riches et que le pouvoir d'achat global en sera augmenté. En réalité les consommateurs achètent moins aux prix de monopole ; les patrons des industries monopolisées encaissent leurs bénéfices et augmentent leur pouvoir d'achat au préjudice des ouvriers qui lorsque les prix étaient moins élevés, avaient du travail parce qu'on produisait davantage.
La suppression de la concurrence libre par l'organisation cartelliste de la production ne constitue aucunement comme on le croit souvent, le passage à l'économie planifiée. Le fait que l'organisation cartelliste jouit depuis peu d'une telle faveur du public est dû à cette croyance erronée. L'existence de nombreux séparés et indépendants les uns des autres ne peut pas se comparer à un système dans lequel toute la production est censée être réglée selon un plan unique. La suppression de la concurrence peut évidemment apporter de grands avantages aux industriels groupés en cartel. Mais il ne faut pas en attendre un avantage quelconque pour la communauté.
L'opinion publique de naguère, qui exigeait la lutte contre les cartels, était bien mieux fondée car elle impliquait une compréhension plus juste du véritable rôle des ententes industrielles. La politique d'alors manquait seulement d'esprit de suite quand elle persécutait les cartels parce qu'ils poussaient les prix, et maintenaient les droits de douane piliers des cartels.
Au moyen âge les artisans étaient organisés en corporations et confréries qui excluaient rigoureusement la concurrence libre. Il devait y avoir dans chaque ville un nombre limité de cordonniers, tailleurs, boulangers, etc., afin que ceux-ci pussent toujours gagner "honorablement" leur vie. Tous ces privilèges disparurent avec l'évolution économique, et au XIXe siècle on proclama en tous lieux la liberté professionnel ; l'Autriche seule constituait une exception car elle avait conservé une réglementation professionnelle pour les "corps de métiers protégés".
Quand il s'agit de choisir une profession tout homme est influencé par son milieu, par son éducation, par ses goûts et aptitudes personnelles, enfin par le côté social de la profession, mais surtout par la possibilité de gain que promet cette profession. Une profession qui rapporte bien est évidemment plus attrayante que celle qui nourrit mal son homme. Quand une spécialité devient plus recherchée, elle commence à rapporter davantage, et les éléments plus capables et plus adroits abandonnent bientôt d'autres métiers pour s'élancer vers la profession qui paye mieux pour le moment. Cette tendance qui pousse les hommes des professions mal payées vers celles qui le sont mieux crée un certain équilibre : le rendement des métiers mal payés s'améliore et les spécialités chères deviennent meilleur marché, l'un au profit des travailleurs, l'autre au profit des consommateurs.
Dans certains métiers on tient à garder une réglementation spéciale pour limiter le nombre de ceux qui l'exercent. Ceci sous prétexte de "protéger le public" contre les artisans maladroits comme si le public ne savait pas mieux que les autorités où il est bien ou mal servi. Personne n'est mieux qualifié que nous-mêmes pour juger si nos chaussures sont confortables ou si nos vêtements sont bien coupés ; et quand nous avons besoin d'un bon serrurier ou d'un bon coiffeur nous nous renseignons auprès de nos amis. Les autorités peuvent facilement commettre des abus avec les "certificats d'aptitude professionnelle" en vue de protéger ceux qui exercent déjà le métier en question. Et s'il faut en plus que les autorités reconnaissent les "besoins subsistant sur les lieux" pour accorder un "permis d'artisanat", alors ce n'est plus une protection du public contre les artisans maladroits, mais la protection des artisans établis contre les concurrents plus adroits. Quand il n'y a pas de demande d'éléments nouveaux dans une certaine profession, cela se reconnaît à un signe objectif, le seul qui soit : à savoir, qu'on gagne moins dans cette profession que dans d'autres. Mais dans ce cas il n'est pas nécessairement de la protéger contre l'affluence.
Quand on limite ou quand on défend, l'accès à un certain métier on augmente les possibilités de gain de ceux qui l'exercent déjà aux dépens de ceux qui exercent toutes les autres professions. Plus on restreint le nombre de ceux qui ont le droit d'exercer un certain métier, plus grande est la masse de travailleurs non protégés et plus véhémente la lutte pour le pain dans les métiers dont l'accès est demeuré libre. C'est ainsi que la défense de l'accès aux métiers et toute restriction de la liberté professionnelle se dresse contre tous les travailleurs qui n'exercent pas lesdits métiers et contre les consommateurs qui doivent payer plus cher le travail de ces privilégiés.
On a souvent prétendu que le commerce ne prenait aucune part active à la création des biens, et que la fabrication seule était productive. Nous sommes maintenant bien revenus de ces idées, car nous savons que la fabrication seule ne nous serait d'aucune utilité si les biens n'étaient pas dirigés sur les lieux de la consommation. Ceci est le rôle du commerce. "L'appareil de distribution de marchandises" est nécessaire et utile, et il est rémunéré en conséquence. L'intérêt public demande bien entendu que le fonctionnement de cet appareil soit le moins cher possible.
Dans les pays avancés au point de vue économique certains modes de distribution de diverses catégories de marchandises se sont montrés particulièrement avantageux. Les articles fabriqués en série, de dimension, exécution et qualité uniformes, peuvent être fournis aux prix les plus bas par les grands magasins dont le débit est immense et le bénéfice minime par rapport au chiffre d'affaires. Les articles spéciaux, d'une exécution et d'une qualité exceptionnelle, conviennent mieux pour le commerce particulier, pour le commerçant individuel qui peut tenir compte des goûts personnels de ses clients et qui peut revendiquer de ce fait un bénéfice proportionnellement plus élevé.
Bien entendu l'appareil global de distribution ne peut fonctionner à bon compte que sou la pression d'une forte concurrence. La concurrence oblige à éliminer les intermédiaires superflus, à doser avec économie toutes les dépenses indispensables, à bien servir les consommateurs et à se contenter d'un bénéfice modeste.
Dans certains pays les commerçants voudraient obtenir une restriction de la concurrence en demandant une restriction de l'activité des grands magasins. La suppression des grands magasins serait certainement avantageuse pour les petits commerçants, mais l'appareil de distribution fonctionnerait alors avec plus de frais. Une des raisons principales pour laquelle les grands magasins font concurrence aux petites boutiques, c'est parce qu'ils travaillent à frais moindres. Leur suppression se ferait donc au préjudice des consommateurs, qui payeraient la transition de l'appareil à bon marché à l'appareil cher.
Quant aux sociétés coopératives, si violemment combattues par le commerce de détail, elles ne travaillent pas toujours à meilleur compte que les magasins privés parce que les employés de ces sociétés manquent souvent du sens commercial et de l'initiative propres au vrai commerçant. Que celui-ci se défende contre les privilèges dont les coopératives jouissent de la part du fisc, cela est compréhensible ; tant que la lutte contre les coopératives n'est qu'une lutte pour l'égalité elle en signifie pas qu'on veuille supprimer la concurrence, mais simplement qu'on demande que cette concurrence se fasse dans les conditions égales.
Mais la guerre déclarée aux grands magasins ou aux magasins à succursales n'est en réalité rien d'autre qu'une tentative en vue de se débarrasser de la concurrence. Il ne faut pas croire que le pouvoir d'achat global soit accru du fait que les propriétaires de petites boutiques ont des bénéfices plus élevés et un pouvoir d'achat supérieur grâce aux mesures dirigées contre les grands magasins et les magasins à succursales ; n'oublions pas que le pouvoir d'achat de tous les employés de ces magasins, et surtout le pouvoir d'achat du public devront baisser en revanche. En effet, du moment que le public doit payer plus cher quelques marchandises, la quantité de marchandises diminue, et le nombre des ouvriers occupés dans la production diminue également.
La restriction de la concurrence dans le commerce est aussi contraire à l'intérêt public que la restriction de la concurrence dans l'industrie ou dans les métiers. Le consommateur est d'autant mieux servi et la production d'autant plus abondante que la concurrence est plus ardue.