Guide à travers les panacées économiques

Publié en 1938 par la Librairie de Médicis

par Fritz Machlup

traduit par Mme R. Hadekel

Chapitre XII — Restriction ou accélération du progrès technique ?

 

Des forces naturelles et des forces humaines sont employées à la production de biens économiques, selon une certaine technique. le progrès accompli par cette technique au cours des siècles permet d'obtenir une plus grande quantité de biens en dépensant la même somme de travail ou le même rendement en dépensant moins de travail. Les techniciens indiquent les voies à suivre ; mais c'est l'économie qui doit faire le choix entre les différentes possibilités techniques qu'on lui présente.

La technique trouve parfois des procédés qui permettent de fabriquer un certain produit avec moins de frais pour tel élément de la fabrication, sans qu'il y ait besoin d'un supplément de frais ailleurs ; on peut donc économiser quelque chose, sans être obligé d'employer davantage d'outils, de temps, ou quoi que ce soit. Dans un cas pareil il ne faut pas réfléchir longtemps pour constater que le nouveau procédé est plus rationnel. Mais il n'en est pas de même quand la nouvelle méthode technique exige moins de moyens de telle catégorie et plus de moyens de telle autre. Supposons qu'il fallait jusqu'à présent pour la production d'un certain bien : 2 unités de A, 3 unités de B et 5 unités de C ; et maintenant il y a une nouvelle formule qui prescrit 2 unités de A, 4 unités se B et 2 unités de C ; or on ne sait pas tout de suite si le nouveau procédé est plus rationnel que l'autre. Nous économisons 3 unités de C, mais nous ajoutons 1 unité de B. Nous ne pouvons décider si la nouvelle technique est rationnelle ou non que par des raisonnements économiques. dans notre système économique ce sont les prix du marché qui permettent de comparer les différentes sortes de biens et de services.

En effet les progrès techniques qui permettent de réaliser une économie sans exiger une dépense supplémentaire ailleurs sont rares. La plupart des découvertes techniques ne permettent d'économiser du travail et du matériel qu'à condition d'investir plus de capitaux. Les inventions destinées à économiser du travail exigent dans la plupart des cas de nouveaux outils ou de nouvelles machines. Pour savoir si telle invention, qui économise de la main-d'oeuvre, mais qui exige en revanche plus de capitaux, est toujours rationnelle au point de vue économique, il faut considérer l'offre et la demande sur le marché du travail d'une part, sur le marché des capitaux d'autre part. Le problème de la "rationalisation" dépend entièrement de ces facteurs.

A. La rationalisation

Le progrès de la technique de la production peut avoir pour objet soit l'amélioration de la qualité du produit, soit la réduction de son prix de revient. La réduction du prix de revient devient possible quand on fait un usage plus restreint de telle ou telle matière constituant un facteur du prix de revient. Imaginons une nouvelle découverte dans l'industrie chimique qui permette d'économiser des appareils et des instruments coûteux ; là où il fallait jusqu'à présent une installation coûteuse, il ne faudra désormais que quelques outils à bon marché, et le processus de la production sera considérablement abrégé. Grâce à l'économie des instruments, grâce à l'emploi différent de l'installation et à la plus courte durée de la fabrication on a économisé du capital. Que devient ce capital libéré ? Il sera disponible pour d'autres affaires ; et parce que la demande en capitaux ne sera plus aussi grande, le taux d'intérêt baissera si bien qu'un autre entrepreneur pourra se permettre de l'emprunter — ce qui lui était impossible quand le taux de l'intérêt était plus élevé.

Ceci est l'exemple d'une invention qui économise du capital. Et voici un exemple d'une industrie qui économise de la main-d'oeuvre : jadis, les ouvriers du bâtiment étaient obligés de se pencher pour prendre les tuiles une à une du sol où elles étaient étalées. la nouvelle méthode est la suivante : les tuiles ne sont plus éparpillées sur le sol, mais l'ouvrier commence par les empiler de telle sorte que la couche supérieure soit au niveau de son travail. Le fait d'économiser le temps qu'il faut pour se pencher est l'exemple classique de la "rationalisation scientifique du travail", du système Taylor. On économise ainsi plusieurs ouvriers. Que deviennent ces ouvriers congédiés ? Ils peuvent être employés ailleurs, pourvu que cette diminution de la demande de main-d'oeuvre entraîne une baisse des salaires, si bien qu'un autre entrepreneur puisse se permettre d'engager plus d'ouvriers — ce qui lui était impossible quand les salaires étaient plus élevés.

L'invention qui économise du capital et l'invention qui économise de la main-d'oeuvre finissent donc, l'une comme l'autre, par éliminer certains "facteurs de la production". Le capital éliminé trouve preneur à un taux d'intérêt plus bas, la main-d'oeuvre éliminée trouve du travail à des salaires plus bas. La baisse du taux de l'intérêt ne manquera pas de se produire du moment que les capitaux seront moins recherchés sur le marché car les capitalistes préfèrent obtenir moins pour leur argent que de rien obtenir. Si un capitaliste ne peut pas placer son argent à 4 %, il préfère en général le prêter à 3,5 % ou 3 % — pourvu que la garantie soit assez sûre — plutôt que de le laisser dormir. Mais la baisse des salaires à la suite de la moindre demande de main-d'oeuvre peut être empêchée, par exemple par l'assistance publique ou privée aux chômeurs ou par l'activité des syndicats. En ce cas, les ouvriers congédiés peuvent rester sans travail.

Il est parfois impossible de reconnaître immédiatement si telle invention technique permet ou n permet pas d'économiser le travail. Il existe aussi des inventions qui "économisent" le sol et qui réduisent le revenu des propriétaires fonciers. Imaginons une nouvelle technique du chauffage permettant de tirer un meilleur profit du charbon. C'est la houille qui est économisée directement. Or, il peut arriver qu'il se trouve des acheteurs pour cette houille inemployée, qui était trop chère tant qu'on en avait besoin sur place. mais il peut arriver également que la demande de houille baisse, que l'exploitation des mines soit réduite en conséquence et qu'il y ait du chômage parmi les mineurs. L'économie de houille résultera alors d'une part en une baisse de la rente minière — les propriétaires de mines gagnant moins, et d'autre part en une économie de la main-d'oeuvre — les mineurs congédiés étant disponibles pour d'autres travaux. mais il ne peuvent se mettre à la disposition des autres entrepreneurs qu'en s'offrant à un prix (un salaire) plus bas. Autrement ils risquent de rester sans travail.

Que le bienfait d'une invention résulte en une baisse des salaires, cela peut-il faire partie du fonctionnement normal d'un système économique ? Qui profitera alors du progrès technique ? Cette question exige une réponse immédiate que voici : c'est le consommateur qui en profite. Si la main-d'oeuvre éliminée peut trouver un emploi dans une production nouvelle ou dans une production plus étendue, la population sera mieux servie : le consommateur aura à sa disposition un plus grand choix de marchandises à des prix plus bas. Chaque ouvrier est aussi un consommateur.

Son "salaire réel", c'est-à-dire la quantité de biens qu'il peut acheter avec son salaire, peut monter alors que son "salaire nominal", c'est-à-dire, le salaire exprimé en argent, a baissé. (Si le taux de l'intérêt baisse simultanément avec l'introduction de la nouvelle technique grâce à l'accumulation rapide de capitaux, la baisse des salaires peut même être évitée sans risque de chômage.)

Quand nous disons que le consommateur profite du progrès technique, nous présumons que les marchandises fabriquées à frais réduits seront vendues au public à des prix plus bas. Cette présomption est-elle toujours justifiée par les faits ? Pas toujours ; si le fabricant a un "monopole", c'est-à-dire q'il est protégé de la concurrence, il peut fort bien empocher la différence, au lieu d'en faire profiter le public. Par exemple, il peut économiser 100 ouvriers grâce à la nouvelle invention, et produire autant. Du moment qu'il ne doit pas craindre la concurrence il peut maintenir ses anciens prix ; il est donc le seul à profiter d'une invention que 100 ouvriers doivent payer par le chômage ou par la réduction de leurs salaires. Les mesures qui tendent à limiter la concurrence pour protéger les producteurs individuels sont responsables du fait que les progrès de la technique ne relèvent pas, ou à peine, le niveau de la prospérité générale.

B. Le chômage technologique

On parle et on propose souvent d'interdire l'usage des machines qui éliminent la main-d'oeuvre, ou de le rendre plus difficile en créant un impôt sur les machines. Mieux encore : des opinions se sont élevées qui considèrent le progrès technique comme une malédiction pour l'humanité, et la rationalisation du travail — comme la cause même de la misère des peuples. Cette opinion erronée provient d'une fausse conception du chômage auquel certains attribuent un effet de boule de neige. Ils raisonnent à peu près ainsi : "L'industriel a rationalisé ses méthodes et a licencié 100 ouvriers. Quand ces 100 ouvriers travaillaient et consommaient, ils donnaient de l'ouvrage à 100 autres ouvriers, et ceux-ci en procureraient à d'autres. De cette façon, le congédiement des premiers ouvriers (chômage primaire) provoque un chômage dérivé (chômage secondaire)." Où est l'erreur de ce raisonnement ? Encore une fois, il s'agit de la fausse "théorie du pouvoir d'achat" qui ne poursuit l'enchaînement des faits économiques que dans un seul sens et ne voit pas que le pouvoir d'achat qui manque aux ouvriers congédiés ira à un autre ; par exemple à l'industriel qui jouit du monopole et qui a empoché tout le profit de la rationalisation. L'entrepreneur qui économise des salaires en congédiant des ouvriers peut utiliser son argent ailleurs. Si les ouvriers avaient acheté du pain et avaient donné ainsi du travail au boulanger, le profiteur du monopole achèterait peut-être des gâteaux et ferait également travailler le boulanger. peu importe ce qu'il achète, il donne du travail à quelqu'un ; et s'il préfère économiser son bénéfice net pour le placer, la personne qui empruntera cet argent le dépensera à sa place. Si ce fait ne peut nous consoler du congédiement des premiers ouvriers, du moins pouvons-nous être certains que le chômage ne fait pas automatiquement "boule de neige" — c'est-à-dire qu'il n'a pas d'effet cumulatif. Il est entendu qu'une déflation du crédit bancaire doit être évitée.

La rationalisation du travail peut profiter à trois catégories de personnes. C'est d'abord l'industriel qui jouit du monopole, et dont nous avons parlé plus haut. Il empoche le salaire de la main-d'oeuvre éliminée et ne change pas ses prix de vente. Les ouvriers mis à la porte ne trouvent un autre emploi que s'ils acceptent un salaire plus bas ; sinon ils restent sans travail. La deuxième possibilité est en faveur des ouvriers qui n'ont pas été congédiés ; ils peuvent obtenir le relèvement de leurs salaires par l'intermédiaire des syndicats. En ce cas, ce sont eux qui empochent les salaires économisés par la rationalisation. Les prix des marchandises restent sans changement, et les ouvriers congédiés ne trouvent du travail qu'en acceptant des salaires plus bas ; sinon ils restent sans travail. Il y a enfin une troisième possibilité : les salaires économisés par la rationalisation n'iront pas à l'entrepreneur pour élever ses bénéfices, ni aux ouvriers pour élever leurs salaires ; cette économie se répercutera sur les prix de vente qui seront abaissés, au profit du consommateur. En ce cas les consommateurs pourront acheter plus de marchandises — les prix ayant baissé — et il faudra embaucher plus d'ouvriers pour la fabrication de ces biens. dans ce cas il se pourra qu'une partie des ouvriers congédiés trouve du travail au même salaire.

L'élimination de la main-d'oeuvre par les méthodes de rationalisation peut donc donner lieu simultanément à la baisse de prix, à l'accroissement de la production et par conséquent à la résorption du chômage. Ceci est le célèbre principe de la compensation, vieux de 150 ans, par lequel on explique comment les ouvriers, éliminés par les machines, trouvent un nouvel emploi grâce à l'extension de la production "compensatoire". Cet argument est plus ou moins acceptable. L'histoire nous montre bien que l'introduction des machines et les progrès de la technique n'a pas conduit à un "chômage technologique", mais a toujours provoqué un accroissement de la production et a même permis d'occuper un plus grand nombre d'ouvriers.

Serait-ce possible que la baisse des prix avec son effet favorable sur la demande de biens et de main-d'oeuvre ait disparu à notre époque ? Il est vrai que certains prix sont devenus rigides tant qu'on a limité artificiellement la concurrence des entrepreneurs entre eux. Mais il ne faut pas surestimer ces phénomènes. Certains prétendent cependant que les entrepreneurs d'aujourd'hui sont différents de ceux d'autrefois : ils ne tiennent pas à vendre plus que leur voisin, ils préfèrent vendre moins à un prix plus élevé. Ceci est à peu près impossible tant qu'il s'agit des industries qui ne jouissent pas d'une protection spéciale. Figurons-nous vingt entrepreneurs qui travaillent dans la même branche, et dont la plupart voudraient en effet empocher tout ce qu'ils gagnent à la rationalisation sans élever leur production. Si seulement deux ou trois d'entre eux sont animés par l'esprit commercial et la cupidité matérialiste, ils voudront gagner davantage encore, et accroître leur clientèle en baissant légèrement leurs prix. les concurrents, qui travaillent également à frais réduits, voudront se défendre contre la perte de la clientèle en baissant les prix à leur tour. Les profits dus à la rationalisation seront sacrifiés dans cette lutte de prix. La concurrence contribue de cette façon à rendre les produits meilleur marché, si bien que le public bénéficie du progrès technique.

Si l'acheteur dépensait autrefois 10 francs pour une marchandise qu'il peut avoir aujourd'hui pour 9 francs, la différence reste à sa disposition. il peut dépenser cet argent en achetant un peu plus de la même marchandise, ou en achetant autre chose. De toute façon, la demande de tel ou tel produit augmente, et les ouvriers qui ont été mis sur le pavé par la rationalisation technique trouveront de nouveau du travail — il y en aura toujours pour quelques-uns d'entre eux, et dans des cas exceptionnellement favorables, pour tous.

Toutefois une certaine mobilité des salaires est indispensable pour le bon fonctionnement de ce mécanisme. S'il est vrai que le mécanisme de la compensation n'entraîne pas nécessairement une baisse du niveau des salaires, du moins faut-il que les ouvriers changent de métier et qu'il y ait une certaine élasticité de salaires pour différentes catégories d'ouvriers. Dans le cas contraire le chômage est inévitable. Et si en plus de cela les prix demeurent rigides grâce aux mesures dirigées contre la concurrence libre, ou que les salaires montent "artificiellement" dans certaines industries grâce à la politique des syndicats, — ce qui entrave le fonctionnement libre du marché — la rationalisation aboutit alors nécessairement au chômage chronique.

C. Rationalisation manquée

Les circonstances dans lesquelles la rationalisation aboutit au chômage chronique, comportent ; la rigidité des salaires (due à l'assistance publique ou privée aux chômeurs et à la politique des syndicats) et la rigidité des prix (due à la restriction de la concurrence par les droits de douane, les cartels et les privilèges des corporations). Dire que le progrès technique entraîne toujours le chômage dans le système du "capitalisme économique", c'est considérer les interventions méthodiques dans le régime des prix et des salaires comme un phénomène essentiel du système capitaliste. Or, c'est le contraire qui est vrai ; ce qui est caractéristique pour le système capitaliste. Or, c'est le contraire qui est vrai ; ce qui est caractéristique pour le système capitaliste, c'est précisément l'économie de marché libre sans interventions systématiques dans le domaine des prix et des salaires, qui doivent demeurer élastiques.

Mais on ne peut pas nier que dans le système dit "interventionniste" la rationalisation peut facilement manquer son but. Prenons un exemple. Un entrepreneur est convaincu de la rentabilité de telle méthode de rationalisation qui économise de la main-d'oeuvre. Il congédie par conséquent une partie de ses ouvriers. Ensuite il est frappé d'une taxe supplémentaire, destinée à entretenir les nouveaux chômeurs. On voit bien pourquoi nous appelons une telle rationalisation une rationalisation manquée. Puisque le nouvel impôt grève également les entreprises marginales, c'est-à-dire les entreprises qui sont à la limite de la rentabilité, l'exploitation de celles-ci devra cesser, et un nouveau contingent de chômeurs viendra compléter les rangs de ceux qui sont à la charge de l'État. Cette fois ce sera vraiment le chômage dérivé, et un cercle vicieux sans fin : ouvriers congédiés, augmentation des impôts...

Quelle est la signification du fait que dans le système capitaliste chaque bien a un certain prix ? La voici : le niveau du prix doit garantir l'emploi le plus rentable des biens qui existent en quantité limitée. Quand nous disons que le prix d'une heure de travail d'une certaine qualité est de 100 francs, cela signifie que l'industriel est obligé d'employer les ouvriers de cette qualité uniquement pour un travail dont la valeur commerciale est de 100 francs au moins, et qu'il ne peut pas se permettre de les employer pour un travail qui vaut 99 francs. Quelle est alors la signification d'une économie obtenue grâce à la rationalisation ? Cette signification consiste dans la possibilité de déléguer la main-d'oeuvre là, où son usage était impossible, jusqu'à présent, parce qu'il aurait été trop coûteux. Par conséquent, l'industriel sera en état, grâce aux méthodes de rationalisation du travail, d'employer la main-d'oeuvre pour le travail qui vaut 99 francs. Mais si l'on finit par ne pas employer la main-d'oeuvre éliminée de la catégorie à 100 francs, il n'y a pas de sens de faire des économies de ce genre.

Le progrès technique aboutit donc à une rationalisation manquée dès que l'on pratique le régime des salaires rigides. Mais on aboutit également à la rationalisation manquée même sans les inventions techniques quand les salaires sont maintenus artificiellement, par les mesures politiques ou par l'activité des syndicats, à un niveau plus élevé que le marché libre ne le permettrait. Il ne faut pas oublier que le travail humain et le travail des machines sont interchangeables dans une large mesure, c'est-à-dire qu'on peut remplacer l'un par l'autre. le choix entre la main de l'homme et la machine pour l'exécution de certains ouvrages dépend du prix de l'argent et du prix de la main-d'oeuvre. Plus les salaires sont élevés et plus le taux d'intérêt est bas, plus on remplace le travail humain par les machines. Plus le capital est cher et la main-d'oeuvre à bon marché, moins rémunérateur est le remplacement de l'homme par la machine.

S'il existe par exemple une machine pouvant faire le travail de 10 ouvriers, tout entrepreneur sait qu'en achetant cette machine il économise le salaire de 10 ouvriers, mais qu'il lui faudra alors tenir compte des intérêts à payer pour le capital nécessaire et des réserves à constituer pour la dépréciation de la machine. Les 10 ouvriers coûtent 240 000 francs par an, en comptant 10 francs de salaire horaire et 300 jours ouvrables. Si la machine coûte 1 640 000 francs l'amortissement revient à 164 000 francs en comptant que la machine durera 10 ans, et les intérêts se montent à 82 000 francs par an, au taux de 5 %. Total : 246 000 francs par an, c'est-à-dire plus que ne coûtent les ouvriers. Ayant fait ce compte, le directeur commercial ne commandera pas cette machine, quel que soit l'enthousiasme du directeur technique. Or, il peut arriver que les syndicats obtiennent justement une modeste augmentation de salaires, disons de 3 %, les salaires économisés reviendront donc à 247 200 francs au lieu de 247 000 franc, :la comparaison est désormais à l'avantage de la machine. La rationalisation entreprise à le suite de l'augmentation des salaires donnera lieu non seulement au licenciement des ouvriers remplacés par la machine, mais à la hausse de la demande de capital liquide, et entraînera ainsi l'enchérissement du crédit. Quand le capital devient trop cher, beaucoup d'investissements se révèleront comme des rationalisations manquées.

Les choses se passent de la même façon si l'on baisse le taux de l'intérêt par intervention arbitraire — sans qu'il y ait surcroît de capitaux provenant de l'épargne. L'impulsion vers la rationalisation peut provenir soit de la baisse du taux de l'intérêt, soit de l'augmentation des salaires, soit des progrès techniques. la rationalisation manque son but quand les modifications du taux de l'intérêt ou des salaires ne correspondent pas aux conditions du marché.

La grande époque de la rationalisation de la production, entre la fin de la grande guerre et le début de la grande crise, était placée sous l'influence de ces trois facteurs à la fois ; le taux de l'intérêt était artificiellement maintenu à un niveau très bas — surtout par la politique de crédit des États-Unis ; les salaires étaient artificiellement maintenus à un niveau trop élevé — surtout par l'activité des syndicats ouvriers et par la politique sociale des nombreux États ; et les inventions, les perfectionnements des méthodes de production, et les innovations techniques de toutes sortes fleurissaient dans presque toutes les branches de la production. Ce fut alors une orgie de rationalisation sans exemple, et dans la grande misère de la crise qui a suivi, les hommes ont conclu à tort que dans le système capitaliste toute rationalisation manque son but et tout progrès technique dégénère en crise.

D. Technocratie

"Nous souffrons parce que nous nous sommes servis trop rapidement du progrès technique", telle est l'opinion que nous avons essayé de réfuter dans les premiers paragraphes de ce chapitre. "Nous souffrons parce que nous nous servons trop lentement du progrès technique", telle est l'opinion contraire, qui n'est guère plus juste et que nous allons examiner maintenant. Tandis que les partisans de la première opinion proposent d'interdire ou tout au moins de rendre difficile l'exploitation des nouvelles inventions techniques, les autres se lamentent sur les immenses avantages que nous perdons parce que nous ne voulons pas utiliser les plus belles possibilités techniques. Que les partisans de cette dernière opinion soient surtout des techniciens, ne doit pas nous étonner. Les techniciens sont les éternels mécontents parce que l'économie ne se sert pas de leurs projets de réformes et de reconstructions comme ils le voudraient.

Les techniciens s'acharnent à montrer au public, dans leurs livres et leurs écrits, toute la richesse, et tous les charmes d'une vie d'oisiveté et de bien-être qui pourrait échoir à l'humanité si celle-ci voulait tirer profit de toutes les conquêtes de la technique. Tous ces écrits font un grand étalage de chiffres et de calculs exacts, et tous ces plans en imposent beaucoup aux lecteurs. Le règne de la technique sur l'économie doit commencer : la technocratie.

La théorie des technocrates avance — et c'est là sa pièce de résistance — que l'état actuel de la technique permet à l'humanité d'être bien mieux pourvue de tous les biens avec une durée de travail fortement abrégée. L'approvisionnement pourrait atteindre le décuple de ce qu'il est aujourd'hui, et il ne faudrait pour cela, avec les moyens dont nous disposons, que le travail d'une partie de l'humanité et la semaine de seize heures. La production et la distribution doivent être dirigées ; de plus, il importe d'abolir le système monétaire actuel et de le remplacer par le "système-erg", c'est-à-dire l'unité-énergie qui seule aurait cours.

Où est l'erreur élémentaire de toutes ces utopies techniques ? Elle réside dans la méconnaissance de la fonction du capital. Le technicien a beau connaître le calcul des énergies et des calories, des poids et des vitesses, des tensions et des résistances — il ignore le calcul des capitaux. Ceux qui ne comprennent pas la nature limitée de l'offre de capitaux accusent notre système économique parce qu'il retarde ou refuse complètement la mise en pratique de certaines inventions techniques merveilleuses. Tous les industriels connaissent bien les discussions avec les ingénieurs attachés à l'usine, et leur expression déçue ou incrédule quand les plus beaux "plans d'amélioration" sont refusés comme non-rentable. Ici on pourrait économiser la main-d'oeuvre, là, du matériel, tantôt prolonger la durée d'une machine, et tantôt améliorer la qualité d'une installation ou d'un produit... et pourtant on laisse tomber ces merveilleuses possibilités pour des raisons d'amortissement, d'intérêts à payer ou de liquidité, qui font entrevoir un résultat économique nettement différent du résultat physico-technique.

La question de la liquidité et du taux de l'intérêt également importants quand il s'agit de peser les possibilités de tel emploi de capitaux, ne peuvent être prises en considération qu'au moyen du calcul pécuniaire. Mais c'est précisément le calcul pécuniaire que les technocrates voudraient supprimer. Il est impossible d'introduire les termes "capital" et intérêts dans les "calculs d'énergies". N'est-ce pas une fonction du calcul pécuniaire que de réduire au même dénominateur les données aussi différentes que le capital, le travail et les dons de la nature ? Le capital ne peut jamais se traduire en termes d'énergie. Les énergies que l'homme trouve à sa disposition dans sa propre capacité de travail et dans les forces de la nature, aussi bien que dans les instruments et les aménagements techniques créés avec ces deux forces, peuvent être utilisées de manières infiniment nombreuses et variées. D'une quantité d'énergie on peut tirer des résultats extrêmement variés et différemment utiles pour l'humanité — bien que la somme de l'énergie employée reste identique. Tout cela ne peut se calculer que dans un système économique basé sur l'argent, et pour pouvoir comparer les investissements et les résultats obtenus à différents moments il faut faire appel au calcul des capitaux. Renoncer au calcul des capitaux, c'est renoncer à la raison sur le plan économique, ce qui mène rapidement au gaspillage des forces disponibles et à la misère complète.

Pour mettre en pratique les acquisitions de la technique, il faut presque toujours du capital. La,plus grande invention reste nécessairement sur le papier tant qu'il n'y a pas de capital pour l'exploiter. C'est ce que certains ne comprennent pas, au moins quand il s'agit de l'économie globale d'un État. "Si l'on n'a pas assez de capitaux, on en emprunte. S'il n'y a pas assez d'argent, on n'a qu'à faire imprimer de nouveaux billets." Pour bien comprendre l'erreur de semblables conclusions le mieux est de penser au système du troc direct, et à une "économie fermée" qui ne peut emprunter quoi que ce soit du dehors. Imaginons que nous ayons immigré sur une île et que nous y fassions de l'agriculture. Sauf nous-mêmes il n'y a sur cette île que de pauvres indigènes, qui ne disposent ni de nos connaissance techniques, ni de nos outils. L'un de nous est ingénieur et il connaît des inventions remarquables : une scieuse mécanique qui pourrait nous épargner de fendre le bois pour faire du feu, une pompe à eau qui nous dispenserait de la corvée d'eau, une batteuse-moissonneuse, qui moissonne et bat le blé en même temps, un tapis roulant qui nous éviterait de porter des fardeaux, un ascenseur pour nous épargner la montée des escaliers, un chauffage perfectionné qui demande très peu de combustible, une machine à coudre qui facilite la confection de vêtements, une lessiveuse mécanique, un séchoir, etc., bref, toutes les choses possible qui pourraient nous rendre la vie très agréable ; nous serions à même de travailler moins, bien moins, et de mieux jouir de la vie.

Supposons que toutes les matières premières nécessaires se trouvent en abondance sur notre île. La main-d'oeuvre est là en profusion, car les pauvres indigènes se mettraient volontiers à notre disposition si nous leur donnions à manger. Pouvons-nous alors faire valoir nos connaissances techniques, et, profitant des dons généreux de la nature, fabriquer rapidement les outils, les machines et les installations que les ingénieurs ont inventé pour nous ? Ce n'est pas possible. Tant que nous ne sommes pas pourvus de capitaux nous devons employer toutes nos forces uniquement pour assurer notre existence. Nous ne pouvons occuper les pauvres indigènes à nos travaux d'investissement, car nous n'avons pas de quoi les nourrir. Nous ne pouvons nous y employer nous-mêmes, tant que nous devons consacrer tout notre temps aux besoins quotidiens. Nous avons les matières premières, nous avons la main-d'oeuvre — mais nous n'avons pas le capital, c'est-à-dire la possibilité de soustraire les forces productrices à la tâche immédiate pour les consacrer à un avenir lointain. Les plus grandes inventions techniques ne sont qu'un jeu de pensée tant qu'il n'y a pas de capital pour financer leur mise en pratique. et le capital, on ne peut pas se le procurer du jour au lendemain, ni d'une année à l'autre ; le capital s'accumule petit à petit, à condition que les hommes renoncent à la consommation immédiate. Cela signifie qu'il faut attendre patiemment et épargner sans trêve jusqu'à ce qu'il devienne possible, de transposer graduellement dans la réalité les idées des techniciens.

E. Progrès technique et durée du capital

Nombreux sont ceux pour qui le plus grand bienfait du progrès technique se résume en cette formule : Pouvoir travailler moins. Ils oublient que les hommes ne vivent pas seulement pour manger, se loger, dormir et se promener, mais qu'ils ont encore d'autres besoins. Quand nous pourrons gagner notre nourriture et notre gîte en travaillant moins, grâce à la technique et l'accumulation de capitaux, nous ne serons pas obligés de passer plus de temps dans l'oisiveté ; nous pourrons employer le temps "économisé" pour satisfaire d'autres besoins, de nouveaux besoins. La théorie selon laquelle tout progrès technique doit aller de pair avec une diminution de la durée du travail est une théorie complètement fausse.

Nous avons presque tous des besoins inassouvis. Chacun de nous saura faire quelque chose avec l'argent qui lui restera quand il pourra acheter meilleur marché — grâce à meilleure technique de la production — ce qu'il lui faut pour la vie courante. En dépensant cet argent libre pour des choses que nous ne pouvions pas nous permettre d'acheter jusqu'alors, nous disposons de la durée du travail économisée par la nouvelle technique. La durée du travail n'en sera pas plus courte.

Quelques-uns d'entre nous se diront peut-être au moment où ils pourront acheter les marchandises meilleur marché : "Maintenant que nous pouvons vivre avec un revenu moindre, nous nous donnerons moins de peine ; à partir de demain nous ne travaillerons plus que six heures par jour." Cela est tout à fait compréhensible ; c'est précisément une manière, parmi tant d'autres, d'utiliser le progrès technique. Ce genre d'utilisation mène à une diminution de l'offre de main-d'oeuvre, mais jamais au chômage. le chômage naît de l'accroissement de l'offre, ou de la diminution de la demande de main-d'oeuvre. Ici, c'est le contraire. Les entrepreneurs trouveront désormais une offre de travail moindre.

L'abréviation de la durée du travail par le progrès technique résulte de la diminution de l'offre de main-d'oeuvre due aux revenus suffisants. Il y a par contre du chômage involontaire dès que des ouvriers avec des revenus insuffisants veulent travailler et ne rencontrent pas une demande de main-d'oeuvre correspondante. Ce n'est pas du tout la même chose.

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