Guide à travers les panacées économiques

Publié en 1938 par la Librairie de Médicis

par Fritz Machlup

traduit par Mme R. Hadekel

Chapitre X — Réformes monétaires

 

Une grande partie des projets et des réclamations destinés à combattre la crise est étroitement liée au régime monétaire. Les tentatives de "démarrage", divers moyens de financer les grands travaux ou le retour à la terre, des menaces artificielles pour rendre le crédit meilleur marché — tous ces plans et bien d'autres semblables touchent par un côté au régime monétaire. Mais on connaît de nombreux projets, également destinés à nous tirer de la crise, qui visent directement le système monétaire. Souvent on rend le système monétaire responsable de la crise économique, et on attend la réforme monétaire pour surmonter enfin la crise, et même pour nous libérer une fois pour toutes de tous les fléaux économiques.

Les projets de réforme sont des plus divers. La plupart d'entre eux visent à augmenter le volume de la circulation, ou à augmenter, tout au moins, "l'élasticité" de ce volume. Une autre tendance, très un vogue, cherche à augmenter l'efficacité du volume actuel, et exige des mesures propres à accélérer la circulation. Les uns réclament une parfaite stabilité des prix, les autres — une neutralité de l'argent. Mais ceux qui voient la cause de tous les maux non pas dans le système monétaire, mais dans l'argent en général, et qui exigent par conséquent l'abolition de l'argent vont plus loin encore.

A. Abolition de l'argent

Ceux qui pensent que l'argent est fait pour corrompre l'homme et nuire à la morale confondent l'argent et la richesse. Les hommes n'aspirent pas à l'argent pour lui-même, ils aspirent à la prospérité, à la richesse et à la puissance ; l'argent en soi n'a rien à voir avec la cupidité matérialiste. d'ailleurs, les propositions en vue d'abolir l'argent ont été dictées moins par des considérations éthiques que par des conceptions économiques. Et puisque la nécessité des échanges, au moins dans les limites de chaque économie nationale, n'est contestée par personne, on veut remplacer l'échange monétaire soit par le troc naturel soit par un système de règlement quelconque.

Le troc naturel est l'échange direct de produits de deux producteurs ; le fermier ne "vendra" plus son blé, mais il l'échangera avec le cordonnier contre des chaussures, ou avec le forgeron contre une faux. Il est vrai que le fabricant de faux est en mauvaise posture, car s'il a bien besoin de chaussures, le cordonnier, lui, n'a pas besoin de faux ; la situation du cordonnier qui a besoin de cuir n'est pas brillante non plus, car les tanneurs ne peuvent pas accepter éternellement pour leurs cuirs des chaussures et d'autres objets en cuir. Il y aurait aussi des difficultés avec les chemins de fer, quand les gens arriveraient chargés de pain et de chaussures, de lait et de viande, pour échanger toutes ces choses contre un trajet en chemin de fer. Et lorsque quelqu'un voudrait faire une voyage plus long, il serait obligé de faire une solide provision de produits pour les échanger contre tout ce dont il aurait besoin.

Ces quelques remarques doivent seulement montrer que le passage général au troc direct est une chose impossible. Si l'on supprimait l'argent aujourd'hui, il y aurait autre chose demain, qui serait donnée et acceptée en qualité d'argent ; on se servirait d'un objet quelconque, facile à écouler, à titre d'argent d'échange. En effet, il est impossible que chacun possède précisément la marchandise désirée par l'autre ; donc, il est impossible que tous les gens qui sont prêts à accepter les produits offerts par un homme disposent à leur tour des biens dont cet homme a besoin ; par conséquent, les hommes donnent leurs marchandises en échange de quelque chose dont ils n'ont pas besoin du moment qu'ils savent que d'autres accepteront ce quelque chose. Ce quelque chose qu'on accepte lors d'un échange pour le donner plus tard dans un autre échange, s'appelle agent d'échange ou argent.

L'échange direct de produits n'est pas interdit du reste. Chacun est libre de tirer profit de ses produits au moyen de l'échange direct, et cela se fait en pratique quand les intéressés y trouvent leur avantage. Chacun peut juger lui-même s'il peut obtenir davantage en échangeant ses produits directement, ou s'il vaut mieux les vendre pour de l'argent, et acheter avec cet argent ce dont il a besoin. le fait que la circulation monétaire est si répandue, et le troc si insignifiant, suffit pour nous montrer lequel des deux modes d'échange comporte le plus d'avantages. L'idée du retour universel au troc ne mérite pas d'être prise au sérieux (nous avons parlé des exceptions dans le chapitre VII).

La suppression de la monnaie et l'adoption d'un système de règlements n'est pas, à proprement parler, une abolition de l'argent. Il importe peu que monsieur A paie monsieur B en lui glissant dans la main quelques pièces de monnaie ou billets de banque, ou qu'une institution quelconque fasse virer une somme d'argent du compte de A au compte de B. On peut dire seulement qu'il sera désagréable pour B de vendre quelque chose à A sans être certain que ledit A possède un compte créditeur. Enquêter sur l'état du compte de l'acheteur à chaque affaire qui se présente serait vraiment fastidieux. Il serait plus simple, dans ce cas, d'exiger que l'acheteur apporte sur-le-champ une attestation délivrée par l'institut de règlements — appelons-le une banque — et certifiant qu'il y possède un avoir. Il serait plus simple encore si ces attestations étaient conçues en chiffres ronds et pouvaient être données au vendeur. Et l'on comprend que de telles attestations ne seraient rien d'autre que — des billets de banque. Un système de règlements sans ces "billets", serait préjudiciable pour les rapports économiques dans la mesure où il deviendrait général. Le payement par chèques qui se pratique sans inconvénients dans le commerce, entre firmes et personnes d'une réputation établie, n'est pas nécessairement commode dans la vie courante.

Les avantages du règlement "sans argent" résident, selon les adeptes de ce système, dans l'augmentation de l'offre du crédit. Cette augmentation fut aussi le but qu'on s'est proposé, il y aura bien des années, quand on a lancé le payement par virements. Si A paie B, B paie C, C paie D, etc. et si tous ces payements se font en argent comptant, ils porteront cet argent à la banque, du moment où ils adoptent le "système de virements". Si la banque de virements dispose de cet argent comme elle aurait fait des dépôts à long terme, c'est-à-dire si elle l'emploie pour accorder des crédits à ceux qui les demandent, il se produit le phénomène auquel aspirent les adeptes du système de virements, mais qui peut avoir des conséquences peu réjouissantes : on donne des crédits sans qu'il y ait eu d'épargne au préalable. Il arrive ainsi qu'une personne, l'emprunteur de la banque, soit dotée d'un pouvoir d'achat qui ne vient de nulle part, qui n'est pas le pouvoir d'achat d'autrui mis de côté ; cela s'appelle créer un pouvoir d'achat supplémentaire ou inflationniste. Si l'adoption du système de règlements ou du système de virements doit mener à un surcroît de crédits, cette prétendue abolition de l'argent sera en réalité une augmentation de la masse monétaire.

B. Augmentation de la masse monétaire

Qui ne voudrait avoir plus d'argent qu'il n'en possède actuellement ? Il serait agréable et avantageux pour tous le monde, que ce soit le ministre des finances ou le petit fonctionnaire, le commerçant, l'ouvrier, l'industriel, le paysan, une fondation publique ou une modeste ménagère, de recevoir davantage. Et comme la situation de chaque individu serait meilleure s'il avait plus d'argent, bien des gens croient qu'on peut aider également l'économie de tout un pays en détresse si on met à sa disposition une plus grande quantité d'argent.

Mais il n'en est rien. Ce qui importe en réalité, ce n'est pas la quantité d'argent, mais la quantité de choses qu'on peut acheter avec cet argent. Si quelques individus ont plus d'argent en mains que les autres, ils peuvent acheter davantage. Mais si tous reçoivent en même temps plus d'argent, ils ne pourront pas, en règle générale, acheter davantage qu'auparavant. L'augmentation du volume de la circulation monétaire fait monter les prix des marchandises ; et comme tous les prix ne montent pas simultanément, ni d'une façon uniforme, une partie de la population gagnera tandis qu'une autre partie perdra. Les gens dont les produits ou le travail subissent une hausse des prix, avant que les choses qu'ils achètent ne deviennent plus chères, gagneront ; les gens qui seront obligés d'acheter plus cher, avant même qu'on ne paie plus cher leurs produits ou leur travail, perdront. Cette re-distribution sociale des revenus, qui se produit toutes les fois que le volume de la circulation augmente, est accueillie favorablement par certaines personnes qui espèrent que la production y gagnera. Elles disent que les consommateurs perdants offrent malgré eux aux industriels la possibilité d'augmenter leur production. Elles parlent de "l'épargne forcée" et du "crédit créateur". Les rentiers ou les fonctionnaires qui ont un revenu fixe ou presque ne peuvent qu'acheter et manger moins quand les prix montent. En revanche, les producteurs qui obtiennent un crédit supplémentaire achètent davantage ; ils peuvent investir davantage dans leurs industries, du moment que ceux qui touchent un revenu fixe consomment moins. Par le crédit "créateur" on a forcé quelques groupes à l' "épargne", c'est-à-dire à la diminution de la consommation.

Les avantages de cette augmentation productive de masse monétaire ont pour contrepartie un inconvénient grave : il est impossible de continuer "l'épargne forcée". L'épargne en général ne produit des effets bienfaisants que quand elle se fait sous forme d'un afflux permanent et continuel de sommes économisées, et non sous forme d'actes sporadiques. Les économies d'un mois sont perdues pour la collectivité si les économies du mois prochain ne viennent pas permettre de continuer les opérations productives commencées à l'aide des premières. (Voir ch. XI). L'épargne forcée provient directement de l'augmentation de la masse monétaire, et pour la maintenir il aurait fallu augmenter sans cesse cette masse. L'épargne forcée a par conséquent des limites assez étroites. Dès que l'on s'approche de ces limites on provoque une crise, qui prouve seulement que les investissements qui résulteraient du "crédit créateur" étaient souvent des investissements malsains, incapables de se maintenir à la longue. Si on appelle "bonne conjoncture" la reprise des affaires à laquelle on parvient en augmentant les crédits, force nous est de constater qu'une "conjoncture éternelle" n'existe pas, que toute conjoncture (résultat du démarrage) doit s'écrouler tôt ou tard.

Bien des commerçants et dirigeants de banques croient que l'augmentation du crédit bancaire n'entraîne jamais de conséquences néfastes quand on accorde ces crédits uniquement par l'escompte des "lettres de changes commerciales authentiques". Les lettres de change commerciales authentiques sont des promesses de payements des acheteurs de marchandises au bénéfice des vendeurs des dites marchandises. On dit que ces lettres de change correspondent à la marchandise débitée, de sorte que le nombre de ces lettres de change dépend strictement du débit de marchandises. Il est vrai que les crédits accordés contre des lettres de change commerciales sont plus faciles à faire rentrer que d'autres. Mais les autres qualités qu'on attribue souvent aux lettres de change sont illusoires. Pour se rendre compte du malentendu qui est à la base de cette "foi" que certains ajoutent à la lettre de change, on n'a qu'à se rappeler qu'un directeur de banque a voulu proposer la mise la mise en pratique de ce qu'il appelait la "création classique de l'argent". Il a suggéré le système saugrenu que voilà : Pour chaque marchandise fabriquée on accordera un crédit en escomptant une traire à échoir dans quatre-vingt-dix jours. Si l'on sait d'une part que la quantité d'argent n'est qu'une quote-part de la valeur de la production globale, et que cela est parfaitement naturel puisque l'argent "circule", et que la même pièce de monnaie ou le même billet sert ainsi à plusieurs achats consécutifs ; si d'autre part on s'imagine alors qu'on va imprimer un billet de banque pour chaque unité de produit fabriqué, on comprendra quelle formidable inflation résulterait de ce projet. Il est faux que chaque unité de produits fabriqués "corresponde" à une unité monétaire, et il est absurde par conséquent d'émettre une nouvelle pièce de monnaie en contre-valeur de chaque unité de produit nouvellement fabriqué.

Il n'y a aucun danger à accorder des crédits contre les lettres de change commerciales, parce que le besoin d'argent dans le commerce est limité ; cette proposition est complètement fausse, parce que la demande de crédit dépend du taux d'intérêt qu'on exige pour ce crédit. Quand les banques abaissent le taux d'escompte, elles reçoivent davantage de traites à escompter, quand elles élèvent le taux, cette sorte de crédit est moins recherchée. Le marché n'est jamais "saturé" d'argent, et en rendant le crédit trop bon marché on peut provoquer des inflations effroyables.

Il faut se rappeler constamment que l'argent nouvellement créé est employé d'abord comme capital. Ceci peut avoir des conséquences néfastes. Qu'on réfléchisse ; un homme s'est donné de la peine longtemps pour mettre de l'argent de côté, et il a fondé une entreprise avec ses économies. Son capital de 300 000 francs est réparti ainsi : un tiers est investi dans les installations (ateliers, machines), un autre tiers — dans le stock (matières premières, produits fabriqués), et le dernier tiers est dehors, chez ses clients, envers qui il a des créances. Il travaille donc avec un capital de 300 000 francs. Mais voici venir notre banquier-théoricien, qui escompte à un taux très bas toutes les traites commerciales, c'est-à-dire qu'il donne des billets nouvellement émis à ceux qui lui apportent ces traites. Notre entrepreneur fait signer à ses clients des traites pour le montant de 100 000 francs qu'ils lui doivent, et il reçoit promptement les 100 000 francs de la banque, qui paye argent sur table. Ensuite, il préfère ne pas payer ses fournisseurs au comptant, et règle ses achats avec des traites, que les autres font escompter par la banque ; de cette façon il a encore à sa disposition 100 000 francs qui étaient investis jusqu'alors dans son stock de marchandises. Maintenant, il travaille avec un capital de 500 000 francs, c'est-à-dire que son affaire dispose de 200 000 francs de plus, sans que ces 200 000 francs proviennent d'une épargne quelconque, la sienne ou celle d'une autre. Il achète alors pour 200 000 francs de plus, probablement des machines, outils etc. ; en admettant même que ses achats soient productifs, il faut constater que la fabrication de ces machines etc., nécessite d'autres machines et installations, et celles-ci ne trouvent de débouchés pour leurs produits qu'aussi longtemps qu'il se trouve toujours des gens qui veulent donner "de l'expansion" à leurs affaires à la suite des nouveaux crédits. Aussitôt que l'extension des crédits s'arrête — et cela doit arriver tôt ou tard — "l'expansion" de la production s'écroule, en laissant les entrepreneurs criblés de dettes et les ouvriers sans travail.

L'augmentation de la masse monétaire et des crédits a donc pour résultat une amélioration et même un essor de l'économie pour un certain temps ; mais l'effondrement est inévitable à la longue. C'est avoir la vue courte, que de croire au bienfait de cette augmentation.

C. La monnaie fondante

Celui qui vend des marchandises ou son travail, accepte de l'argent en échange, parce qu'il peut à son tour faire des achats avec cet argent. S'il se trouve qu'il ne veut rien acheter, il peut — à moins qu'il n'en fasse cadeau à quelqu'un — soit prêter cet argent, soit l'enfermer chez lui. Qu'il prête cet argent, ou qu'il en fasse cadeau, ce seront les autres, c'est-à-dire les emprunteurs ou ceux qui reçoivent le cadeau, qui feront à sa place les achats dont il a voulu se priver. Mais s'il ne veut pas se dessaisir de cet argent pour le moment, s'il préfère le garder quelque part — dans un coffre-fort, dans un bas de laine, — cet argent n'ira pas aux achats. Si la population d'un pays dépense 100 millions par semaine sur le marché, et que de nombreuses gens décident brusquement d'enfermer dans la tirelire une partie de leurs revenus, la valeur des achats n'atteindra plus 100 millions dans les semaines qui vont suivre. La demande de marchandises diminue de ce fait, et certains producteurs peuvent subir des pertes en raison du recul du débit ou de la baisse des prix. On dit alors que la thésaurisation augmente ou que le volume de la circulation réelle diminue (déflation). Cette diminution de la circulation n'a pas lieu naturellement dans les cas où quelques-uns thésaurisent l'argent, tandis que d'autres dépensent l'argent qu'ils avaient auparavant thésaurisé. Tel est aussi le cas habituel et si la somme globale des thésaurisations n'augmente pas, cela est sans effet.

A vrai dire, la plupart des hommes ont une certaine provision d'argent liquide, qu'ils ne dépensent pas sur-le-champ, et qu'ils gardent pour les occasions imprévues. Les uns portent sur eux quelque monnaie ou quelques billets, les autres gardent une somme ‘argent dans un tiroir ou dans une caissette. Dans les usines on prépare souvent à l'avance toute la somme pour les salaires de la semaine. Les banques sont obligées d'avoir constamment une certaine provision d'argent liquide. Dans beaucoup d'affaires on tient en caisse de quoi rendre la monnaie. Certains commerçants aiment avoir de l'argent comptant pour les achats d'occasion. Bref, les gens ont besoin d'une certaine réserve d'argent liquide en proportion de leurs affaires ou de leurs revenus. Cet argent, que l'on veut garder à titre de provision en caisse, on ne le dépense qu'à l'occasion, et on se propose alors de le restituer par la suite, en prélevant sur ses revenus.

Or, quand le public redoute une revalorisation de l'argent, c'est-à-dire une hausse des prix, il s'empresse de dépenser ses réserves pour acheter aux prix bas. Il est évident que cette diminution des réserves, et leur emploi aux achats, provoque sur le marché un effet exactement pareil à celui qui suit l'accroissement de la circulation. Ainsi, la peur de l'inflation est déjà en elle-même un facteur inflationniste parce qu'elle pousse les gens à dépenser hâtivement leurs réserves qui "dormaient" jusqu'à cet instant.

On peut obtenir le même résultat en "dévalorisant" l'argent d'une autre manière. Il existe notamment des projets de réforme monétaire qui proposent de dévaloriser l'argent d'un certain pourcentage à intervalle réguliers, toutes les semaines ou tous les mois, en obligeant le public à l'échanger, ou à le faire timbrer à intervalles réguliers moyennant une certaine taxe à verser à l'État ou à la commune. On peut appeler cette mesure un impôt sur l'argent-encaisse. La plupart des gens épuiseraient alors leurs réserves autant que possible pour échapper à cet impôt, à cette dévalorisation de l'argent. Du fait, cette fonte de sa valeur — et on voit bien pourquoi on l'appelle "monnaie fondante" — l'argent "dormira" moins et "circulera" davantage.

Il est à noter que l'accélération de la circulation ne produit qu'un effet momentané, jamais un effet durable. Il en est ainsi de toute modification du volume de la circulation et de toute modification de la demande en argent-encaisse. L'inflation aussi bien que la déflation ne produit d'effets que pendant un certain temps, jusqu'à ce que les prix s'adaptent au nouveau volume de la circulation. Même la dépréciation continue de la monnaie fondante, qui doit forcer la circulation de l'argent sans cesse, ne produit un effet inflationniste que pendant une période limitée, période de transition pendant laquelle le public s'habitue à faire moins de réserves d'argent liquide.

Si une plus petite partie de la masse monétaire dort et une plus grande partie circule, on dit que la vitesse de la circulation de l'argent augmente. Ceux qui rejettent l'augmentation de la masse monétaire, mais qui souhaitent l'accroissement de la vitesse de la circulation, ignorent sans doute que les deux phénomènes ont un effet semblable, aussi bien sur les prix des marchandises que sur le taux de l'intérêt. Quand on augmente le crédit et quand on imprime de nouveaux billets, le taux de l'intérêt baisse momentanément, ce qui a pour conséquence des "sur-investissements". Si l'argent "libéré" des réserves par l'introduction de la monnaie fondante était d'abord employé pour les crédits, il y aurait également une baisse passagère du taux de l'intérêt, avec toutes les conséquences que nous avons envisagées lors des inflations de crédit. Bien entendu, il ne peut être question d'une baisse du taux durable dans le cas de l'introduction de la monnaie fondante. Aussitôt que le cycle de conjoncture (essor, crise, dépression) provoqué par la baisse inopportune du taux se termine et que le niveau des prix s'adapte à la "nouvelle vitesse de circulation" — c'est-à-dire à la diminution de l'encaisse — le taux se réglera de nouveau sur l'offre et la demande du marché normal.

L'impôt sur l'argent-encaisse, caractéristique de ce système de la monnaie fondante, est censé être modéré, puisqu'un tel impôt paraîtrait très injuste. Mais un petit groupe de protagonistes de cette réforme ne tiennent pas compte de cela, et proposent de rendre l'impôt "sur l'argent-encaisse" si élevé qu'il puisse couvrir toues les dépenses de l'État. Un homme riche, qui a de grandes ressources, peut s'arranger facilement de façon à n'avoir que très peu de provision liquides ; un petit commerçant, dont le gain correspond au petit pourcentage du chiffre d'affaires qu'il fait, doit avoir une encaisse plus grande (proportionnellement à son chiffre d'affaires). le pauvre devrait donc payer plus d'impôt que le riche. Il est vrai qu'un impôt aussi élevé — jusqu'à 10 % par mois — n'est préconisé que par la minorité des adeptes de la monnaie fondante.

On a essayé de mettre ce système en pratique dans quelques petites communautés. L'appréciation des résultats a donné lieu à beaucoup de confusions. : 1. On a émis la monnaie fondante, sans récupérer d'autre argent en échange, c'est-à-dire en employant l'ancien argent pour des crédits et en désignant ces créances comme la "couverture" du nouvel argent. Dans un cas pareil l'introduction de la monnaie fondante perd toute sa signification toute l'inflation qui résulte de l'augmentation du volume de la circulation (dédoublement de la circulation). 2 . On a échangé les certificats de monnaie fondante de la commune contre l'argent ordinaire seulement contre acquittement d'une taxe spéciale, mais on les a acceptés en payement des impôts locaux sans déduction aucune. Il était donc naturel que les commerçants se servent d'abord de ces certificats pour payer les impôts. Rien d'étonnant que les rentrées d'impôts accusassent une amélioration. 3. Que la "vitesse de la circulation" des certificats de la commune fût plus grande que celle de l'argent du pays, cela n'est pas plus étonnant que le fait que les jetons employés à une table de jeu retournent dans la même main plus souvent que ne le font les billets de banque dans un pays. Plus la commune est petite, plus grande est la probabilité pour que la même pièce de monnaie retourne auprès de la même personne. Ce fait n'a rien à voir avec de que les théoriciens appellent la vitesse de la circulation.

La foi dans les bienfaits de la monnaie fondante est si inébranlable chez les adeptes de ce système qu'il est presque impossible de les convaincre. Tout dernièrement ils ont fièrement déclaré que des célèbres économistes anglais et américains recommandaient également leur système. Il y a pourtant une différence : tandis que les partisans de la monnaie fondante contestent résolument le caractère inflationniste de ce système, les nouveaux prophètes préconisent le système de la monnaie fondante comme une méthode d'inflation particulièrement efficace.

D. La monnaie indice

Les projets qui visent à la stabilisation du niveau des prix sont certainement les plus répandus de tous les projets de réformes monétaires. L'idée elle-même, à savoir qu'il existe un "niveau" des prix, comme il existe un "niveau de l'eau", ne tient pas debout. Or, ce qui existe en réalité, c'est un nombre infini des prix les plus variés qui dépendent les uns des autres. mais nous comprenons tout de même le but d'une pareille opération : on voudrait que la moyenne calculée de tous les prix reste constante. La politique monétaire devrait aspirer au maintien de la moyenne des prix.

On représente habituellement le mouvement des prix par ce qu'on appelle l'indice, qui peut être calculé par les méthodes les plus variées. Un petit exemple va nous faire comprendre le calcul de l'indice simple ; prenons la liste des prix d'un magasin d'alimentation, et étudions les variations des prix au cours d'une année :

La première annéeLa seconde année
1 kg de porc
18 F
16 F
1 kg de boeuf
20 F
19 F
1 kg de farine de froment
4 F
5 F
1 kg de semoule
8 F
8 F
1 kg de riz
7 F
9 F
1 kg de pommes de terre
2 F
2 F
1 kg de pain
3 F
3 F
1 kg de sucre
5 F
6 F
1 kg de sel
5 F
10 F
1 kg de beurre
28 F
30 F
Total
100 F
108 F

Cette liste des prix accuse une hausse égale à 8 % ; autrement dit l'indice des prix a monté de 100 à 108. Or, on peut objecter que cet indice est faussé parce qu'il serait injuste d'attribuer au sel autant d'importance qu'au pain. Après tout, personne n'a besoin de tant de sel. La hausse du prix du sel (par exemple à la suite d'un impôt sur le sel) est donc exprimé dans notre indice par un coefficient trop élevé ("avec un trop grand poids"). Si nous mettons dans notre liste 100 grammes de sel ai lieu d'un kilo, la somme des prix sera égale à 95 francs 50 dans la première année, et à 99 francs dans la seconde. D'après ce calcul, la hausse des prix revient à 3,66 % seulement ; l'indice a monté par conséquent de 100 à 103,66. Ainsi, nous obtenons un résultat différent selon que nous calculons la moyenne "non-pondérée" (en prenant le même poids de toutes les marchandises), ou la moyenne "pondérée" d'après un certain critérium.

Ce petit exemple suffit pour nous montrer qu'il est difficile de se mettre d'accord sur la façon de calculer l'indice des prix. Encore faut-il considérer que la même marchandise se vend à des prix différents a) dans les différentes localités du même pays ; b) dans les différents magasins de la même ville ; c) dans les différents jours de la semaine ; d) selon les différentes qualités, qu'il est difficile de comparer ; e) selon qu'elle est dédouanée ou non, emballée ou non, selon que le prix comprend ou non l'impôt sur le chiffre d'affaires ; f) selon que la vente se fait en grandes ou en petites quantités, etc.

Il y a des centaines de formules mathématiques pour calculer l'indice mais même si l'on pouvait se mettre d'accord sur la formule à employer, il y a aurait toujours des controverses quant aux biens ou aux services à choisir, à la façon de trouver leurs varis prix, et à leur importance. La stabilisation a pour objet une moyenne des prix. Cette moyenne des prix reste constante quand la hausse de quelques prix est compensée par la baisse de certains autres prix. Supposons que le prix des pommes de terre monte et que le prix de la volaille baisse dans la même mesure. Le pauvre sera-t-il content d'apprendre que l'indice n'a pas changé ? Ou encore, la hausse des prix du pain est compensée par la baisse du prix de l'étain. Le consommateur moyen sera sans doute ravi de constater que la moyenne des prix demeure stable. Ou bien, c'est le prix des produits agricoles qui tombe pendant que le prix du minerai monte. La stabilité de l'indice rendra-t-elle dans ce cas un grand service aux cultivateurs ? Ne s'avisera-t-on point d'exiger un changement de méthode dans le calcul de l'indice ? La manière de calculer l'indice deviendra le point principal de tous les programmes politiques. On considérait autrefois qu'une saine politique financière devait avant tout mettre la valeur de l'argent à l'abri de toute influence démagogique. Élever l'indice des prix au rang de boussole de la politique monétaire, c'est livrer les finances aux machinations des démagogues.

Mais la monnaie basée sur l'indice des prix est encore dangereuse pour d'autres raisons. Elle se maintient et elle tombe avec la possibilité de manoeuvrer les prix comme on le voudrait. Il est vrai que les prix montent quand la circulation monétaire augmente, et qu'ils baissent quand la circulation diminue. Mais il est impossible de prévoir le rapport exact entre les modifications du volume monétaire et la hausse ou la baisse des prix. De quelque façon qu'on essaye de manipuler la monnaie, on ne procédera jamais que par tâtonnements et par moments on perdra tout pouvoir sur le "niveau des prix".

La technique des finances comporte plusieurs procédés :

1° On peut régler la masse monétaire par les finances publiques. — On augmente la masse monétaire en finançant les dépenses de l'État et les travaux publics moyennant la planche à billets ; on diminue la masse monétaire en prélevant des impôts et en détruisant l'argent ainsi obtenu.

2° On peut régler la masse monétaire par des crédits accordés. — On augmente la masse monétaire en accordant de nouveaux crédits, par exemple en escomptant les traites avec de nouveaux billets ; on réduit la masse monétaire en restreignant les crédits ; par exemple, les billets encaissés pour les traites échues ne sont plus employés pour d'autres crédits échangeables ; on les détruit simplement.

3° On peut régler la masse monétaire par l'achat et la vente de l'or. — On augmente la masse monétaire en achetant de l'or et en le faisant payer par la banque d'émission avec la nouvelle monnaie ; on réduit la masse monétaire quand la banque d'émission vend l'or et détruit les billets qu'elle reçoit pour cet or.

4° On peut régler la masse monétaire en achetant et en vendant des devises. — On augmente la masse monétaire si la banque d'émission achète la monnaie étrangère et la paye avec la nouvelle monnaie de papier. On réduit la masse monétaire quand la banque d'émission vend la monnaie étrangère et détruit les billets qu'elle obtient pour cette monnaie.

Quand on considère la stabilité d'un indice quelconque comme le but principal de la politique monétaire, on doit s'efforcer de régler le volume de la circulation par tous ces moyens : en élevant et abaissant le taux de l'escompte, (taux de l'intérêt) en élevant et abaissant le prix de l'or (titre de la monnaie, parité-or), et en élevant et abaissant le cours du change — sans parler des règlements de politique financière qui ont plutôt une mauvaise presse. Les variations de la parité-or et du cours du change sont inévitables dans un tel système, ce qui porte au commerce international des préjudices graves, et d'une portée considérable. La modification du taux de l'escompte sans égard à l'offre et à la demande naturelles du capital entraîne de même des troubles des plus graves dans la structure de la production tout entière. Ainsi, le niveau des prix peut baisser quand la productivité des pays d'accroît — c'est-à-dire que l'on peut acheter davantage avec le même revenu nominal parce que la production est meilleur marché. Or, si les "stabilisateurs" des prix veulent ramener la moyenne des prix à son ancien niveau et abaissent le taux de l'escompte dans cette intention, il y aura des sur-investissements, et après quelque temps — une pénurie de capitaux si aiguë que la débâcle sera presque inévitable. La terrible crise américaine après 1929 était due en grande partie à l'extension des crédits qu'on avait entreprise auparavant afin de stabiliser le niveau des prix.

Tous ces graves inconvénients ont pour contrepartie des avantages, qui sont surestimés par les adeptes de la stabilisation des prix. On considère comme un de ces avantages le fait que le créancier obtiendrait le remboursement de sa créance à la même valeur, exprimée en marchandises. Or, il peut stipuler dans le contrat de prêt une clause dite "clause de l'indice (des marchandises)" sans qu'il y ait besoin d'une politique monétaire spéciale. La stabilité de l'indice ne rend aucun service au débiteur, car si celui-ci se trouve être le producteur d'une marchandise dont le prix a baissé il ne lui sera pas plus facile de payer ses dettes parce qu'on aurait élevé d'autres prix pour maintenir l'indice. Les producteurs individuels n'ont aucun avantage du fait que la moyenne des prix demeure stable. Ce qui compte pour tous comme pour chacun en particulier, c'est le rapport entre son prix de vente et son prix de revient, et non la moyenne des prix.

E. Les règles du jeu de l'étalon-or

S'il n'y avait jamais que "l'inflation" et la "déflation" pour élever ou abaisser les prix en moyenne, il serait juste d'exiger la stabilisation du niveau des prix. Mais le mouvement des prix dépend en réalité non seulement de la monnaie, mais aussi de la marchandise, et en pratique on ne peut pas se prononcer sur l'origine précise d'un tel mouvement. Par exemple, quand la production devient moins chère grâce aux progrès techniques ou à la fertilité du sol, le niveau des prix baisse sans qu'il y ait "déflation". Si on augmente alors le volume de la circulation pour compenser cette baisse, le retour des prix au même niveau aura justement un caractère inflationniste. C'est ce qu'ont reconnu les théoriciens qui revendiquent non pas la stabilité des prix mais la neutralité de l'argent. L'argent en soi ne doit pas provoquer de modifications des prix e de la production, mais il ne doit pas, non plus, arrêter, ou gêner, les variations naturelles des prix et de la production. Un volume de la circulation tout à fait constant n'aurait-il point la qualité d'être "neutre" ?

Ce serait évidemment trop simple. S'il pouvait en être ainsi, on n'aurait rien d'autre à faire que de maintenir le volume de la circulation au même niveau. Un pays qui a une masse monétaire de 100 milliards de francs ne devrait jamais admettre en circulation ni plu ni moins que ces 100 milliards, sans tenir compte de sa production qui peut augmenter ou diminuer. Il est dommage que ce ne soit pas si simple. Nous avons déjà parlé de la thésaurisation et de la nécessité de réserves encaisse pour tout le monde, et nous savons que les changements viennent parfois de ce côté-là. Lorsque les besoins d'encaisse se font plus grands, l'argent ne peut rester "neutre" que si la masse monétaire augmente en même temps et dans la même mesure. Lorsque ces besoins diminuent (diminution des thésaurisations et des encaisses), il faudrait que la masse monétaire diminue en même temps et dans la même mesure. Et comme on ne peut contrôler pratiquement les modifications que subissent ces besoins d'encaisse, toutes ces réflexions restent dans le domaine de la fantaisie pure.

Ainsi, les manipulations qui visent à la stabilité de la moyenne des prix, aussi bien que celles qui poursuivent la stabilité absolue de la masse monétaire, ne sont pas sans danger pour la structure même de la production. Dès que l'on ne peut pas atteindre cet idéal, on cherche un système monétaire qui ait au moins d'autres avantages, et qui en ait le plus possible. Le système de l'étalon-or, qui a toujours de nombreux adeptes, présente plusieurs avantages : 1° Les conditions de l'échange monétaire entre les pays qui maintiennent l'étalon-or, c'est-à-dire les cours du change restent stables ; 2° l'influence des politiciens sur les questions monétaires est exclue dans une large mesure ; 3° le danger des expériences inflationnistes est diminué.

Un pays est à l'étalon-or quand il existe un rapport d'échange fixe entre sa monnaie et l'or. POur cela, il n'est pas du tout nécessaire qu'il y ait une circulation de monnaies or (l'étalon de circulation-or). L'or peut se trouver aussi bien dans les banques d'émission (l'étalon de lingots-or), voire dans les banques des autres pays, envers lesquelles les premières ont des créances (l'étalon de change-or). L'essentiel est qu'on puisse toujours échanger à un cours fixe la monnaie de son pays contre la monnaie étrangère, et inversement : échanger la monnaie des autres pays à étalon-or contre la sienne à n'importe quel moment et au cours fixe. Grâce à cet échange les prix de tous les pays à étalon-or ont un rapport étroit les uns avec les autres ; le pouvoir d'achat de chacun de ces pays peut toujours se faire valoir dans l'autre. Il en sera ainsi même dans le cas où le prix d'un pays n'évolueront pas parallèlement à ceux des autres pays à étalon-or. Il existe entre ces pays un système de communications qui rappelle le système physique des vases communicants .

Voici un exemple. Quand un pays à étalon-or augmente sa circulation fiduciaire en accordant trop de crédits à ses producteurs, il se crée une tendance vers la hausse des prix, l'étranger achète moins (baisse des exportations) et l'on achète davantage à l'étranger (accroissement des importations). Par conséquent, la banque d'émission encaisse constamment des billets qu'elle doit échanger contre de l'or et des devises ; ses réserves d'or et de devises s'en trouvent affaiblies ; mais la circulation fiduciaire, qui avait augmenté grâce à l'extension des crédits, diminuera de nouveau à la suite de ce achats d'or et de devises. Bref, l'or afflue des pays qui créent trop de monnaie dans les pays qui en créent moins. ("La mauvaise monnaie chasse la bonne", loi de Gresham).

Voici donc ce qui se passe : non seulement la circulation diminue automatiquement de nouveau grâce au reflux de l'or, mais encore cette fuite de l'or sert d'avertissement au pays, contre une inflation de crédit. De cette façon, aucun pays ne peut faire à lui seul de la politique inflationniste, puisqu'il risque dans ce cas de perdre toute encaisse-or. Et d'autre part, aucun pays ne doit craindre de perdre son or, tant qu'il ne poursuit pas d'autres méthodes de création de monnaie fiduciaire et tant que les autres pays n'augmentent pas arbitrairement le prix de l'or. L'or afflue toujours des pays aux prix relativement élevés dans les pays des prix relativement bas ; ce reflux de l'or provoque la pression qui abaisse de nouveau les prix. Nous répétons :tant que tous les pays qui accordent trop de crédits bancaires dans les pays plus circonspects.

Les règles du jeu de l'étalon-or sont donc bien simples. Chaque pays qui "prend part au jeu" est obligé de se régler sur les autres en ce qui concerne sa politique des crédits. Celui qui abaisse artificiellement son taux de l'escompte et crée trop de monnaie fiduciaire (par exemple, en escomptant trop de traites), perd son or et doit se dépêcher de mettre fin à cette politique généreuse ; sinon, il doit quitter le jeu, c'est-à-dire ou bien il perd tout son or, ou bien il doit abandonner volontairement l'étalon-or.

Quelques politiciens ont essayé dernièrement d'interpréter différemment les règles du jeu. Du moment que le mécanisme de l'étalon-or pousse l'or d'un pays dans un autre, on devait, selon leur avis, renverser les choses : au lieu que le pays d'exportation d'or adopte une politique de crédits plus prudente (en augmentant le taux de l'intérêt), le pays d'importation d'or doit faire sienne une politique plus généreuse. Autrement dit, il faut se régler non pas sur les banques d'émission prudentes, mais sur les banques généreuses. Quand l'or affluait de l'Angleterre en France, avant que l'Angleterre n'eut abandonné l'étalon-or, l'Angleterre aurait dû, d'après les anciennes règles, élever son taux de l'escompte. L'Angleterre se refusa à le faire ; elle voulait que la France abaissât plutôt son taux de l'escompte, afin que l'accroissement de la circulation fiduciaire arrête l'afflux de l'or. Ces nouvelles règles du jeu, qu'on peut appeler "la coopération des banques d'émission pour faciliter l'inflation internationale des crédits", sont sans aucun doute contraires à l'esprit du système de l'étalon-or. Ce qu'on appelle "la lutte pour la couverture-or la plus courte", que les différentes banques d'émission menaient entre elles, était précisément un des phénomènes les plus importants de ce système parce qu'elle obligeait les banques d'émission à ne pas céder à la tentation d'augmenter trop les crédits.

En outre, le volume de la circulation n'est pas complètement fixe dans les pays à étalon-or. Sans parler de l'élasticité du crédit de la banque d'émission, qui subsiste malgré tout, quoique restreinte, le volume de la circulation peut augmenter encore à la suite de la nouvelle production de l'or. La production de l'or est insignifiante par comparaison à la quantité d'or déjà existante. le grand avantage de l'or en tant que base de la monnaie réside précisément dans le fait que sa provision mondiale n'augmente que d'un très petit pourcentage par an. On a calculé que l'accroissement se montait pendant longtemps à 3 % par an en moyenne. On a calculé également que cet accroissement — c'est-à-dire la nouvelle production de l'or — pourrait diminuer. On a cru que la production d'autres marchandises augmenterait de 3 % par an, et qu'une "déflation" pourrait avoir lieu si la production annuelle de l'or devenait inférieure à 3 % de la provision mondiale. Mais ces craintes ne sont pas fondées. Aussi longtemps que la production de l'or suffira aux besoins industriels — plombages dentaires, bijouterie, etc. — et aux besoins de l'encaisse et de la thésaurisation, aucune quantité d'or ne sera relevée de sa fonction de régulateur de la circulation, et il n'y aura pas lieu de redouter une déflation. (Une baisse des prix consécutive à une production moins chère n'est pas à craindre, car elle ne peut pas provoquer une crise.)

Les complaintes au sujet de la "mauvaise" distribution de l'or sont également dépourvues de fondement. Si les pays A, B, C, D et E possèdent tous la même provision d'or, et si A, B et C abaissent artificiellement le taux de l'intérêt par les crédits bancaires, l'or afflue dans les pays D et E. Il s'en suit que l'or est réparti à parts inégales mais ce fait est sans conséquences. L'or ne refluerait en A, B et C que si ces pays faisaient une politique de déflation ou si D et E allaient vers l'inflation. Aucune de ces deux voies ne serait favorable à la situation économique. La distribution irrégulière de l'or — en tant que fait accompli — ne nuit à personne ; elle oblige tout au plus les banques pauvres en or à une plus grande prudence en matière de crédits.

F. La couverture de la monnaie

Nous connaissons jusqu'à présent deux fonctions de l'or. En premier lieu il fait fonction de créateur de monnaie nouvelle, en proportion de la production de l'or. Comme nous l'avons vu cet accroissement de la circulation par suite de l'accroissement de l'or, se fait, heureusement, dans les proportions les plus modestes. (Si la production de l'or augmentait dans une proportion considérable parce qu'on aurait trouvé de nouvelles mines ou de nouveaux procédés d'extraction, l'or ne pourrait plus servir de base à la circulation monétaire, à cause du danger de l'inflation). En second lieu, l'or sert de base aux interdépendances monétaires internationales. le mouvement des prix et les modifications des masses monétaires dans les différents pays, sont liés par un rapport à peu près constant grâce à ce système des "vases communicant" qui existe par la stabilité des cours du change. Ici, l'or agit comme régulateur du volume de la circulation (on dit souvent : comme régulateur de la balance des payements) en affluant et refluant.

L'or a encore une troisième fonction : il sert de couverture aux banques d'émission. Bien des gens se font une fausse idée de la couverture-or. Ils croient que la valeur de l'argent dépend uniquement de la valeur de sa couverture. Cela n'est pas vrai. La couverture-or a une toute autre signification : elle doit servir de plafond aux plans d'inflation que peuvent concevoir les gouverneurs des banques d'émission. On leur prescrit par exemple une couverture-or de 25 %. Cela veut dire que si les caves de la banque contiennent de l'or pour 250 millions d'écus, elles ne doit pas émettre des billets pour plus de 1 000 millions d'écus ; 250 millions sont couverts par l'or, et elle a le droit d'émettre 750 millions de monnaie fiduciaire, et pas davantage. La couverture-or n'est rien d'autre que le moyen pratique d'empêcher la direction de la banque d'augmenter par trop la circulation fiduciaire.

La valeur de l'argent ne dépend pas du volume de la couverture. Imaginons qu'il y ait dans notre pays une circulation fiduciaire de 1 000 millions et une couverture-or de 250 millions ; imaginons que de bons lutins arrivent une nuit et déposent dans les caves de la banque une quantité d'or égale à 250 millions. Le lendemain on aura la joie de trouver ce trésor et de constater que la couverture-or a monté de 25 à 50 %. L'argent qui est en circulation, aurait-il pour cela plus de valeur ? certainement non ; car en dépit de cet accroissement de la couverture-or le volume de la circulation serait toujours de 1 000 millions, et avec cet argent on ne pouvait pas acheter davantage qu'auparavant. Et inversement : Si une partie des 250 millions d'or disparaissait, cela ne nuirait pas à la valeur de la monnaie fiduciaire ; il est vrai que la couverture-or aurait diminué mais la quantité de billets en circulation — et c'est cela qui importe — n'aurait pas augmenté, et leur valeur n'en aurait pas souffert. Quand la couverture-or baisse — par exemple en diminuant de 25 à 25 % — il faut savoir s'il s'agit d'une diminution des réserves d'or, ou d'une extension des crédits de la part des banques. Que l'argent puisse perdre une partie de sa valeur dans ce dernier cas, cela n'a rien à voir avec la couverture, mais provient uniquement de l'accroissement de la circulation.

Celui qui comprend cela ne commettra pas l'erreur de proposer d'autres sortes de couverture pour les billets de banque. L'idée que l'on peut conférer à l'argent plus de valeur, ou une valeur plus sûre en prenant la terre comme contre garantie, tracasse certains cerveaux depuis des siècles. La France doit à de telles idées la catastrophe financière de John Law en 1720, et la chute désastreuse des assignats pendant la Révolution. Mais il se trouve toujours de nouveau des fantaisistes qui voudraient faire imprimer du papier-monnaie couvert par des valeurs immobilières, et qui s'imaginent qu'une telle couverture — maisons et terrains — empêcherait la dévalorisation de la nouvelle monnaie.

C'est de l'imagination pure. Toute monnaie est dévalorisée quand le volume de la circulation augmente dans une forte proportion, quelle que soit la couverture. S'il y a une couverture-or et qu'on augmente outre mesure la quantité de billets, les gens se présenteront à la banque d'émission pour acheter de l'or et l'envoyer à l'étranger. La circulation fiduciaire du pays diminue en conséquence — parce que le public doit payer l'or avec des billets — et l'or s'en va à l'étranger. (Ceci en supposant que la banque d'émission vende de l'or. Une couverture qui est gardée par la banque d'émission, mais qui ne se vend pas à la demande du public, qui n'existe pour ainsi dire qu'à l'étalage, ne remplit pas sa fonction de régulateur de la circulation.) On voudrait savoir comment une couverture qui consiste en maisons, par exemple, peut provoquer "la diminution automatique de la circulation" ? Devra-t-on se présenter à la banque d'émission pour y acheter moyennant 100 écus un morceau de maison ? Croit-on qu'on pourrait effectuer ainsi les payements à l'étranger ? Et que deviendra le malheureux habitant quand on présentera les billets pour les échanger contre la "couverture" ?

La couverture n'est ni une base de la valeur du papier-monnaie, ni un gage quelconque. Elle doit seulement servir de garantie contre l'augmentation de la circulation fiduciaire. Mais les messieurs qui nous proposent ces fantastiques couvertures visent précisément à cette augmentation.

Mais pourquoi est-ce précisément l'or qui doit jouer le rôle du régulateur de la circulation ? Pourquoi n'est-ce pas un autre bien quelconque, plus important pour l'humanité ? Pourquoi n'est-ce pas le blé par exemple ? La provision mondiale du blé est une quantité infiniment plus variable ; abstraction faite des variations que cette provision subit au cours d'une année (elle est à son maximum après la moisson et diminue progressivement jusqu'à la moisson suivante), il y a aussi l'irrégularité de la production du blé. Peut-on admettre que le volume de la circulation dépende de la moisson ? Une telle monnaie ne pourrait être stable ni dans sa valeur ni dans sa quantité. La provision mondiale de l'or est grande, l'accroissement par la production est insignifiant, sa consommation pour les besoins de l'industrie est plus insignifiante encore. Cette stabilité relative de sa quantité désigne tout naturellement l'or pour servir de bas au système monétaire.

Il n'en est pas de même de l'argent. sa production annuelle s'accroît dans une large proportion, son emploi dans l'industrie est plus répandu, la stabilité de la provision de l'argent n'est donc pas aussi grande. Pour échapper à une inflation de la monnaie d'argent dont nous étions menacés grâce au perfectionnement des méthodes de sa production, la plupart des pays économiquement développés ont abandonné l'étalon-argent dans les dernières décades du XIXe siècle ; l'argent a été "démonétisé". Et il existe aujourd'hui de nombreux groupes qui sont favorables à la réintroduction de la monnaie d'argent ou du bimétallisme, nous devons attribuer cette velléité à trois motifs principaux : 1° Les intérêts des producteurs d'argent. 2° L'amour de l'inflation. 3° La croyance erronée à "l'augmentation du pouvoir d'achat" total par l'accroissement du pouvoir d'achat des pays producteurs d'argent.

On comprend bien que les producteurs d'argent seraient enchantés si les banques d'émission devenaient acheteurs d'argent : Ils font une très grande propagande dans ce but. Ce qui est moins compréhensible, c'est l'attitude des gens qui préconisent le bimétallisme par amour de l'inflation. Les partisans de l'inflation appartenant aux pays qui ne produisent pas beaucoup d'argent, devraient comprendre que les crédits de la banque d'émission leur rapporteront davantage que les achats d'argent par cette banque ; inflation pour inflation, il faut choisir la plus avantageuse. La croyance à l'augmentation du pouvoir d'achat par la revalorisation de l'argent est plus incompréhensible encore ; on voudrait donner désormais aux propriétaires de l'argent davantage de marchandises en échange de leur argent ; cela équivaut à leur faire un cadeau. Comment peut-on améliorer sa situation économique en faisant cadeau aux autres d'une partie du rendement de son travail ? L'erreur de ce pouvoir d'achat des pays producteurs d'argent repose sur le fait que les exportateurs, c'est-à-dire les industriels dont les produits sont achetés par ces pays, y trouveraient en effet leur avantage ; ils auraient été les premiers à recevoir la nouvelle monnaie. Quant aux inconvénients, ils retomberaient, ici comme dans toute autre inflation, sur ceux dont les produits ou ressources ne bénéficieraient de la hausse générale que plus tard et dans une mesure trop faible. Et il est difficile de prévoir toutes les pertes que le pays aurait à subir ; pour l'accroissement de la circulation il devra payer aux lointains pays producteurs d'argent un tribut sous forme de marchandises. Cet accroissement de la circulation peut s'obtenir à meilleur compte (il est vrai qu'il n'est jamais gratuit, car d'autres dégâts sont provoqués par les investissements malsains).

Si l'or est relativement la meilleure base d'un système monétaire, cela ne veut pas dire qu'il en sera toujours ainsi. peut-être trouvera-t-on un jour des procédés moins onéreux pour la production de l'or. Au moment où la provision mondiale de l'or pourra être accrue trop facilement, l'or deviendra inutilisable comme base du système monétaire, et il faudra en chercher une autre. Il faut en tout cas se méfier de la "création monétaire déchaînée".

G. Monnaie internationale et monnaies nationales

De nombreux hommes d'affaires qui tiennent beaucoup aux avantages d'un commerce international aussi libre que possible, et vivent eux-mêmes dans une époque où l'acquisition des monnaies étrangères est liée à toutes sortes de difficultés, ont posé à plusieurs reprises cette question : pourquoi ne pas introduire enfin la monnaie internationale unique ? Ne pourrait-on se passer des échanges compliqués des différentes monnaies si tous les pays avaient la même monnaie ? Pourquoi les marks et les shillings, les francs et les dollars, les livres et les couronnes, les lires et les florins, plutôt qu'une monnaie unique pour le monde entier ?

On pourrait s'entendre sur l'institut auquel on confierait l'émission des billets internationaux ou de la monnaie internationale. Mais qui recevra l'argent émis par cette banque mondiale ? S'il s'agit d'une émission fiduciaire, qui distribuera ce crédit parmi tous les pays du monde ? Et surtout : faudra-t-il que chaque pays renonce complètement aux privilèges de sa propre banque d'émission ? N'est-il pas probable que chaque pays voudra avoir sa propre banque d'émission s'occupant des besoins de crédits particuliers à sa propre économie ?

Que les États se mettent d'accord sur une monnaie unique, que chaque État particulier ait le droit de l'émettre en quantité qu'il estime nécessaire, cela paraît tout à fait impossible. Si les pays ne veulent pas renoncer à leurs systèmes individuels de distribution du crédit, seule reste la possibilité suivante : les banques d'émission individuelles gardent leur privilège d'émettre la monnaie fiduciaire, mais l'exercice de ce droit sera limité d'une façon quelconque, soit qu'elles s'engagent à maintenir un certain rapport quantitatif entre leur propre circulation et leur provision de monnaie internationale (prescription de couverture), soit qu'elles s'engagent à échanger leurs propres billets contre la monnaie internationale à n'importe quel moment (prescription des billets convertibles).

Mais du moment qu'il y aura des instituts d'émission dans chaque pays, il y aura aussi l'échange de la monnaie du pays contre la monnaie internationale — chose que l'on voulait précisément éviter en introduisant le système monétaire unique. Cet échange de la monnaie du pays contre la monnaie internationale ne se fera pas sans difficultés, lorsque telle ou telle banque d'émission aura donné trop de crédits. Il n'en est pas autrement lorsqu'il s'agit d'accepter des billets de banque en échange de l'or ou des devises à la couverture-or — car en somme l'or n'est pas autre chose qu'une monnaie internationale et omnivalente. La différence entre le système de l'étalon-or et ce système de monnaie internationale préconisé par certains consiste seulement en ceci : les différents pays qui étaient jusqu'à présent à l'étalon-or ont employé des titres différents de monnaies ; seuls les pays qui avaient conclu entre eux "l'union monétaire" employaient le même titre de monnaie. Un kilogramme d'or vaut par exemple 2 790 RM, ou 4 723 shillings autrichiens, ou 2 480 couronnes suédoises, ou 3 444 francs suisses ou 136,5 livres anglaises etc. Si la parité-or était la même pour tous les pays, les échanges financiers entre les États seraient plus faciles. Il est vrai que toutes les devises ne seraient pas nécessairement à 100, même à parité égale, à cause des variations inévitables en matière de finances internationales ; quelques-unes pourraient se coter momentanément à 99 ou à 99,55, d'autres à 10,5 ou à 101. Les multiplications et divisions ne seraient pas épargnées au commerçant, même s'il existait une monnaie ou des billets internationaux. Il y a des auteurs qui sous-estiment l'importance de la facilité des changes monétaires entre les pays. De nombreux politiciens croient que l'on s'abstient de l'inflation uniquement par égard au cours des changes ; ils proposent donc d'introduire une "monnaie intérieure" qui soit indépendante de ces considérations. Or, s'il faut se rappeler ceci : tous les inconvénients de l'inflation — tels que les conséquences sociales de la dévalorisation de l'argent, les pertes économiques dues aux calculs erronés, les investissements malsains qui mènent à la crise, etc. — tous ces inconvénients peuvent naître de l'augmentation démesurée de la circulation et du crédit, et tous les palabres au sujet de la "monnaie intérieure" ne changent rien à l'affaire. Si les projets de création de la "monnaie intérieure" présument qu'un tel système eût permis d'augmenter impunément la circulation et le crédit, ils reposent sur une erreur. Et s'ils ne visent pas à cette augmentation, pourquoi a-t-on besoin de créer une "monnaie intérieure" ?

Le principe suivant vaut pour toutes les réformes monétaires : la monnaie ne fait jamais la prospérité d'une économie. Une mauvaise monnaie (par exemple, une monnaie dont la quantité varie trop rapidement) peut nuire à l'économie, mais une bonne monnaie ne peut pas rendre l'économie plus riche, par sa propre vertu. Nul système monétaire, quel qu'il soit, ne peut nous assurer la prospérité et la richesse. Toute richesse économique se crée par le travail bien compris et par l'épargne d'une partie des fruits de ce travail. La monnaie n'y contribue en rien. Ni son augmentation, ni sa diminution, ni même son abolition, pas plus que l'accélération ou le ralentissement de sa circulation, ne peuvent augmenter en principe les possibilités du travail et de l'épargne raisonnables. La seule chose qu'on peut exiger du système monétaire, c'est qu'il gêne le moins possible l'activité économique des hommes, et qu'il ne fausse pas leurs calculs. Les nombreuses promesses des prétendus réformateurs de la monnaie sont le plus souvent de la fantaisie pure, et cachent non seulement le danger des expériences inflationnistes, mais aussi le danger de troubler la pensée économique et de la détourner des problèmes essentiels.

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