par Israel M. Kirzner, Professeur à New York University
traduit de l'anglais par François Guillaumat
La discussion qui précède a un caractère théorique et abstrait et ne fournit pas de moyens directs de confronter ses conclusions à la réalité. Quoique cette discussion repose sur des aperçus hautement probables sur le caractère de l'action humaine, un lecteur pourrait se juger fondé à exiger des preuves qui puissent renforcer les conclusions assez fortes de la discussion. Pourtant, de telles preuves sont difficiles à apporter, et il pourrait être instructif d'en énumérer les raisons.
Les économètres ont entrepris de mesurer les conséquences de politiques économiques particulières. Ils ont dû mobiliser une bonne partie de leur ingéniosité et de leur raffinement technique pour traiter le formidable problème de décrire ce qui aurait pu se passer en l'absence de politique particulière. Le problème de décrire ce qui aurait pu se passer, mais ne l'a pas fait, existe même dans des situations où tous les choix proposés aux décideurs sont clairement définis, de telle sorte qu'on sache au moins la liste des options dans laquelle les choix auraient été faits. La problème vient du fait qu'il n'est pas possible, sans une conjecture plus ou moins compliquée, d'être sûr du choix qu'un décideur particulier aurait pu faire dans des circonstances hypothétiques.
Le problème devient infiniment plus formidable si l'on désire décrire ce qui, dans des circonstances hypothétiques précises, aurait pu être spontanément découvert. Là, le problème n'est pas seulement que les préférences d'un décideur particulier sont inconnues. Le problème, c'est qu'on ne peut pas imaginer quelles occasions de choix particulières, encore inconnues pourraient avoir été découvertes dans des circonstances hypothétiques données.
Il ne faut pas s'étonner, par conséquent, qu'il soit difficile d'identifier les pertes qui résultent de ce que la réglementation étouffe les processus marchands de découverte. En fait, on ne devrait même pas être surpris que l'analyse elle-même ait eu tendance à négliger ces pertes. On ne peut donc qu'espérer attirer brièvement l'attention sur des études qui fournissent éventuellement un parfum d'illustration aux formes de perte engendrées par les contraintes réglementaires, que j'ai essayé de souligner. En vue d'une telle illustration, je ferai des emprunts au processus de découverte engendré par la recherche des profits d'entrepreneur dans l'innovation technique et dans le contrôle financier des sociétés.
Une bonne partie de la recherche récente en économie est consacrée à comprendre l'innovation. Une faible partie de ces études a étudié l'effet de la réglementation publique sur l'activité de recherche aux frontières de la technique. Quoique les auteurs de ces études ne se soucient pas principalement de l'effet de la réglementation sur les incitations des entrepreneurs, il est difficile de lire leurs écrits sans être frappé par leur pertinence directe pour les préoccupations de cette étude.
Un ouvrage de la Brookings Institution, paru en 1971, par exemple, était consacré à un symposium examinant le changement technique dans les industries réglementées (en particulier la production électrique, les télécommunications et le transport aérien et de surface) [36]. Dans le cadre analytique où cet examen était mené, on s'arrêtait brièvement à la thèse, peut-être trop rapidement attribuée à Schumpeter, que c'est "l'incitation à gagner de très gros bénéfices" qui "pousse les entrepreneurs à mettre en oeuvre de nouvelles techniques", de sorte que les limites imposées à ces bénéfices par les organismes réglementaires pourraient freiner de telles innovations [37].
On note de même un lien possible entre les contraintes réglementaires et un éventuel ralentissement de la recherche en pharmacie. L'étude classique du professeur Peltzman, examinant l'effet des Drug Amendments de 1962 sur la recherche pharmaceutique, ainsi que d'autres travaux, ont conduit à ce qu'on discute largement l'éventualité que cette recherche aux Etats-Unis reste sérieusement à la traîne des autres pays [38]. Les résultats de Peltzman ne peuvent pas prouver que la réglementation empêche la découverte "entrepreneuriale", à savor la découverte de possibilités jusqu'alors inconnues, inconnues même au sens où on ne savait pas qu'elles seraient découvertes. C'est en fait que les résultats de Peltzman seraient aussi bien compatibles avec une conception de la recherche supposant qu'on connaisse déjà l'existence de potentialités que la recherche mettrait à jour si cela ne coûtait pas trop cher. Cependant, une fois qu'on se soucie de découverte entrepreneuriale, il est difficile de ne pas lier les résultats de Peltzman avec le postulat d'un processus entrepreneurial entravé par des contraintes réglementaires.
Un autre domaine important où le rôle de la découverte entrepreneuriale a été explicitement exploré, est celui de la finance des sociétés. Henry Manne discute de l'impact d'une réglementation restrictive des initiés sur le comportement entrepreneurial dans les sociétés [39]. L'étude de Manne étudie à fond les incitations pécuniaires nécessaires pour susciter la vigilance entrepreneuriale, et son expression dans le monde des sociétés, et la partie que l'action des initiés pourrait jouer, en l'absence de réglementation restrictive, pour fournir des occasions de profit capables de récompenser les bons entrepreneurs. La répression des activités d'initiés, montre Manne, aussi plausibles que puissent apparaître les raisons d'imposer des restrictions réglementaires, tend à inhiber l'esprit d'entreprise au sein des sociétés [40].
Notes
[36]. William M. Capron et al. eds. Technological Change in Regulated Industries (Washington, D. C. : Brookings Institution, 1971).
[37]. Technological Change in Regulated Industries p. 8 Cf. aussi Chapitre 2.
[38]. Sam Peltzman : "An Evaluation of Consumer Protection Legislation : The 1962 Drug Amendments", Journal of Political Economy, 81, (septembre-octobre 1973), pp. 1049-1091. Voir aussi David Schwartzman, Innovation in the Pharmaceutical Industry (Baltimore : Johns Hopkins Press, 1976).
[39]. Henry G. Manne, Insider Trading and the Stock Market (New York, Free Press, 1966).
[40]. Quoiqu'il existe bien d'autres études illustrant les distorsions cachées qu'engendre la réglementation, je ne les cite pas ici, puisqu'elles n'attirent pas directement notre attention sur le processus de découverte par le marché et ses modifications à la suite de contraintes réglementaires.