Journal des économistes. Tome XXXIII. - Février 1912 (p. 177-192).
par Yves Guyot
I. L'Homme et l'Écrivain - II. Le Protectionnisme et le Socialisme. - III. La Commercialisation du Travail. - IV. L'Évolution économique et politique. - V. La Vérité et l'Erreur.
Au mois de juillet, la Société d'Économie politique perdait son
président, M. Émile Levasseur. Le 28 janvier, elle perdait son président
d'honneur, M. Gustave de Molinari. Le 5 juin 1902, la Société
d'Économie politique célébrait les quatre-vingts ans de
M. Frédéric Passy et le cinquantenaire d'entrée de
MM. de Molinari et Juglar. M. de Molinari, né à Liège le
3 mars 1819, en était le doyen à un double titre : et par l'âge
et par la date de son entrée. Il était fils d'un officier supérieur
de l'Empire, le baron de Molinari qui, venu en Belgique, s'y était fait recevoir
médecin et s'y était établi. Dans une étude sur l'Exposition d'Anvers [1], il nous a
retracé un de ses souvenirs d'enfance : C'était au mois de novembre 1830. Les volontaires, après avoir fait triompher
la révolution à Bruxelles venaient d'entrer à Anvers ; la garnison
hollandaise s'était réfugiée dans la citadelle. On avait
dépavé les rues, et je crois bien avoir fourni ma petite part de
besogne aux paveurs. On tiraillait dans la rue du couvent qui aboutissait à
la citadelle, et je vois encore la scène : un volontaire en blouse bleue,
dépassant ses camarades de la tête, brandissant un grand sabre de cavalerie
au cri de : "En avant !" Un obus éclate, tout le monde lâche
pied ; le volontaire au grand sabre bat lestement en retraite derrière une
barricade en criant cette fois : "Nous sommes trahis." C'est la première
impression qui m'est restée de la guerre. On finit par conclure une trêve ;
mais, sur le soir, des volontaires surexcités s'avisent d'essayer la portée de
leurs fusils sur une canonnière hollandaise à l'ancre dans l'Escaut. A ces coups
de fusils isolés, le commandant de la citadelle, le général Chassé,
un vétéran qui avait mauvais caractère, répond par un bombardement.
Les habitants se réfugient dans les caves. A travers les soupiraux mal fermés, on
voit se projeter la lueur des incendies ; ce n'est bientôt plus qu'une immense
coupole rouge que des points noirs traversent avec le bruit grinçant d'une pierre
glissant sur un toit d'ardoises. Les femmes et les enfants récitent des
prières : au fracas des bombes et des toits qu'elles effondrent, se mêlent
des voix qui chantent un cantique devant une statue illuminée de la Vierge au coin de
la rue. Aux premières heures du jour, le bombardement cesse ; on se
précipite hors des caves et on va voir les incendies, les quartiers voisins
de la citadelle et les entrepôts, remplis de tonneaux d'huile et de balles de
coton, sont en flammes. C'est superbe ! Nous voici devant la massive porte de
l'Escaut, dont la façade a été écornée par des bombes.
Des gens du voisinage se sont réfugiés dans l'intérieur ; nous
entrons et nous les regardons ébahis, ils ont passé la nuit à jouer
aux cartes ; les enjeux sont sur la table avec les pots de bière et ils ne
peuvent pas se décider à abandonner la partie. Voilà le beau flegme
flamand ! Ces impressions, que je devais retrouver quarante ans plus tard, non sans quelques
variantes notables pendant le siège de Paris, sont restées vivantes dans
ma mémoire. J'ai cité cette page parce qu'elle prouve la précision et l'acuité
d'observation de M. de Molinari, alors qu'il n'était qu'un enfant. Non seulement
il conserva ces qualités, mais il les développa et les appliqua à tous
les sujets. Cette page montre en même temps le pittoresque et la netteté avec
lesquels M. G. de Molinari savait rendre ce qu'il avait observé. M. G. de Molinari croyait que le devoir de l'écrivain était
d'épargner l'effort du lecteur, en lui donnant la besogne toute faite. Il
éliminait tout ce qui était encombrant ; il simplifiait les faits
et n'en présentait que l'essentiel. Il clarifiait et filtrait sa pensée,
de manière à lui donner toute la limpidité possible. Par son
élégance, sa force et sa délicatesse d'expression, par la
propriété des termes, le style de M. de Molinari en fait un
des maîtres de la langue française. Animé par la passion de la propagande, il vint à Paris vers 1840 pour y faire
du journalisme économique. C'était le moment où commençait la
grande révolution industrielle que les chemins de fer, la navigation à vapeur
transatlantique, le télégraphe allaient réaliser. Il la comprit avec une
admirable prescience, comme le prouve son article publié par la Nation, puis par
la Gazette de France, en 1843, intitulé : l'Avenir des chemins de fer. M. de Molinari ne cessait de montrer la contradiction qu'il y avait entre les
résultats acquis par l'industrie et par la science pour diminuer les prix de revient,
agrandir les marchés par la facilité des moyens de transport et la politique
protectionniste qui avait pour but d'en annihiler en tout ou partie les résultats,
d'élever des barrières factices contre les progrès du dehors. En 1846,
il prit part à la fondation de l'Association pour la Liberté des échanges.
Il publia alors un petit volume intitulé : l'Organisation de la liberté
industrielle et l'abolition de l'esclavage ; l'année suivante, un autre volume
ayant pour titre : Histoire du tarif : les fers, les houilles, les
céréales. Il défendit les idées de libre-échange dans
le Courrier français (1846-1847), dans le Libre-échange, dans
le Commerce (1848), dans la Patrie (1849-1851). Pendant la Révolution de 1848, il combattit les socialistes en même temps
que les conservateurs du statu quo. Dans son livre
les Soirées de la rue
Saint-Lazare, entretiens sur les lois économiques et défense de la
propriété, il poussa jusqu'à des limites extrêmes
l'opposition à toute intervention de l'État. Le régime dictatorial qui résulta du coup d'État du 2 décembre
1851 heurtait les opinions libérales de M. de Molinari. Il retourna en Belgique,
où il publia, en 1852, un petit volume intitulé : les Révolutions
et le despotisme. Il devint professeur d'Économie politique au Musée royal
de l'industrie belge et à l'Institut supérieur du commerce d'Anvers.
Il a donné le résumé de ses leçons sous le titre de Cours
d'Économie politique. La seconde édition parut en 1862. C'est un des
ouvrages qui, avec ceux de J.-B. Say, d'Adam Smith et de Bastiat, m'ont initié
à la science économique. J'y ajoute : les Questions d'Économie
politique et de droit public, publiées en 1861. Il revint à Paris vers 1860 et, en 1867, entra au Journal des Débats
dont il devint rédacteur en chef sous la direction de M. Bapst (1871-1876). Il
resta à Paris pendant la guerre de 1870 et pendant la Commune. Il n'avait pas
dédaigné d'aller se rendre compte des opinions populaires dans les
réunions publiques ouvertes après la loi du 6 juin 1868. Il en a recueilli
dans deux volumes ses comptes rendus qui sont des chefs-d'oeuvre de fine analyse :
le Mouvement socialiste et les réunions publiques avant la Révolution
du 4 septembre 1870 ; les Clubs rouges pendant le siège de Paris
[2]. Dans un article relatif à l'un des livres de M. de Molinari, je disais
[3] : On raconte qu'Hegel était si absorbé dans
ses abstractions qu'il n'en put être distrait par la bataille d'Iéna qui
faisait rage autour de sa maison. M. G. de Molinari aurait ouvert sa fenêtre
et regardé. Il aurait peut-être pris part à l'action. Loin de s'isoler
des réalités du monde, il a voulu le voir sous ses divers aspects. Il a parcouru
la Russie vers 1860, époque où peu d'Occidentaux s'y risquaient et il est
retourné à plusieurs reprises. Il a fait diverses traversées de
l'Atlantique, est allé trois fois aux États-Unis, autant au Canada, il a
visité la Martinique et Panama. Il s'est promené en Europe dans tous les sens. Il a publié en partie ses impressions de voyage dans des lettres au Journal des
Débats, qui ont été reproduites dans plusieurs volumes dont la
lecture, très attrayante, est pleine d'enseignements [4].
M. de Molinari visitait tout, voyait tout, écoutait tout, y compris la
théorie du bourreau Marwood "sur la supériorité, pour la
pendaison, de la grosse corde qui laisse le condamné intact, sur la petite
qui coupe les chairs et fait une besogne malpropre." Il soulignait d'une ironie
dédaigneuse et supérieure les contradictions, les habitudes fâcheuses,
les stupidités législatives et administratives. Il se montrait plein de sympathie
pour les pauvres gens broyés par leur propre ignorance et victimes de l'ignorance des
autres. Il était humain dans le large sens du vers de Térence. Quand il visite
la prison de Galway, en Irlande, il dit : Ce qui me paraît vraiment admirable dans ce pays, ce sont les garanties effectives
que la loi assure à l'homme le plus misérable et le plus dégradé.
Tandis que, ailleurs, le condamné, la fille publique, le mendiant et les autres rebuts
de la civilisation sont livrés trop souvent à l'arbitraire grossier
d'employés et de subalternes, ici, nul, si rabaissée et si misérable que
soit sa condition, n'est privé de la protection de la loi commune, ni dépourvu
des garanties nécessaires pour la faire valoir [5]. Il indique la faiblesse de l'Europe dans cette page toujours actuelle : Il m'a fallu échanger en Allemagne mes francs contre des marks, puis, en Russie, ce
qui me restait de marks contre des roubles ; prendre à Saint-Pétersbourg des
marks finlandais qu'il ne faut pas confondre avec des marks allemands, me procurer des
krônes et des öres en Suède et en Danemark, puis, de nouveau, des mars
à Hambourg, des florins en hollande, pour revenir, après quels
déchets ! aux francs en Belgique et en France, encore en me gardant
d'accumuler du nickel belge ! Et ma malle ! Elle a été
ouverte à Bruxelles par les douaniers belges ; à Cologne, par
les douaniers allemands ; à Sosnovence, par les douaniers
russes ; à Stockholm, par les douaniers suédois ; à
Copenhague, par les douaniers danois ; à Hambourg, pour la seconde fois,
par les Allemands ; à Veule, par les Hollandais ; entre Maestricht et
Liège, encore par les belges, et finalement à Paris, par les Français.
Si j'avais eu des articles soumis aux droits, ils les auraient acquittés neuf fois
[6] ! De là la supériorité des États-Unis avec leur immense
territoire et leur large population. Mais il faut y entrer, et, en 1876, il note que "le gouvernement américain
refuse d'accepter aux offices de sa douane son propre papier-monnaie." ; il montre
"les tarifs protectionnistes provoquant la démoralisation du commerce et la
corruption de l'administration : une maison importait en franchise, à titre
d'objets d'art, des statues de Christophe Colomb et autres personnages majestueux et ventrus
en plomb". M. G. de Molinari a fait trois voyages au Canada et, ressentant son avenir, il
a contribué à y fonder le Crédit foncier canadien, dont il était
membre du Conseil d'administration. Il était très sympathique aux
Franco-Canadiens. Cependant, reprenant les reproches que les Anglais leur font d'avoir un
goût excessif pour la politique et les fonctions politiques, en même temps qu'un
esprit routinier et une infériorité dans la pratique des affaires, il
disait : "Chaque année, il est venu d'Angleterre un renfort d'hommes
énergiques et industrieux avec un contingent croissant de capitaux, tandis que
les Canadiens français ont été livrés, entièrement
abandonnés à leurs propres forces. Grâce aux capitaux de la
mère-patrie, les Anglo-Canadiens se sont emparés de toutes les grandes affaires,
l'esprit d'entreprise s'est développé chez eux, et ils ont
préféré l'indépendance et la richesse que procure l'industrie
agrandie et fécondée par le capital, à la dépendance
électorale et aux maigres situations que pouvaient leur donner la politique
et l'administration." A la fin de 1881, après la mort de Joseph Garnier, M. de Molinari devint
rédacteur en chef du Journal des Économistes. Ses lecteurs savent
avec quelle autorité, quelle distinction, quel souci de la vérité
et de la science, il a rempli cette fonction jusqu'au mois de novembre 1909. Pendant cette
période, il a publié une série d'ouvrages scientifiques de premier ordre
qui font date dans l'histoire de la pensée : L'Évolution
économique du XIXe siècle. Théorie du progrès.
1880. - L'évolution politique et la Révolution. 1884.
- Les lois naturelles de l'Économie politique. 1887. - La
Morale économique. 1888. - Notions fondamentales d'Économie
politique et programme Économique. 1891. - Religion. 1892. - Science et
Religion. 1894. - Comment se résoudra la question sociale ? 1896.
- La Viriculture. 1897. - Grandeur et décadence de la guerre. 1898.
- Esquisse de l'organisation politique et
économique de la Société future. 1899.
- Les problèmes du XXe siècle. 1901. Questions
économiques à l'ordre du jour. 1906. Économie de l'Histoire,
théorie de l'Évolution. 1908 ; et enfin l'année dernière,
Ultima verba [7]. A ces livres, il faut ajouter divers articles dans la première et dans la seconde
édition du Dictionnaire d'Économie politique, et plusieurs manifestes. M. de Molinari eut l'idée de fonder une union douanière continentale
dont il publia le programme. Il parcourut l'Europe pour y trouver des adhérents. Il
eut une conversation avec Bismarck. Dans le Times du 28 juillet 1887, il exposa un
projet de constitution d'une Ligue des neutres, "sans se dissimuler d'ailleurs
qu'il n'y avait aucune chance de la réaliser dans l'état présent des
esprits et des choses". Naturellement, M. G. de Molinari était considéré comme
un représentant de l'École dure. Cependant, A. Raffalovitch, dont la
famille était liée depuis longtemps avec M. de Molinari,
m'écrit : "C'était un homme tout à fait
désintéressé... Que d'actes de charité ses
proches et ses amis l'ont vu accomplir discrètement, sans bruit !" M. de Molinari, jusqu'à ses derniers jours, était resté
passionné pour les idées qu'il n'avait cessé de défendre.
Il suivait les événements avec intérêt et les examinait dans
leurs rapports avec l'évolution de l'humanité, les jugeant tantôt comme
favorables, tantôt comme régressifs. Il s'était retiré dans sa
famille à Bruxelles à la fin de 1909. En 1911, il était allé
passer la belle saison dans la station balnéaire belge de la Panne. Il s'y était
trouvé si bien qu'à l'automne, il s'était installé dans une villa,
à l'abri du vent du large, située sur le territoire de la commune limitrophe
d'Adinkerque. Il s'y est éteint, admirablement soigné par sa belle-fille, Mlle
Marie Le Roy, notre collègue de la Société d'Économie politique,
qui, depuis longtemps, lui servait de secrétaire dévouée. Le corps, déposé dans un caveau provisoire, a été ramené
dans un caveau de famille au Père-Lachaise. Aux obsèques, M. de
Nalèche représentait le Journal des Débats, et je
représentais la Société d'Économie politique et le
Journal des Économistes. Selon la volonté de M. de Molinari,
aucun discours ne fut prononcé. J'ai regretté de n'avoir pu exprimer la
respectueuse amitié que je professais pour lui, l'admiration que j'éprouve
pour sa vie consacrée tout entière à la défense de la
vérité et pour son oeuvre qui comptera parmi les monuments intellectuels du
dix-neuvième siècle. Je vais essayer d'en dégager les grandes lignes.
M. de Molinari avait commencé par combattre le protectionnisme et le socialisme
vers 1840, et les arguments qu'il donnait alors, il pouvait les reprendre à la fin de sa
vie : car la vérité est immuable. Protectionnistes et socialistes, au
contraire, en changent souvent, selon les circonstances, selon leur auditoire. Les mensonges
et les erreurs s'y adaptent facilement. Voici quelques-uns des arguments que je prends dans l'oeuvre de M. de Molinari. Je ne
les date pas. Ils sont vrais aujourd'hui comme ils l'étaient il y a soixante
ans : L'homme ne s'est développé et ne peut se développer que par la
concurrence ; mais il ne l'aime pas, parce qu'elle exige des efforts. Les producteurs protégés d'un pays suppriment la concurrence du dehors. Ils
relèvent d'une manière factice, par le fait des primes, la valeur de leurs
produits. Ils préfèrent sur les consommateurs un impôt privé.
C'est une forme de capture : car en retour de cette augmentation de prix, ils ne leur
donnent rien. Dans son dernier volume, Ultima verba, M. de Molinari, après avoir
examiné les arguments anciens et nouveaux du protectionnisme, conclut : "Ce
sont des arguments de parade. Les plus ardents défenseurs du tarif protecteur ne les
prennent pas au sérieux... Le protectionnisme n'est que la puissance politique mise
au service de certains intérêts particuliers contre l'intérêt
général." Les socialistes sont pacifistes à l'extérieur et réclament la guerre
sociale à l'intérieur. Ils ne s'entendent pas très bien sur l'organisation
de la société future. "La seule idée qui leur soit commune, dit
M. de Molinari, c'est celle du mode d'acquisition par le vol, transmis de
génération en génération depuis les temps primitifs
et impliquant que la richesse ne s'acquiert qu'aux dépens d'autrui
[8]." Nous trouvons encore la persistance du mode d'acquisition de la richesse par la destruction
et le vol concurremment avec celui de la production et de l'échange. Toute la politique protectionniste et socialiste a pour objet de mettre à la place
de la concurrence économique la concurrence politique, et de faire servir la puissance
publique, qui ne devrait représenter que des intérêts communs, à
soutenir des intérêts particuliers de groupes ou de personnalités. C'est
toujours l'application de ce vieil adage : "Le profit de l'un fait le dommage de
l'autre." Il s'agit d'avoir le profit pour soi et d'imposer le dommage à l'autre,
qu'il soit concitoyen ou étranger. L'État est considéré comme
devant être l'instrument de cette besogne. Celui qui a le pouvoir doit la pratiquer
pour lui et les siens, au détriment du vaincu. toute la théorie socialiste
de la lutte des classes a pour point de départ ce préjugé absurde ;
mais elle en déduit des pratiques telles que, si elles triomphaient, elles
entraîneraient les peuples les plus avancés en évolution vers
une stupide et abominable régression. "Le socialisme, c'est la guerre au capital. C'est une forme de vol
[9]." Cependant, les salariés, plus que tous autres, sont intéressés à
l'augmentation des capitaux : car ce sont des instruments de travail. Tout capitaliste en
cherche immédiatement l'emploi. Même s'il les engloutit dans des dépenses
de consommation, il fait une dépense de produits divers. La politique socialiste, avec
l'impôt progressif employé comme un instrument de confiscation, arrête la
formation et l'emploi productif des capitaux et en détourne la circulation. Elle
décourage l'épargne et elle atteint le travail. Plus les capitaux sont bon
marché, plus la part de travail est grande. Quand les socialistes font la guerre au
capital, c'est sur le travail qu'ils frappent.
Le contrat de travail n'est qu'un contrat d'échange. Avec une remarquable prescience,
M. de Molinari, dans son article de 1843, sur l'Avenir des chemins de fer, montrait
qu'ils agrandiraient les marchés, qu'ils rapprocheraient les producteurs et les
consommateurs, qu'ils uniformiseraient les prix, en les élevant sur les lieux de
production et en les abaissant sur les lieux de consommation. Pourquoi le travail ne
bénéficierait-il pas de ces avantages ? Certes, l'homme est un colis
récalcitrant, beaucoup moins facilement transportable que du minerai et du grain.
Cependant, il apprendra à profiter de la facilité que lui donnent les moyens de
circulation. Les faits ont vérifié la prévision de M. de Molinari,
puisque nous voyons actuellement des Italiens aller faire la récolte aux
États-Unis et dans la République Argentine. Les taux de travail sont très différents d'une place à l'autre.
Pourquoi les ouvriers ne feraient-ils pas des arbitrages comme en font les marchands de
blé ou les possesseurs de valeurs mobilières ? 1° Sous un régime de pleine liberté et de développement normal du
marchandage, le prix courant de toute espèce de travail tendrait toujours, dans chaque
localité, à se niveler avec celui du marché général ; 2° Le prix courant du travail sur le marché général tendrait, à
son tour, à se mettre au niveau de son prix naturel, c'est-à-dire de ses frais de
production augmentés d'une part proportionnelle de produit net, déduction faite
de la rémunération des intermédiaires [10]. Le 20 juillet 1846, M. de Molinari fit un appel aux ouvriers dans le Courrier
français, dirigé par Victor Durrieu. Il proposait de publier
régulièrement des bulletins du travail. Immédiatement se dressa contre cette proposition l'esprit de monopole qui hante
toujours les ouvriers. La réunion des tailleurs de pierre de Paris repoussa cette
proposition comme étant de nature à attirer des concurrents sur le marché
parisien. Sous le révolution de 1848, l'idée de M. G. de Molinari ne
fut pas mieux accueillie. Mais il ne se rebuta pas. En 1857, il fonda à Bruxelles un
journal intitulé la Bourse du travail, dont son frère,
M. Eugène de Molinari, était rédacteur en chef. Il rencontra la
double hostilité des ouvriers et des industriels et dut cesser sa publication au bout
de quelques mois [11]. M. de Molinari est le créateur du mot : mais les bourses du travail qui
ont été fondées à Paris et en France montrent les
déformations dont est susceptible une idée juste. Les syndicats
installés dans les bourses du travail en ont exclu les acheteurs de travail :
singulière manière, à coup sûr, d'en relever le prix. Ils en ont
fait des foyers de guerre sociale, aux frais des contribuables assez naïfs et assez
faibles pour préparer eux-mêmes, contre eux-mêmes, la guerre sociale
qu'ils redoutent. Dans le préface de son livre les Bourses du travail, écrite en 1893,
M. de Molinari, constatant cette déviation, disait (p. 9) : Il est possible que les socialistes révolutionnaires réalisent la
première partie de leur programme : celle qui consiste à s'emparer
du capital accumulé dans les régions supérieures de la
société pour le distribuer à la multitude. En revanche, nous pouvons affirmer qu'il leur sera impossible de réaliser la seconde,
c'est-à-dire d'enlever au capital le gouvernement de la production et de changer le mode
de distribution de la richesse, en supprimant le salariat. N'en déplaise aux
théoriciens du socialisme, le gouvernement de la production appartient naturellement au
capital et ne peut, quoi qu'on en fasse, lui être enlevé, parce qu'il en supporte
et peut seul en supporter les risques : le salariat ne peut être aboli parce qu'il
est le seul mode qui soit adapté à la situation et aux convenances de l'immense
majorité des coopérateurs de la production. En d'autres termes, toutes les
organisations, tous les systèmes que les socialistes entreprendront de substituer
au régime actuel échoueront, parce que ce régime est fondé sur
les lois qui gouvernent la production et la distribution de la richesse, et est adapté
à la nature des choses et des hommes. Cela ne veut pas dire que la constitution des entreprises de production et le mode de
distribution du travail ne soient point perfectibles, ajoutait M. de Molinari :
et je l'ai prouvé, en partant de l'idée de M. de Molinari et en
traçant le programme de sociétés commerciales du travail dans
mon livre : les Conflits du travail et leur solution.
M. de Molinari s'était toujours préoccupé de l'évolution
des sociétés, surtout au point de vue économique. Il peut être
compté, avec Darwin et Herbert Spencer, parmi les hommes qui ont élucidé
les questions qu'elle comporte. Il a montré l'importance de l'acquisivité. Les organismes ne se conservent, ne se développent et ne se perpétuent
qu'à la condition d'acquérir plus qu'ils ne dépensent. La concurrence
en est la force motrice, elle établit la sélection au profit des plus aptes
et élimine les plus faibles ; nulle sanction pénale inventée par
les hommes n'est aussi implacable que celle qui en résulte naturellement. L'acquisivité des êtres vivants se manifeste par la capture sans restitution.
L'homme a commencé aussi lui par la capture : capture des animaux par la chasse et
la pêche ; cueillette des fruits et de certains végétaux ; il n'a
pratiqué l'échange que longtemps après, quand il a labouré,
restitué à la terre une partie de la récolte ; quand il a
domestiqué des animaux, les a nourris, conservés, multipliés.
Dans ses rapports avec ses semblables, il a commencé par la capture. La phase
commerciale dans laquelle l'être humain acquiert la notion de changer un objet
pour un équivalent implique un certain développement de civilisation. M. de Molinari et Herbert Spencer sont d'accord pour considérer que
l'organisation politique des groupes humains a eu pour origine la guerre : ils ont
constitué des entreprises en vue du pillage. La guerre a été la forme
de concurrence entre les États. Pour se conserver et se développer, ils ont
dû avoir recours à la force organisée. Ils ont procédé
à la sélection des plus forts. L'outillage de la destruction s'est plus
rapidement perfectionné que celui de la production. Mais la sécurité est une des conditions de l'existence de l'individu dans
l'intérieur du groupe : elle a impliqué l'appropriation individuelle, les
contrats ; et les contrats ne sont valables que si une sanction frappe le
défaillant ; cette sanction est impartie à l'autorité publique.
Certains actes considérés comme nuisibles doivent être
réprimés ; mais l'histoire du droit pénal nous montre
de quelles atroces aberrations l'homme est susceptible. La liberté et la propriété, dit M. de Molinari
[12], se rattachent au phénomène économique de la
valeur. La valeur est l'objectif de la liberté et la substance de la
propriété. L'homme ne peut user utilement de sa liberté
que pour créer de la valeur et il ne peut posséder que des valeurs. Le droit, considéré comme science, peut être défini :
la connaissance de la liberté et de la propriété individuelles ou
collectives, de leurs limites naturelles et des moyens de les garantir dans ces limites ;
considéré comme art, c'est l'application des principes reconnus par la science,
sous les conditions et restrictions nécessitées par l'état d'imperfection
de l'homme et du milieu où il vit. J'ai analysé dans le Journal des Économistes du mois d'avril 1908, son
avant-dernier volume : Théorie de l'évolution. C'est un compendium
qui devrait se trouver dans toutes les bibliothèques sérieuses. M. de
Molinari, se plaçant à un point de vue objectif, montre comment les diverses
transformations de l'humanité se sont produites. Le besoin étant le droit, le
travail étant le devoir, les plus forts imposèrent le travail aux plus
faibles : de là l'esclavage. Mais ces plus forts s'aperçurent
eux-mêmes que, de toutes les formes de travail, le travail par contrainte était
le plus onéreux : de là, sa transformation en servage ; puis le serf
personnel devient le serf abonné : la redevance devient fixe au lieu d'être
livrée aux caprices du maître. Enfin, on en arrive au travail libre : et le
travail sera complètement affranchi lorsqu'il sera commercialisé. Les découvertes scientifiques et les applications que nous en avons faites depuis
Condorcet ont justifié sa conviction de la perfectibilité de l'homme ; elles
ont dépassé non seulement ce que pouvaient prévoir ses contemporains, mais
même les plus optimistes des hommes de la première moitié du
dix-neuvième siècle. Les appareils de production augmentent la productivité de l'industrie, et ils ont un
résultat encore plus bienfaisant en élevant la nature du travail. A la place du
travail physique commun à l'homme et à la bête de somme, ils ne laissent
à l'ouvrier que la direction, la surveillance et la responsabilité de son oeuvre,
impliquant l'emploi de ses facultés intellectuelles et morales. Mais au commencement du vingtième siècle, nous constatons que tandis que les
progrès scientifiques et industriels ont transformé l'humanité, elle reste
enlisée dans de vieilles survivances politiques et économiques. Dans la préface de son livre le Mouvement socialiste (1872), M. de
Molinari disait en parlant du changement du régime impérial en régime
républicain, "ce serait une erreur de croire que la liberté doive
nécessairement gagner à ce changement de régime. Il se peut fort
bien que la République juge indispensable de se protéger en interdisant
la circulation des idées et la propagande des doctrines qui lui paraissent subversives
de l'ordre politique et social existant. Elle se bornerait à suivre les traditions de
tous les gouvernements qui se sont succédé en France, car il n'en est pas un seul
qui n'ait frappé des délits d'opinion." De ce que les gouvernements ont fait certains actes, conclure qu'un nouveau gouvernement
devra les faire également était d'un fatalisme trop résigné ;
et la prévision de M. de Molinari n'a pas été confirmée.
Depuis 1881, le délit d'opinion a disparu ; sa disparition a même
entraîné l'impunité pour l'excitation aux délits et aux
crimes qui n'a rien de commun avec la liberté d'opinion. Les économistes, partisans de la concurrence, acceptent celle des idées comme
ils acceptent celle des produits et des services. M. G. de Molinari montrait, au
point de vue du développement de la science économique, l'utilité du
protectionnisme et du socialisme. De 1840 à 1851, la littérature
économique avait été féconde. Après 1851, ce
fut le silence et M. de Molinari constate un arrêt dans le développement
des études économiques. Aussi, loin de demander une prévention ou une
répression quelconque contre la propagande socialiste, il disait : Malgré les désordres qu'engendre cette agitation, malgré le dommage
temporaire qu'elle cause aux intérêts, malgré les soucis dont elle est
la source pour le gouvernement, elle doit être laissée pleinement libre, car
elle est la condition d'un progrès nécessaire dans les idées et dans
les faits. Elle n'est dangereuse que si les hommes au pouvoir oublient que leur première
obligation est de protéger la sécurité des personnes et des biens. Les économistes sont logiques en demandant la liberté intellectuelle et la
liberté politique en même temps que la liberté économique. Mais comment concilier cette contradiction que les protectionnistes et les socialistes,
qui réclament la liberté intellectuelle et la liberté politique, entendent
en faire usage pour imposer la servitude économique ? Ils affirment l'aptitude de tout individu à agir sur la direction
générale du pays, à critiquer, à juger toute question,
et en même temps, ils lui dénient l'aptitude à régler ses
propres affaires ; les protectionnistes le mettent à l'amende s'il veut
acheter tel ou tel produit ou se livrer à telle ou telle industrie, tel ou tel
commerce qui ne leur convient pas ; les socialistes de tous les épithètes
entendent, par des lois dites sociales, par la législation du travail, substituer
à sa volonté, à son initiative, à son jugement, à sa
responsabilité, les décisions d'un gouvernement composé d'individus,
comme si le pouvoir donnait l'infaillibilité à ceux qui gouvernent et comme
si les gouvernés n'étaient que des incapables. Cependant, l'expérience quotidienne prouve que l'individu ressent plus vivement
ses souffrances et ses joies qu'il ne ressent celles des autres. Il agit avec plus
d'énergie pour lui-même que les autres n'agissent pour lui. Ce sont les
efforts des individus qui constituent le développement de l'humanité,
la richesse des peuples n'est que le total des richesses individuelles : et quand
les faits de tous les jours le prouvent, quels phénomènes politiques
voyons-nous ? M. de Molinari montre que l'évolution politique a consisté pour les
individus à enlever un certain nombre de droits que s'étaient attribués
les gouvernants : les souverains absolus exploitaient leurs sujets sans leur rendre aucun
compte, et leur pouvoir n'était limité que par la concurrence des souverains et
des peuples étrangers. Les souverains exploitant l'État sans en rendre aucun compte à leurs sujets
deviennent des exceptions de plus en plus rares. La Russie, la Turquie, la Chine, adoptent des
systèmes de gouvernements imités plus ou moins du gouvernement parlementaire
anglais : la nation doit être gouvernée et administrée par des
représentants et des ministres, mais les représentants sont nommés
par une partie ou par l'ensemble des adultes masculins. "Dans le suffrage restreint,
dit M. de Molinari, les électeurs assez éclairés et moraux pour
n'avoir en vue que l'intérêt de l'État ne formaient qu'une minorité.
Ce qui le prouve, c'est le reproche justement fondé qu'on adressait à la classe
investie du monopole électoral, de satisfaire avant tout ses intérêts
particuliers, sans rechercher s'ils s'accordaient avec l'intérêt
général." Mais l'histoire du suffrage universel montre que
la majorité des électeurs est susceptible de grandes illusions,
et que ceux qui savent les exploiter en sont les favoris. Le souverain à
millions de têtes, comme le souverain à tête unique, aime ses
courtisans ; et à la vérité qui choque ses préjugés
et ses espérances, il préfère le mensonge qui les flatte et les
entretient. Les électeurs consentent l'impôt ; ils devraient, par conséquent,
se montrer très économes, car ce sont eux qui le payent. Pas du tout. Ils
consentent et provoquent des dépenses, avec l'espoir que d'autres les payeront et
qu'ils en auront le bénéfice. Dans tous les pays, les dépenses publiques
s'aggravent. Chacun de ces électeurs réclame pour sa liberté personnelle ; ils
devraient limiter étroitement les attributions de l'État ; pas du tout, ils
ont une tendance à les augmenter, toujours avec l'espoir d'en tirer profit. Ces conceptions détestables peuvent enrichir quelques privilégiés qui
profitent des monopoles que la puissance publique constitue pour eux ; mais elles
appauvrissent l'ensemble de la nation. Tous les faits prouvent la justesse de ces conclusions de M. G. de
Molinari : Si une société n'obéit pas dans la production de la richesse à
la loi du moindre effort, si elle gaspille ses forces en les détournant de leur
destination, elle les affaiblit, et finit par les épuiser. Les guerres, le protectionnisme, le socialisme, les erreurs économiques et politiques
qui continuent à dominer l'intellect même des nations d'élite, sont les
forces destructives de la richesse.
Par conséquent, le devoir des hommes de progrès est tout tracé. Ils
doivent faire une double oeuvre, à la fois oeuvre de critique des erreurs, ouvre
positive des vérités à dégager. L'oeuvre des hommes de progrès doit consister à éliminer les causes de
renchérissement de la vie, à diminuer la somme de travail et de pensée
qu'il nécessite. C'est ainsi qu'ils réaliseront le rêve des
économistes du dix-huitième siècle : le gouvernement
à bon marché. Cette évolution ne pourra s'accomplir qu'à la condition que
l'intérêt général devienne assez fort pour l'emporter sur les
intérêts particuliers auxquels profitent la conservation et l'aggravation de
l'ancien régime de guerre et de monopole. M. de Molinari a dénoncé le risque de guerre avec persistance, mais il
n'a jamais été candidat au prix Nobel. Il considérait avec raison que ce
n'était point directement par des appels à la paix, aux sentiments
généreux, qu'on arriverait à supprimer la guerre. Il a dit cette
parole que je recommande à l'attention de tous : Un intérêt
ne peut être vaincu que par un intérêt plus fort. Cette observation profonde s'applique à toutes choses. On ne triomphe du protectionnisme qu'à la condition que les hommes aient la
conviction qu'ils ont plus intérêt au libre-échange qu'à la
protection : et c'est ce qui est arrivé dans la Grande-Bretagne
[13]. Les tariff reformers n'ont pu conquérir les
comtés industriels du Lancashire et du Yorkshire et les ouvriers n'ont pas voulu
sacrifier la certitude du bon marché de la vie aux chimères tentatrices qu'on
leur montrait. On ne triomphera du socialisme qu'à la condition que les salariés aient la
conviction qu'il est la ruine pour eux aussi bien que pour les capitalistes et les
industriels. Dans la préface de ses Ultima verba, écrits dans sa
quatre-vingt-douzième année, M. de Molinari dit : "Mon
dernier ouvrage concerne tout ce qui a rempli ma vie : la liberté des
échanges et la paix." Et il ajoutait : "Ces idées
fondamentales sont partout en baisse." Quelques années auparavant, il me disait : "Le peu de succès de la
lutte que j'ai soutenue pendant plus de soixante ans contre les protectionnistes et les
socialistes, m'a porté au pessimisme. Cependant, il terminait son livre Ultima verba par ces paroles : On peut espérer qu'il se produira une opinion assez intelligente pour comprendre que
l'existence des sociétés civilisées peut désormais être
assurée à moins de frais, et assez puissante pour enlever l'État assureur
aux intérêts particuliers qui s'en disputent la possession, et qui, au lieu de
simplifier et d'alléger cette vieille et lourde machine, s'évertuent tous les
jours à la compliquer et à l'alourdir. L'observation des faits montre que si l'évolution politique est en retard sur les
progrès scientifiques et industriels, elle n'est pas cependant restée
stationnaire. De 1815 à 1853, sauf la guerre d'Espagne, il n'y a pas eu de guerre entre les
nations européennes ; et depuis 1870, c'est-à-dire depuis plus de
quarante ans, si la menace de guerre a toujours pesé lourdement sur elles, au
point de vue moral et matériel, il n'y a eu que la guerre de 1877 entre la Russie et
la Turquie. Les pratiques de la guerre la font de moins en moins productive pour le vainqueur.
Le pillage est interdit sur terre. Le gouvernement anglais n'a pas confisqué les mines
du Transvaal comme le supposaient les anglophobes du continent. La guerre est une industrie
qui ne paye pas ses frais. M. de Molinari constatait que l'état de paix est devenu
l'état normal : et il a pu connaître le succès fait à la
proposition de M. Taft, relatif à un arbitrage général, proposition
que nul n'eût prévue, il y a seulement vingt ans. Il y a un siècle, nous étions sous le régime du Blocus continental.
Jusque dans les premières années qui ont suivi 1860, il y en avait en France,
en Belgique, en Allemagne, des prohibitions, des droits sur certaines matières
premières comme les laines qui n'ont jamais été rétablis
depuis. Le Royaume-Uni a résisté à l'assaut protectionniste qui
lui ont donné M. Chamberlain et ses amis depuis 1903 ; et par la puissance
de son industrie et de son commerce, il prouve que, malgré les exigences des trade
unions, les courtes heures de travail, son industrie peut, grâce au
libre-échange, avoir une prospérité solide, sans éléments
factices. M. de Molinari a eu le culte de la vérité. C'est un culte très
onéreux pour celui qui s'y voue ; mais qui donne aussi des satisfactions certaines
à celui qui ose le pratiquer. M. de Molinari l'a cherchée avec passion, il l'a presque toujours
rencontrée. Nul moins que M. de Molinari ne méritait le reproche de mépriser les
faits et de se perdre dans les théories. Les siennes ont été
préparées non seulement par d'immenses lectures, mais par
l'observation directe. Toutefois, M. de Molinari croit qu'il ne suffit pas de poser les faits les uns
à la suite des autres. Il considère que l'oeuvre de la science consiste
à en examiner les rapports et à en déterminer l'enchaînement.
Beaucoup d'hommes sont incapables d'un pareil effort. Son oeuvre montre la supériorité des esprits généralisateurs,
comme le sien, sur les esprits à oeillères. Certains sceptiques, qui se croient
malins, disent : "A quoi bon ? Vous voyez bien que des hommes comme M. de
Molinari ont vu leurs idées méconnues ou ignorées par les gouvernants, par
les hommes d'État, aussi bien que par les foules ; quelques-unes faussées de
telle sorte qu'elles aboutissent à des conséquences diamétralement
opposées à celles prévues par leur auteur, comme les bourses du
travail." M. de Molinari savait fort bien que la science n'est pas populaire. L'erreur est plus accessible à la foule que la vérité, elle se
proportionne mieux à la capacité générale des esprits ;
dans les sciences morales aussi bien que dans les sciences physiques, elle est plus conforme
aux apparences qui frappent les sens et auxquelles le grand nombre s'en tient d'habitude. La
notion de la propriété, par exemple, dans toutes ses applications, et avec cette
conséquence que l'appropriation du sol profite à ceux-là mêmes qui
ne possèdent pas et ne posséderont jamais un pouce de terre, n'est-elle pas
autrement compliquée et savante que celle du communisme ? Soit, mais il faut se rappeler cette constatation de Buckle : "Une
vérité émise ne périt jamais." Certes, elle peut
subir des éclipses, n'être conservée que par quelques-uns :
mais elle n'est plus à découvrir. De point d'arrivée, elle devient
point de départ. M. de Molinari a donné à l'humanité un certain nombre de nouveaux
points de départ : et il a enfermé certaines vérités dans une
formule définitive qui les fait nettement comprendre et se graver dans la
mémoire. telle est celle-ci : "Le devoir de l'État, c'est de
maintenir le milieu libre." Je termine cette trop rapide étude sur ce mot d'une si grande profondeur et
d'une si grande clarté.
Notes
[1] Au Canada, En Russie, en Corse, à l'Exposition d'Anvers.
1. vol. 1886, Reinwald. [7] Voir Journal des Économistes, l'analyse de cet ouvrage,
mars 1911. [8] Le mouvement socialiste, 1872. [10] G. de Molinari, Cours d'Économie politique,
t. I, 10e leçon. [11] V. Les Bourses du travail, 1893, p. 138. [12] Morale Économique, p. 33. 1 vol. gr. in-8.
Guillaumin, éd., 1888. [13] V. Yves Guyot. Le programme de M. Chamberlain. Journal
des Économistes, juillet 1903.I. L'Homme et l'Écrivain
II. Le Protectionnisme et le Socialisme
III. La Commercialisation du Travail
IV. L'Évolution économique et politique
V. La Vérité et l'Erreur.