Man, Economy, and State

republié en 1993 par le Ludwig von Mises Institute

 

par Murray Rothbard

traduit par Hervé de Quengo

Chapitre 10 : Monopole et concurrence

6. Prix multiples et monopole

Nous avons jusqu'ici toujours conclu que le marché tend, à tout instant, à établir un prix de marché uniforme pour tout bien, dans des conditions de concurrence ou de monopole. Parfois, il apparaît toutefois le phénomène d'une absence d'uniformité persistante des prix. (Nous devons bien sûr considérer un bien réellement homogène ; sinon, il y aurait simplement des prix différents pour des biens différents.) Comment, dès lors, cette multitude peut-elle survenir et viole-t-elle d'une certaine façon le fonctionnement ou l'éthique d'une société de marché libre ?

Nous devons tout d'abord séparer les biens en deux types : ceux qui peuvent être revendus et ceux qui ne le peuvent pas. Dans cette seconde catégorie se trouvent les services immatériels, qui sont soit consommés directement soit utilisés dans le processus de production : en tout état de cause, ils ne peuvent pas être revendus par le premier acheteur. Ces services comprennent aussi la location d'un bien matériel, car ce n'est alors pas le bien lui-même qui est acheté mais plutôt ses services unitaires sur une période temporelle. On pourrait donner comme exemple la "location" d'une place dans un wagon de marchandises.

Occupons nous maintenant des biens revendables. Quand peut-il y avoir constamment plusieurs prix pour de tels biens ? Une condition nécessaire est l'ignorance de la part du vendeur ou de l'acheteur. Le prix de marché pour un type d'acier, par exemple, pourrait être d'une once d'or par tonne. Mais un vendeur, par pure ignorance, pourrait persister à le vendre à une demi once d'or la tonne. Que va-t-il se passer ? En premier lieu, certaines personnes entreprenantes achèteront l'acier à ce traînard et le revendront au prix du marché, rétablissant l'uniformité effective. Ensuite, d'autres acheteurs vont se ruer pour offrir un meilleur prix que le premier acheteur, informant le vendeur de son erreur. Finalement, le vendeur qui persiste dans son ignorance ne restera pas longtemps sur le marché. (Bien entendu, il se peut que le vendeur ait un fort désir de vendre l'acier à un prix inférieur à celui du marché pour des raisons "philanthropiques." Mais s'il persiste à le faire, c'est qu'il achète simplement aux consommateurs un bien - pour lui -, à savoir la philanthropie et qu'il en paie le prix via un revenu moindre. Il agit ici comme un consommateur plutôt que comme entrepreneur, tout comme s'il employait un neveu bon à rien aux dépens de ses profits. Ceci ne serait alors pas un authentique cas de prix multiples, pour lequel le bien doit toujours être homogène.)

L'acheteur n'est pas non plus dans une situation différente. S'il est ignorant et continue d'acheter l'acier à deux onces d'or la tonne lorsque le prix du marché est d'une once, un autre vendeur préviendrait rapidement l'acheteur de son erreur en lui proposant de vendre l'acier moins cher. S'il n'y a qu'un seul vendeur, celui qui achète à meilleur marché pourrait alors revendre avec profit à l'acheteur qui paie plus. Et un acheteur qui persisterait dans son ignorance serait également éliminé du marché.

Il n'y a qu'un cas où des prix multiples peuvent exister pour un bien revendable : lorsque ce bien est vendu aux consommateurs - les acheteurs ultimes. Car, alors que les acheteurs entrepreneuriaux seront attentifs aux différences de prix, et que celui qui achète un bien meilleur marché peut le revendre à un quelqu'un d'autre qui l'achetait plus cher, les consommateurs ultimes n'envisagent habituellement pas de revendre une fois qu'ils ont acheté. Un cas classique est celui des touristes américains visitant un bazar du Moyen Orient. [89] Le touriste n'a ni le temps ni la volonté d'entreprendre une étude complète des marchés à la consommation. Par conséquent, chaque touriste ignore le prix courant des articles. Le vendeur peut alors isoler chaque acheteur, faire payer pour un même bien le prix le plus élevé aux acheteurs les plus décidés, des prix inférieurs à ceux qui sont moins décidés, et proposer des prix bien plus bas aux acheteurs marginaux. Le vendeur remplit de cette façon l'objectif généralement inatteignable de tout vendeur : récupérer le maximum du "surplus du consommateur." Ici, deux conditions sont remplies : les consommateurs ignorent le prix courant et ne sont pas sur le marché pour revendre les articles.

Les prix multiples conduisent-ils, comme on les en a souvent accusés, à une distorsion de la structure de la production et sont-ils en un certain sens immoraux voire une forme d'exploitation ? En quel sens serait-ce immoral ? Le vendeur cherche, comme toujours, à maximiser ses gains au travers de l'échange volontaire et il ne peut certainement pas être tenu pour responsable de l'ignorance de l'acheteur. Si les acheteurs ne se donnent pas la peine de s'informer de l'état du marché, ils doivent s'attendre à ce qu'une partie de leur surplus leur soit retirée par le marchandage du vendeur. Cette action n'est pas non plus irrationnelle de la part de l'acheteur. Car nous devons déduire de son action qu'il préfère rester ignorant plutôt que de faire l'effort ou de payer afin de s'informer des conditions du marché. Acquérir la connaissance d'un domaine quelconque prend du temps, des efforts et souvent de l'argent, et il est parfaitement raisonnable de la part d'un individu sur marché donné de préférer courir sa chance à ce prix et de consacrer ses ressources rares à d'autres choses. Ce choix est clair comme de l'eau de roche pour un touriste en vacances mais peut aussi exister pour un autre marché. Le touriste impatient qui préfère payer plus cher et ne pas perdre son temps et son argent pour connaître le marché, tout comme son compagnon qui passe ses jours à étudier de près le marché du bazar, exercent leurs préférences et la praxéologie ne peut pas dire que l'un est plus rationnel que l'autre. De plus, il n'y a aucune façon de mesurer le surplus du consommateur perdu ou gagné dans le cas de ces deux touristes. Nous devons donc conclure que l'existence de prix multiples, dans le cas de biens revendables, ne constituent en aucun cas une distorsion de l'allocation des facteurs de production et que, au contraire, elle est cohérente avec la satisfaction des préférences du consommateur, que c'est même dans le cas du touriste le seul système cohérent avec cette satisfaction.

Il faut souligner ici que, quelle que soit la proportion de surplus psychique du consommateur que le vendeur du bazar récupère, il ne la récupère pas totalement. La vente ne s'effectuerait sinon pas. Comme l'échange est volontaire, les deux parties en bénéficient encore.

Que se passe-t-il si le bien n'est pas revendable ? Dans ce cas, il y bien plus de possibilités pour des prix multiples, car l'ignorance n'est pas requise. Un vendeur peut faire payer pour un bien immatériel un prix plus élevé à A qu'à B sans craindre que B ne lui fasse concurrence en revendant à A. Par conséquent, la plupart des exemples de prix multiples se produisent dans l'univers des biens immatériels.

Supposons maintenant que le vendeur X ait réussi à établir des prix multiples pour ses consommateurs. Il pourrait être avocat, par exemple, et faire payer pour les mêmes services des honoraires plus élevés au client riche qu'au client pauvre. Comme il y a encore concurrence entre les vendeurs, pourquoi un autre avocat Y n'entre-t-il pas sur le marché pour proposer des services moins chers à la riche clientèle ? C'est en fait ce qui se produit généralement, et toute tentative de "séparer les marchés" entre les clients conduira à une invasion du domaine profitable des prix élevés par des concurrents, aboutissant à faire baisser les prix, à réduire les revenus et à rétablir l'uniformité des prix. Si les services d'un vendeur sont inhabituels et qu'on reconnaît universellement qu'il n'a pas de véritables concurrents, il peut alors conserver une structure de prix différentiés.

Il existe une condition simple mais très importante que nous n'avons pas mentionnée et qui doit être remplie pour permettre des prix multiples : le produit total résultant de la multiplicité doit être plus grand que celui résultant de l'uniformité. Quand un acheteur ne peut acheter qu'une seule unité d'un bien, il n'y a pas de problème. S'il n'y a et ne peut y avoir qu'un seul vendeur d'un bien non revendable, et si chaque acheteur ne peut acheter plus d'une unité, alors des prix différentiés tendront à s'établir (en l'absence de concurrence) car le revenu total pour le vendeur sera toujours plus grand lorsqu'il récupère le plus possible du surplus du consommateur de chaque acheteur. [90] Mais si l'acheteur peut acheter plus d'une unité, le revenu devient un problème. Car chaque acheteur, confronté à un prix plus élevé, réduira ses achats. Ceci conduira à un stock d'invendus, dont le vendeur se défera en baissant ses prix sous le niveau uniforme hypothétique afin de récupérer la demande des acheteurs jusque là sous-marginaux. Ainsi, supposons que le prix uniforme d'un bien est de dix grammes d'or par unité et que cent unités sont vendues. Le vendeur décide alors d'isoler chaque acheteur en établissant des marchés séparés pour récupérer le surplus du consommateur. A l'exception des acheteurs à peine marginaux, les prix seront augmentés pour tous. Les consommateurs restreindront leurs achats, pour aboutir par exemple à une vente cumulée de quatre-vingt cinq unités. Les quinze unités restantes seront vendues en diminuant les prix proposés à de nouveaux acheteurs, auparavant sous-marginaux.

La multiplicité des prix ne peut être établie que si les gains totaux sont plus grands que dans le cas de l'uniformité. Ceci n'est certes pas toujours le cas, car il se peut que les consommateurs supra-marginaux réduisent tellement leurs achats que les consommateurs sous-marginaux ne pourront pas les compenser. [91]

La multiplicité des prix a été curieusement reçue par les économistes et les profanes. Dans certains cas elle a été dénoncée comme une exploitation vicieuse des consommateurs ; dans d'autres (par exemple la médecine ou l'éducation) elle est considérée comme louable et humanitaire. Elle n'est en réalité ni l'une ni l'autre. Il n'y a certainement pas de règle qui veuille que les plus désireux devraient payer en proportion de leur désir (estimé en pratique par leur richesse), car tout le monde paierait en proportion de sa richesse pour toute chose et le système monétaire dans son entier s'écroulerait : la monnaie ne fonctionnerait plus. (Voir le chapitre 12 du présent ouvrage.) Si cela est clair en général, il est difficile de voir a priori pourquoi certains biens échapperaient à cette analyse. D'un autre côté, les consommateurs ne sont pas "exploités" en cas de multiplicité des prix. Il est clair que les acheteurs marginaux et sous-marginaux ne le sont pas : les derniers y gagnent même. Qu'en est-il des acheteurs supra-marginaux qui reçoivent moins de surplus du consommateur ? Ils y gagnent dans certains cas parce que sans les revenus plus élevés permis par la "discrimination des prix" le bien pourrait ne pas être fourni du tout. Considérons par exemple un médecin de campagne qui quitterait la région s'il devait vivre des faibles revenus offerts par l'uniformité. Et même si le bien devait quand même être fourni, le fait que les acheteurs supra-marginaux continuent de se fournir auprès du vendeur montre qu'ils sont satisfaits de cet arrangement apparemment discriminatoire. Ils pourraient sinon boycotter rapidement le vendeur, soit individuellement soit de concert, et se tourner vers ses concurrents. Ils n'auraient qu'à refuser de payer plus que les acheteurs sous-marginaux, et ceci conduirait vite le vendeur à baisser ses prix. Le fait qu'il ne le fasse pas démontre qu'ils préfèrent la multiplicité à l'uniformité dans ce cas particulier. L'école privée en est un exemple, qui permet aux jeunes pauvres mais capables d'obtenir des bourses - un principe que les parents aisés qui paient la totalité des cours ne considèrent à l'évidence pas comme injuste. Si, toutefois, les vendeurs ont reçu le privilège de monopole de la part du gouvernement, leur permettant de réduire la concurrence pour les acheteurs supra-marginaux, ils peuvent alors établir des prix multiples sans recueillir la préférence démontrée de ces acheteurs, parce que la coercition gouvernementale s'est manifestée pour interdire l'expression des préférences. [92]

Nous avons jusqu'ici discuté de la discrimination par les prix sur les marchés des consommateurs, où les surplus du consommateur sont diminués. Peut-il y avoir une telle discrimination sur les marchés des producteurs ? Uniquement lorsque le bien n'est pas revendable, que le produit total est plus grand avec la multiplicité qu'avec l'uniformité et que les acheteurs supra-marginaux sont prêts à payer. Cette dernière condition sera remplie quand ces acheteurs ont une VAPM plus élevé pour le bien de leur entreprise que les autres acheteurs dans les leurs. Dans ce cas, le vendeur d'un bien avec des prix multiples obtient une rente auparavant obtenue par l'entreprise acheteuse supra-marginale. L'exemple le plus notable d'un tel comportement fut la "discrimination" dans le transport ferroviaire à l'encontre des firmes envoyant une cargaison plus chère par unité que celle des autres entreprises. A ong terme, les gains ne sont bien sûr pas conservés par les chemins de fer, mais absorbés par ses facteurs immobiliers et ses facteurs du travail.

Peut-il y avoir une discrimination par les prix de la part des acheteurs quand un bien n'est pas revendable (et sans supposer d'ignorance parmi les vendeurs) ? Non, ce n'est pas possible car le prix de réserve maximal qu'impose, par exemple, un travailleur est déterminé par le coût d'opportunité qu'il a abandonné ailleurs. En deux mots, si quelqu'un gagne cinq onces d'or par semaine pour le travail au sein d'une firme A, il n'acceptera pas deux onces d'or par semaine (bien qu'il accepterait deux onces plutôt que rien) car il pourrait gagner presque cinq onces ailleurs. Et la discrimination par les prix à l'encontre des vendeurs signifie qu'un acheteur serait capable de payer moins pour le même bien qu'un vendeur ne pourrait gagner ailleurs (les coûts de déplacement, etc. étant omis). Par conséquent, il ne peut pas y avoir de discrimination envers les vendeurs. Si ces derniers sont ignorants, alors, comme pour les consommateurs ignorants du bazar, nous devons en déduire qu'ils préfèrent un revenu plus faible aux coûts et aux désagréments nécessaires pour mieux connaître le marché.

Notes

[89] Voir Wicksteed, op. cit., I, pp. 253 et suivantes.

[90] Il est difficile d'imaginer un cas réel pour lequel une telle restriction imposée aux acheteurs (appelée "discrimination parfaite par les prix") s'appliquerait. Mme Robinson cite comme exemple la rançon exigée par un kidnappeur, mais il ne l'obtient évidemment pas sur un marché libre et sans entrave, qui interdit l'enlèvement. Robinson, op. cit., p. 187.

[91] Voir Mises, Human Action, pp. 385 et suivantes.

[92] Un exemple est la médecine, où le gouvernement aide à restreindre l'offre et empêche ainsi la baisse des prix. Voir l'article éclairant de Reuben A. Kessel, "Price Discrimination in Medecine," The Journal ol Law and Economics, octobre 1958, pp. 20-53. Voir aussi le chapitre 12 du présent ouvrage sur l'octroi du privilège de monopole.


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