De l'Enseignement obligatoire

 

 

Troisième partie : appendice

Lettre adressée au sujet de la discussion précédente, à M. G. de Molinari, par M. V. van den Broek, membre de l'association pour la réforme douanière

 

 

Bruxelles, le 22 juin 1858

 

MON CHER COLLÈGUE,

Dans la dernière réunion de la Société belge d'économie politique, réunion à laquelle je n'ai pas eu la bonne fortune de pouvoir assister, on a traité, avec toute l'attention qu'elle mérite, la grande question de l'enseignement obligatoire. Me permettrez-vous d'exposer à mon tour, dans les colonnes hospitalières de l'Économiste, quelques idées qu'a fait surgie dans mon esprit la discussion du principe que vous défendez ? J'invoque, pour obtenir de vous le bon accueil que je sollicite, la communauté de pensées qui nous lie d'habitude et que ne saurait rompre un dissentiment isolé ; l'exception, d'ailleurs, passe pour être la confirmation de la règle, vous le savez.

Ce qui m'a frappé, avant tout, dans la discussion relative à l'enseignement obligatoire, c'est la diversité des opinions qui se sont produites. Au premier aspect, on pourrait s'imaginer que la solution du problème dût se traduire par l'affirmative ou la négative pure et simple : l'enseignement sera ou ne sera pas obligatoire ! Mais il n'en est pas ainsi ; et la première de ces formules, pour peu qu'on se préoccupe de son application, perd cette allure de simplicité et donne matière aux combinaisons les plus dissemblables. Ce désaccord entre les partisans sincères d'un réforme dont le projet a sa source dans les plus nobles aspirations, ce désaccord suffirait seul, à mon avis, pour jeter un doute légitime sur la valeur même du principe. La vérité, de sa nature, se présente avec des arêtes vives qui permettent de la déterminer tout d'abord, et ne comporte pas ces accommodements, qui trahissent, selon moi, les défaillances du système. Voyez plutôt :

MM. Funk et Mayer-Hartogs veulent l'enseignement obligatoire et gratuit. M. de Bonne y consent ; mais, redoutant tout monopole accordé à l'État, il veut obliger les communes et les provinces à concourir à la dépense ; il propose, en outre, de confier, provisoirement, aux vicaires l'éducation des enfants.

MM. de Molinari et Ch. Le Hardy de Beaulieu, qui ne veulent pas de la gratuité de l'enseignement, ne paraissent pas enthousiastes de l'intervention des vicaires et croient que la profession d'instituteur deviendra attrayante et lucrative le jour où l'enseignement sera rendu obligatoire.

M. Adolphe Le Hardy de Beaulieu, de son côté, reconnaît qu'en Amérique, où l'enseignement est gratuit mais non obligatoire, l'opinion publique suffit pour réaliser tous les avantages sociaux que rêvent, pour la Belgique, les partisans de la coercition.

Enfin, M. Couvreur croit que l'enseignement ne saurait être rendu obligatoire qu'à la condition, non-seulement d'être gratuit, mais aussi d'être soutenu par des institutions philanthropiques destinées à procurer aux enfants pauvres les vêtements, les livres, etc., etc., nécessaires pour fréquenter décemment et utilement l'école.

Permettez-moi d'exprimer sincèrement mon opinion sur les idées émises par ces orateurs qui, presque tous, sont de mes amis. A en juger par le compte-rendu de l'Économiste, MM. Adolphe Le Hardy de Beaulieu et Couvreur me paraissent être les seuls qui aient envisagé la question d'une manière réellement pratique ; le premier, en évoquant des faits qui prouvent que dans nos sociétés modernes la coercition, en matière d'enseignement, est inutile ; le second, en subordonnant l'emploi de celle-ci à diverses conditions qui la rendent très-difficile, pour ne pas dire impossible.

Je ne discuterai pas longuement ici la convenance d'un enseignement général gratuit donné par l'État ; car je m'étonne, en présence des progrès réalisés par les idées économiques, qu'on puisse encore aujourd'hui appuyer un pareil système. A part les injustices dont il serait la source et les abus qu'il consacrerait ; à part l'extension qu'il donnerait à la plaie, si grande déjà, de l'interventionnisme bureaucratique et du favoritisme ministériel, l'enseignement gratuit par l'État serait le prétexte d'une aggravation d'impôt dont il serait téméraire de prétendre, d'avance évaluer le chiffre. Pour enseigner, ne fût-ce que les éléments qui rentrent dans le cadre de l'instruction primaire, il faudrait autre chose que des instituteurs et des locaux ; il faudrait du papier, des livres, etc., etc., c'est-à-dire des objets plus ou moins coûteux et dont l'État ne saurait raisonnablement imposer l'acquisition aux parents quelquefois assez pauvres pour ne pouvoir suffisamment nourrir leurs enfants. Ainsi donc, proclamer l'enseignement obligatoire, c'est implicitement obliger l'État à payer, sinon pour tous, du moins pour ceux (et ils sont en immense majorité) qui n'ont pas les moyens de satisfaire aux exigences de la loi. On a parlé souvent, pour légitimer, par comparaison, le caractère de contrainte qu'on réclame pour l'enseignement, on a parlé de la conscription ! Je ne veux, certes, pas défendre un système aussi énergiquement attaqué et aussi justement flétri, mais je doit faire remarquer qu'en rendant l'enseignement militaire obligatoire, l'État s'est chargé, d'une manière plus ou moins directe, de loger, nourrir et habiller les conscrits. C'est là la conséquence de la violence imposée ; et je partage l'opinion de MM. Funk et Mayer-Hartogs qui ne conçoivent pas l'obligation sans la gratuité de l'enseignement. Or, il me paraît établi à l'évidence que l'enseignement gratuit, dans l'état social actuel de la Belgique, est, matériellement et moralement, un chose impossible à ériger en principe et, plus forte raison, à mettre en pratique ; c'est ce qui me semble résulter de la simple énonciation des principaux inconvénients qu'entraînerait l'adoption de cette mesure :

 

Extension effrayante de l'interventionnisme administratif.

Aggravation du chiffre de l'impôt.

Augmentation considérable du nombre des fonctionnaires budgétivores.

Influence nouvelle accordée au gouvernement, et d'autant plus dangereuse, à un moment donné, qu'elle s'exercerait presque sans contrôle, dans tous les recoins du pays.

Pression possible, dans un but politique ou autre, de l'autorité sur les masses.

Atteinte indirecte, mais grave et permanente, au principe constitutionnel de la liberté de l'enseignement (ce qui se donne pour rien trouvant toujours plus d'amateurs que ce qui se paie).

Cette dernière observation est d'une vérité palpable pour tous ceux qui envisagent pratiquement les choses. Pour ma part, j'ai vu, dans deux communes différentes, l'école de l'instituteur laïque, bien qu'appuyée et subsidiée par l'administration, j'ai vu, dis-je, cette école désertée pour celle des frères la doctrine chrétienne qui, indépendamment de l'instruction, donnaient encore gratuitement aux enfants pauvres les livres et le papier qu'il leur fallait. Les libéraux avancés du lieu déploraient amèrement cette transvasation d'écoliers ; et moi-même tout en reconnaissant le zèle avec lequel les religieux usaient d'un droit constitutionnel, moi-même je souffrais de voir l'instituteur communal privé des ressources sur lesquelles il avait cru pouvoir légitimement compter. Eh bien ! cette concurrence que l'intervention des frères a faite aux instituteurs communaux, l'État, avec l'enseignement obligatoire (celui-ci ne fût-il même pas gratuit), l'État la ferait, par la force même des choses, à tous les instituteurs particuliers qui pourraient être tentés d'ouvrir des écoles. Dès lors la liberté d'enseigner, que la Constitution garantit à chacun, deviendrait lettre morte ; et le monopole de l'enseignement primaire appartiendrait de fait à l'État.

A côté, ou plutôt en regard de ces inconvénients, graves au point de vue social, se dressent des difficultés matérielles et morales pour ainsi dire insurmontables, particulièrement en ce qui concerne les régions rurales. Or, ce sont principalement celles-ci qui sont dépourvues d'instruction et au sein desquelles il serait surtout désirable qu'on pût en faire pénétrer quelque peu.

Malheureusement il ne manque pas de communes en Belgique dont le territoire, très-étendu, ne porte qu'une population rare et fort nécessiteuse. En admettant même que l'enseignement, rendu obligatoire par la loi, soit donné gratuitement aux enfants pauvres, comment fera-t-on pour contraindre les parents à envoyer leur progéniture à l'école ? La demeure d'un grand nombre d'entre eux est assez souvent à une lieue et plus du siège administratif de la commune. Ces enfants pourront-ils, dans la chaleur de l'été, dans les froids de l'hiver, durant les intempéries de toutes les saisons, parcourir, deux fois par jour, la distance qui les sépare de l'instituteur ? Comment forcer les parents à livrer ces êtres, qui leur sont chers, aux hasards de la solitude et de l'abandon, ou à prendre sur leur travail, c'est-à-dire sur leur pain quotidien, le temps nécessaire pour les conduire et pour les ramener ? Qui paiera le salaire perdu ? Qui remplacera les haillons par les vêtements décents de l'école ? Qui suppléera, pour la pauvre famille, l'humble mais indispensable labeur de l'enfant, qui arrache, aux talus des chemins et au bois mort des taillis, la provende de l'animal domestique et l'aliment du foyer paternel ?

Je prévois que ces réflexions pourront sembler puériles à quelques esprits forts, à qui Dieu a donné des loisirs ou accordé le superflu ; ceux-là ne se font qu'une idée imparfaite des privations qu'ils n'ont jamais subies, et c'est à peine s'ils songent aux impossibilités que créent la misère et le dénûment ! Et cependant ce sont ces impossibilités qu'il faut vaincre avant d'obliger le pauvre instruire ses enfants. Sinon, on s'expose à ne promulguer qu'une loi qui restera sans fruits, parce que le principe sur lequel elle se fonde, considéré en dehors de toute abstraction, manque du cachet indispensable toute législation moderne : celui de l'égalité et de la justice. Une loi ne peut être bonne, de nos jours, alors que, dans des cas fréquents, il serait plus odieux d'appliquer la pénalité qu'elle prononce que d'enfreindre les obligations qu'elle impose ! Que dire, après tout, au pauvre père convaincu de ne point faire instruire son fils et qui exciperait des empêchements que je viens de faire valoir ? Que lui dire surtout si, avec le bon sens dont ne manque pas le campagnard, il faisait remarquer cette inconséquence de l'État qui s'arrogerait le droit d'instruire un enfant et qui, cela fait, se soustrairait au devoir corrélatif de lui procurer du travail et un salaire en rapport avec les aptitudes qu'il lui aurait imposées ? Le droit au travail, me dira-t-on, est une des pires utopies du socialisme révolutionnaire ! Soit, mais utopie pour utopie, l'une ne me paraît pas plus réalisable que l'autre ; et je trouve, quant à moi, que dans une société organisée comme la nôtre, sous l'empire d'une constitution qui n'a pas même voulu ni pu vouloir que la croyance en Dieu fût mise au nombre des obligations du citoyen, on n'a pas le droit de courber législativement tous les fronts sous un minimum pédagogique.

Après avoir exprimé tant bien que mal (plutôt mal que bien, je le reconnais) quelques-unes de mes préventions à l'encontre de l'enseignement obligatoire, est-il nécessaire, mon cher collègue, de dire que je n'entends, en aucune façon, faire l'apologie de l'ignorance ? Je ne le pense pas.

Mon seul but, en vous priant d'accueillir ces idées, a été de ramener les esprits vers cette vérité éternelle que vous défendez d'ordinaire avec tant de vigueur et d'éclat, à savoir : que la liberté en tout et pour tout est le premier élément du progrès social ; que c'est à son ombre que naissent toujours les aspirations les plus généreuses et les plus fécondes ; et que la persuasion par la voie de la contrainte, de quelque part qu'elle vienne, porte une empreinte dont se défient, avec raison, les hommes modérés de tous les partis.

Recevez, etc.

VAN DE BROEK


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page d'accueil