Conversations sur le commerce des grains et
la protection de l'agriculture
par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l'Institut,
rédacteur en chef du Journal des Économistes
Nouvelle édition
Seconde partie - Trente ans après [1885] - Temps d'abondance
Deuxième conversation
Les droits compensateurs
SOMMAIRE :
Les petits pains des boulangers et les rentes des propriétaires. - Les
inégalités naturelles des conditions de la production agricole en France et
à l'étranger. - Celles de la production des logements à Paris et dans
la banlieue. - Moyen de compenser les unes et les autres. - L'inégalité des
impôts. - Pouvons-nous reporter sur les étrangers le fardeau de nos
impôts ? - Que les charges des agriculteurs ne peuvent être
compensées qu'aux dépens des autres classes de la population.
- Ce que coûte la protection agricole. - Ce qu'elle rapporte et à
qui elle rapporte.
(La taverne du Chat-Noir. Vitrages colorés. Entrée
décorée de plantes exotiques et d'un buste de Molière.
Un suisse en grande livrée, culotte rouge, hallebarde, introduit les
clients. Salle moyen âge au rez-de-chaussée. Portrait en pied
du poète-voleur François Villon. - Chats miaulant à la
lune. garçons en costume d'académiciens. - Autres salons aux
étages. Un piano et un guignol. Des poètes récitent des
vers. Des artistes chantent des morceaux de leur composition avec accompagnement de piano.)
LE PROTECTIONNISTE
A la bonne heure ! On est mieux ici qu'au bagne. La clientèle a bon air.
LE COLLECTIVISTE
Peuh ! Des artistes et des gens de lettres qui méprisent les bourgeois et
qui sont des bourgeois.
L'ÉCONOMISTE
(Interpellant un académicien.) Garçon, des bocks ! Asseyons-nous et
causons.
LE PROTECTIONNISTE
Oui, causons. Certainement, Paris est une ville agréable et les Parisiens ont des
inventions ingénieuses. Nous n'aurions pas l'idée, nous autres provinciaux,
de nous faire servir de la bière par des académiciens. Malheureusement, la
vie est par trop chère. Et comme on est volé !
L'ÉCONOMISTE
Volé ?
LE PROTECTIONNISTE
Le commerce parisien est un brigandage. Ce matin, j'ai eu l'idée de vérifier
la note de mon boulanger. Tous les jours, je mange trois petits pains à mon
déjeuner. Il m'en comptait quatre.
L'ÉCONOMISTE
C'est un boulanger indélicat ; mais de quoi vous plaignez-vous ?
Il suivait votre exemple.
LE PROTECTIONNISTE
Mon exemple ! Que voulez-vous dire ?
L'ÉCONOMISTE
N'allez-vous pas voter bientôt une loi qui a pour objet d'augmenter de cinq
francs le prix du quintal métrique de blé, ou, ce qui revient au même,
de permettre aux propriétaires de fournir trois quintaux de blé et de s'en
faire payer quatre ?
LE PROTECTIONNISTE
Je ne comprends pas. Il n'y a aucune analogie entre les deux cas. Existe-t-il par hasard
une loi qui autorise les boulangers à compter quatre petits pains à leur
client quand ils leur en fournissent trois ? C'est un simple vol !
L'ÉCONOMISTE
J'en tombe d'accord avec vous. Mais que faudrait-il penser d'une loi qui autoriserait
les propriétaires à vendre trois quintaux de blé et à en
faire payer quatre ?
LE PROTECTIONNISTE
Jamais un parlement qui se respecte ne voterait une loi pareille.
L'ÉCONOMISTE
C'est pourtant une loi pareille que vous allez voter. Un droit de 5 francs par quintal de
blé équivaut à 25 p. 100. Donc, votre loi autorisera bien les
propriétaires à augmenter le prix de leur blé dans la même
proportion que votre boulanger augmenter le prix de ses petits pains.
LE PROTECTIONNISTE
Soit ! mais le boulanger grossit sa note au moyen d'une fraude, tandis que le
propriétaire jouira du bénéfice légitime d'une loi protectrice
de l'agriculture.
L'ÉCONOMISTE
Le procédé sera différent, mais le résultat sera le même.
Si votre boulanger était autorisé à ajouter 25 p. 100 au prix de
ses petits pains, ne seriez-vous pas obligé de lui payer exactement la même
somme qu'il vous a comptée ? Le prix de votre déjeuner ne sera-t-il
pas augmenté dans une proportion égale ? Mais que penseriez-vous
d'une loi qui permettrait à votre boulanger d'augmenter de 25 p. 100 le
prix de ses petits pains ?
LE PROTECTIONNISTE
Ce serait une loi absurde et injustifiable.
LE COLLECTIVISTE
Je ne conseillerais pas aux boulangers de le demander. On aurait bientôt
démoli leurs boutiques et on les enfournerait eux-mêmes dans leurs
fours ; après quoi, on confisquerait les boulangeries privées
et on établirait des boulangeries communales. C'est la marche naturelle du
progrès. Et c'est pourquoi nous ne sommes pas fâchés, nous autres
collectivistes, de voir les propriétaires faire voter une loi qui leur permettra
d'augmenter de 25 p. 100 le prix du blé. Cela nous conduira plus vite à
la reprise de la propriété foncière par la communauté, à
la nationalisation du sol.
LE PROTECTIONNISTE
Oh ! oh ! Comme vous y aller ! Mais, je vous le répète, il n'y
a aucune analogie entre la situation des propriétaires et celle des boulangers. Les
propriétaires sont ruinés par la concurrence inégale de
l'étranger.
L'ÉCONOMISTE
En quoi inégale ?
LE PROTECTIONNISTE
Vous le demandez ? Les conditions de la production sont-elles les mêmes en
Amérique, dans l'Inde, en Australie et en France ? La terre ne coûte
rien ou presque rien dans les pays neufs. On peut se procurer aux États-Unis et
au Canada un homestead de 160 acres (64 hectares) moyennant une somme insignifiante
de 10 dollars. On n'a pas d'impôt à payer, tandis que nos agriculteurs sont
accablés de charges de tout genre. Notre grand orateur, M. Pouyer-Quertier,
a évalué à la somme énorme de 956 millions, près d'un
milliard, l'ensemble des impôts qui pèsent sur l'agriculture, et l'on sait
que M. Pouyer-Quertier n'a pas l'habitude d'exagérer. est-il juste de laisser
entrer en France des blés et du bétail qui ont été produits
dans des conditions si inégales ? N'est-ce pas notre devoir de compenser la
différence des frais de production et des impôts en France et à
l'étranger ? Les droits sur les blés et le bétail ne sont
pas des droits protecteurs, ce sont des droits compensateurs.
L'ÉCONOMISTE
Fort bien. Je pourrais rectifier vos renseignements sur le prix des terres en
Amérique, et vous prouver que les terres en Amérique, et vous
prouver que les terres en culture, de bonne qualité et bien situées,
ne s'y donnent pas pour rien ; mais je vous accorde qu'elles coûtent moins
cher qu'en France.
LE PROTECTIONNISTE
Enfin, vous en convenez.
L'ÉCONOMISTE
J'en conviens. Mais parce qu'on peut acheter ou louer des terres en Amérique à
meilleur marché qu'en France, s'ensuit-il qu'il faille compenser la différence
au moyen d'un droit de douane ?
LE PROTECTIONNISTE
C'est strictement juste.
L'ÉCONOMISTE
C'est à savoir. Quoique vous arriviez de la province, vous n'ignorez pas que les
terrains sont autrement chers dans l'intérieur de Paris que dans la banlieue. Il
y a sur le boulevard, dans le quartier de la Bourse et ailleurs, des terrains qui se
vendent encore aujourd'hui 1500 francs, 2000 francs le mètre et davantage, tandis
qu'on peut avoir dans la banlieue des terrains à bâtir, à 10 francs
le mètre et même moins.
Vous n'ignorez pas non plus que les loyers sont actuellement en pleine baisse dans
l'enceinte de Paris et que la dépréciation des immeubles va jusqu'à
50 p. 100 dans certains quartiers ?
LE PROTECTIONNISTE
Oui, c'est une ruine ! Un propriétaire de mes amis a été
obligé même de consentir à louer pour 4 000 francs des
appartements de 12 000.
LE COLLECTIVISTE
C'est bien fait. Ils ont exploité assez longtemps les locataires, ces infâmes
propriétaires ! Vautours, va !
LE PROTECTIONNISTE
Leur situation n'en est pas moins intéressante, mais comment leur venir en
aide ? Le législateur est impuissant à les secourir. Il faut attendre
que la crise des loyers prenne fin.
L'ÉCONOMISTE
En attendant, les propriétaires souffrent. Mais êtes-vous bien sûr que
le législateur soit impuissant à les secourir ? c'est un fait
avéré que beaucoup de Parisiens sont allés se loger dans la
banlieue. Le mouvement a commencé à l'époque de la grande hausse
de loyers ; il a été favorisé par l'établissement des
tramways suburbains, et il a certainement contribué à la baisse des loyers
dans Paris.
LE PROTECTIONNISTE
Peut-être bien.
L'ÉCONOMISTE
Si tous les Parisiens étaient obligés de se loger dans l'intérieur de
Paris ; si tous les hommes d'affaires, les artistes, les ouvriers qui ont
émigré à Neuilly, à Levallois, à Asnières,
à Bois-Colombes, à Saint-Mandé, à Vincennes, étaient
contraints de rentrer dans l'enceinte des fortifications, n'est-il pas bien évident
que l'augmentation de la demande des logements aurait pour résultat de faire monter
les loyers et que les propriétaires en éprouveraient un soulagement
notable ?
LE PROTECTIONNISTE
Je ne dis pas non ; mais le moyen ?
L'ÉCONOMISTE
Oh ! on n'aurait que le choix des moyens. D'abord on pourrait supprimer les
tramways et les omnibus de banlieue.
LE PROTECTIONNISTE
Vous n'y songez pas. Ce serait absolument impraticable. On demande tous les jours,
au contraire, la création de nouvelles lignes tramways et l'amélioration
du service des omnibus. Cherchez autre chose.
L'ÉCONOMISTE
Voici : On pourrait établir un droit d'entrée sur les Parisiens
logés dans la banlieue, et fixer ce droit à 50 centimes par jour ou
180 francs par an. En évaluant en moyenne les loyers de ces Parisiens de
banlieue à 600 ou 700 francs, cela ne dépasserait pas 25 p. 100,
et ce serait une protection suffisante. D'ailleurs, si elle ne suffisait pas, on
pourrait élever le droit et le porter à 1 franc, par exemple.
LE PROTECTIONNISTE
Et vous croyez que ce serait un droit facile à percevoir ?
L'ÉCONOMISTE
Très facile. On ferait le relevé des logements occupés par les Parisiens
dans un rayon de 25 kilomètres par exemple, et on ajouterait le montant du droit
d'entrée à la cote des contributions personnelle et mobilière ;
ou bien, si les communes de la banlieue opposaient des difficultés à
l'application de ce système, on arrêterait les voyageurs de la banlieue
à la barrière ; on pourrait même établir des salles
ou des baraquements spéciaux pour les empêcher de s'enrhumer, on leur
demanderait des pièces justificatives de leur identité, et on percevrait
la taxe sur les Parisiens. Est-ce que cela ne se fait pas tous les jours aux
frontières ? est-ce qu'on n'oblige pas les voyageurs à descendre des trains
à toute heure du jour et de nuit pour visiter leurs bagages et leur faire payer les
droits sur les articles qui y sont soumis ? Est-ce qu'on ne les parque pas ensuite
pendant vingt minutes, une demi-heure, dans des salles d'attente fermées à
clef ? Ils ne sont pas contents, c'est vrai ; mais, contents ou non, ils se
soumettent à la nécessité, et personne ne s'est encore avisé
de demander la suppression de la douane. Eh bien ! il en sera de même pour le
droit protecteur des logements urbains. On commencera d'abord par le trouver insupportable,
puis on s'y habituera, comme on s'est habitué à la douane, et on finira par
traiter d'utopistes, peut-être même d'anarchistes, les novateurs qui s'aviseraient
de vouloir le supprimer.
LE PROTECTIONNISTE
Mais que diriez-vous si les administrations suburbaines s'avisaient à leur tour de
frapper d'une taxe les gens de la banlieue qui viendraient se loger dans Paris ?
L'ÉCONOMISTE
Je dirais que vous n'auriez rien à y redire, car elles suivraient vos exemples et
vos leçons. Elles protégeraient la propriété urbaine comme les
gouvernements politiques protègent la propriété agricole. Si le principe
est bon, pourquoi ne l'appliquerait-on pas en tout et partout ? L'inégalité
des conditions de la production n'existe pas seulement entre les différents pays. Elle
existe encore entre les différentes localités. Les prix du terrain ne sont pas
les mêmes à Paris et dans la banlieue. On peut en dire autant de tous les
éléments et de toutes les conditions de la production. Est-ce que les
salaires sont aussi élevés en province qu'à Paris ? Pourquoi
les industriels parisiens ne demanderaient-ils pas à être protégés
contre le concurrence de la province par des droits compensateurs de l'inégalité
des salaires ? S'il était juste et raisonnable de compenser par des droits
protecteurs toutes les inégalités des conditions de la production provenant
de la différence du prix des terres, du taux de l'intérêt des loyers
et des salaires, ne faudrait-il pas rétablir les douanes provinciales et même
commerciales ? L'abbé Galiani, dans ses Dialogues sur le commerce des
grains, parle d'un original qui voulait mettre la France en ports de mer. Il faudrait
la mettre tout entière en douanes. chaque localité aurait alors ses industries,
qui travailleraient exclusivement pour la consommation locale, et sa population fixée
au sol, car on ne voyagerait plus guère quand il faudrait subir la visite de la douane
à l'entrée de chacune de nos 37 000 communes. On pourrait démolir
les chemins de fer, qui ne serviraient plus à grand chose, ou plutôt ils se
démoliraient eux-mêmes, car ils ne feraient plus leurs frais. Voilà
où conduit le système des droits compensateurs.
LE PROTECTIONNISTE
On aboutirait certainement à l'absurde, si l'on voulait compenser les
inégalités nationales de la production dans le même pays.
Je vous l'accorde. Mais il y a d'autres inégalités que celles-là.
Il y a des inégalités artificielles, qui proviennent de la différence
des impôts. La France est le pays le plus taxé du monde entier, le pays où
la production en général, et la production agricole en particulier, supportent
les charges les plus lourdes. Nous payons en moyenne 104 francs d'impôts par tête.
C'est votre chiffre.
L'ÉCONOMISTE
C'est le chiffre de M. le ministre de l'agriculture (il tire de sa poche un numéro
du Journal officiel). Lisant : "Les charges des contribuables français
se sont élevées de 59 francs par tête en 1859 à 104 francs en 1885,
tandis que l'Américain paye 59 francs, l'Anglais 57 francs, l'Allemand 44 francs, le
Russe et l'Espagnol 36 francs seulement".
LE PROTECTIONNISTE
Eh bien ! ne vous paraît-il pas juste d'établir sur les blés
américains, sans parler des autres, un droit qui comprend la différence
des charges des productions ?
L'ÉCONOMISTE
Avant de vous répondre, permettez-moi de vous demander comment établir
ce droit ? Nous recevons des grains d'une quarantaine de pays différents.
En Angleterre, on en a compté quarante-cinq. Les impôts ne sont pas les
mêmes dans tous. Les Russe, par exemple, sont moins taxés que les
Américains, et les Indous moins que les Russes. Vos droits compensateurs
devraient être établis en conséquence. Il devrait y avoir un
droit particulier pour chaque pays. Autrement, ce ne serait pas juste. Et les pays
où les producteurs subissent les charges les plus lourdes pourraient à
bon droit se plaindre d'être taxés à l'égal de ceux dont
les taxes sont les plus légères.
LE PROTECTIONNISTE
Tant pis pour eux. On les laisserait crier. Chacun pour soi !
L'ÉCONOMISTE
Le droit compensateur serait donc uniforme ?
LE PROTECTIONNISTE
Cela va sans dire.
L'ÉCONOMISTE
Et qui le payerait ?
LE PROTECTIONNISTE
La belle question ! L'importateur étranger donc. Aujourd'hui, il est affranchi de
toute charge, tandis que nous ployons sous le faix, nous autres agriculteurs.
L'ÉCONOMISTE
Vous, un agriculteur ? Je vous croyais avocat.
LE PROTECTIONNISTE
Quand nous défendons un client, nous nous identifions avec lui. Notre client,
c'est l'agriculture (tirant à son tour une brochure de sa poche). Écoutez
ce que disait M. Pouyer-Quertier du privilège ; oui, du privilège,
le mot n'est pas trop fort, que votre libre-échange accordait au blé
étranger contre le blé national, avant le rétablissement de la
protection.
"Pourquoi, parce que j'ai le privilège d'être Français,
exigez-vous de moi que les céréales que je produis vous payent 34
p. 100 de mon revenu, tandis que vous n'exigez rien des blés, des
avoines ou des orges qui viennent de l'étranger ? De quel droit ces
produits usent-ils de nos chemins de fer que nous avons payés et pour lesquels
nous payons encore chaque année des garanties d'intérêt ?
Comment ! voilà du blé qui passe sur une route, sur un chemin de
grande communication que vous entretenez avec des pierres, que vous payez, et ce blé
américain ne payerait rien pour la dégradation de cette route que vous
continuerez à entretenir ! (Vifs applaudissements, - oui et
bien mérités.) Est-ce que vous ne trouvez pas que ceci
révolte le sens commun ?"
Certainement, cela révolte le sens commun. seriez-vous d'une autre avis ?
L'ÉCONOMISTE
Je m'en garderais bien. Vous venez de m'ouvrir l'esprit. Cette petite citation
renferme en quelques lignes la plus grande découverte du XIXe
siècle.Nous n'avons plus à nous préoccuper de nos embarras financiers.
Nous pouvons augmenter nos dépenses sans scrupules et sans inquiétudes, car
elles ne pèseront plus sur nos contribuables. Vous avez trouvé le moyen de
les faire payer par les étrangers. Un trait de génie !
LE PROTECTIONNISTE
Oh ! nous n'en revendiquons pas la paternité. quoique j'aie peu de goût
pour les Allemands, je conviens que c'est une découverte qui leur appartient.
M. de Bismarck l'a portée, le premier, à la tribune, en reprochant
aux libres-échangistes de vouloir exonérer les blés étrangers
des charges que supportent les blés nationaux.
L'ÉCONOMISTE
Cela prouve que M. de Bismarck est un grand économiste et un grand financier.
Mais a-t-il bien aperçu toute la portée de sa découverte ? J'en
doute. Écoutez plutôt :
Si nous pouvons, en établissant des droits compensateurs sur les blés et
la viande, obliger les producteurs américains à supporter une partie de nos
charges, pourquoi nous arrêterions-nous en si beau chemin ? Pourquoi
n'appliquerions-nous pas le même système à tous nos articles
d'importations étrangères, matières premières et produits
manufacturés ? Pourquoi ne ferions-nous pas payer nos impôts, non
seulement par les agriculteurs américains, indous, australiens, mais encore
par des industriels anglais et allemands ?
LE PROTECTIONNISTE
Je n'y verrais aucun inconvénient. Au contraire !
L'ÉCONOMISTE
Chaque fois que nous augmenterions nos dépenses et que l'équilibre du budget
se trouverait rompu, le ministre des finances n'aurait plus besoin de se creuser la
tête pour découvrir de nouveaux impôts ; il ne fatiguerait
plus ses collègues de ses demandes d'économies ; il exhausserait
d'un cran le tarif des douanes, voilà tout ! Les Anglais, les Américains,
les Allemands et les autres étrangers crieraient bien un peu sans doute, mais qu'est-ce
que cela pourrait nous faire ? Ils crieraient, mais ils seraient bien obligés de
payer.
LE PROTECTIONNISTE
Oui, c'est un système dont je n'avais pas apprécié d'abord toute la
fécondité. On pourrait l'étendre, le généraliser.
L'ÉCONOMISTE
Ce n'est rien moins qu'une panacée financière.
LE PROTECTIONNISTE
A la vérité, les étrangers ne manqueraient pas de s'en emparer
et de frapper, à leur tour, nos produits de droits compensateurs. Cela diminuerait
les avantages du système.
L'ÉCONOMISTE
Mais avouez que ce serait un spectacle curieux et une expérience extraordinairement
intéressante. Ce serait la pierre de touche des capacités financières
des États. Du moment où les Américains, les Anglais, les Allemands et
les autres étrangers seraient obligés de payer nos dépenses, et
réciproquement, il est bien clair qu'on ne se gênerait plus. On ferait
rouler l'argent ; est-ce que vous ménageriez l'argent des Allemands ?
LE PROTECTIONNISTE
Par exemple ! Je me ferais un devoir patriotique d'épuiser l'Allemagne, de la
ruiner de fond en comble.
L'ÉCONOMISTE
Comptez que l'Allemagne, de son côté, se ferait un devoir et un plaisir
d'épuiser la France.
Oui, ce serait une invention merveilleuse. Seulement, elle ressemble à la fameuse
jument de Roland, qui n'avait qu'un défaut : c'était d'être morte.
Nous n'avons malheureusement aucun moyen d'obliger les producteurs étrangers à
payer les impôts français.
LE PROTECTIONNISTE
Pourtant si nous tenons leurs produits à l'entrée en France ?
L'ÉCONOMISTE
Eh bien ! ils se font rembourser la taxe par les consommateurs français, en
y ajoutant les frais de retards et des formalités que comporte la perception des
droits de douane. Comment voulez-vous que les choses se passent autrement ? Voici,
par exemple, un marchand de grains de New-York ou de Chicago. Il a de grosses provisions
de blé dans ses élévateurs. Avant de les expédier en Europe,
il consulte la cote des marchés anglais et français, que le câble lui
a apportée le jour même. Il sait que ses blés auront un droit de 3
francs par quintal métrique à payer à la douane du Havre, tandis
qu'ils entreront en franchise à Londres ou à Liverpool, à moins
que les prix des marchés français ne soient de 3 francs plus élevés
que les prix anglais, de manière à compenser la différence. Ce n'est pas
vous qui faites la compensation à ses dépens, c'est lui qui la fait aux
dépens du consommateur français. Quand vous dires à vos bons
électeurs que c'est l'importateur américain qui payera les droits sur les
blés, vous vous moquez d'eux.
LE PROTECTIONNISTE
Se moquer des électeurs ? Y pensez-vous ?
L'ÉCONOMISTE
Vous les bernez, si vous aimez mieux. Vous profitez de leur ignorance pour leur faire
avaler des bourdes grosses comme le mont Blanc. Vos droits compensateurs visent l'importateur
étranger, mais c'est le consommateur français qu'ils atteignent. Maintenant,
j'en conviens, ils peuvent avoir pour effet de compenser les charges de l'agriculture.
LE PROTECTIONNISTE
Ah ! enfin !
L'ÉCONOMISTE
Oui, ils peuvent les compenser en obligeant les consommateurs de blé et de viande
à les supporter à la place de l'agriculteur. Il reste à savoir si ce
déplacement est équitable.
LE PROTECTIONNISTE
L'agriculture est écrasée d'impôts.
L'ÉCONOMISTE
Pas plus que les autres branches du travail.
LE PROTECTIONNISTE
Allons donc ! C'est trop fort. Nous succombons sous le faix.
L'ÉCONOMISTE
C'est un compte facile à établir. D'après M. Pouyer-Quertier,
les charges de l'agriculture s'élevaient à 956 millions. Mettons un milliard
pour arrondir le compte. Nous payons 3 milliards d'impôts, et davantage. L'agriculture
fournit la moitié de la production de la France, et elle occupe la moitié de la
population. Elle devrait donc, en bonne justice, payer la moitié des impôts.
D'après vos propres calculs elle n'en paye que le tiers. De quoi se plaint-elle ?
Mais je ne veux pas me chicaner sur les chiffres. Je suppose qu'elle paye exactement sa part.
De quel droit voudrait-elle obliger les autres contribuables, qui payent la leur, à lui
rembourser la sienne ?
LE PROTECTIONNISTE
C'est une prétention qu'elle n'a jamais émise. Les agriculteurs sont des gens
raisonnables et d'honnêtes gens.
L'ÉCONOMISTE
Je n'ai jamais dit le contraire. mais continuons à compter. Vous avez obtenu
un droit de 3 francs par quintal de blé, et de 20 centimes en moyenne par
kilogramme de viande. Vous demandez aujourd'hui qu'on porte le droit sur le blé
à 5 francs et qu'on élève en proportion les droits sur les autres
céréales et sur les viandes. Mettons 30 centimes par kilogramme de viande
et faisons notre compte. On évalue la consommation annuelle du froment à
100 millions de quintaux métriques, et celle de la viande à 1 300
millions de kilos. A 5 francs par quintal métrique de blé, c'est 500
millions. A 30 centimes par kilogramme de viande, c'est 390 millions. Ajoutons seulement
110 millions pour les céréales inférieures, avoine, orge, maïs,
dont la consommation annuelle est égale à celle du froment, et nous arriverons
à un milliard. Si je calculais avec vos méthodes, j'irais à 1 200
millions et même à 1 500, mais je me contente d'un milliard.
LE PROTECTIONNISTE
Oh ! je fais mes réserves sur le chiffre. Je le réduirai en
poussière.
L'ÉCONOMISTE
En attendant, cherchons qui payera cet impôt supplémentaire d'un
milliard. Ce sont les 38 millions de consommateurs de pain et de viande qui le
payeront, et ce sera en moyenne 26 fr. 31 par tête qu'ils auront à
ajouter aux 104 francs d'impôts que leur demande l'État. Leurs charges
seront augmentées d'un cinquième environ et portées à 130
francs. Comment ce nouvel impôt se répartira-t-il entre eux ?
LE PROTECTIONNISTE
Mais, d'après votre propre calcul, ce ne serait pas un nouvel impôt ;
ce serait un simple déplacement des charges de l'agriculture.
L'ÉCONOMISTE
Laissez-moi achever. la population agricole qui forme la moitié de la population
de la France aurait à supporter la moitié du milliard provenant du
renchérissement du pain et de la viande ; en revanche, ce renchérissement
compenserait le milliard d'impôts qu'elle paye à l'État. Elle serait donc
exonérée de 500 millions. Resteraient 500 millions qui s'ajouteraient aux charges
de l'autre moitié de la population, vouée à l'industrie, au commerce, aux
beaux-arts, aux professions libérales, aux fonctions publiques. Ce serait lourd,
convenez-en.
LE PROTECTIONNISTE
Je n'en conviens nullement. Votre calcul est fantastique.
L'ÉCONOMISTE
Nous verrons bien. C'est un cadeau annuel de 500 millions que la population qui vit
de l'industrie, du commerce, etc., serait obligée de faire à celle qui
vit de l'agriculture. Maintenant, comment ce cadeau se répartirait-il entre les
propriétaires grands et petits, les fermiers et métayers, les ouvriers
à gages ? Autrement dit, à qui profiterait le renchérissement ?
Il ne profiterait pas aux ouvriers qui ne vendront ni blé ni viande, qui sont de simples
consommateurs et qui auraient, comme tels, à payer leur quote-part de 26 fr. 31
par tête. Profiterait-il aux fermiers et aux métayers ? Dans les premiers
temps peut-être, mais à l'expiration des baux et conventions, les
propriétaires ne manqueraient pas d'augmenter le taux des fermages et redevances en
proportion de l'augmentation du prix du blé et de la viande. Profiterait-il enfin
à la généralité des propriétaires, aux petits comme aux
grands ? Non ; la presque totalité des petits propriétaires consomment
plus de céréales de toute sorte et de viande qu'ils n'en produisent. Il n'y a en
France que 7 à 800 000 propriétaires, moyens et grands, qui produisent plus
de denrées agricoles qu'ils n'en consomment. Voilà la seule chose qui puisse
profiter et qui profite temporairement du moins de la protection, et remarquez bien qu'elle
en profite d'autant plus que sa production de blé et de viande dépasse davantage
sa consommation. En un mot, les bénéfices de la protection, qui sont nuls ou
même négatifs pour les petits propriétaires, vont croissant avec
l'étendue des propriétés. On a eu donc parfaitement raison de comparer la
protection agricole, ou prétendue telle, à une dîme prélevée
sur la généralité des Français, y compris les agriculteurs
eux-mêmes, au profit des grands propriétaires. C'est pis encore ; c'est un
impôt progressif établi en raison de la pauvreté, et dont le produit est
distribué en raison de la richesse.
LE COLLECTIVISTE
C'est abominable.
LE PROTECTIONNISTE
C'est fantastique vous dis-je. Vos calculs pêchent par la base. En rétablissant
les droits sur les céréales et le bétail, et même en les augmentant
dans une proportion raisonnable, comme nous allons le faire, nous avons voulu protéger
l'agriculture ; mais nous n'avons jamais eu l'intention de faire hausser le prix du pain
et de la viande. Jamais ! jamais ! La nourriture du peuple, c'est
sacré !
L'ÉCONOMISTE
Mais si les droits sur le blé et le bétail ne doivent pas avoir pour effet
d'en faire hausser les prix, à quoi peuvent-ils bien servir ? Comment
peuvent-ils protéger l'agriculture ?
LE PROTECTIONNISTE
Ils peuvent empêcher les prix de baisser [1].
L'ÉCONOMISTE
Empêcher la baisse ou faire la hausse, n'est-ce pas exactement la même
chose ? De deux choses l'une : ou les droits sur les subsistances n'exercent
aucune influence sur les prix et, dans ce cas, ils ne protègent pas
l'agriculture ; ou ils influent sur les prix, ils les font hausser ou
les empêchent de baisser et, dans ce cas, ils établissent sur
la généralité des consommateurs de pain et de viande un
impôt égal à la différence des prix sous un régime
de liberté et sous un régime de protection.
LE PROTECTIONNISTE
Mon Dieu ! Je ne dis pas qu'ils soient absolument sans influence sur les prix.
Quand ils les feraient hausser de quelques centimes, ce ne serait pas une affaire.
Les consommateurs ne s'en apercevraient même pas.
L'ÉCONOMISTE
Mais encore seraient-ils obligés de les payer, ces quelques centimes, et tout le long
de l'année. Ils ne se douteraient peut-être pas qu'ils les payent, et ce serait
heureux pour vous, car ils seraient bien capables de se fâcher tout rouge. Ils ne
verraient pas l'impôt, mais ils le sentiraient.
LE PROTECTIONNISTE
Oh ! si peu. Je vous ai dit que vos calculs pèchent par la base. Vous supposez
que les prix s'augmentent de tout le montant des droits. C'est une erreur manifeste, une
erreur que les faits se sont déjà chargés de réfuter il y a
plus de cinquante ans. Dans les années d'abondance, les prix de nos marchés
sont tombés au niveau de ceux des marchés anglais, hollandais, allemands,
malgré les droits protecteurs.
L'ÉCONOMISTE
Seulement, vous oubliez d'ajouter qu'à cette époque, il n'y avait que 30
millions de Français, tandis qu'il y en a aujourd'hui 37 millions, 7 millions de
bouches de plus, et que l'agriculture suffisait et au delà à les nourrir.
Nous exportions plus de céréales que nous n'en importions dans les
années d'abondance. On avait beau empêcher les céréales
étrangères d'entrer, cela n'empêcherait pas les prix de tomber
jusqu'à ce que l'exportation nous eût débarrassés de notre
surplus. C'est ainsi que les prix sont tombés, en pleine protection, plus bas
que dans aucune des années de liberté. Aujourd'hui, la situation a
complètement changé. La France ne produit pas assez de blé
pour sa consommation, même dans les meilleures années.
LE PROTECTIONNISTE
C'est un grand malheur.
L'ÉCONOMISTE
Si c'est un malheur, la protection n'a pas le pouvoir d'y remédier. Elle l'a,
en tout cas, beaucoup moins que la liberté.
LE PROTECTIONNISTE
C'est à savoir.
L'ÉCONOMISTE
C'est parfaitement su. Ne vous ai-je pas cité les chiffres de la statistique
officielle qui attestent que notre production agricole s'est augmentée beaucoup
plus dans la période de liberté de 1861 à 1885 qu'elle ne l'avait
fait dans le même intervalle sous le régime de la protection ?
Mais est-ce un malheur ? Si la France ne produit pas elle-même tout le blé
et toute la viande qu'elle consomme, si elle est obligée d'acheter le surplus à
l'étranger, elle est obligée aussi de les payer, car l'étranger ne lui
donne pas pour rien son blé et sa viande. Avec quoi les paye-t-elle ? Avec des
produits de son industrie, avec des soieries, des lainages, des articles Paris. Et j'ajoute
que cette production indirecte du blé et de la viande lui est plus avantageuse que ne
le serait la production directe, car elle se procure ainsi à l'étranger le
supplément de blé ou de viande dont elle a besoin à meilleur
marché qu'elle ne pourrait le faire en le produisant elle-même.
La France a donc besoin en tous temps, même dans les meilleures années, d'un
supplément de blé et de viande. Mais que résulte-t-il de là ?
C'est que ce supplément ne peut être importé en France qu'à la
condition que les prix du marché français soient au même niveau que les
prix du marché étranger et, en particulier, du marché anglais qui,
à raison de son importance, est devenu le régulateur des prix. Mais si les
blés américains et autres ont 3 francs ou 5 francs de droits à payer
à leur entrée en France, tandis qu'ils entrent librement en Angleterre, il
faudra bien que nous les payions 3 francs ou 5 francs de plus, sinon les importateurs
préféreront les diriger sur l'Angleterre plutôt que sur la France.
Dans cette situation, nos consommateurs sont bien, comme je vous disais, obligés
de payer sur leur viande et leur pain quotidien tout le montant de la production,
c'est-à-dire un droit actuel de 3 francs, un impôt annuel de 16 francs
et un droit futur de 5 francs, un impôt de 26 francs par tête, au profit
des grands et moyens propriétaires fonciers, à ajouter aux 104 fr.
qu'ils payent à l'État, aux départements et aux communes.
Mais admettons même que le renchérissement ne soit pas égal au montant
des droits, en quoi est-ce que cela excuse ceux qui le provoquent ? Ce qu'ils veulent,
c'est bien un renchérissement égal à la totalité des droits et
la preuve, c'est que 3 francs par quintal de blé et 20 centimes par kilogramme de
viande ne leur suffisent plus : c'est qu'il leur faut 5 francs sur le blé et
30 centimes sur la viande. Et si ces deux taxes qu'ils prélèvent sur les
consommateurs ne font pas monter suffisamment leur rentes, ils demanderont 10 francs sur
le blé et 50 centimes sur la viande. Ils les demandent déjà.
LE PROTECTIONNISTE
Nous n'irons pas jusque-là.
L'ÉCONOMISTE
Vous irez jusque-là si vos électeurs vous commandent d'aller jusque-là.
Les sons du piano interrompent les
conversations. Romances et chansonnettes. Un de ces morceaux, nouveau style, a pour
sujet l'exécution de Gamahut ; un autre l'incinération dans un
poêle.
LE PROTECTIONNISTE
Brrr, ce n'est pas gai ici. Si nous nous donnions rendez-vous ailleurs ?
L'ÉCONOMISTE
Où vous voudrez.
LE COLLECTIVISTE
Oh ! nous avons le choix. Sans sortir du quartier, nous pouvons aller au
Rat mort, à la Grenouille amoureuse ou à
la Truie qui file. On annonce encore l'ouverture prochaine de
l'Abbaye de Thélème, où on sera servi par
des moines, et de la Taverne du père Lachaise, où
on boira la bière dans des crânes authentiques et où
on sera servi par des croque-morts.
L'ÉCONOMISTE
Ne trouvez-vous pas qu'il serait temps de protéger la gaieté
française ? Elle en a plus besoin que l'agriculture.
LE COLLECTIVISTE
Il y a encore les Folies-Rambuteau, où on est servi par des rois.
Ils ne sont plus bons qu'à ça.
LE PROTECTIONNISTE
J'aime mieux le Rat mort.
L'ÉCONOMISTE
Va pour le Rat mort.
Note
[1] Si les surtaxes n'ont pas enrayé le mouvement de baisse des
principaux produits de notre agriculture, est-il permis d'en conclure que dans notre pays
de protection manufacturière et non de libre-échange manufacturier, elles
n'étaient pas l'un des moyens de venir en aide à la production indigène
des céréales et des bestiaux ?
Rien, ce me semble, n'autorise une telle conclusion, d'abord parce que nul ne pourrait
dire jusqu'où serait tombé notre agriculture privée de ces surtaxes.
E. Lecouteux, Journal d'agriculture pratique,
no du 14 janvier 1886.
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