Conversations sur le commerce des grains et la protection de l'agriculture

 

par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l'Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes

Nouvelle édition

Première partie - 1855 - Temps de disette

 

Cinquième conversation

La prohibition à la sortie

 

SOMMAIRE : Que la prohibition à la sortie équivaut à une confiscation. - Effets de la prohibition à la sortie du drap, du travail, des houilles, des denrées alimentaires. - Le droit aux lapins. - Les prohibitionnistes et les sauvages de la Louisiane.

 

LE PROHIBITIONNISTE
  On me dira ce qu'on voudra, mai je n'admettrai jamais que le meilleur moyen d'amener l'abondance dans un pays, ce soit d'en laisser sortir les grains. Le bon sens avant tout !

L'ÉCONOMISTE
  C'est précisément à votre bon sens que je veux m'adresser. C'est votre bon sens que je veux convertir à la liberté du commerce. Pourquoi demander-vous la prohibition à la sortie des grains ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Belle question ! Pour préserver nos populations de la disette.

L'ÉCONOMISTE
  Vous croyez donc que la prohibition à la sortie ramènera l'abondance dans ce pays ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Une abondance relative. Je crois que la prohibition à la sortie mettra un terme au renchérissement des choses nécessaires à la vie. Sans cela, pourquoi la demanderais-je ?

L'ÉCONOMISTE
  Fort bien. La prohibition à la sortie est, à vos yeux, un procédé qui sert à arrêter le renchérissement et à ramener dans le pays une abondance relative.

Ce procédé est assurément des plus simples et des moins coûteux. Hier, les grains et les autres aliments pouvaient être transportés hors du pays. Aujourd'hui, une ordonnance en quatre lignes est insérée au Moniteur, et demain, cette nuit même, le commerce des grains se trouve arrêté à toutes les frontières. C'est encore plus simple et plus économique que l'émeute.

LE PROHIBITIONNISTE
  Vous nous assimilez à des émeutiers ? C'est indécent !

L'ÉMEUTIER
  Comment ! Mais il me semblait que nous poursuivions le même but.

LE PROHIBITIONNISTE
  Allons donc !

L'ÉMEUTIER
  Ne voulez-vous pas faire baisser le prix des grains ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Assurément.

L'ÉMEUTIER
  Nous aussi.

LE PROHIBITIONNISTE
  Mais quelle différence dans les procédés !

L'ÉMEUTIER
  Où la voyez-vous, cette différence ? Nous entravons le commerce des grains à l'intérieur, vous l'entravez à la frontière, voilà tout.

LE PROHIBITIONNISTE
  Mais vous portez atteinte à la propriété, vous autres...

L'ÉCONOMISTE
  Et vous, la respectez-vous davantage ? Savez-vous ce que c'est qu'une prohibition ? C'est une confiscation.

LE PROHIBITIONNISTE
  Vous vous moquez.

L'ÉCONOMISTE
  C'est une confiscation, vous dis-je. Soyez-en juge plutôt. N'avez-vous pas une part d'intérêt dans une fabrique de drap ?

LE PROHIBITIONNISTE
  J'y suis associé pour une moitié.

L'ÉCONOMISTE
  Et où avez-vous votre clientèle ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Un peu partout. Dans le pays d'abord ; puis en Allemagne, en Italie, en Turquie, aux États-Unis. Notre clientèle est fort éparpillée.

L'ÉCONOMISTE
  Eh bien ! je suppose que le gouvernement, considérant la rigueur de l'hiver et la cherté du drap et voulant donner un témoignage de la sollicitude aux pauvres travailleurs que cette cherté oblige à aller vêtus de méchantes blouses de coton, je suppose que le gouvernement prohibe le drap à la sortie.

LE PROHIBITIONNISTE
  Le gouvernement n'est pas, grâce au ciel, stupide à ce point. Prohiber la sortie du drap, mais ce serait absurde et odieux !

L'ÉCONOMISTE
  Ce serait une confiscation, n'est-il pas vrai ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Assurément.

L'ÉCONOMISTE
  Comment ! N'auriez-vous pas toujours la ressource de vendre votre drap dans le pays ? Vous vêtiriez nos pauvres travailleurs, qui pourraient échanger leur blouse de coton, dans laquelle ils grelottent, contre un paletot bien chaud. Cela vaudrait un peu mieux que de vêtir les nababs américains et les pachas turcs. Où donc serait la confiscation ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Vous n'avez pas le sens commun. Si le gouvernement prohibe mon drap à la sortie, il me prive de ma clientèle du dehors. Or, cette clientèle, j'ai fait des sacrifices pour l'acquérir et elle constitue une partie de ma propriété, car que vaut une fabrique ou un magasin sans clientèle ? Il me dépouille donc d'une partie de ma propriété, il me la confisque (s'exaspérant), tranchons le mot, il me vole ; oui, il me la vole !

L'ÉCONOMISTE
  Mais le marché intérieur ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Que m'importe le marché intérieur ! Je le possède déjà. et si je ne fournis point de drap aux travailleurs dont vous me parlez, c'est tout simplement parce qu'ils n'ont pas les moyens d'en acheter.

L'ÉMEUTIER
  Ou parce que votre drap est trop cher. Mais qu'on le prohibe à la sortie, et il baissera de prix.

LE PROHIBITIONNISTE
  Oui, il baissera jusqu'à ce que les draps qui ont été fabriqués pour le débouché extérieur et que votre loi de confiscation, de spoliation, obligera les fabricants d'écouler dans le pays même, jusqu'à ce que ces draps soient vendus. Mais croyez-vous qu'on les remplacera ? Croyez-vous que les fabricants se résigneront à produire à perte ? Non ! les hommes intelligents qui sont à la tête de l'industrie drapière se tourneront vers une autre branche de la production. Ils se mettront à fabriquer un produit qui ne soit pas exposé à la confiscation, un produit qu'ils puissent toujours exporter librement. Que s'il n'en existe point dans le pays, que si la lèpre de la confiscation s'étend à toutes choses, ils transporteront leur industrie et leurs capitaux dans une contrée où la propriété soit plus sûrement garantie, où ils n'aient aucune spoliation à redouter. Voilà ce qu'ils feront, n'en doutez pas, si vos théories communistes viennent à prévaloir.

L'ÉMEUTIER
  Communistes, en quoi ?

LE PROHIBITIONNISTE
  En quoi ? Vous me le demandez ! C'est bien clair pourtant ; c'est trop clair. Si vous m'obligez à vous vendre mon drap, sous le prétexte que vous en avez besoin, tandis que je pourrais le vendre plus avantageusement aux étrangers, que faites-vous ? Vous établissez sur moi un impôt égal à la différence du prix auquel je vous vends mon drap et de celui auquel je pourrais le vendre aux étrangers. C'est un impôt qui me dépouille pour vous enrichir. Or, prendre aux uns pour donner aux autres, qu'est-ce faire ? C'est faire du communisme, et le communisme, on l'a dit avec raison, c'est l'esclavage et le vol.

L'ÉMEUTIER
  Phrases que cela ! A quoi me servirait d'être votre compatriote, si je n'avais pas le droit de consommer vos produits avant les étrangers ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Et moi, à quoi me servirait d'être le vôtre, si c'était pour vous gratifier de mes produits, quand je pourrais les vendre plus cher aux étrangers ? Serviteur ! Je me soucierais bien vraiment d'une communauté dans laquelle vous auriez des avantages et moi les charges, dans laquelle je payerais l'impôt et vous le percevriez. Au moins, admettez-vous la réciprocité ?

L'ÉMEUTIER
  Comment l'entendez-vous ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Voici. Aujourd'hui, vous êtes le maître de porter votre travail où bon vous semble. Vous, par exemple, qui êtes ouvrier ébéniste, vous pouvez aller travailler à Paris, si l'on vous y offre un salaire plus avantageux qu'à Bruxelles.

L'ÉMEUTIER
  En effet. On me l'a proposé, et peut-être accepterai-je les offres qui m'ont été faites, car les salaires sont plus élevés à Paris qu'à Bruxelles. Plusieurs de mes anciens camarades travaillent dans les ateliers du faubourg Saint-Antoine, et ils s'en trouvent bien. J'ai été déjà plusieurs fois sur le point d'aller les rejoindre.

LE PROHIBITIONNISTE
  Admettez-vous que le gouvernement ait le droit de vous en empêcher ?

L'ÉMEUTIER
  Le droit de m'empêcher de porter mon travail où bon me semble ? Je voudrais bien voir ça, morbleu ! Sachez que le travail est de toutes les propriétés la plus sacrée, la plus imprescriptible, et que nous avons acheté assez cher le droit d'en disposer.

LE PROHIBITIONNISTE
  Vous n'admettez donc pas que le gouvernement ait le droit de prohiber la sortie des travailleurs ?

L'ÉMEUTIER
  Non, mille fois non. Si l'on m'oblige à demeurer à Bruxelles, quand je pourrais obtenir un salaire plus avantageux à Paris, on me spolie, on me vole...

LE PROHIBITIONNISTE
  Oui, mais n'est-ce pas au profit de vos concitoyens ? Ne leur devez-vous pas votre travail ?

L'ÉMEUTIER
  Qu'ils me payent aussi cher que les étrangers, et je le leur donnerai ; sinon, non. Mes compatriotes n'ont aucun droit sur mon travail.

LE PROHIBITIONNISTE
  Alors, pourquoi prétendez-vous avoir un droit sur le drap de vos compatriotes ?

L'ÉCONOMISTE
  Bravo ! Bien touché ! Il faut, en effet, que les droits soient réciproques. Ceux-ci sont fabricants, ils vendent du drap et ils achètent du travail. Ceux-là sont ouvriers, ils vendent du travail et ils achètent du drap. Si vous admettez que les ouvriez ont un droit sur le drap des fabricants, il faut admettre aussi que les fabricants ont un droit sur le travail des ouvriers. Sinon, vous spoliez les uns au profit des autres.

L'ÉMEUTIER
  Oui, mais accordez aux fabricants un droit sur le travail des ouvriers, n'est-ce pas rétablir l'esclavage ?

L'ÉCONOMISTE
  Je n'ai jamais prétendu le contraire. Voilà pourquoi on a dit, avec raison, que le communauté, c'est l'esclavage. On a dit aussi, avec non moins de raison : la communauté, c'est le vol ! car prendre aux uns pour donner aux autres, n'est-ce pas voler ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Oui, l'esclavage et le vol, voilà la quintessence du communisme, et la prohibition à la sortie du drap, c'est un pas dans la route du communisme. Aussi, je vous le répète bien haut, si vos doctrines sauvages venaient à prévaloir, si le gouvernement s'avisait de toucher à notre propriété, en prohibant la sortie du drap, nous porterions notre industrie et nos capitaux à l'étranger. Qu'auriez-vous gagné alors ? Vous auriez eu sans doute du drap à vil prix pendant une saison, mais ensuite ?

L'ÉMEUTIER
  Eh bien ! ensuite ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Vous auriez privé le pays d'une source abondante de travail et de richesse, et vous payeriez le drap plus cher que jamais.

L'ÉMEUTIER
  Comment cela ?

LE PROHIBITIONNISTE
  C'est bien facile à comprendre. Tout fabricant travaille en vue de ses débouchés. Mais voici que les doctrines communistes se propagent dans le pays et qu'on demande la prohibition à la sortie du drap. La prohibition est décrétée. aussitôt les fabricants qui travaillaient pour l'Allemagne, l'Italie, la Turquie, les États-Unis, émigrent ou s'appliquent à une autre industrie. Qu'en résulte-t-il ? C'est que la fabrication du drap ne dispose plus du même nombre d'intelligences, ni de la même somme de capitaux ; c'est qu'elle se trouve, en conséquence, arrêtée ou ralentie dans sa marche progressive. Il y a pis encore : la fermeture d'une partie de ses débouchés doit inévitablement la ramener en arrière, en la contraignant de renoncer à des procédés et à des méthodes économiques, dont l'application exige un débouché étendu.

L'ÉCONOMISTE
  En effet, un débouché étendu permet de diviser davantage le travail et d'employer des machines plus puissantes.

LE PROHIBITIONNISTE
  Précisément. La fabrication s'opère donc d'après des procédés moins perfectionnés, à l'aide de machines moins puissantes. Le drap revient plus cher, et il ne manque pas de hausser de prix. Il est aussi plus mal fabriqué, car les manufacturiers les plus intelligents et les ouvriers les plus habiles ont abandonné cette industrie que la confiscation a frappée, que le communisme a desséchée. Quels sont donc, en définitive, les résultats de votre prohibition à la sortie ? C'est, d'une part, d'avoir tari une source de travail et de richesse, c'est d'avoir amoindri la somme des ressources dont les classes ouvrières pouvaient disposer pour se vêtir ; c'est, d'une autre part, d'avoir augmenté le prix des vêtements.

L'ÉCONOMISTE
  Vous parlez vraiment comme un économiste pur sang. Vous êtes donc un ennemi de la prohibition à la sortie ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Entendons-nous. Je suis un ennemi de la prohibition à la sortie du drap ; mais pour les denrées alimentaires, c'est une autre affaire. Je ne suis pas un esprit absolu, Dieu merci.

L'ÉCONOMISTE
  Comme il vous plaira ; mais revenons à notre point de départ. Vous accusiez avec raison les émeutiers de porter atteinte à la propriété. A mon tour je vous ai fait remarquer que la prohibition à la sortie des grains n'est autre chose qu'une confiscation, c'est-à-dire une atteinte à la propriété ; car enfin, si vous admettez qu'en prohibant la sortie du drap, on mette la main sur la propriété des manufacturiers, on commette une confiscation, une spoliation...

LE PROHIBITIONNISTE
  ... Inique et infâme !

L'ÉCONOMISTE
  Eh ! bien, ne devez-vous pas admettre aussi qu'en prohibant la sortie des denrées alimentaires, on porte atteinte à la propriété des agriculteurs, et on commet, à leur détriment, une confiscation, une spoliation ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Quelle différence ! En prohibant la sortie du drap, on en décourage la production et on la renchérit, tandis qu'en prohibant la sortie des grains, on fait baisser, au profit de tous, le prix des aliments nécessaires à la vie.

L'ÉCONOMISTE
  Est-ce moins une confiscation ? Pourquoi l'agriculteur vend-il se denrées au dehors, si ce n'est parce qu'il y trouve un prix plus avantageux qu'à l'intérieur ? Si vous l'empêcher de les y vendre, ne le dépouillez-vous pas de la différence ? c'est une confiscation, ou bien la chose que ce mot signifie change de nature avec l'objet auquel il s'applique. Ce qui est une confiscation lorsqu'il s'agit du drap n'en est plus une lorsqu'il s'agit du blé.

LE PROHIBITIONNISTE
  Je ne dis pas cela ; mais l'une est une confiscation utile, tandis que l'autre est une confiscation nuisible.

L'ÉCONOMISTE
  Pourquoi ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Parce que le drap n'est pas un objet de première nécessité, parce qu'on peut se passer de drap, tandis qu'on ne peut se passer de blé.

L'ÉCONOMISTE
  Et c'est pour cela que la prohibition à la sortie du drap est nuisible, tandis que la prohibition à la sortie des grains est utile ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Sans doute. Ce qui est vrai pour une industrie ne l'est pas toujours pour une autre. Il n'y a pas de principes absolus. Ainsi, par exemple, je vous disais que la prohibition à la sortie du drap pourrait provoquer l'émigration de l'industrie drapière. On ne court pas le même risque avec l'agriculture, car les cultivateurs ne sauraient exporter la terre.

L'ÉCONOMISTE
  Voilà donc les deux motifs qui permettent, selon vous, de toucher à la propriété des agriculteurs ; le premier, c'est que le blé est une denrée de première nécessité ; le second, c'est que les agriculteurs ne sauraient emporter la terre à l'étranger.

Ne me disiez-vous pas dernièrement que vous aviez pris des actions dans les charbonnages du bassin de Charleroy ?

LE PROHIBITIONNISTE
  En effet, et j'ai fait là une affaire en or. Elles haussent tous les jours, mes actions.

L'ÉCONOMISTE
  D'où cela vient-il ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Cela vient de ce que nos houilles sont de plus en plus demandées, surtout en France. la Belgique, vous le savez, ne fournit pas aujourd'hui moins de 2 à 3 millions de tonnes de houille à la France, sur une extraction totale de 7 à 8 millions de tonnes. C'est un magnifique débouché, et qui s'agrandit tous les jours.

L'ÉCONOMISTE
  Pourquoi donc ne demandez-vous pas qu'on le ferme et qu'on prohibe la sortie de la houille ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Prohiber la sortie de la houille ! Êtes-vous fou ? Et mes actions ?

L'ÉCONOMISTE
  J'aime à croire que si vos intérêts privés étaient en opposition avec l'intérêt général, vous les sacrifieriez sans hésiter, dût-il vous en coûter la moitié de votre fortune.

LE PROHIBITIONNISTE
  Sans doute, sans doute.

L'ÉMEUTIER
  Homme désintéressé et généreux !

L'ÉCONOMISTE
  Eh ! bien, l'occasion est favorable pour mettre votre désintéressement à l'épreuve. Le combustible est horriblement cher, et il hausse tous les jours. Qu'on en prohibe la sortie, et il baissera infailliblement, puisque les 2 à 3 millions de tonnes qui s'exportent annuellement en France reflueront sur le marché intérieur. Cet approvisionnement supplémentaire fera régner chez nous l'abondance et le bon marché du combustible.

L'ÉMEUTIER
  Et ce sera un bienfait immense, car dans notre pays froid et humide, on ne peut se passer de houille. C'est un objet de première nécessité. Jugez donc de la misère et des souffrances de tant de pauvres familles qui sont obligées de payer aujourd'hui moitié plus cher la nourriture et le chauffage, sans que leur revenu ait augmenté. Tant que la bonne saison a duré, elles pouvaient encore subsister ; mais à présent elles sont réduites à la misère la plus affreuse, aux extrémités les plus navrantes. Hâtez-vous donc de pétitionner en faveur de la prohibition à la sortie de la houille. Je vous appuierai, et si une petite émeute est nécessaire pour manifester le voeu du peuple...

LE PROHIBITIONNISTE
  Voulez-vous bien vous taire ! Que je pétitionne en faveur de la prohibition à la sortie de la houille, moi ! Mais de serait insensé.

L'ÉMEUTIER
  La houille n'est-elle pas un objet de première nécessité ?

LE PROHIBITIONNISTE
  J'en conviens, mais...

L'ÉMEUTIER
  Les charbonnages pourraient-ils émigrer ? les propriétaires de houillères pourraient-ils emporter leurs gisements de combustible en France, en Angleterre ou en Allemagne ? Pétitionnez donc sans crainte.

LE PROHIBITIONNISTE
  Avez-vous fini ? Me croyez-vous assez fou pour sacrifier ainsi mes intérêts... et les intérêts du pays ?

L'ÉMEUTIER
  Homme dur et égoïste ! On vous propose une mesure qui aurait pour résultat assuré de faire baisser le prix d'un objet de première nécessité, sans en compromettre la production, puisqu'on ne saurait exporter à l'étranger nos gisements de combustible, et vous refusez !

LE PROHIBITIONNISTE
  Je refuse, et j'ai mille fois raison de refuser. Supposons qu'on prohibe la sortie de la houille, qu'en résultera-t-il ? On consomme actuellement dans notre pays les cinq huitièmes environ des produits de nos charbonnages, cinq millions de tonnes sur huit. La prohibition à la sortie est décrétée...

L'ÉMEUTIER
  ... Et huit millions de tonnes deviennent disponibles pour la consommation intérieure.

LE PROHIBITIONNISTE
  Soit ! mais la houille tombant aussitôt à vil prix, par suite de l'accroissement subit et extraordinaire de l'approvisionnement intérieur, on en extraira moins. Les capitaux cesseront de se porter vers la production du combustible, et ceux qui y sont engagés s'en retireront peu à peu, en sorte que les consommateurs belges, après avoir eu, pendant un an tout au plus, huit millions de tonnes de houille à leur disposition, n'en auront plus ensuite que cinq ou six millions, et qu'ils finiront, selon toute apparence, par en avoir moins qu'ils n'en ont aujourd'hui.

L'ÉCONOMISTE
  C'est parfaitement exact. La prohibition à la sortie de la houille aurait pour résultat inévitable d'en diminuer la production et de rétrécir ainsi la carrière ouverte au travail et aux capitaux de la nation, sans abaisser le prix du combustible. Au contraire, le combustible finirait par coûter plus cher, puisque l'exploitation s'effectuerait sur une plus petite échelle, avec des procédés moins économiques.

L'ÉMEUTIER
  Je vous l'accorde. Aussi m'en tiendrais-je à un moyen terme. Je ne demanderais pas une prohibition permanente de l'exportation des houilles. Je me contenterais de demander une prohibition temporaire, aux époques où le combustible serait par trop cher. Je soulagerais ainsi le consommateur, sans nuire au producteur.

LE PROHIBITIONNISTE
  Allons donc, vous divaguez. Comment voulez-vous qu'une industrie se développe en présence d'un risque semblable ? Croyez-vous que moi, extracteur de houille, j'irais consacrer un capital considérable à l'extension de mon exploitation, si j'étais exposé à ce qu'on me ravît mon débouché, au moment même où il m'est le plus profitable ?

L'ÉMEUTIER
  On vous le restituerait plus tard.

LE PROHIBITIONNISTE
  En l'attendant, j'en serais privé, à mon grand dommage. Au moins aurais-je la certitude de le récupérer ? En aucune façon, car les consommateurs français ne s'exposeraient pas volontiers une seconde fois à manquer de combustible, et ils remplaceraient les houilles belges par les houilles anglaises ou prussiennes.

L'ÉCONOMISTE
  C'est encore exact. Vous parlez plus que jamais comme un livre d'économie politique. Eh ! bien ce que vous venez de dire de la production du drap et de la houille s'applique parfaitement à celle des denrées alimentaires. la prohibition à la sortie des denrées alimentaires, fût-elle même purement temporaire, aurait pour résultat inévitable d'en diminuer la production et, par conséquent, de réduire d'une manière permanente la masse du travail et la masse des aliments disponibles dans le pays.

LE PROHIBITIONNISTE
  Encore une fois, c'est une comparaison que je ne saurais admettre.

L'ÉCONOMISTE
  Pourquoi ?

LE PROHIBITIONNISTE
  C'est bien simple. Parce que nous exportons habituellement du drap et de la houille, tandis que nous ne produisons pas assez de grain pour notre consommation et que nous sommes obligés d'en acheter habituellement au dehors. Le bon sens le plus vulgaire ne nous conseille-t-il pas avant tout de garder le nôtre ?

L'ÉCONOMISTE
  Il y a bien des produits que nous exportons habituellement et dont nous sommes obligés cependant d'acheter au dehors des quantités plus ou moins considérables. Les fils et les tissus de laine, de coton, de soie, le fer, la houille même, sont dans ce cas. Nous en importons et nous en exportons tout à la fois. faudrait-il donc interdire l'exportation ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Cela n'aurait pas le sens commun.

L'ÉCONOMISTE
  Vous convenez donc qu'il serait absurde de prohiber l'exportation de nos produits manufacturiers et minéraux, sous le prétexte que nous sommes obligés d'importer des produits similaires ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Assurément.

L'ÉCONOMISTE
  Eh ! bien, j'ajoute qu'il serait absurde de prohiber l'exportation de nos denrées alimentaires, sous le prétexte que nous sommes obligés d'importer des denrées similaires.

LE PROHIBITIONNISTE
  Vous direz ce que vous voudrez, il n'en est pas moins déplorable qu'un pays comme le nôtre ne produise pas assez de grains pour sa consommation et, malgré tous vos raisonnements, je persiste à croire qu'avant d'en exporter, il doit combler son déficit.

L'ÉCONOMISTE
  Comment vous expliquerez-vous qu'un pays comme le nôtre ne produise pas toute la quantité de grains nécessaire à sa consommation ? Que faut-il pour produire des grains ? Des terres, des capitaux et des bras, n'est-il pas vrai ? Manquons-nous des uns ou des autres ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Non, à coup sûr. Nous avons des terres en friche, des capitaux sans emploi et des bras inoccupés.

L'ÉCONOMISTE
  Comment donc se fait-il qu'on ne les emploie pas à produire le supplément de subsistance qui nous est nécessaire ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Le sais-je, moi ? C'est qu'on préfère généralement l'industrie et le commerce à l'agriculture.

L'ÉCONOMISTE
  Et pourquoi ? Je vous l'ai dit ; parce que l'agriculture est assujettie à des charges plus lourdes, à des entraves plus nombreuses que les autres branches de la production. Je suppose maintenant que l'on prohibe les grains à la sortie, c'est-à-dire que l'on ajoute une nouvelle entrave à toutes celles qui mettent déjà l'agriculture à la gêne, sera-ce bien un moyen d'engager les capitaux à s'y porter ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Non, j'en conviens.

L'ÉCONOMISTE
  Si donc nous ne produisons pas assez de denrées alimentaires pour notre consommation, ce n'est pas la prohibition à la sortie qui nous en fera produire davantage. Au contraire ! Je vais plus loin, et j'ajoute que si nous souffrons actuellement d'un déficit, la faute en est surtout aux entraves que l'on a continué d'apporter à la liberté des exportations.
  Nous parlions tout à l'heure du drap et de la houille. Croyez-vous que si l'on avait pris l'habitude de prohiber l'exportation du drap et de la houille aux époques où les vêtements et le combustible renchérissent, ces deux productions se fussent beaucoup développées dans notre pays ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Non, cela est évident. Les capitaux s'en seraient détournés pour se diriger de préférence vers les industries qui auraient pleinement joui de la liberté de l'exportation

L'ÉCONOMISTE
  En sorte que nous ne produirions pas aujourd'hui, selon toute apparence, le drap et la houille nécessaires à notre consommation, et que nous serions obligés d'en acheter régulièrement à l'étranger pour combler notre déficit ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Cela me paraît indubitable.

L'ÉCONOMISTE
  Eh ! bien, il en est de même pour la production agricole. Que nos grains et nos autres substances alimentaires puissent librement sortir en tout temps, comme le peuvent la houille et le drap, et vous verrez la production agricole se développer à son tour, de manière à rendre l'importation de moins en moins nécessaire.

L'ÉMEUTIER
  Il se pourrait bien que vous eussiez raison. cependant il y a une chose qui me choque plus que je ne saurais le dire, c'est de voir la masse de subsistances de toute sorte que nous exportons depuis quelques années en Angleterre. Les Anglais viennent faire rafle sur notre beurre, notre fromage, nos oeufs, nos volailles, notre gibier, nos légumes, nos fruits. Je me promenais, il y a quelques temps, sur le quai d'Anvers. On était en train d'embarquer pour l'Angleterre d'énormes caisses toutes remplies de pommes, de poires, de noix et d'oignons. Cela faisait saigner le coeur... et l'estomac. A côté de ces caisses, je remarquai, chose lugubre ! un amas de cercueils. Je m'en approchai, poussé par je ne sais quel sentiment de curiosité inquiète, et j'en soulevai un que, naturellement, je croyais vide.. il était rempli.

LE PROHIBITIONNISTE
  Rempli ? achevez...

L'ÉMEUTIER
  Je reculai d'épouvante, et je demandai à un douanier où l'on expédiait tous ces cercueils... Il me répondit : En Angleterre. - Pourquoi en Angleterre ? - Pour nourrir les Anglais. C'est la chair que les ouvriers des manufactures préfèrent. C'est leur régal !

LE PROHIBITIONNISTE
  Horreur ! Voilà donc où le libre échange a conduit les Anglais. Doctrine infâme ! Peuple abominable !

L'ÉMEUTIER
  Je le pensai comme vous, et je regardai le douanier d'un air hagard... Figurez-vous que cet homme se mit à rire à se tordre les côtes. Je me détournai indigné, et mes regards se portèrent sur un des cercueils dont la planche de dessus s'était brisé. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque j'aperçus, quoi ?

LE PROHIBITIONNISTE
  Les restes d'un de vos proches, peut-être ! La dépouille d'un être qui vous fut cher..

L'ÉMEUTIER
  Non. Des lapins. Le cercueil était rempli de lapins.

LE PROHIBITIONNISTE
  Est-ce possible ? Des lapins !

L'ÉMEUTIER
  Et de fameux encore.

LE PROHIBITIONNISTE
  Mais pourquoi ces cercueils ?

L'ÉMEUTIER
  On les utilise en Angleterre, et ça diminue d'autant les frais de transport des lapins.

LE PROHIBITIONNISTE
  Ah ! les Anglais, les Anglais !

L'ÉMEUTIER
  Pour moi, je leur abandonne volontiers le contenant, mais le contenu, halte-là ! De quel droit les Anglais viennent-ils nous dépouiller de nos oeufs, de nos volailles, de nos fruits, de nos lapins ?

L'ÉCONOMISTE
  Ils les payent, j'imagine.

L'ÉMEUTIER
  Et cher encore, car je connais de bienheureux propriétaires qui ne tiraient presque aucun produit de leurs vergers et de leurs basses-cours, avant que l'importation des fruits, des oeufs et de la volaille devînt libre en Angleterre, et dont c'est maintenant un des principaux revenus. Mais ce n'en est pas moins un scandale.

L'ÉCONOMISTE
  Qu'est-ce qui est un scandale ?

L'ÉMEUTIER
  De voir les produits de nos vergers et de nos basses-cours s'en aller vers l'Angleterre. Cela ne devrait pas être toléré. Nous autres consommateurs nationaux, n'avons-nous pas un droit imprescriptible sur les produits du sol national ?

LE PROHIBITIONNISTE
  C'est ce que je me tue à dire.

L'ÉCONOMISTE
  Soit ; je vous l'accorde. Vous avez droit aux fruits et aux légumes, droit aux volailles, droit aux lapins que produisent ou que nourrissent les agriculteurs du pays. Mais vous devez reconnaître, en retour, que les agriculteurs ont droit aux cotonnades, droit au drap, droit à la toile que produisent les manufacturiers, droit à la houille qu'extrait le mineur ; enfin, droit au travail que fournit l'ouvrier ; sinon, l'équilibre serait rompu. Ou il ne faut aucune prohibition, ou il faut une prohibition universelle.

L'ÉMEUTIER
  Je me moque de l'équilibre, et je demande à être nourri avant les Anglais.

L'ÉCONOMISTE
  C'est pour cela que vous demandez qu'on inscrive dans notre Constitution le droit aux fruits et aux légumes, le droit à la volaille, le droit aux lapins...

L'ÉMEUTIER
  Plaisantez tant que vous voudrez. Les produits du sol national doivent appartenir, avant tout, aux consommateurs nationaux. Je ne sors pas de là.

L'ÉCONOMISTE
  La houille est-elle un produit du sol national ?

L'ÉMEUTIER
  Oui, sans doute.

L'ÉCONOMISTE
  Autant que les lapins ?

L'ÉMEUTIER
  Autant que les lapins, cela va sans dire.

L'ÉCONOMISTE
  Fort bien. Et de quoi pensez-vous que le peuple puisse le plus aisément se passer, de la houille ou de lapins ?

L'ÉMEUTIER
  Mais puisque la prohibition à la sortie de la houille serait nuisible à notre industrie...

LE PROHIBITIONNISTE
  Parfaitement répondu.

L'ÉCONOMISTE
  Eh ! croyez-vous donc que la prohibition à la sortie des fruits et des légumes, de la volaille et des lapins ne serait pas nuisible à notre agriculture ? Lorsqu'un grand homme d'État, Robert Peel, a établi en Angleterre la libre entrée des subsistances de toute sorte, qu'est-il arrivé ? Que l'Angleterre est devenue pour nos agriculteurs un débouché régulier, stable, qu'ils se sont empressés d'exploiter. Ils ont fourni aux Anglais des masses croissantes de produits de leurs vergers et de leurs basses-cours. Ils ont fourni aussi des grains, mais en moindre quantité. Pourquoi ? Parce que nos grains ne soutiennent qu'avec peine sur les marchés anglais la concurrence des grains de Russie, de Turquie et d'Amérique. Mais il en est autrement pour les produits de nos vergers et de nos basses-cours, qui sont de plus en plus recherchés en Angleterre, et que nos agriculteurs y vendent à gros bénéfice. C'est une source naturelle et abondante de revenu que la liberté du commerce leur a procurée...

L'ÉMEUTIER
  Aux dépens de nos consommateurs.

L'ÉCONOMISTE
  Aux dépens de personne ; au profit de tous. sans doute, la production de nos vergers et de nos basses-cours n'a pu se développer immédiatement, de manière à augmenter son offre en proportion de la demande, et il en est résulté une hausse dans le prix de ses produits. C'était là un mal inévitable ; mais c'était aussi un mal essentiellement temporaire. Nos agriculteurs n'ont pas manqué d'augmenter une production qui leur donnait des profits extraordinaires et, en peu d'années, ils ont accru et perfectionné les produits de leurs vergers et de leurs basses-cours, beaucoup plus qu'ils ne l'avaient fait auparavant en un siècle. Aviez-vous jamais vu des fruits, des volailles et des lapins comparables à ceux de nos dernières expositions agricoles ? Le progrès eût été plus rapide et plus sensible encore, si le nouveau débouché, qui fournissait à nos agriculteurs les moyens de développer ainsi leur production, leur eût été pleinement garanti, s'ils n'avaient pas eu à redouter la prohibition à la sortie, par exemple ; alors ils se seraient mis promptement en mesure de subvenir à toutes les demandes, et la rareté dont vous vous plaignez aurait déjà fait place à l'abondance. Nous aurions déjà, nous autres consommateurs nationaux, des fruits, des légumes, du beurre, des oeufs, de la volaille et des lapins, en plus grande quantité et en meilleure qualité. C'est absolument comme pour le drap et la houille.

L'ÉMEUTIER
  Vous croyez donc que si le débouché de l'Angleterre venait à être fermé à nos agriculteurs, ils produiraient moins de fruits, de légumes, de beurre, d'oeufs, de volaille et de lapins ?

L'ÉCONOMISTE
  Comme les fabricants de Verviers produiraient moins de drap si on leur fermait le débouché des États-Unis ; comme les propriétaires de charbonnages du Hainaut extrairaient moins de houille si on leur fermait le débouché de la France.

L'ÉMEUTIER
  Oui ; mais en attendant que nos agriculteurs eussent restreint la production de leurs vergers et de leurs basses-cours, nous aurions en plus grande abondance, et à meilleur marché, les fruits, les légumes, le beurre, les oeufs, la volaille et les lapins.

L'ÉCONOMISTE
  En attendant, soit ; mais combien de temps cela durerait-il ? Connaissez-vous la définition que Montesquieu donne du gouvernement despotique ?

"Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir des fruits, dit-il, ils coupent l'arbre au pied et cueillent les fruits. Voilà le gouvernement despotique [1]".

Couper l'arbre pour avoir ses fruits, telle set, selon Montesquieu, la pratique des despotes. Eh bien ! c'est aussi la pratique des prohibitionnistes. Ils enlèvent à une industrie un débouché qu'elle avait acquis, souvent à grands frais et à grand'peine, en vue de faire refluer ses produits sur le marché intérieur. ils réussissent, sans aucun doute, à créer ainsi pendant quelques jours une abondance artificielle. ils cueillent le fruit, mais la branche est morte.

 

Note

[1] Esprit des lois, liv. V, chap. XIII.


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