La Théorie de la monnaie et du crédit

Nouvelle édition de 1952 (réédité en 1971 par The Foundation for Economic Education)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Deuxième partie : la valeur de la monnaie

Chapitre 2 : les déterminants de la valeur d'échange objective, ou pouvoir d'achat, de la monnaie

(IV) Digressions.

 

15. L’influence de la taille de l’unité monétaire et de ses subdivisions sur la valeur d’échange objective de la monnaie

On affirme souvent que la taille de l’unité monétaire exerce une certaine influence sur la détermination du rapport d’échange entre monnaie et autres biens économiques. En liaison avec cette opinion, on dit qu’une grande unité de monnaie tend à augmenter les prix monétaires des biens, alors qu’une petite unité de monnaie a tendance à accroître le pouvoir d’achat de la monnaie. Ce sont des considérations de ce type qui ont joué un rôle important en Autriche, lors de la régulation de la monnaie en 1892, et qui furent décisives dans la décision de substituer le nouveau krone, ou demi-florin, à l’ancienne unité, plus grande, le florin. Tant que cette affirmation concerne la détermination des prix de gros, il est difficile de la soutenir sérieusement. Mais dans le commerce de détail, il faut admettre que la taille de l’unité monétaire a un certain rôle, qui, cependant, ne doit pas être surestimé. [1]

La monnaie n’est pas indéfiniment divisible. Même avec l’aide des substituts monétaires pour exprimer les sommes fractionnelles qui, pour des raisons techniques, ne peuvent pas être commodément exprimées dans le matériau monétaire effectif (une méthode qui a été portée à la perfection dans le système moderne de la frappe des pièces), il semble parfaitement impossible de fournir au commerce toutes les fractions désirées de l’unité monétaire sous une forme adaptée aux nécessités de transactions sûres et rapides. Dans le commerce de détail, il faut avoir recours aux arrondis. Les prix de détail des biens ayant le moins de valeur - et figurent parmi ceux-ci les prix des articles les plus importants de l’usage quotidien ainsi que ceux de certains services comme la poste et ou le transport par train ou tramway des passagers - doivent être ajustés en fonction des pièces existantes. La question des pièces de monnaie ne peut être écartée que dans le cas de biens dont la nature leur permet d’être subdivisés dans toutes les quantités désirées. Dans le cas de biens qui ne sont pas divisibles, le prix des plus petites quantités offertes à la vente au détail doit coïncider avec la valeur d’une ou plusieurs pièces disponibles. [Le consommateur moderne aura remarqué que ce n’est apparemment pas toujours le cas : les prix dans les grandes surfaces sont souvent exprimés non arrondies, au centime près (1,78 F), mais la pièce de 1 centime n’existant plus, le paiement en liquide s’accompagne d’un arrondi, qui porte sur le montant total des achats (1,80 F si le bien est acheté seul). Néanmoins, d’une part les prix sont toujours exprimés dans l’unité monétaire (donc sous forme discrète et non continue), et il reste possible de régler au centime près par des moyens usuels (chèque ou carte bleue si le montant total le permet), mais, d’autre part, le prix réel du bien acheté seul et payé en liquide n’est en fait pas le prix affiché mais le prix arrondi (et peut donc différer du prix payé par chèque). Ce qui revient à l’affirmation de Mises selon laquelle le prix doit coïncider avec la valeur des pièces disponibles. Il y a en fait un prix de gros légèrement différent lorsqu’on achète plusieurs biens et que l’arrondi porte sur le montant total. NdT]. Dans le cas des deux groupes de biens, la subdivision continue des quantités vendues au détail est cependant empêchée par le fait que de petites valeurs ne peuvent être exprimées dans les pièces disponibles. Si les plus petites pièces disponibles ont une trop grande valeur pour s’ajuster exactement au prix de certains biens, alors l’ajustement peut se faire par la vente de plusieurs unités du bien contre une ou plusieurs pièces. Sur le marché de détail des fruits, des légumes, des oeufs et des autres biens similaires, des prix tels que 2 pour 3 hellers, ou 5 pour 8 hellers, etc. sont très courants. Mais malgré ceci, il demeure un grand nombre de fines nuances de la valeur qui restent inexprimables. Dix pfennigs de l’Empire allemand actuel (l’équivalent de 1/27900 kg d’or) ne peuvent être exprimés en pièces de krones autrichiens : 11 hellers (l’équivalent de 11/328000 kg d’or) sont trop peu, et 12 hellers (l’équivalent de 12/328000 kg d’or) sont trop. Par conséquent, il doit rester quelques petites différences entre des prix qui auraient autrement été identiques dans les deux pays. [2]

Cette tendance est accrue du fait que les prix des biens et des services particulièrement communs sont habituellement exprimés non seulement en fractions de l’unité monétaire sous forme de pièces, mais dans des montants correspondant autant que possible aux dénominations des pièces. Tout le monde est familier de la tendance des prix de détail à évoluer vers des valeurs "arrondies", et ceci est presque toujours basé sur les dénominations de la monnaie et des substituts monétaires. L’importance des dénominations est plus grande encore pour certains prix dont il est d’usage de les payer en sommes "rondes". Des exemples classiques sont les pourboires, les cachets et autres.

16. Un commentaire méthodologique

Dans un article consacré à la première édition de cet ouvrage, [3] le Professeur Walter Lotz examine la critique que j’ai portée contre l’explication de Laughlin sur la valeur du florin d’argent autrichien au cours des années 1879-1892. [4] Ses arguments sont particulièrement intéressants, d’autant qu’ils offrent une excellente occasion de souligner la différence qui existe entre, d’un côté, la conception et la solution des problèmes pour la théorie économique moderne, fondée sur la théorie subjective de la valeur, et, de l’autre, le traitement empirico-réaliste des écoles de Schmoller et de Brentano, qui ont une orientation historique et socio-politique.

D’après le Professeur Lotz, c’est une "question de goût" de savoir si l’on peut reconnaître à mes arguments "une quelconque valeur". Il ne les trouve pas "impressionnants". Il dit que lui-même n’était pas au début enclin à accepter le point de vue de Laughlin, jusqu’à ce que "Laughlin mentionne une information qui rend ses arguments pour le moins très probables". Laughlin, en fait, lui a dit que "dans les années 1870, il avait reçu l’information du plus grand établissement de la haute finance de Vienne selon laquelle les gens comptaient sur le fait que le florin de papier serait finalement converti à un taux ou à un autre." Le Professeur Lotz ajoute ceci : "Il est certainement également très important que la circulation du florin de papier et du florin d’argent était quantativement très modérée, et que ces moyens de paiement étaient acceptés par les banques publiques à leur valeur nominale. Tout de même, les attentes que le principal établissement de la haute finance de Vienne avaient des raisons de nourrir pour le futur ne pouvaient pas être sans effet sur l’évaluation internationale du florin autrichien de papier. Il est par conséquent justifiable, en raison de cette information, de donner un certain poids à l’argument de Laughlin, malgré l’avis de Mises."

La mystérieuse communication faite à Laughlin par "le principal établissement de la haute finance de Vienne" et passée par lui au Professeur Lotz était un secret de Polichinelle [en français dans le texte, NdT]. Les innombrables articles consacrés à la question de l’étalon et qui sont parus pendant les années 1870 dans les journaux autrichiens et hongrois, particulièrement dans "Neue Freie Presse", ont toujours supposé que l’Autriche-Hongrie rejoindrait l’étalon-or. Une préparation de cette étape fut faite dès 1879 par la suspension de la frappe libre de l’argent. En tout état de cause, la preuve de ceci, qui n’est nié par personne (en tout cas pas par moi), ne pourrait nullement résoudre le problème en jeu, comme semble le penser le Professeur Lotz. Tout ceci ne fait qu’indiquer le problème à résoudre. Le fait que le florin serait "finalement" converti en or "à un taux ou à un autre" n’explique pas pourquoi il était évalué à cette époque à un niveau donné et pas plus haut ou plus bas. Si le florin devait être converti en or et les certificats de Dette Nationale convertis en florins, comment se fait-il que les obligations de la Dette Nationnale, rapportant des intérêts, étaient évalués moins que haut que les florins-billets et les florins-pièces qui ne rapportaient pas d’intérêts ? C’est ce que nous devons expliquer. Il est évident que notre problème ne fait que commencer au point précis où le Professeur Lotz l’abandonne.

Il est vrai que le Professeur Lotz est prêt à admettre qu’il était "certainement aussi très important" que la circulation des florins de papier et d’argent n’était que "quantitativement très modérée". Et il accepte encore la validité d’une troisième explication, à savoir que ce moyen de paiement était accepté par le Trésor à sa valeur nominale. Mais le lien entre ces trois explications reste obscur. Il est possible qu’il ne soit pas apparu au Professeur Lotz qu’il était difficile de concilier la première et la deuxième. Car si le florin était évalué uniquement d’après la possibilité de sa conversion en or, il est normal de supposer qu’il ne pouvait pas faire de différence que plus ou moins de florins soient en circulation tant que, disons, les fonds disponibles pour la conversion n’étaient pas limités à un certain montant. La troisième tentative d’explication est pareillement non valable, parce que la "valeur nominale" du florin est uniquement et toujours le "florin" et que le véritable problème posé est de rendre compte du pouvoir d’achat du florin.

Le type de procédure adoptée ici par le Professeur Lotz pour résoudre un problème de science économique doit nécessairement se terminer par un échec. Il n’est pas suffisant de récolter les avis des hommes d’affaires - même s’ils sont les "plus grands" ou appartiennent aux "principaux établissements" - et de les servir au public, avec quelques d’un côté et d’un autre côté, un il faut reconnaître etc., et une couche de tout de même. Faire la liste des "faits" n’est pas la science, loin s’en faut. Il n’y a aucune raison d’accorder de l’importance à l’avis des hommes d’affaires. Pour l’économie, leur avis ne sont rien de plus qu’un matériau qu’il faut travailler et évaluer. Quand l’homme d’affaires essaie d’expliquer quelque chose, il devient autant "théoricien" que n’importe qui d’autre. Et il n’y a aucune raison d’accorder sa préférence aux théories des marchands ou des fermiers. Il est, par exemple, impossible de prouver la théorie des coûts de production de la vieille Ecole en invoquant les affirmations innombrables des hommes d’affaires qui "expliquent" les variations des prix par des variations des coûts de production.

De nos jours, il se trouve beaucoup de gens qui, occupés à accumuler en vain des données, ont perdu la compréhension de ce qu’il y a de spécifiquement économique dans l’énoncé et la solution des problèmes. Il est grand temps de se rappeler que l’économie est quelque chose d’autre que le travail d’un journaliste, dont le métier est de demander au banquier X et au magnat Y ce qu’ils pensent de la situation économique.

 

Notes

[1] Cf. Menger, Beiträge zur Währungsfrage in Österreich-Ungarn, Jena 1892, p. 53 et suivantes.

[2] Par exemple, pour les prix des timbres des pays membres de l’Union postale internationale.

[3] Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, III. Folge, XLVII Bd., pp. 86-93.

[4] Voir plus haut.


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