La Théorie de la monnaie et du crédit

Nouvelle édition de 1952 (réédité en 1971 par The Foundation for Economic Education)

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Deuxième partie : la valeur de la monnaie

Chapitre 2 : les déterminants de la valeur d'échange objective, ou pouvoir d'achat, de la monnaie

(III) Une cause spéciale des variations de la valeur d'échange objective de la monnaie provenant des particularités de l'échange indirect.

11. "La vie chère"

Les déterminants de la valeur d'échange objective de la monnaie déjà considérés ne montrent aucune particularité. Pour autant qu'on les considère, la valeur d'échange de la monnaie n'est pas déterminée différemment de la valeur d'échange des autres biens économiques. Mais il existe d'autres déterminants des variations de la valeur d'échange objective de la monnaie qui obéissent à une loi spéciale.

Il n'y a pas de complainte plus répandue que celle contre la "vie chère". Il n'y a aucune génération qui ne se soit plainte contre les "temps chers" dans laquelle elle vit. Mais le fait que "tout" devienne cher veut simplement dire que la valeur d'échange objective de la monnaie diminue. Il est extraordinairement difficile, si ce n'est impossible, de soumettre de telles affirmations à des tests historiques et statistiques. Les limites de notre connaissance à ce sujet feront l'objet du chapitre traitant du problème de la mesure des variations de la valeur de la monnaie. Nous devons nous contenter ici d'anticiper les conclusions de ce chapitre et affirmer que nous ne pouvons nous attendre à trouver de l'aide dans des recherches faites sur l'Histoire des prix ou dans les méthodes utilisées pour ces recherches. Les affirmations de l'homme ordinaire, même si elles se trouvent souvent fondées sur une illusion et même si elles sont à la merci des variations des évaluations subjectives de l'individu, forment presque une meilleure preuve de la baisse progressive de la valeur d'échange objective de la monnaie que tout ce qui peut être fourni par le contenu de volumineuses publications statistiques. La certitude ne peut être apportée que par la démonstration qu'il existe une chaîne de causes qui est capable de susciter ce type de mouvement de la valeur d'échange objective de la monnaie et la susciterait à moins d'être annulée par une force contraire. Ce chemin, qui seul peut conduire au but désiré, a déjà été emprunté par de nombreux chercheurs - mais avec quel succès, nous allons le voir.

12. La théorie de Wagner : l'influence de la prédominance permanente de l'Offre sur la Demande dans la détermination des prix

Avec beaucoup d'autres, et en accord avec l'opinion populaire générale, Wagner admet la prédominance d'une tendance vers une diminution de la valeur d'échange objective de la monnaie. Il pense que ce phénomène peut être expliqué par le fait que le côté de l'offre est presque toujours plus puissant et plus capable de poursuivre son propre intérêt avide. Même en écartant les véritables cartels, les réseaux et les combinaisons, et malgré la compétition entre les vendeurs, il affirme que le côté de l'offre est plus solidaire que le côté opposé de la demande. Il soutient de plus que le commerçant engagé dans une vente au détail est plus intéressé par une augmentation des prix que ses clients ne le sont dans le maintien des anciens prix ou dans leur réduction. Car le montant des gains du commerçant, et donc toute sa position économique et sociale, dépend largement des prix qu'il obtient, alors qu'en général seuls des intérêts spéciaux, et donc relativement peu importants, du client sont en jeu. D'où la montée de la part du côté de l'offre d'une tendance vers le maintien et l'augmentation des prix, qui agit comme une pression permanente pour des prix plus élevés, plus énergiquement et plus universellement que la tendance opposée provenant du côté de la demande. Les prix sont certainement comprimés et réduits lors d'une vente au détail pour maintenir et accroître les ventes et augmenter les profits totaux, et la compétition peut rendre ceci nécessaire comme c'est souvent le cas. Mais il n'y a pas d'influence, d'après Wagner, qui soit aussi généralement et aussi fortement efficace que l'intérêt et la lutte pour la hausse des prix, qui est en fait capable de lutter contre les résistances et de les surmonter. Wagner voit dans cette prédominance permanente de l'offre sur la demande l'une des causes de la montée générale des prix. [1]

Wagner, de fait, attribue cette baisse progressive de la valeur d'échange objective de la monnaie à une série de facteurs qui n'ont pas d'effet sur la détermination des prix de gros mais seulement sur celle des prix de détail. Il est bien connu que les prix de détail des biens de consommation sont affectés par de nombreuses influences qui les empêchent de répondre rapidement et complètement aux mouvements des prix de gros. Et, parmi les déterminants particuliers des prix de détail, prédominent ceux qui ont tendance à les maintenir au-dessus du niveau correspondant des prix de gros. Il est bien connu, par exemple, que les prix de détail s'adaptent plus lentement aux baisses des prix de gros qu'à leurs hausses. Il ne faut toutefois pas oublier que l'ajustement finit par se faire, tout de même, et que les prix de détail des biens de consommation participent toujours aux mouvements des prix des biens de production, même s'ils ne se produisent qu'après et même si ce ne sont que des mouvements faibles et transitoires du commerce de gros qui ont un effet sur le commerce de détail.

Même si nous étions prêts à admettre l'existence d'une prédominance du côté de l'offre sur le côté de la demande, il resterait discutable de savoir si nous pourrions en déduire une tendance vers une augmentation générale de la cherté. Si aucune autre cause ne pouvait être montrée comme étant à l'origine d'une augmentation des prix de gros - et Wagner n'essaie pas du tout de le faire -, nous ne pourrions alors soutenir une hausse progressive des prix de détail qu'en étant prêts à supposer que le retard entre les mouvements des prix de détail et des prix de gros augmente continuellement. Or Wagner ne fait nullement cette hypothèse, et il serait très difficile de la soutenir s'il le faisait. On pourrait dire, en fait, que le développement commercial rapide a apporté une tendance vers un ajustement plus rapide des prix de détail sur les prix de gros et les prix des fabricants. Les grands magasins et les sociétés coopératives suivent les mouvements des prix de gros de bien plus près que les colporteurs et les petits commerçants.

Il est parfaitement incompréhensible de dire pourquoi Wagner cherche à relier cette tendance générale à la hausse des prix, provenant de la prédominance de l'offre sur la demande, avec le système individualiste de la compétition libre ou du libre échange. Et pourquoi il dit que c'est dans un tel système que la tendance est la plus nette et se produit avec le plus de force et de facilité. Aucune preuve n'est donnée à cette affirmation, qui est probablement une conséquence de l'antipathie de Wagner vis-à-vis du libéralisme économique. On ne pourrait en fait pas facilement en trouver une. Plus la liberté du commerce est développée, plus les mouvements des prix de gros sont aisément et rapidement reflétés dans les prix de détail, particulièrement pour les mouvements à la baisse. Là où des limites législatives ou autres à la liberté du commerce placent les producteurs et les revendeurs dans une position favorable, l'ajustement est plus lent et parfois l'ajustement complet est même totalement empêché.

Un exemple frappant de ceci est fourni par les tentatives autrichiennes de favoriser, durant les derniers temps, les artisans et les petits commerçants en compétition avec les usines et les grands magasins. Ces tentatives ont été suivies par une hausse considérable des prix entre 18090 et 1914. Ce n'est pas sous un régime de compétition libre que les conditions que Wagner appelle prédominance de l'offre sur la demande sont les plus évidentes, mais dans les circonstances où le développement de la libre compétition rencontre les plus grands obstacles.

13. La théorie de Wieser : l'influence de la valeur de la monnaie exercée par un changement dans les relations entre économie naturelle et économie monétaire

La tentative de Wieser, [2] pour expliquer une augmentation des prix monétaires des biens sans qu'il y ait de changements de leur valeur exprimée en termes d'autres biens, n'est pas non plus totalement satisfaisante. Wieser a dans l'idée que la plupart des changements de la valeur de la monnaie qui se sont véritablement produits doivent être attribués à des changements dans les relations entre "l'Economie naturelle" (Naturwirtschaft) et "l'Economie monétaire" (Geldwirtschaft). Quand l'économie monétaire est florissante, la valeur de la monnaie est réduite ; quand elle se détériore, la valeur de la monnaie monte à nouveau. Dans les premiers temps d'une économie monétaire, la plupart des désirs sont encore satisfaits par les méthodes de l'économie naturelle. La famille est autosuffisante : elle vit dans sa propre maison et produit la plus grande partie de ce dont elle a besoin. La vente de ses produits ne constitue qu'une source de revenu complémentaire. Par conséquent, le coût de la vie du producteur ou, ce qui revient au même, la valeur de son travail, n'est pas pleinement, voire pas du tout, prise en compte dans les biens qui sont vendus. La seule chose qui y soit incluse est le coût des matières premières utilisées, ainsi que l'usure de outils ou des autres instruments qui ont dû être spécialement construits. En tout cas, ceci ne se monte pas à grand chose dans les conditions d'une production de grande ampleur. Il en est de même pour l'acheteur : les désirs qu'il satisfait par ses achats ne sont pas les plus importants et les valeurs d'usage qu'il a à estimer ne sont pas bien grandes.

Puis, petit à petit, tout change. L'extension de la sphère de l'économie monétaire introduit, dans les calculs de coûts, des facteurs qui n'y étaient pas auparavant, parce que ressortissant alors aux principes de "l'économie naturelle". La liste des coûts qui sont calculés en termes monétaires devient plus longue, et chaque nouvel élément intervenant dans le calcul des coûts est estimé par comparaison avec les facteurs déjà exprimés en monnaie, puis ajouté à eux, avec pour effet une hausse des prix. Ainsi, une montée des prix générale se produit. Cependant, ceci ne doit pas être interprété comme une conséquence de changements des conditions de l'offre mais comme une baisse de la valeur de la monnaie.

D'après Wieser, s'il n'est pas possible d'expliquer la montée des prix des biens comme provenant uniquement de facteurs monétaires (ce qui veut dire provenant de variations des relations entre l'offre et la demande de monnaie), alors nous devons chercher une autre raison de ces changements dans le niveau général des prix. A ce stade, il est impossible de trouver la raison de telles fluctuations des valeurs des biens dans des facteurs appartenant au côté des biens. Car, de nos jours, nous n'avons pas moins de biens que n'en avaient nos ancêtres. Pour Wieser, aucune explication ne semble plus naturelle que celle attribuant la baisse du pouvoir d'achat de la monnaie à l'extension de l'économie monétaire, qui, historiquement, l'accompagna. Pour Wieser, en fait, c'est précisément l'inertie des prix qui a aidé à modifier la valeur de la monnaie à chaque période de nouveau progrès. Ce doit être ce phénomène qui a conduit les anciens prix à augmenter du montant des valeurs additionnelles impliquées à chaque fois que de nouveaux facteurs furent cooptés dans la part du processus de production régulée par l'économie monétaire. Or, plus les prix monétaires des biens augmentent, plus la valeur de la monnaie doit baisser. Augmenter la cherté de la vie apparaît ainsi comme le symptôme inévitable du développement d'une économie monétaire en croissance.

Il ne peut être nié que cet argument de Wieser expose des points importants en liaison avec le marché et la détermination des prix. Points qui, si on les exploite, ont des répercussions importantes sur la détermination des rapports d'échange entre les divers biens économiques autres que la monnaie. Néanmoins, pour autant que les conclusions de Wieser concernent la détermination des prix monétaires, elles présentent de sérieux défauts. Dans tous les cas, avant que son argument ne puisse être accepté comme correct, il faudrait prouver qu'il n'y a impliqué ici aucune force émanant du côté de la monnaie, mais uniquement des forces émanant du côté des biens. Ce ne serait pas l'évaluation de la monnaie, mais uniquement celle des biens, qui aurait pu connaître la transformation supposée se manifester dans la modification du rapport d'échange.

Cependant, c'est toute la chaîne de raisonnement qui doit être rejetée. Le développement des facilités d'échange signifie que les nouvelles recrues de l'économie augmentent les évaluations subjectives qu'elles portent sur les biens qu'elles souhaiteraient vendre. Les biens que ces personnes évaluaient auparavant uniquement comme objet pour un usage personnel sont désormais évalués en plus d'après leur possibilité d'échange contre d'autres biens. Ceci implique nécessairement une augmentation de leur valeur subjective aux yeux de ceux qui les possèdent et les offrent pour échange. Les biens qui sont écoulés dans l'échange ne sont plus évalués selon la valeur d'usage qu'ils auraient eu pour leurs propriétaires si ceux-ci les avaient consommés, mais selon la valeur d'usage des biens qui peuvent être obtenus en échange. La seconde valeur est toujours plus grande que la première, car des échanges ne peuvent se produire que s'ils sont profitables aux deux parties concernées.

Mais, d'un autre côté, - et Wieser ne semble pas y avoir pensé - la valeur subjective des biens acquis en échange diminue. Les individus les obtenant ne leur accorde plus l'importance correspondant à leur position sur une échelle de valeurs subjectives (Wertskala) ou d'utilités (Nutzenskala) : ils leur associent uniquement l'importance plus faible qui est associée aux autres biens dont il faut se défaire faut pour les obtenir.

Supposons que l'échelle des valeurs du possesseur d'une pomme, d'une poire et d'un verre de limonade est la suivante :

1. une pomme,
2. un morceau de gâteau,
3. un verre de limonade,
4. une poire.

Si on donne maintenant à cet homme la possibilité d'échanger sa poire pour un morceau de gâteau, cette possibilité augmentera l'importance qu'il accorde à la poire. Il évaluera alors la poire plus fortement que la limonade. S'il a le choix entre abandonner la poire ou la limonade, il considérera la perte de la limonade comme le moindre mal. Mais ceci est compensé par une plus faible évaluation du gâteau. Supposons que notre homme possède un morceau de gâteau, en plus de la poire, de la pomme et de la limonade. Si on lui demande désormais s'il préférerait perdre le gâteau ou la limonade, il préfèrera perdre le gâteau, parce qu'il pourra compenser sa perte en échangeant la poire, qui est située sous la limonade dans son échelle de valeur. La possibilité de l'échange introduit des considérations de valeur d'échange objective dans les décisions économiques de chaque individu. L'échelle initiale des valeurs d'usage est remplacée par une seconde échelle dérivée des valeurs d'échange et d'usage, sur laquelle les biens économiques sont rangés non seulement d'après leur valeurs d'usage, mais aussi d'après la valeur des biens qui peuvent être obtenus contre eux par l'échange. Il y a une transposition des biens : l'ordre de leur importance est modifié. Mais si un bien est placé plus haut, alors - il ne peut y avoir de doute là-dessus - un autre bien est placé plus bas. Ceci provient simplement de la nature même des échelles de valeurs, qui ne constituent rien d'autre qu'un arrangement des évaluations subjectives d'après l'importance des biens évalués. [Cf aussi l'analyse de Böhm-Bawerk sur l'origine des prix. NdT]

L'extension de la sphère de l'échange a les mêmes effets sur les valeurs d'échange objective que sur les valeurs d'échange subjectives. Dans ce cas aussi, une augmentation de la valeur d'un côté doit être contrebalancée par une baisse de la valeur de l'autre côté. En fait, il est impossible d'imaginer une modification du rapport d'échange entre deux biens qui soit telle que les deux deviennent plus chers. Et ceci ne peut pas être évité par l'introduction de la monnaie. Quand on affirme que la valeur d'échange objective de la monnaie a connu un changement, il convient de montrer une cause spécifique de ceci, en dehors du fait brut de l'extension de la sphère de l'échange. Mais personne n'a jamais fourni de telle démonstration.

Wieser commence en opposant, à la mode des historiens de l'économie, l'Economie naturelle à l'Economie monétaire. Ces termes ne parviennent pas à fournir l'abstraction scientifique et les concepts qui sont la base indispensable de toute recherche théorique. Il est difficile de savoir si l'on veut parler d'un état sans échange par opposition à une société ordonnée basée sur l'échange, ou si l'on oppose les conditions de l'échange direct et ceux de l'échange indirect fondé sur l'utilisation de la monnaie. Il semble plus probable que Wieser veuille opposer un état sans échange avec un état d'échange au travers de la monnaie. C'est certainement le sens dans lequel les expressions d'Economie naturelle et d'Economie monétaire sont utilisées par les historiens de l'économie. Et cette définition correspond au cours actuel de l'Histoire économique, après le développement complet de l'institution de la monnaie. De nos jours, quand de nouvelles zones géographiques ou de nouvelles sphères de consommation entrent dans la sphère de l'échange, il y a transition directe d'un état sans échange à un état d'Economie monétaire. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Et, en tout état de cause, l'économiste doit établir une distinction claire.

Wieser parle du citadin qui a l'habitude de passer ses vacances d'été à la campagne et de toujours y trouver des prix bon marché. Une année, quand ce cet homme se trouve en vacances, il constate que les prix ont soudainement grimpé partout : le village est entre-temps entré dans le champ de l'Economie monétaire. Les fermiers vendent désormais leur lait et leurs oeufs en ville, et ils demandent à leurs visiteurs estivaux de payer les prix qu'ils peuvent espérer obtenir sur le marché. Mais Wieser ne décrit ici que la moitié du processus. L'autre moitié se produit en ville, où le lait, les oeufs et la volaille arrivant sur le marché, depuis les nouvelles sources d'offre du village, montrent une tendance à une baisse des prix. L'inclusion de ce qui fut jusqu'ici l'Economie naturelle dans le champ du système de l'échange n'introduit pas de montée unilatérale des prix, mais un nivellement des prix. L'effet contraire serait suscité par une contraction du champ de l'échange : il y aurait une tendance à accroître les différences entre les prix. Ainsi, nous ne devons pas utiliser ce phénomène, comme le fait Wieser, pour justifier des propositions sur les variations de la valeur d'échange objective de la monnaie.

14. Le mécanisme du marché en tant que force affectant la valeur d'échange de la monnaie

Néanmoins, la montée progressive des prix et son complément, la baisse de la valeur de la monnaie, peut fort bien être expliquée depuis le côté monétaire, en se référant à la nature de la monnaie et aux transaction monétaires.

La théorie moderne des prix a élaboré toutes ses propositions avec un regard sur le cas de l'échange direct. Même si elle inclut l'échange indirect au cours de ses considérations, elle ne prend pas assez compte de la particularité de ce type d'échange qui dépend de l'aide du moyen d'échange commun, ou monnaie. Ceci, bien sûr, ne constitue pas une critique de la théorie moderne des prix. Les lois de la détermination des prix qui ont été établies pour le cas de l'échange direct sont également valables pour celui de l'échange indirect, et la nature de l'échange n'est pas modifiée par l'utilisation de la monnaie. Toutefois, le théoricien de la monnaie doit ajouter une importante contribution à la théorie générale des prix.

Si un acheteur potentiel pense que le prix demandé par un vendeur potentiel est trop élevé, parce qu'il ne correspond pas à ses évaluations subjectives des biens en question, un échange direct ne sera pas possible à moins que le vendeur potentiel ne réduise ses demandes. Mais, par l'échange indirect, la monnaie entrant en jeu, il reste, même sans réduction de ce type, une possibilité que la transaction se fasse. Dans certaines circonstances, l'acheteur potentiel peut décider de payer le prix élevé demandé, s'il espère en même temps pouvoir obtenir pourr les biens et les services qu'il peut fournir un meilleur prix que celui auquel il pensait . En fait, ce sera très souvent la meilleure façon pour l'acheteur potentiel d'obtenir le plus grand avantage possible par la transaction. Bien sûr, ce ne sera pas vrai si les deux parties coopèrent immédiatement pour déterminer les prix, par exemple dans des cas comme ceux des échanges à la Bourse ou dans un marchandage individuel. Les deux parties sont alors capables d'exprimer directement leur estimations subjectives du bien et du moyen d'échange. Il y a des cas pour lesquels les prix ne sont déterminés que par le vendeur, et où l'acheteur est obligé de s'abstenir d'acheter lorsque le prix demandé est trop élevé. Dans un tel cas, quand l'abstention de l'acheteur indique au vendeur qu'il a dépassé sa demande, le vendeur peut réduire son prix à nouveau (et, bien sûr, ce faisant, peut aller trop ou pas assez loin). Mais, sous certaines conditions, une procédure différente peut être substituée à ce processus détourné. L'acheteur peut accepter le prix demandé et essayer de se refaire ailleurs en augmentant les prix des biens qu'il vend lui-même. Ainsi, la hausse du prix de la nourriture peut entraîner les travailleurs à réclamer de meilleurs salaires. Si les entrepreneurs accèdent à ces réclamations, ils augmenteront à leur tour les prix de leurs produits, et les producteurs de nourriture considèreront peut-être alors cette hausse des prix comme une raison d'augmenter à nouveau le prix de la nourriture. Ainsi, les hausses des prix sont reliées les unes aux autres dans une chaîne sans fin, et personne ne peut indiquer où est le commencement et où est la fin, ou quelle est la causse et quel est l'effet. [Le lecteur pourra comparer cette présentation à la lumière des analyses de deux élèves de Mises : Rothbard, pour qui on ne peut pas passer une hausse sur le consommateur (cf. ses traités : "Man, Economy and State" et "Power and Market") et Reisman qui est d'un avis contraire pour certains biens (Cf. son traité : "Capitalism") et qui se fonde sur l'analyse de Böhm-Bawerk. NdT]

Dans les politiques de vente modernes, les "prix fixés" jouent un grand rôle. Il est habituel pour des cartels et des trusts, et en fait pour tous les monopoleurs, l'Etat compris [pour une analyse plus fine du monopole et de la différence fondamentale entre monopole étatiste (communiste) et "monopole" privé, le lecteur est renvoyé, entre autres, aux analyses de Murray N. Rothbard. NdT], de fixer le prix de leurs produits indépendamment, sans consulter les acheteurs. Ils semblent imposer leurs prix à l'acheteur. Il en est souvent de même pour la vente au détail. Or, ce phénomène n'est pas accidentel. C'est une conséquence inévitable du marché désorganisé. Dans ce dernier, le vendeur n'entre pas en contact avec tous les acheteurs mais uniquement avec des individus ou des groupes isolés. Marchander avec ces quelques personnes serait inutile, car ce n'est pas leurs seules évaluations mais celles de tous les acheteurs potentiels qui sont décisives pour la détermination des prix. En conséquence, le vendeur fixe un prix qui, à son avis, correspond approximativement au prix tel qu'il devrait être (et, ce faisant, il est compréhensible qu'il a plus tendance à viser haut que bas), et attend de voir ce que les acheteurs vont faire. Dans tous les cas où il semble être seul à fixer les prix, il manque d'une connaissance exacte des évaluations des acheteurs. Il peut faire des suppositions plus ou moins correctes sur elles, et il y a des marchands qui sont devenu d'assez remarquables experts de ceci, par leur observation attentive du marché et de la psychologie des acheteurs, mais il ne peut y avoir de certitude. En fait, des estimations doivent souvent être faites sur les effets de processus incertains et futurs. La seule façon par laquelle les vendeurs arrivent à une connaissance fiable des évaluations des consommateurs est celle des essais et des erreurs. Ils augmentent donc les prix jusqu'à ce que l'abstention des acheteurs leur montre qu'ils sont allés trop loin. Mais même si le prix peut sembler trop élevé, étant donnée la valeur courante de la monnaie, l'acheteur peut encore le payer s'il espère pouvoir de la même manière augmenter le prix qu'il "fixe" et pense que ceci conduira plus rapidement à son but que de s'abstenir d'acheter, action qui pourrait ne pas prendre son plein effet pendant une longue période et pourrait aussi impliquer divers inconvénients pour lui. Dans de telles circonstances, le vendeur est privé de son seul contrôle fiable du caractère raisonnable des prix qu'il demande. Il observe que ses prix sont payés, pense que les profits de son commerce augmentent proportionnellement, et découvre seulement petit à petit la baisse du pouvoir d'achat de la monnaie, qui lui retire une part de l'avantage gagné. Ceux qui ont soigneusement étudié l'Histoire des prix doivent tomber d'accord sur le fait que ce phénomène se répète un nombre incalculable de fois. On ne peut nier que la plus grande partie de cette transmission des hausses de prix a de fait réduit la valeur de la monnaie, mais n'a en aucune façon changé les rapport d'échange entre les bien économiques au sens imaginé.

Afin de se prémunir contre toute mauvaise compréhension possible, il faut affirmer explicitement qu'il n'y a ici aucune justification pour tirer de ceci la conclusion que toutes les hausses de prix peuvent être transmises de cette façon, et de penser ainsi qu'il existerait peut-être un rapport d'échange fixé entre les divers biens économiques et les différents efforts humains. Pour être cohérents, nous devrions alors associer la hausse des prix monétaires aux efforts vains de l'avarice humaine. Une montée des prix monétaires d'un bien modifie en règle générale son rapport d'échange vis-à-vis des autres biens, bien que pas toujours dans la même mesure que celle dans laquelle le rapport d'échange de ce bien avec la monnaie a été modifié.

Les champions de la version mécanique de la Théorie quantitative admettraient peut-être la justesse fondamentale de cet argument, mais objecteraient cependant que toute variation de la valeur d'échange de la monnaie qui ne partirait pas des changements des relations entre l'offre et la demande de monnaie devrait automatiquement se corriger d'elle-même. Si la valeur d'échange objective de la monnaie tombait, alors la demande de monnaie devrait nécessairement augmenter, car une somme de monnaie plus importante est nécessaire pour faire face au volume de transactions. S'il était possible de regarder la demande de monnaie de la communauté comme un quotient obtenu en divisant le volume des transactions par la vitesse de circulation, cette objection serait justifiée. Mais l'erreur de ce raisonnement a déjà été montrée. La dépendance de la demande de monnaie vis-à-vis de conditions objectives, telles que le nombre et le montant des paiements qu'il convient d'effectuer, n'est qu'une dépendance indirecte intervenant au travers du moyen des évaluations subjectives des individus. Si les prix monétaires des biens sont montés et que chaque achat séparé nécessite désormais plus d'argent qu'auparavant, ceci ne veut pas obligatoirement dire que les individus vont augmenter leurs stocks de monnaie. Il est fort possible que, malgré la hausse des prix, les individus n'auront nullement l'intention d'accroître leurs réserves, qu'ils n'augmenteront pas leur demande de monnaie. Ils essaieront probablement d'augmenter leurs revenus monétaires : en fait, c'est une façon par laquelle se manifeste la hausse générale des prix. Mais une augmentation des revenus monétaires n'est d'aucune manière la même chose qu'une augmentation des réserves de monnaie. Il est bien entendu possible que les demandes individuelles de monnaie fassent monter les prix. Mais il n'y a pas la moindre raison pour supposer que ceci se passera nécessairement, ni pour supposer en particulier qu'une telle augmentation se produira dans une proportion telle que l'effet de la baisse du pouvoir d'achat de la monnaie soit totalement éliminé. De façon tout aussi justifiée, on pourrait soutenir l'hypothèse contraire, à savoir que, puisque l'individu doit éviter des dépenses superflues à cause de la montée des prix, cela le conduirait à réviser ses idées sur le niveau de réserves liquides nécessaire et que la décision finale ne serait certainement pas un hausse, mais plutôt une baisse, du montant de monnaie à conserver.

Mais ici encore, il faut remarquer que ceci dépend d'une variation engendrée par des actions dynamiques. L'état statique, pour lequel les affirmations des partisans de la version mécanique de la Théorie quantitative sont valables, est perturbé par le fait que les rapports d'échange entre les biens individuels sont nécessairement modifiés. Sous certaines conditions, la technique du marché peut avoir pour effet d'étendre également cette modification aux rapports d'échange entre monnaie et autres biens économiques. [3]

 

Notes

[1] Cf. Wagner, Theoretische Sozialökonomik, II Band, p. 245.

[2] Cf. Wieser, Der Geldwert und seine geschichtlichen Verändereungen, pp. 57 et suivantes ; Der Gelwert und seine Veränderungen, pp. 527 et suivantes ; Theorie der gesellschaftlichen Wirtschaft, Grundriss des Sozialökonomik, I Abt., Tübingen 1914, pp. 327 et suivantes.

[3] Voir aussi mon article sur Die allgemeine Teuerung im Lichte der theoretischen Nationalökonomie, Archiv für Sozialwissenschaft, 37. Band, pp. 563 et suivantes.


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